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Il n’est pas question ici de l’illustre marin mais du non moins illustre matou dont Winston Churchill eut l’honneur de partager la vie, notamment au cours de la Deuxième Guerre mondiale.
L’intrépidité, le courage au combat, la force d’âme face au danger de Nelson (je vous parle du chat !) n’étaient pas, il faut en convenir, exceptionnels et dignes de son homonyme. En cela, il s’opposait aussi à son compagnon, au Premier Ministre de Sa Majesté qui, pendant la bataille d’Angleterre, galvanisa les énergies, exalta le courage de chacun pour tenir bon face aux bombardements, aux agressions des nazis et de la Luftwaffe. Qui, en bref, permit à son pays d’écarter alors la menace hitlérienne.
Pour rien au monde Churchill n’aurait abandonné son bureau pour courir s’abriter dans les refuges antiaériens quand hululaient les sirènes. Nelson, lui, ne témoignait pas de cet héroïsme ou de cette grandeur d’âme. Il est vrai qu’il ne se sentait pas investi non plus de la lourde tâche de diriger un gouvernement et de mener l’Angleterre à la victoire. À la première alerte, il plongeait dans son propre abri, à savoir sous l’énorme commode de la chambre du Premier Ministre – ce qui n’avait rien, il faut en convenir, de déraisonnable.
Dans ses souvenirs, Jock Colville, qui était alors le secrétaire privé de Churchill, évoque une scène surprenante. Un après-midi d’alerte, il s’était rendu auprès de Churchill, officiellement pour lui remettre un télégramme de Roosevelt mais en réalité pour le persuader de rejoindre l’abri souterrain. Pour lui, c’était une corvée. Car, il ne l’ignorait pas, chacun, dans l’entourage de l’homme politique, s’y était essayé tour à tour. Pour se voir chaque fois opposer une cassante rebuffade.
Ce jour-là donc, frappant à la porte et n’obtenant aucune réponse, Colville entra tout de même dans la chambre et tomba sur Churchill à moitié habillé et à quatre pattes, glissant plus ou moins sa tête sous la commode. « Tu devrais avoir honte, disait-il à Nelson, avec un nom comme le tien, de te cacher ainsi alors que tous nos braves petits gars de la RAF sont en train de combattre héroïquement dans le ciel pour sauver leur pays. » On ignore ce que le chat répondit à Churchill mais on sait tout de même qu’il demeura à son poste, sous la commode, jusqu’à ce que le bruit des canons et les récriminations du Premier Ministre cessassent.
Vous l’avez compris : cette situation (moins l’attitude encore une fois très raisonnable du matou que celle de Churchill en face de lui) m’enchante. Et cela pour au moins deux raisons.
Il me plaît tout d’abord de voir l’homme le plus puissant d’Angleterre à cette époque, qui dirigeait son pays d’une main de fer, qui tenait tête à Hitler, se retrouver à quatre pattes, parfaitement aux ordres de son chat, le suppliant bien vainement de faire ceci ou cela.
Il me plaît encore de le surprendre ainsi dans une position un peu ridicule. Pourquoi ? Parce que nous sommes tous ridicules également avec nos chats. Idiots ou grotesques dans notre manière de nous comporter en face d’eux, de leur parler, de les convaincre. Nous le savons. Et alors ? Nous le faisons quand même. Churchill est notre complice. C’est rassurant en quelque sorte.
J’aime cette expression : braver le ridicule. C’est exactement cela. Il faut témoigner de beaucoup de bravoure en effet pour accepter de se ridiculiser. Pour se mettre ainsi en danger. Churchill, en pleine guerre, alors que les bombes pleuvaient sur Londres, s’accroupissait sur son parquet et persuadait son chat de faire preuve d’un peu d’audace ! Ah, comme cela me le rend sympathique. Il se fichait bien que son secrétaire particulier le surprît. Que la scène fût immortalisée à ses dépens par la suite ! Il bravait tout encore une fois. Hitler d’un côté. Le ridicule de l’autre. Pour l’Angleterre. Et pour son chat. Par dédain de l’opinion publique.
Vraiment, on ne dira jamais assez de bien de Churchill… Et de Nelson le chat, cela va sans dire !
J’ai lu un jour cette histoire étonnante sur Isaac Newton. Il aurait fait construire à la porte de sa grange une double chatière : l’une pour la mère et l’autre, plus petite, pour les chatons.
Cela me plonge dans des abîmes de perplexité.
Pourquoi DEUX chatières ?
Point n’est besoin d’être l’un des plus grands génies de la science et de la physique de toute l’histoire de l’humanité, de s’être rendu compte comme lui qu’une pomme tombe indiscutablement d’un arbre et, ce qui était mieux encore, que la Lune, elle, ne tombe pas sur la Terre, en bref d’avoir mis en relation ces deux phénomènes et d’avoir inventé ensuite le principe de l’attraction universelle, pour comprendre qu’une seule chatière aurait suffi et que les chatons auraient pu emprunter le chemin de leur maman.
Alors ?
Peut-être Newton pensait-il que la grosse chatière était trop lourde à faire basculer pour les chatons. Mais, si ceux-ci étaient si petits, si fragiles, si démunis, étaient-ils d’abord en âge de comprendre le fonctionnement de la chatière, le coup de boule qu’il faut donner dedans pour voir miraculeusement la cloison basculer ?
