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Rabbin (Le Chat du)… et autres BD
En 2001, Joann Sfar, encore inconnu à cette époque, eut l’idée de créer un héros de bande dessinée. Pourquoi pas ? Celui-ci serait un chat. Excellente initiative, même s’il n’était évidemment pas le premier à y songer. C’est que le chat occupe depuis les origines une place de choix parmi les grands personnages de cette discipline, comics américains en tête. Le plus célèbre d’entre eux demeure sans doute Fritz the Cat créé par Robert Crumb dans les années 1960, à qui son auteur a prêté pas mal de ses aventures estudiantines ou de ses obsessions sexuelles. Fritz the Cat fut même immortalisé par la suite au cinéma, mais passons !
Le chat est aussi, depuis belle lurette, présent chez les graphistes et auteurs français… ou belges comme Philippe Geluck, dont tout le monde connaît le célèbre chat (ou Chat avec une majuscule, car il n’a pas d’autre patronyme), placide, corpulent, philosophe et rigoureux jusqu’à l’absurde. Il fit son apparition pour la première fois en mars 1983 dans le quotidien Le Soir. Il s’habille comme un humain qu’il a bien raison de ne pas être. Le plus souvent, il fait face à son lecteur, demeure impassible et profère des aphorismes frappés au coin du bon sens ou de l’absurde. En veut-on quelques exemples ? « Le rire est le propre de l’homme, le savon aussi. » « Être loin d’ailleurs, c’est être ici. » « Les étrangers qui habitent près de la frontière sont un peu moins étrangers que les autres. »…
Mais voilà qui nous éloigne tout de même du chat en général et du héros de Joann Sfar en particulier. Celui-ci est un matou qui ne paye pas de mine. Ni replet comme chez Philippe Geluck, ni rigolard et voyou comme chez Robert Crumb. Il est gris, lui, tristounet, maigrichon, ingrat, des oreilles disproportionnées, un museau qui n’en finit pas, des yeux verdâtres et un peu trop rapprochés du nez, aucune élégance, aucun maintien, presque un squelette ambulant et informe. Mais ce chat tout de même, c’est quelqu’un !
Il vit chez un rabbin, un brave rabbin pieux, bienveillant et modeste, qui lui passe ses quatre volontés, puisqu’il pense avec raison que la main de l’homme est un outil trop subtil pour qu’on tape les gens ou les chats avec. Il vit surtout avec la fille du rabbin, la belle Zlabya dont il est amoureux, dont il comprend les langueurs et les états d’âme et auprès de qui il aime se blottir.
Les choses se compliquent tout de même lorsque le chat se met à parler. Par quel miracle ? Tout simplement parce qu’il n’en peut plus du perroquet qui ne cesse de s’exprimer à tort et à travers et de casser les oreilles de toute la maisonnée. Un beau soir donc (beau pour tout le monde peut-être mais pas pour le volatile), notre chat n’en fait qu’une bouchée (ou deux) et, du coup, se met à parler.
« Où est le perroquet ? » s’inquiète le lendemain notre brave rabbin.
Et le chat de répondre avec aplomb :
« Il est parti, une course urgente, il a dit que tu l’attendes pas pour le dîner. »
Stupeur du rabbin qui se précipite vers son enfant.
« Zlabya, ma fille, il y a eu un miracle : le chat parle. »
Celle-ci est en émoi, ce qui est la moindre des choses.
« Oh ! Papa, c’est merveilleux. »
On distingue le chat qui s’est approché, qui ne perd pas une miette des propos échangés, tout comme il n’avait pas perdu une miette du perroquet boulotté.
Mais le rabbin ajoute :
« Oui, mais il y a un grand malheur aussi.
— Quoi donc ? s’inquiète Zlabya.
— Il ne dit que des mensonges. »
Et le chat avec un toupet de tous les diables :
« C’est pas vrai. »
La suite ?
Sachez simplement que notre matou devenu remarquablement loquace entend désormais s’arroger la plupart des privilèges des êtres dotés de la parole et donc en particulier (du moins si l’on partage la vie d’un rabbin… et surtout de la fille du rabbin) celui de faire sa bar-mitzva. Bien entendu, le rabbin s’étrangle. Mettez-vous à sa place ! Son chat n’est pas juif, tout de même ! Bah ! Qui est juif et qui ne l’est pas ? s’interroge en substance notre chat. Et puis quelle est la différence entre un humain et un chat ?
Pour trouver une réponse appropriée, notre rabbin flanqué de son chat vient consulter un autre rabbin, le rabbin du rabbin en quelque sorte, qui leur répond que Dieu a fait l’homme à Son image.
Le chat ne se laisse évidemment pas ébranler par cette pauvre objection et lui demande de lui montrer une image de Dieu. Le rabbin du rabbin refuse parce que Dieu est une Parole, et le chat, évidemment, de répliquer aussi sec que si l’homme est semblable à Dieu parce qu’il sait parler, lui il est semblable à l’homme et donc…
Mais basta ! On ne va pas vous raconter toute l’histoire de ce premier album des aventures du chat du rabbin, dont le succès sera tel que Joann Sfar le fera suivre de beaucoup d’autres. L’important est cette incroyable figure de chat qui mérite tous nos hommages. Non seulement il est rusé, malin, filou, gourmand, sensuel, plein d’aplomb, chapardeur et menteur invétéré (les qualités assez habituelles d’un matou, selon les idées reçues), mais il se révèle aussi un remarquable dialecticien. Les rabbins n’ont qu’à bien se tenir.
Quelle ironie chez Joann Sfar ! Quelle intelligence savoureuse pour nous initier, mine de rien, aux mille détours de la pensée juive et du judaïsme, en passant par le biais d’un rabbin sépharade, quelque part dans un pays du sud de la Méditerranée ! Les grandes idées de la Kabbale, les voici ! Les détours de la pensée juive, selon les procédés talmudiques, les voici encore, grâce à ce chat qui les illustre !
En vérité, Joann Sfar nous énonce (et nous illustre) une vérité à laquelle nous aurions dû depuis longtemps songer, et tel est son grand mérite : le chat ne relève en rien de la raison occidentale, de la clarté grecque, de la rigueur cartésienne, de ce logos qui se résume en thèse, antithèse et synthèse. Il a tout à voir au contraire avec le judaïsme, tel que l’énonce notre rabbin félinophile, et dont la pensée ou la démarche religieuse et intellectuelle pourraient se présenter ainsi : thèse, antithèse, antithèse, antithèse, etc.
Eh bien, voilà ! Un chat, c’est précisément cela. Comment, encore une fois, avions-nous pu l’ignorer si longtemps ! Il s’enveloppe, se drape, se révèle puis se dérobe et se cache dans ses contradictions ou ses objections successives. On ne saisit pas plus la pensée juive, on ne s’empare pas plus d’une idée stable et arrêtée de la Kabbale qu’on n’immobilise un chat dans une claire évidence. Sans cesse, il s’escamote. Il complique. Il nous fait douter. Il nous ensorcelle dans ses facettes miroitantes et peu conciliables. Pourtant, il est unique. À l’image du Dieu de la Bible. Nous sommes tous plus ou moins des rabbins pour notre chat. On veut tout lui apprendre. En guise de remerciement, il se goinfre de notre perroquet (ou de notre repas, de nos biscuits d’apéritif, de notre rosbif qui attend de passer au four, peu importe !), et surtout il nous met en déroute.
P.S. : On a compris qu’on préfère mille fois le chat du rabbin de Joann Sfar, qui veut faire sa bar-mitzva, à l’abominable chat inventé par le funeste et ô combien talentueux Art Spiegelman dans une bande dessinée illustrissime intitulée Maus. Les juifs, chez Spiegelman, sont assimilés aux souris et les chats… à des nazis, tout simplement. Comment ne pas être consterné par ce raccourci lamentable, au prétexte que les chats courent après les souris depuis des temps immémoriaux ? Décidément, M. Spiegelman voudrait nous persuader qu’il n’a d’Art que le prénom ! On avait déjà, dans l’histoire, affublé les félins de bien des étiquettes et de bien des défauts. Il manquait au catalogue celui de SS, de gestapiste ou de kapo. Lui s’est engouffré dans la brèche.
Le malheureux !
A-t-il jamais rencontré un chat dans sa vie ? Où diable a-t-il vu un chat qui marchait au pas de l’oie, discipline, discipline ! Qui donc lui aurait raconté qu’un chat pourrait obéir aveuglément aux ordres de son maître ou de son Führer ? Un chat, au contraire, c’est la désobéissance même.
Comment Art Spiegelman peut-il l’ignorer ?
Non, décidément, on préfère notre chat redoutable dialecticien auprès de son rabbin et de sa fille, plutôt qu’arborant une invraisemblable croix gammée à la patte. On l’aime quand il est rebelle, tendre, roublard, juif, assez bon garçon au demeurant, et quand il se penche sur le Talmud plutôt que lorsqu’il patrouille, contre toute logique, aryen ou semblable à un chien-loup, un doberman ou un rottweiler, devant des barbelés.