Ou bien l’un des hommes les plus intelligents du monde était-il en fait si prodigieusement idiot dès qu’il s’agissait de chats, qu’il perdait devant eux tout esprit critique ? Une petite chatière pour un petit chat à côté d’une grosse chatière pour un gros chat, c’était parfait, cela s’imposait, tout était dit.
Je ne sais pas pourquoi, mais je préfère cette seconde hypothèse. Elle me rend Isaac Newton encore plus sympathique et ne retire rien, bien entendu, à l’admiration sans réserve que je lui voue, que nous devons tous lui vouer.
Je me suis longtemps interrogé sur son prénom. Était-ce Thierry, Théodore, Théophile, Théophraste, Thomas ? Les ordonnances de sa clinique vétérinaire tout comme la plaque qui figurait à sa porte, rue de la Bûcherie dans le 5e arrondissement, ne faisaient état que de Th. Niénat. Nicole et moi n’osions pas lui poser la question. Nous lui disions docteur, et le tour était joué. Il nous fallut des années avant de prendre la liberté de l’interroger. Il nous répondit. C’était Théodore. Trop tard, le pli était pris. Nous continuâmes de l’appeler docteur. Ou alors « cher ami ». Ce Théodore était devenu bizarre, hors de question.
Cher ami, oui, c’est ce cher, ce très cher ami qui est mort en mars 2001 à l’âge de quatre-vingt-dix ans, que je voudrais ici évoquer. Il contribua à me faire aimer les chats ou, mieux encore, à me les faire comprendre. C’était une personnalité d’exception. Dans la communauté des médecins vétérinaires, il est resté longtemps une référence. Un exemple. Peut-être même en demeure-t-il encore aujourd’hui une légende.
Le connaître a été pour Nicole et moi presque le fruit du hasard. Nous venions d’accueillir notre première chatte, Fafnie, au début des années 1970. Quel vétérinaire lui choisir pour les visites de contrôle et les vaccins ? Nous avions entendu parler d’une sorte de dispensaire tenu par des Anglais (?) dans le quartier Saint-Séverin, où les parents de Nicole, autrefois, avaient dû conduire leurs chats. Nous le cherchâmes en vain et découvrîmes en lieu et place la petite clinique de la rue de la Bûcherie. Elle était constituée de pièces successives qui s’enfonçaient en profondeur dans l’immeuble, jusqu’à déboucher de l’autre côté, sur le quai de Montebello, par une porte grillagée et condamnée. Je revois ainsi la salle d’attente, le cabinet de consultation, la salle d’opération et enfin la salle où attendaient, dans des enclos, les animaux en convalescence. L’immeuble était étroit. Le docteur Niénat en était le seul propriétaire. Il logeait lui-même à l’étage supérieur. Les autres appartements étaient loués. Le cinéaste Jacques Becker avait dû en occuper un, dans les années 1940, et s’était lié d’amitié avec son propriétaire.
Le docteur avait les cheveux blancs et crépus quand nous fîmes sa connaissance. Il nous paraissait déjà vieux, mais de cette vieillesse débonnaire, et au bout du compte presque juvénile, propre à ceux qui sont affectés d’un certain embonpoint. Il portait des lunettes épaisses. Il était de type africain, la peau chocolat au lait, les lèvres charnues. Nous apprîmes par la suite qu’il était guadeloupéen, tout comme son grand ami Gaston Monnerville, qui avait été si longtemps président du Sénat, du temps du général de Gaulle. Du reste, il lui ressemblait fort. Le père de Niénat, administrateur colonial, avait été longtemps en poste en Afrique, où le jeune Théodore avait vécu avant d’être envoyé en pension, à Paris, pour poursuivre ses études.
Ce qui frappait surtout chez lui, c’était son regard – un regard tendre et très malicieux, que venait renforcer un franc sourire complice, distant, un peu ironique et détaché parfois, mais sans aucune aigreur. Un mot aurait pu le qualifier : la patience – ou alors l’indulgence, face à toutes les absurdités de la vie ou à la médiocrité des hommes.
Mais, avant de mieux connaître le docteur Niénat, nous fîmes la connaissance du chat Pompon. C’était un bon gros matou européen, à la fourrure noir et blanc, tout à fait placide et bienveillant (un peu à l’image du docteur, en somme). Il s’était un jour glissé dans la salle d’attente de la clinique. Il boitait bas. Une fracture ? Avait-il été heurté par une automobile ou une bicyclette dans la rue ? À qui appartenait-il ? Il n’avait ni collier ni tatouage. Niénat et ses deux assistantes le soignèrent, le remirent sur pattes, c’est le cas de le dire. Mais pourquoi Pompon serait-il ensuite parti ? Manifestement, il était à la rue et cette fois il venait de trouver un gîte où la nourriture était copieuse, la chaleur convenable, où un bac de sciure était à sa disposition dans un coin de la salle d’auscultation et où, mieux encore, il pouvait avoir un médecin à demeure, si le besoin s’en faisait sentir. Qu’est-ce qu’un honnête chat du 5e arrondissement aurait pu demander de mieux ? Même la nuit, il n’était jamais seul. Il y avait toujours des animaux dans leurs cages, au fond de la clinique, en soins postopératoires. Il pouvait donc couler des jours tranquilles. Et il les coula.