Le mot race a mauvaise presse. Qui s’en plaindra ? De race à raciste, le pas est si vite franchi. Se soucier, se vanter de sa race, de la pureté de son sang, de la perfection de ses traits morphologiques standardisés, quelle sottise… et je parle de sottise pour ne pas employer de plus gros mots, bien entendu. Les races de chat ou les chats de race me font bien rire. Je déteste les chats standardisés. Les siamois qui seraient irréprochablement siamois. Les persans si fiers d’être hyperboliquement persans et qui triompheraient à ce titre dans des expositions félines.
Il est vrai que je n’ai rien à faire des expositions félines en règle générale, des médailles et des certificats attribués à des chats… ou à leurs éleveurs. Ces animaux lauréats me sont aussi indifférents que les poupées mécaniques et déhanchées – on les appelle des top models – qui défilent sur des pistes et sous des sunlights pour présenter les dernières collections de haute couture. Les chats ne sont pas des top models. Je n’aime pas qu’on les fasse parader. Je n’aime pas qu’on les croise, qu’on les sélectionne, qu’on les expérimente. Et, pis, qu’on les reproduise ensuite à l’identique selon des canons ou des critères bien stricts.
Je hais les chats génétiquement modifiés, les CGM en somme. Ou, plutôt, je préfère qu’ils se modifient par eux-mêmes. Encore une fois, ils ne ressemblent pas plus à des mannequins anorexiques qu’à du maïs, du blé ou du riz traficotés en laboratoire. D’accord, c’est entendu, que prospèrent les OGM pour nourrir à terme la planète et ses milliards d’habitants, j’applaudis ! Il n’y a que les imbéciles ou les écolos indécrottables pour s’y opposer par principe. Mais les CGM, non !
Tenez ! L’autre jour à déjeuner, Caroline de Monaco, que je retrouve avec plaisir au jury des prix littéraires de la Fondation Prince-Pierre-de-Monaco qu’elle préside, me parlait de ses chats. Certains sont aussi aristocratiques qu’elle, et c’est bien la moindre des choses, dans son cas. Elle évoquait ainsi devant moi son sacré de Birmanie et sa superbe chatte chartreuse dénommée Macha. Rien à redire ! Mais, précisément, Macha avait eu quelques faiblesses (à l’âge classique, on disait quelques bontés, et cette expression m’enchante) pour un matou noir du coin, si bien qu’elle donna bientôt naissance à trois chartreux… noirs, dont je vous confie les noms (on est people ou on ne l’est pas !) : Micha, Sacha et Natacha. Ah, ces chartreux noirs avec une petite marque blanche sous le menton ! Ils ont toute ma tendresse, a priori. Ils sont singuliers. Ils n’ont de comptes à rendre à personne. Ils seront bannis dans les concours. Chassés comme des malpropres des expositions félines. Ils feraient la honte des éleveurs. En bref, tous les honneurs, à mes yeux ! Depuis la mort de Papageno, un autre chartreux lui aussi copieusement « croisé » et indigne du moindre classement qui, pendant plus de vingt ans, a partagé ma vie et celle de Nicole, je dois vous dire que j’aurais volontiers accueilli à bras ouverts à la maison Micha, Sacha ou Natacha s’ils n’avaient déjà trouvé des foyers d’adoption. Dommage !
Longtemps, les amateurs de chats se sont souciés comme d’une guigne de leurs races. Chaque chat était déjà un miracle à lui seul. Ou une malédiction. Si les chats noirs avaient le plus souvent mauvaise presse, les chats noirs ne formaient pas une race pour autant. À vrai dire, il semblait à nos lointains ancêtres que tous les chats ne formaient qu’une seule race, avec des caractéristiques communes. Ils pesaient à peu près le même poids, de trois à sept kilos environ. Ils avaient la même intelligence, la même souplesse, le même mystère, la même aptitude à la chasse, le même goût du confort, la même ossature. En dirait-on autant des chiens ? Quelle ressemblance entre un caniche nain et un saint-bernard, un lévrier et un teckel, un loulou de Poméranie et un pitbull ?
Certes, les Européens découvrirent peu à peu d’autres races que celle qui leur était familière. Les Vénitiens importèrent vers la fin du Moyen Âge des chats de Syrie qui leur semblaient meilleurs chasseurs de souris. Au début du XVIIe siècle se firent connaître les premiers chats angoras, les persans et aussi les chartreux. C’était encore peu de chose. Buffon, dans son Histoire naturelle, ne fait état que d’un fort petit nombre de races de chats domestiques. Et même, en 1869, le grand zoologue Ludwig Breh déclare à son tour que « le chat domestique ne possède qu’un petit nombre de races et de variétés » parmi lesquelles le chat angora, le chat de Man, le chat chinois, le chartreux ou le khorassan (c’est-à-dire le persan), alors que l’on dénombrait déjà plus de 195 races de chiens !
Tout a changé aujourd’hui.
On ne compte plus les races de chats. Elles sont des dizaines. Des centaines. On les croise. On les sélectionne. On les fixe. On les déclare. On les fait breveter. On les étiquette. On les valorise. On les promeut. On les expose. On les déclasse. On les reclasse. On les filme. On les raconte. On les met aux enchères. On s’y ruine. On s’y perd… En un mot, on s’y ridiculise aussi pas mal. À qui chantera les mérites du « havana brown » contre le « pixie bob ». Valorisera le « munchkin » au détriment du « skogkatt ». S’émerveillera du « maine coon » plutôt que du « sokoke »… Une chatte « california spangled » y retrouverait-elle ses petits du type « american bobtail » ? Fort peu probable !
Toute cette véritable folie à propos des races de chats commença à la fin du XIXe siècle. Une date symbolique peut même être avancée : 1871, quand fut organisée au Crystal Palace de Londres la première exposition féline de l’histoire. Bientôt des clubs d’amateurs allaient se créer, comme le fameux Cat Club, en Angleterre, en 1913.
Sans conteste, la notion de club est très britannique. On se représente volontiers, au cœur de la City, des gentlemen tous pareils les uns aux autres, flegmatiques, n’échangeant entre eux que des propos télégraphiques à propos de la pluie et du beau temps, s’enfonçant dans des fauteuils de cuir pour lire le Times et se faire servir un verre de brandy par un maître d’hôtel aussi taciturne qu’eux. Mais la notion de club, en revanche, n’est pas du tout accordée à l’humeur, à la culture, à la civilisation des chats. À la rigueur, les seuls clubs de chats qui mériteraient d’avoir pignon sur rue, eh bien, c’est le cas de le dire, ce seraient les gouttières ! On n’y chuchote pas mais on y miaule sec. On n’y est pas admis en fonction de son rang social, de la couleur de sa peau ou de sa fourrure, mais davantage grâce à sa pugnacité et à son culot. On s’y accouple aussi très volontiers. Shocking !
Avec leurs histoires de races, de clubs et de Crystal Palace, il me semble que les Anglais, plus snobs que jamais, se ridiculisèrent un peu. C’est eux qu’ils démasquaient ainsi dans leurs obsessions, leur fascination pour le rang social… et certainement pas les chats.
L’ennui, c’est qu’ils firent école. Alors que les chats demeurent les moins snobs de tous les animaux de la création, qu’ils n’ont pas à prétendre qu’ils sont nobles puisqu’ils sont déjà tous de haute noblesse, sans exception, les malheureux amateurs de chats de race, dans le monde, révélèrent leurs complexes de petits bourgeois fascinés par la gentry, comme s’ils voulaient s’inventer une aristocratie des chats pour faire oublier l’irrémédiable médiocrité de leur propre condition, pour se valoriser en somme.
Je n’en ai pas encore tout à fait fini avec le Cat Club ou, plus exactement, le National Cat Club de Londres, l’ex-Fédération internationale féline. C’est elle qui désormais établit la classification des races de chats, selon des règles impératives. Rassurez-vous : je ne vais pas vous énumérer tous les critères de cette classification car, je vous l’ai dit, cela ne m’intéresse que fort modérément. Pour simplifier, je préciserai seulement que les chats peuvent se diviser en deux races distinctes : les races à poil court et les races à poil long. Là, on pourrait encore faire une distinction entre les chats à poil mi-long comme le birman, le turc de Van ou le balinais, et les chats à poil long, vraiment long, comme le persan ou le colourpoint. Mais n’est-ce pas déjà commencer à couper les cheveux, ou les poils, en quatre ? Dans la première catégorie des chats à poil court, le siamois est évidemment le plus magique, le burmese le plus élégant, le chartreux le plus attendrissant, l’abyssin le plus hiératique, le rex le plus inquiétant et le bobtail japonais le plus tendre – mais ces qualificatifs n’engagent évidemment que moi.