Son rôle, à la clinique, se révéla des plus précieux. Dans une salle d’attente règne en général un climat d’angoisse très palpable : les animaux malades, souffrant et apeurés, enfermés dans leurs sacs ou leurs paniers, leurs propriétaires inquiets et qui s’impatientent… Pompon circulait auprès d’eux. C’est une bonne maison ici, ne craignez rien, semblait-il leur dire. Voyez comme je me porte bien, détendez-vous ! Pompon était un fin psychologue. Il parvenait à distraire les propriétaires d’animaux, à exciter la curiosité des siamois ou des caniches. Il ne craignait personne – même les bouledogues. Volontiers il se laissait caresser avant de regagner la salle d’auscultation. Une minute, ça va être bientôt votre tour, je vais voir !
Sacré Pompon ! Il est mort un jour de sa mort de chat, tout au bout de sa vieillesse, peu avant la retraite du docteur Niénat et la vente de sa clinique – et de son immeuble – à la fin des années 1980. Paix à son âme de chat !
Très vite, avec Nicole, d’une visite et d’une conversation l’autre, nous nous liâmes d’amitié avec le docteur Niénat. J’avais publié un livre sur Bébert, le chat de Céline. Il l’avait lu. Il considérait Voyage au bout de la nuit comme l’un des chefs-d’œuvre romanesques du XXe siècle. Difficile pour moi de le contredire. Nous prîmes assez vite l’habitude de nous retrouver le soir, après son travail. Il venait dîner chez nous, quai d’Anjou, fit connaissance avec nombre de nos amis, avec Bernard Frank et son épouse Claudine dont il soigna bientôt les chats, avec Jacques Brenner et son chien, avec Odette Joyeux et Philippe Agostini (et leur siamois Mikounet) qui ne jurèrent bientôt que par lui… Nous l’emmenâmes aussi à Meudon chez Lucette Destouches, la veuve de Céline, entourée de son perroquet du Gabon, de ses chiens et de ses chats. Cette rencontre les enchanta tous deux. Comment va le docteur Niénat (elle ne parvint jamais à prononcer correctement son nom et l’appela toute sa vie Niémat), quand donc reviendrez-vous dîner avec lui ? ne cessait-elle de nous demander, elle qui ne sortait plus guère de son pavillon où Céline avait écrit ses derniers livres avant de mourir. Jamais notre ami vétérinaire ne se fit prier. Pour un peu, nous les aurions mariés l’un à l’autre, tant ils étaient heureux de se voir et de bavarder ensemble !
Au hasard de nos conversations, sa vie peu à peu prit forme à nos yeux. Sa carrière, son passé. Nous pûmes les reconstituer. Mobilisé en 1939, nous avait-il par exemple raconté, il avait dû confier sa clinique vétérinaire, qu’il venait d’ouvrir peu avant, à un confrère plus âgé. Il n’était donc pas à Paris pour voir l’exode et les queues, devant les vétérinaires, de tous ceux qui allaient faire sacrifier leurs chats ou leurs chiens avant de fuir sur les routes. Deux à trois fois par jour, la fourrière venait alors chercher les cadavres des animaux. Nous n’avions jamais pensé à ce sinistre aspect-là de la débâcle.
Il fut fait prisonnier. Officier vétérinaire, il se retrouva dans un Oflag. Dans les yeux des officiers allemands, il put mesurer, nous dit-il, le mépris dans lequel ceux-ci tenaient l’armée française où un Noir comme lui, un sous-homme en quelque sorte, pouvait se retrouver gradé !
Libéré prématurément, de retour à sa clinique, il fut chargé, sous l’Occupation, de soigner les animaux du cirque Bouglione. Il était sous le chapiteau le soir où Gina Manès, qui avait interprété autrefois Joséphine dans le Napoléon d’Abel Gance et qui tentait de retrouver un peu de sa célébrité perdue en chantant seule, dans une cage, au milieu des tigres, s’était fait attaquer par l’un d’eux. Des officiers allemands présents dans la salle avaient aussitôt tiré. Trois des quatre tigres moururent. Le docteur Niénat sauva le quatrième, qui était du reste le seul coupable de l’agression. Il parvint à lui extraire une demi-douzaine de balles de la cuisse et du ventre. Mais qui porta secours à Gina Manès, qui survécut tant bien que mal à l’agression, je l’ignore.
Avant 1958, il se rendait chaque semaine à l’Élysée pour surveiller et soigner les chats de l’épouse du président, Mme René Coty, son ancienne voisine. Il était aussi devenu responsable de la meute des chiens de chasse du gouvernement, au château de Rambouillet. Assez vite, il renonça à cette charge. Il détestait la chasse et tout ce qui s’y rapporte. Non pas tant pour des raisons écologiques ou par sentimentalisme – cela, bien sûr, entrait en ligne de compte – que parce qu’il se sentait totalement étranger aux chasseurs. Il nous répétait souvent, avec une forme de lyrisme désolé et touchant :
« Un homme qui se lève dans la nuit, qui se harnache, qui se saisit d’un fusil, qui prend sa voiture et roule jusqu’à une réserve et qui, à l’aube, à l’heure où la rosée recouvre les sous-bois et les clairières, abat un lapin au sortir de son terrier, non, je ne crois pas que cet homme puisse avoir la moindre chose de commun avec moi. Je n’ai pas envie de le fréquenter. »
Et nous, nous l’approuvions dans la candeur d’une telle évidence.
À la fin des années 1970, j’écrivis une histoire d’une centaine de pages, Un amour de chat, dans le cadre d’une collection intitulée « L’Instant romanesque » chez l’éditeur Balland. Mon héros était vétérinaire. Je m’inspirais du docteur Niénat et des quelques circonstances de sa vie qu’il nous avait déjà confiées. Pour le caractère du personnage en revanche, je laissai libre cours à mon imagination. C’est que nous le connaissions encore mal à l’époque, Nicole et moi. Nous nous demandions par exemple s’il avait été marié ou non. Je lui dédiai l’ouvrage et redoutai sa réaction. Il me rassura assez vite.
« Je ne savais pas que vous me compreniez si bien », me confia-t-il.
Oui, il était veuf, comme mon héros. Je ne m’étais pas trompé. Oui, il était d’humeur mélancolique en dépit de sa jovialité affichée. Oui, il jetait sur le monde un regard souvent désabusé. Ce que j’ignorais en revanche et que Nicole et moi apprîmes plus tard, c’est qu’il avait deux fils qu’il avait eu bien du mal à élever tout seul. Je crois qu’il acheta des dizaines et des dizaines d’exemplaires d’Un amour de chat qu’il offrit à tous ses amis.
L’intrigue centrale du livre m’avait été inspirée par une histoire qu’il nous avait racontée un jour et que je ne résiste pas au plaisir – un peu terrifiant, vous verrez ! – de résumer ici…
En 1948, il castrait les chats deux fois par semaine, le lundi et le vendredi, et il y avait du monde qui attendait à la clinique, ces jours-là, avec des matous qui ne soupçonnaient pas quelle fatalité allait bientôt leur tomber dessus. Il n’avait pas trop prêté d’attention, alors, à une femme assez commune, entre deux âges, qui d’emblée lui avait dit :
« Docteur, c’est pour mon petit Bouillon, pourriez-vous opérer mon petit Bouillon ? »
Il opéra ce chat tigré au prénom si appétissant et il n’y songea plus.
La femme revint l’année suivante à la même date, avec un autre chat tigré qui devait être âgé lui aussi de neuf à dix mois :
« Mon petit Bouillon, docteur, je vous demande de l’opérer. »
La scène lui parut familière, mais il n’y prêta pas trop d’attention. Il était si occupé à cette époque ! Le défilé incessant des maîtres et de leurs animaux, rue de la Bûcherie, les chiens au bassin fracturé, les chats eczémateux, les perruches patraques, les cochons d’Inde intoxiqués… Sans oublier la Commission d’hygiène du 5e arrondissement, où il siégeait. Ni ses astreintes ou ses contrats pour des haras, ou pour des cirques. Il avait dû un jour opérer du tube digestif un boa à la chair gélatineuse sur laquelle aucun point de suture ne peut être pratiqué. En pleine nuit, il avait été alerté pour apporter des soins d’urgence à un éléphant qui gisait sur le flanc, inconscient. Il avait diagnostiqué sans tarder un coma diabétique. Mais comment trouver des litres d’insuline sinon en faisant le tour de toutes les pharmacies de garde de Paris pour additionner leurs réserves et sauver ainsi le pachyderme ? Niénat avait comme cela des foules d’histoires à nous raconter.
La troisième année, à la même date, la femme à la voix suraiguë se représenta à la clinique avec un chat tigré qui ressemblait aux deux précédents.
« Docteur, c’est pour une castration.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Bouillon, docteur. »
Elle fila.
Il opéra le chat peu après selon une méthode qu’il avait mise au point et qu’il nous avait expliquée dans le détail, à nous qui pouvions si mal l’apprécier. Je me souviens tout de même qu’il pratiquait, après l’intervention, une sorte d’autoligature entre veine, artère et canal spermatique, mais peu importe ! C’est alors qu’il prit enfin conscience de la répétition troublante du même manège : la femme chaque année avec un chat intitulé Bouillon, d’âge identique et de type semblable.
Quand elle revint chercher son chat, il demanda à lui parler, sans confier ce soin à l’une de ses assistantes.
« Je ne voudrais pas être indiscret, mais… »
La femme affronta son regard. Heureuse qu’on lui parle ou qu’on l’interroge.
« Oui, docteur ?
— Il me semble que votre chat, je l’ai déjà vu… ou plutôt que vous êtes déjà venue l’année dernière avec un chat qui…
— C’est cela, l’année dernière.
— Et l’année précédente aussi, n’est-ce pas ?
— Parfaitement, docteur, parfaitement !
— Et tous vos chats s’appellent Bouillon ? »
Elle l’approuva encore.
« Et ils se ressemblent ?