Je n’insisterai pas davantage sur ces fichues races. Une seule chose me met en joie : le souci, pour les snobinards amateurs de chats aux pedigrees irréprochables, de « classer » aussi les braves chats de gouttière qui ne demandaient rien à personne, que nous avions appris à connaître et donc à aimer au hasard de nos vies, de nos rencontres sur les toits de Paris, dans les terrains vagues, les jardins publics et les cimetières, et qui ne les avaient certes pas attendus pour vivre, prospérer et fraterniser parfois avec nous.
Eh bien voilà ! Il ne faut plus dire « chats de gouttière » ni « chat commun », quelle horreur (de même qu’on ne parle plus d’un balayeur mais d’un technicien de surface, d’un aveugle mais d’un non-voyant et du département des Basses-Alpes mais des Alpes-de-Haute-Provence), mais il faut désormais parler – et respectueusement s’il vous plaît ! – du « chat européen », avec ses dizaines de types répertoriées par la Fédération féline : l’européen blanc aux yeux bleus, l’européen blanc aux yeux orange, etc. Ou encore le « tabby », qui se subdiviserait en « silver tabby » de pur argent « tiqueté » (sic) de noir, ou en « red tabby » crème et roux, sans parler des chats « écaille »…
Mais basta ! En cherchant bien, les chats, tous les chats, seraient d’une race quelconque. Ou plutôt non, pardon, certainement pas quelconque (la qualité de quelconque ne s’applique qu’aux obsédés des races de chats !) mais exceptionnelle : la leur ! Je suis sûr que, pour votre chat, vous finirez bien par trouver une étiquette ou un titre (comme on parle d’un titre de noblesse) qui lui conviendront. Mieux encore, parce que votre chat ne ressemble en vérité à personne, vous irez encore plus loin, vous lui inventerez une race qu’il sera le seul à incarner.
Au fond, tel est le rêve ultime de tout chat. Sa consécration. Devenir l’Unique. Il n’y a rien de moins communautaire que les chats. De moins communiste d’âme. À la réflexion donc, il se peut que le chat soit le snob ou le dandy par excellence. D’une élégance impossible à imiter. D’une race qu’il aimerait être le seul à représenter.
L’œuvre d’art la plus chère passée en vente publique, en 2006, sur tous les continents ? Un tableau de Picasso intitulé Dora Maar au chat et adjugé, à New York, pour plus de soixante-sept millions de dollars.
Qu’en conclure ?
Que le chat de Dora Maar valait en somme soixante-sept millions de dollars et qu’il serait par conséquent l’un des matous les plus chers du monde ?
On aimerait s’en persuader. Ce ne serait pas tout à fait exact. Dommage !
Il y a tout de même quelque chose de satisfaisant à penser qu’il s’est trouvé une personne, un collectionneur disposant de revenus assez confortables et disposé à casser sa tirelire, pour contempler, sur son mur, une toile de Picasso représentant un chat… et Dora Maar, l’ancienne compagne du peintre, en prime.
On profitera de l’occasion aussi pour signaler que Picasso aimait beaucoup les femmes (ce qui n’est pas une surprise !)… et les chats, même s’il a peint ces derniers un peu moins souvent. On se souviendra cependant des portraits qu’il fit de celui, tout noir, qui partageait la vie de Jacqueline, son épouse, en 1964.
À propos, quelle somme faramineuse atteindrait, en salle de vente aujourd’hui, l’admirable Chat saisissant un oiseau de 1939, qui figure au musée Picasso de Paris ? Ou son pendant peint la même année, Chat devant un oiseau, répertorié dans la collection Victor W. Ganz, à New York ? La toile de Paris est admirable. Un peu effrayante aussi. Le chat tigré noir est montré par lui dans sa méticuleuse cruauté, sur un fond d’un bleu d’azur. Dans l’œuvre new-yorkaise, l’animal tigré roux cette fois affiche des yeux exorbités, des moustaches raidies par l’excitation et une mâchoire résolument terrifiante, alors qu’il déchiquette le volatile.
« Le sujet m’a obsédé, je ne sais pas pourquoi », aurait déclaré Picasso à propos de ce dernier tableau.
L’idéal du calme est dans un chat assis, observait Jules Renard. Un chat qui somnole ou qui ronronne auprès de soi procure, par contagion, un sentiment de paix et de sérénité. Dira-t-on pour autant que le chat est d’un puissant secours pour les anxieux, les dépressifs et les hypertendus ? Demandera-t-on qu’à ce titre il puisse être remboursé par la Sécurité sociale ?