— Bien sûr qu’ils se ressemblent ! »
Le docteur Niénat insista :
« Mais que deviennent-ils ? Ce ne sont pas les mêmes. Ils portent pourtant le même nom. C’est étrange. »
La femme répéta sa phrase sans comprendre :
« Que deviennent-ils, dites-vous ?
— Oui, que deviennent-ils, ces chats que j’ai opérés autrefois ?
— Mes chats ?
— Oui, vos chats », s’impatienta le docteur Niénat.
La femme ne souriait plus.
« Mais il faut bien… », répondit-elle.
Elle regarda avec tendresse le chat Bouillon qui s’était étiré et, les yeux mi-clos, se frottait à ses jambes, avant de poursuivre :
« Mais… mais je les mange, docteur ! »
Elle croisa de nouveau le regard du docteur et prit peur.
D’un geste d’une rapidité incroyable, elle s’empara de son chat et s’enfuit.
Il ne la revit jamais.
Fallait-il faire une enquête ? Prévenir la police ? Il interrogea les gens du quartier. Personne, apparemment, ne connaissait la femme aux chats Bouillon. Cette histoire l’obséda longtemps. Elle aurait pu faire les choux gras d’un psychanalyste. Les associations sur le mot bouillon, ce que l’on ingère, ce qui n’a pas de forme, le fait qu’un homme, un vétérinaire, castre et supprime cette masculinité qu’elle, la femme au chat, ne supporte pas, etc. Mais le docteur Niénat était sceptique quant à la pertinence des constructions psychanalytiques. Et puis la routine le reprit. Son travail accablant, qui était sa vie, sa raison de vivre. Il oublia cette histoire. En vérité, non, il ne l’oublia pas vraiment puisqu’il me la raconta, vingt-cinq ans plus tard, et qu’elle devint le thème dramatique central de ce livre.
Quand il prit sa retraite, il se rapprocha encore de nous. Il s’installa dans un grand appartement qu’il possédait depuis longtemps place Paul-Painlevé, en face de la Sorbonne. Nous venions l’y retrouver. Nous l’emmenions au restaurant. Ou à Meudon, chez Lucette Destouches. Plus souvent encore, il nous rejoignait quai d’Anjou. Nos chats lui firent fête, tous sans exception : Fafnie, Nessie puis Papageno. Il se faisait aimer naturellement d’eux. Et quand je repense à lui, à son amitié, à ce privilège de l’amitié qui se noue parfois entre personnes de générations différentes, qui est nourrie de confiance, de simplicité, de silences autant que de paroles, de cette générosité si précieuse aussi et qui consiste à transmettre les leçons de sa vie, de ses découvertes, de sa sagesse, de ses erreurs, oui, quand je repense au docteur Niénat, je ne peux le détacher de la présence des chats. Des nôtres, de Pompon, des chats en général. C’est qu’il les aimait, tout simplement. Ce n’est pas si fréquent, les vétérinaires qui aiment vraiment les chats. Il ne bêtifiait pas quand il les apercevait. Au contraire, il se comportait envers eux comme s’il s’agissait de personnes respectables. Ce qui bien entendu était le cas. Pour un peu, il les aurait vouvoyés. Ce qui ne l’empêchait pas de bougonner parfois en leur adressant la parole. Mais il les prenait avec une telle délicatesse ! Il les rassurait par son énergie protectrice. Pour tout dire, je crois qu’il les comprenait, qu’il savait d’où ils viennent, ces chats plus ou moins domestiqués par l’homme depuis dix mille ans, une broutille dans la grande histoire de l’évolution, qu’il respectait leur part de sauvagerie ou de mystère et, mieux encore, qu’il se laissait attirer par elle.
Lui rendre hommage ici est un devoir de gratitude. Une source de réconfort tout aussi bien. Car tel est l’un des bienfaits de l’amitié. Ce réconfort mêlé de chagrin, ou le contraire, dès que l’on songe aux amis qui nous ont quittés.
J’ai connu autrefois un homme, un historien de grande valeur, qui, pour des raisons qu’il est inutile de préciser ici, avait, des années durant, été emprisonné. Il s’appelait Jacques Benoist-Méchin. Il m’avait raconté qu’un chat, un splendide chat gris, venait souvent se promener dans le quartier où il était incarcéré. Sans doute appartenait-il à l’un des gardiens de l’établissement pénitentiaire. Il arrivait au matou de se glisser entre les barreaux et de se laisser caresser par un détenu avant de reprendre sa liberté.
Très vite, l’historien ainsi que les autres prisonniers politiques qui partageaient sa cellule avaient appelé ce chat Tamerlan, tant l’animal incarnait à leurs yeux l’esprit d’aventure, la liberté, les grands espaces. Lui, ce chat de rêve, ce chat indépendant, avait ce privilège exorbitant à leurs yeux : celui de circuler librement dans la prison puisqu’il n’était condamné à aucune peine et pouvait respirer à l’air libre, comme bon lui semblait. En bref, Tamerlan, le fils spirituel de Gengis Khan, le chef de guerre, le bâtisseur d’empire, le protecteur des lettres, et Tamerlan, le gros chat bâtard de la prison de Fresnes (ou de Clairvaux, je ne sais plus), les faisaient rêver également. Ou l’un grâce à l’autre, si l’on préfère.
Bien entendu, ajoutait Benoist-Méchin, Tamerlan, au bout de quelques jours, cessa d’être appelé Tamerlan. Adieu à ce nom illustre, martial, guerrier et légendaire ! Tous les détenus du quartier, lui le premier, l’interpellèrent bientôt sous le seul sobriquet de Tam-Tam. Quelle déchéance, n’est-ce pas ? Ou quelle insupportable familiarité !
Cela se passe toujours ainsi avec les chats. On leur décerne un patronyme ronflant, officiel, bariolé, historique. Tu parles ! Le chat s’en débarrasse aussi vite. De Gaulle partageait à Colombey sa vie avec un superbe matou baptisé non moins majestueusement Ringo de Balmalon. Ringo ou pas, Yvonne et lui l’appelaient familièrement Gris-Gris. Colette a trouvé une jolie formule à ce sujet. Évoquant ses propres chattes trop ambitieusement baptisées, elle ajoutait : « Ces noms s’effilochèrent sur elles comme vêtements de mauvaise qualité. » Et que resta-t-il pour le vieil historien ? Tam-Tam, le brave Tam-Tam, tout simplement. Et pour de Gaulle ? Gris-Gris, pas davantage !
L’habitude systématique d’user des diminutifs n’est pas propre aux chats, me direz-vous ! Certes, mais il ne s’agit pas toujours de diminutifs. Notre chat Papageno, à Nicole et à moi, qui répondait volontiers au nom de Geno (à prononcer avec le « g » dur, comme guéno !), acceptait aussi, dans ses moments de tendresse, de se voir appelé Guénounet. Et notre chatte Nessie, deux syllabes seulement, devenait Nessinou tout aussi volontiers.
Qui n’a pas bêtifié de la sorte ? Les hommes, les femmes, les enfants, les bien-aimés et les chats, même combat ! Mieux encore, des locutions familières remplaçaient le nom proprement dit. Papageno devenait volontiers « le petit bonhomme gris » sans y voir malice. À vrai dire, il s’en fichait.
Plus généralement, l’inventivité des hommes à dénommer leurs animaux familiers est sans bornes. J’aime cette liberté formidable qui leur est ainsi octroyée et que ne limitent ni les saints du calendrier, comme ce fut si longtemps le cas pour les humains à une époque où l’état civil ne transigeait pas sur ces épineuses questions et ne permettait pas de voir inscrire sur ses registres des prénoms farfelus comme Framboise, Zizou, Sarko ou Pivoine, ni, pour les animaux de race, cette fichue première lettre à laquelle ils restent tenus et qui signale leur année de naissance – ce qui est une autre bonne raison à mes yeux de me méfier des chats à pedigree dont les initiales se mettent au garde-à-vous, et tout le monde dans le rang !
Bien entendu, cette inventivité est très éloquente. Non pour caractériser les animaux mais ceux qui les dénomment.
Dis-moi comment tu appelles ton chat et je te dirai qui tu es. Cela va de soi.
On pourrait ainsi s’amuser à repérer la famille des désinvoltes, ceux qui appellent leur chat Le Chat tout simplement, ou bien Minet, Minou, en bref qui ne se cassent pas les méninges et puis basta !
Il y aurait les âmes simples qui se contentent d’un Mistigri, Félix, Zoé et l’on en passe.
Les romantiques qui vivent avec des chats dénommés Lucifer, Belzébuth, Faust et autres Démone.
Les attendris qui donnent dans le Minouchet, Pattochon, Moumoune et Chatounet.
Les adeptes du zen et de la simplicité affectée, qui préfèrent Tom, Douce, Ami, Pat.
Les snobs et les précieux de pacotille qui adopteront Gilberte de Patagonie, Theodora, Cristobal, Hannibal ou Casanova.
Les lettrés qui préféreront Murr (par hommage à Hoffmann), Dedalus (en référence à Joyce), Jim (pour saluer Conrad), Bérénice (immortelle chez Racine) ou Natacha (inoubliable chez Tolstoï).
Pour ne rien dire des mélomanes qui s’empareront de Thaïs, Aïda, Leporello, Fafner ou Lohengrin…
Il y a quelques années, le critique musical du Nouvel Observateur a commencé une collection assez singulière, virtuelle en quelque sorte. Il s’est amusé à entrer dans son ordinateur les noms des animaux familiers de centaines, voire de milliers de personnalités plus ou moins illustres de l’histoire et même de l’actualité, qui venaient à sa connaissance. Il en publia des extraits dans un ouvrage intitulé Mort de Louis XIV suivi d’autres transcriptions chez un petit éditeur, L’Escampette, en 1976.
Je me permettrai de puiser dans sa liste (que j’avais contribué du reste à enrichir autrefois) plusieurs exemples…
Question : à quelles catégories ou à quelle « famille » appartiendraient par exemple :
Balthus et son chat Mitsou,
Barbey d’Aurevilly et Démonette,
Maurice Barrès et Fatougay,
Leonor Fini avec, entre autres, Mignapouf, Musidore et Beauty,
Bernard Frank qui tenait tant à Pantoufle, Médor et Essuie-Plume.