Le chat, sans nul doute, est bénéfique. Les adeptes du feng shui (voir cette entrée) affirment le plus sérieusement du monde que le chat, dans un intérieur, capte les mauvaises ondes, les absorbe, les inverse, et donc qu’il contribue au bien-être, à la sérénité et à l’équilibre des occupants du lieu. Pour un écrivain, un philosophe ou un religieux, le chat joue le rôle de confident, d’inspirateur ou de psychanalyste. Son silence vaut toutes les thérapies. La gravité mystérieuse de son regard, les leçons spirituelles les plus vertigineuses…
Ah, on ne chantera jamais assez les mérites du chat ! Il est un compagnon, un complice, un maître, un gourou, un professeur de sagesse, un aide de vie, un médecin. Trop d’angoissés se gavent de neuroleptiques, trop de moines multiplient les pénitences et les flagellations afin de parvenir à l’extase mystique. À quoi bon ? Un chat – et tout est dit, tout est joué, tout est accompli ou guéri. Un chat – et le paranoïaque se réconcilie avec son entourage, le dévot aperçoit enfin dans l’éclat de ses prunelles quelque chose comme le reflet de la présence divine, l’hypocondriaque se juge déjà dans un état moins critique.
Disons-le autrement : le chat est l’un des plus irremplaçables remèdes qui soient.
En a-t-il toujours été ainsi ? A-t-on toujours considéré le chat comme un bienfaiteur, un thérapeute, un guérisseur aux pouvoirs irréfutables ?
Sans revenir une fois de plus ici sur la part d’ombre du chat, le versant maléfique de son existence ou de sa réputation, observons en effet que ses vertus médicinales ont été appréciées depuis la plus haute antiquité. Cependant, il ne faut pas s’en réjouir trop vite. La présence bénéfique du chat est incontestable, oui, mais du chat en pièces détachées, si je puis risquer cette image mécanique et triviale. Autrement dit, ce que l’on appréciait n’était pas le chat vivant mais bien tels ou tels de ses organes ou de ses sécrétions, qui entraient dans la composition de médicaments et se voyaient chargés de vertus curatives précieuses. Le chat évidemment s’en serait bien passé.
Tenez ! Que nous dit Pline dans son Histoire naturelle ? « Pour la fièvre quarte, les mages ordonnent de porter en amulette de la fiente de chat avec un doigt de hibou et de ne les enlever, pour éviter les rechutes, qu’après la fin du septième accès. Qui a bien pu, je le demande, inventer cela ? Pourquoi a-t-on choisi de préférence un doigt de hibou ? De plus modestes ont dit qu’il faut prendre dans du vin, avant les accès de fièvre quarte, le foie, conservé dans le sel, d’un chat tué pendant le décours de la lune. »
Vous remarquerez que, pour Pline le sage, le doigt de hibou reste en travers de la gorge, mais que la fiente de chat ne pose en revanche aucun problème. La preuve : il n’hésite pas à affirmer, dans d’autres passages de son ouvrage, que la fiente de chat, appliquée il est vrai avec de la résine et de l’huile rosat, permet de guérir les ulcères et, plus précisément, les ulcérations de l’utérus – ce qui est toujours bon à savoir.
Jusqu’au XIe siècle, nous précise Laurence Bobis, scrupuleuse historienne du chat, l’excrément de chat restera le seul ingrédient de l’animal couramment utilisé à des fins thérapeutiques. Tant mieux pour lui ! Et tant pis pour le malade à qui il était recommandé de se frictionner la gorge avec ça, pour mieux extraire les arêtes ou tous les corps étrangers coincés dans le gosier ! On connaît des façons plus appétissantes de guérir.
Les choses vont se gâter, pour le chat du moins, par la suite. Que faire pour l’herpès ou le « feu infernal » ? Un traité anonyme de Salerne, au XIIe siècle, préconise catégoriquement un remède dont la composition semble délicate. « Prends un chat écorché, blanc si l’affection est de cause froide ; après l’avoir éviscéré, pile-le fortement ; pile-le à nouveau après avoir ajouté des grains de genièvre et de la savine ; place-le ensuite dans une oie mise à rôtir ; réserve le jus qui s’en écoulera et oins-en l’endroit lésé. Si le mal est de matière chaude, prends un chat noir, et fais comme précédemment en y ajoutant de la cire. »
Où trouver de la savine par exemple ? Et qu’est-ce que c’est ? J’avoue mon ignorance. Pour le reste, après l’application du baume, est-il permis de manger l’oie rôtie ? Et est-on bien sûr de la fondamentale différence de nature entre le chat blanc et le chat noir, une fois qu’ils sont l’un et l’autre écorchés ? Mon Dieu, que d’interrogations !