De Gaulle qui partageait donc à Colombey la vie de Gris-Gris,
Théophile Gautier si proche d’Éponine, Cléopâtre et Gavroche,
La Fontaine et Minette,
Yehudi Menuhin qui jouait du violon devant Hansel et Gretel,
Michelet et son cher Pluton,
Maurice Ravel et sa siamoise Mouni,
Scarlatti et Pulcinella,
Zao Wou-Ki et Boubou-roi… ?
Ah ! Cette érudition de l’inutile ! Quel bonheur délectable et gratuit !
Louis XV avait un chat qu’il dénommait Le Général.
Celui d’Anatole France s’appelait Hamilcar.
Et ceux de Hugo, Gavroche et Chanoine.
Séraphine vivait avec Jacques Laurent.
Polivard et Potasson avec Léon-Paul Fargue.
Bimbo avec Paul Klee.
Mary avec Disraeli.
La-terreur-de-Clignancourt, La-mère-dissipée et Le-petit-turbulent avec Courteline.
Prudence avec Clemenceau.
Nelson et Margat avec Churchill.
Bibelot et Moumoute avec Joris-Karl Huysmans.
Trott avec Champfleury.
Pipe avec Apollinaire.
Misty Malanky Ying Yang (excusez du peu !) avec Jimmy Carter.
Vassilitch et Machka avec Borodine.
Calice avec William Burroughs.
Selima avec Horace Walpole.
Neige et Lilith avec Mallarmé.
Et l’on pourrait continuer ainsi, ad libitum…
Évidemment, dès que l’on parle des noms de chat vient à l’esprit le célébrissime poème de T. S. Eliot tiré de son Old Possum’s Book of Practical Cats de 1939 – recueil dont je n’ai jamais trouvé à ce jour une traduction française intégrale. Le poème précis auquel je fais allusion s’intitule « Comment appeler son chat » ou « Pour choisir le nom d’un chat », comme on voudra.
Je vous en propose ici la retranscription complète – comment résister à cette tentation ? – mais sans préciser le nom du traducteur, que j’ignore hélas !
« Choisir le nom d’un Chat est une rude affaire,
Non un simple passe-temps pour vos loisirs ;
Vous devez penser, pour commencer, que je suis fou à lier
Quand je vous dis qu’un chat doit avoir TROIS NOMS DIFFÉRENTS.
Le premier est le nom dont se sert journellement la famille,
Un nom comme Pierre, Auguste, Alonzo ou James,
Un nom comme Victor ou Jonathan, Georges ou Bill Bayley –
Ces noms pratiques pour tous les jours.
Il y a des noms plus fantaisistes si vous pensez qu’ils sonnent plus mélodieusement
Les uns pour les messieurs, les autres pour les dames :
Tels Platon, Admète, Électre, Déméter –
Mais tous sont noms pratiques pour tous les jours.
Cependant, je vous le dis, un chat a besoin d’un nom particulier,
D’un nom spécifique et suffisamment solennel,
Sinon, comment pourrait-il dresser sa queue à la verticale
Ou déployer sa moustache, ou entretenir son orgueil ?
Des noms de ce genre, je peux vous en donner un échantillon,
Ainsi Munksutrap, Quaxo ou Coricopat,
Ainsi Bombalurina ou encore Geléorum –
Des noms qui n’appartiennent jamais à plus d’un chat.
Mais, au-dessus et au-delà, il est encore un nom que j’ai laissé de côté, et ce nom est un nom que vous n’imagineriez jamais ;
Le nom qu’aucune recherche humaine ne parviendra à découvrir
— Mais que SEUL LE CHAT CONNAÎT et qu’il n’avouera jamais.
Lorsque vous voyez un chat plongé dans une profonde méditation,
La raison, je vous dis, en est toujours la même :
Son esprit est perdu dans une contemplation sans fond.
À la pensée de la pensée de la pensée de son nom :
Son indicible dicible
Dicindicible
Mystérieux, et indiscernable Nom singulier. »
Tout y est dit par le grand, l’immense, le malicieux et subtil poète que fut T. S. Eliot. Il tutoyait les chats et il savait mieux que personne qu’il est impossible de les connaître tout à fait. Il rôdait autour de leurs secrets et il s’approchait de leurs noms inconnus avec une forme d’humour émerveillé. Il connaissait leurs cruautés et leurs tendresses. Leurs malices, leurs tours de prestidigitation. Ses poèmes consacrés aux chats inspirèrent le livret d’une comédie musicale, Cats, qui fut l’un des plus gros succès de la seconde moitié du XXe siècle, à Londres comme à New York (voir l’entrée « Webber », le nom du compositeur). Surtout, il respectait adorablement leurs silences. Il savait qu’un chat, encore une fois, ne vous tendrait jamais sa carte d’identité avec la mention de son nom singulier…
Les chats ne sont pas des bêtes de cirque. Les chats ne font pas leur numéro. On ne les dompte pas. La piste circulaire recouverte de sciure, de treize mètres de diamètre (c’est-à-dire deux fois la longueur exacte de la chambrière, ce fouet léger à long manche dont se servent les dresseurs au centre de l’arène), s’accorde aux évolutions des chevaux et des écuyères, des éléphants et des tigres du Bengale, des acrobates et des clowns. Mais les chats ne sont pas des clowns et encore moins des écuyères ou des éléphants. Ils s’y retrouveraient complètement perdus. Voudraient-ils même jongler avec des ballons, jouer de la mandoline ou sauter à travers des cerceaux enflammés – ce qui est peu vraisemblable – qu’on ne les apercevrait guère du haut des gradins. Et ne parlons même pas, a fortiori, des matous qui seraient totalement perdus dans les cirques gigantesques, made in America, inventés par Barnum, avec leurs trois pistes alignées !