Pour la goutte comme pour les affections arthritiques, la composition de l’onguent change quelque peu. Voyons un peu. « Prends un chat mâle, écrasé avec ses intestins, six onces de graisse salée, une racine de fougère bien nettoyée, cuite et d’abord broyée, de la cire vierge et fais comme auparavant à propos de l’oie : cela soigne la podagre et toutes les douleurs articulaires. »
On multiplierait hélas à l’envi de tels exemples pour soulager aussi bien l’épilepsie, la catalepsie que les affections rhumatismales. Il suffirait pour cela de consulter le Compendium medicinæ de Gilbert l’Anglais (vers 1230-1240), l’un des médecins les plus illustres de son siècle, ou encore le Trésor des pauvres, traité de médecine populaire très en vogue au Moyen Âge et attribué à un philosophe et docteur, Petrus Hispanus, devenu pape au XIIIe siècle sous le nom de Jean XXI.
De son côté, le médecin arabe Ali ibn Ridwan préconisait à cette époque l’emploi de chairs de chat, bien chaudes et bien sèches, pour guérir les hémorroïdes, réchauffer les reins et soulager les lombalgies et autres douleurs vertébrales.
Au XIVe siècle, les potentialités curatives du chat s’étendirent encore. On le préconisait, toujours sous la forme d’onguent, pour les crampes, les troubles de la digestion et même l’impuissance masculine. Par parenthèse, il semblerait aujourd’hui que le Viagra ait pris l’avantage sur l’onguent de chat pour prévenir cette dernière affection, et l’on ne pourra que s’en réjouir. Tout comme le chat, un peu fatigué d’être mis par l’homme à toutes les sauces, toutes les crèmes ou tous les emplâtres curatifs.
Pauvre matou ! Chez lui, aux yeux de la médecine médiévale, presque tout était bon : les excréments, le fiel, la panse, le cuir, le sang, la graisse, la moelle, à des titres divers il est vrai.
Il y avait tout de même là, en apparence, quelque chose de bizarre. A-t-on jamais pensé à souligner cette contradiction ? D’un côté donc, le chat était bénéfique puisqu’il servait à soulager l’homme, à le guérir. On mesure aussi, incidemment, à quel point il devait être un animal familier du peuple, durant ces années ou ces siècles-là, puisque les recueils de remèdes populaires le sollicitaient tant pour leurs potions. Auraient-ils songé à prescrire de la bave de rhinocéros ou de l’urine de singe ? Mais, d’un autre côté, le chat était couramment considéré comme nocif. Il fallait se méfier de lui, de son contact, de son haleine. Bientôt même il sera démoniaque. Se guérir avec la chair du diable, le pari était tout de même risqué, n’est-ce pas ? Sans doute nos ancêtres n’étaient-ils pas à un paradoxe près. Peut-être aussi que la diabolisation du chat succédera, à la fin du Moyen Âge, à la puissance curative du chat plutôt qu’elle ne coexistera avec elle. De toute façon, c’était continuer à attribuer au chat un singulier pouvoir – un pouvoir dont il se serait bien passé, dans les deux cas.
Souvenons-nous !
Il n’y a pas si longtemps, les pharmaciens de nos parents et de nos grands-parents vendaient encore de la peau de chat, si réconfortante, si précieuse pensaient-ils pour apaiser les rhumatismes, les courbatures et autres inflammations musculaires.
Mais, entre nous, pour conclure, rien ne vaut, répétons-le, un chat, un vrai chat en chair et en os, en ronrons et en affection, qui se couche près de vous, contre vous, pour contribuer à vous détendre, pour soulager vos douleurs musculaires, bien plus efficacement encore. Croyez-moi sur parole !
Les enfants – du moins ceux qui ont lu ou qui lisent encore Alexandre Dumas ; il doit en rester, paraît-il – sont toujours du côté des Mousquetaires. D’Artagnan est leur idole. Athos, Porthos et Aramis leurs complices. Par voie de conséquence les gardes du Cardinal deviennent leurs ennemis jurés, et qu’ils se fassent donc embrocher, ces diables-là ! Richelieu se retrouve donc pour eux dans le camp opposé, qui entreprend plus ou moins directement de nuire à la pauvre, la belle, la fragile, l’amoureuse, l’imprudente et si vulnérable Anne d’Autriche. Impossible d’éprouver la moindre sympathie pour ce monstre froid.