Bien entendu, on ne chantera jamais assez les mérites du cirque, les enchantements et les frissons du cirque. Triste est l’enfance qui ne s’est jamais approchée d’un chapiteau. Retenons la jolie formule d’Hemingway : « Le cirque, c’est le seul endroit du monde où j’ai rêvé les yeux ouverts. » Mais à ce rêve, encore une fois, les chats demeurent à mes yeux étrangers.
Certes, il y a eu des exceptions. On m’a parlé d’un clown nommé Iouri Kauklatchev qui avait mis au point un numéro burlesque avec des chats. Ce devait être dans les années 1980. Je me souviens d’avoir assisté, une fois ou deux dans ma vie (ou bien était-ce à la télévision ?), à des numéros rarissimes de chats de cirque. Ils ne m’ont pas laissé de souvenirs marquants. Plutôt une sorte de malaise. Je crois qu’ils obéissaient plus ou moins à des dresseurs russes. Une spécialité de ce pays, en somme. Combien de chats ceux-ci avaient-ils testés, et dans quelles conditions, pour parvenir à en retenir une demi-douzaine à peu près dociles ?
Les numéros étaient pauvrets. Pouvait-il en être autrement ? Les chats devaient sauter par-dessus des obstacles variés, s’asseoir les uns à côté des autres. Rien de bien spectaculaire. La seule étrangeté était au fond de les retrouver là, pas davantage. Une étrangeté pénible, je l’ai dit. On sentait que ces malheureux chats étaient forcés de se conduire de la sorte. Comme des strip-teaseuses débutantes ou des jeunes filles de bonne famille que l’on aurait contraintes par la violence ou le chantage à s’effeuiller en public.
En revanche, à tort peut-être, pour les tigres ou les otaries, on ne ressent pas cette impression, si douloureuse presque, de violence à leur endroit. Les grands félins après tout peuvent se défendre. Ils représentent une menace. Tel est l’enjeu. S’ils obéissent, c’est qu’ils le veulent bien. C’est qu’ils sont complices de leur dompteur. Qu’ils s’en amusent. Et que veulent les otaries ? La question ne se pose pas. Elles sont étranges déjà par elles-mêmes. On n’a pas d’éléments de référence. On n’aperçoit pas des otaries tous les jours dans la rue ou sur les gouttières, pour faire contraste avec leurs congénères réquisitionnées sous les chapiteaux…
Ce n’était pas le cas de ces chats que j’avais aperçus sur la piste. Ils n’étaient pas étranges en soi. Ils étaient déplacés, ce qui est tout à fait différent. On n’aurait jamais dû les rencontrer en ce lieu. Leur indépendance, leur solitude, leur goût du secret, leur refus de toute obligation extérieure, tout comme leur façon à eux de rêver les yeux ouverts, rien ne les prédisposait à figurer entre les clowns blancs et les jongleurs, et à se faire applaudir.
Du reste, Dieu merci, les chats, comme je l’ai dit, se sont toujours faits rares dans les cirques. Si l’on consulte l’ouvrage de référence d’Henry Thétard, La Merveilleuse Histoire du cirque, on apprend toutefois que plusieurs numéros de chats défrayaient la chronique, au début des années 1900. Leurs dresseurs ? Bonnetty, qui était déjà une légende dans la profession, et aussi Hermany, qui travaillait chez Alphonse Rancy. Ils dirigeaient des chats funambules qui marchaient sur des cordes raides, enjambaient des gros rats qui stationnaient en équilibre, pour les emporter finalement dans leur gueule et les enfermer dans un panier. « De curieux compères », comme le constatait placidement notre auteur.
Thétard rapporte aussi une anecdote que lui aurait confiée un témoin et qui me paraît, en un sens, beaucoup plus réjouissante, frissonnante et même romanesque. Presque un sujet de film d’horreur de série B…
À Beaupré-sur-Saône, au tournant du XIXe et du XXe siècle, un nain dompteur aurait été étranglé par six gros chats qu’il présentait maquillés en tigres. Quels sévices les infortunés matous avaient-ils dû subir pour se venger de la sorte ? Le nain était-il démoniaque ? Et l’auteur de La Merveilleuse Histoire du cirque de préciser avec bon sens : « Le belluaire en miniature a dû sans doute mourir de peur après avoir été griffé par ses élèves, car je ne vois pas un chat étranglant un homme, même aussi nain que l’on voudra. S’il s’était agi de chats sauvages qui atteignent un volume double de celui de notre matou domestique, la chose eût été plus vraisemblable. »
Il me plaît en tout cas de voir ainsi des chats se rebeller. Des chats, encore une fois, qui ne feront jamais les pitres, ne sauraient jouer longtemps les funambules et ne cotiseront pour rien au monde à la caisse de retraite des vieux artistes de variétés.