L’histoire bien entendu ne donne pas raison aux enfants. Ni à Alexandre Dumas. Tout homme sensé doit pencher du côté de Richelieu. Du côté de celui qui voulut mettre au pas la grande noblesse toujours prête à la dissidence, restaurer l’État et la puissance royale, les faire respecter en Europe, réduire les pensions ruineuses des Grands, instaurer une administration moderne, créer une grande flotte de guerre et une grande flotte de commerce, en finir une bonne fois avec les guerres de Religion en confirmant l’édit de Nantes, certes, mais en ne laissant aucune place forte, aucune autorité civile et militaire aux protestants en tant que tels. Du côté encore de celui qui était fondé à contrecarrer la reine Anne d’Autriche quand elle se liait avec le parti des Princes, avec Condé, avec Soissons qui envisageaient de faire assassiner le Cardinal. Tout homme sensé doit se féliciter par conséquent de l’efficacité de la police de Richelieu et donc de ses gardes pour déjouer les complots, exécuter les dissidents, faire preuve de fermeté. En un mot servir la France.
Tout cela, nos professeurs nous l’avaient plus ou moins seriné au lycée. Sans grandes conséquences à vrai dire. Notre cœur continuait de battre, en dépit de ces arguments irréfutables, pour les Mousquetaires. Les gardes du Cardinal restaient nos adversaires. C’est que les livres d’histoire sont abstraits. Les grands romans, jamais. La haute, ascétique, taciturne et machiavélique silhouette d’Armand Jean du Plessis de Richelieu, cardinal, duc et pair de France, ne nous serait jamais amicale… et l’âge adulte ne changerait rien à cela.
Les circonstances de la vie, pourtant, m’ont contraint à nuancer ma position, à reconsidérer mes sentiments, à renier pour une part les Mousquetaires avant de rallier le camp des gardes du Cardinal. Ce fut le jeudi 13 décembre 2001. J’eus le privilège ce jour-là d’être élu à l’Académie française. D’accepter en conséquence la protection de Richelieu, qui en fut le fondateur en 1635. De lui prêter en quelque sorte allégeance.
Une règle non écrite exige que chaque nouvel élu glisse au moins une fois, dans son discours de réception, le nom de Richelieu. Mieux, après sa première séance de travail parmi ses confrères, il se recueille un instant devant un tableau dévoilé cette unique fois-là pour lui, et qui représente le Cardinal sur son lit de mort. Ce panneau de bois au réalisme lugubre, un peu dans la manière de Philippe de Champaigne, est là pour lui rappeler en somme sa condition de mortel. La devise de l’Académie proposée par Richelieu fait certes référence à l’immortalité mais il ne s’agit que de l’immortalité de l’esprit. J’ajouterai encore qu’une copie d’époque du grand tableau de Richelieu, par Philippe de Champaigne, dans sa robe cardinalice rouge est là, de toute façon, dans la grande salle du deuxième étage de l’Institut où se réunissent les seuls académiciens français, pour surveiller en quelque sorte leurs propos et leurs travaux – et malheur aux dissidents ! On sait ce qu’il est advenu de Cinq-Mars ou du maréchal de Montmorency…
Ce ralliement à Richelieu n’a-t-il été pour moi que d’opportunité ? Je me suis longtemps posé la question. Bien sûr, la stature du Cardinal était là, considérable, digne d’éloges. Pourtant, comment lutter longtemps contre Dumas, contre les fidélités ou, mieux, les enchantements de ma jeunesse ? Un élément nouveau est alors apparu, qui a tout fait basculer, qui m’a permis de confirmer sans remords ni restriction de pensée mon ralliement au Cardinal et à ses gardes. J’ai appris que le fondateur de l’Académie française aimait les chats.
Qu’il ait réhabilité leur rôle, qu’il ait songé à les mobiliser dans sa lutte en faveur de la dératisation, qu’il les ait donc laissés prospérer pour mieux protéger les trésors de la Librairie royale contre les rongeurs, très bien, mais cela, c’était de la bonne politique, ce n’était pas du sentiment.
Non, Richelieu aimait vraiment les chats (alors que je ne vois pas beaucoup de chats, si ma mémoire est bonne, dans l’intimité de D’Artagnan ou de Mme Bonacieux). Il en possédait au moins quatorze. Soumise était sa favorite, qui dormait sur ses genoux. Mais il y avait aussi Felimare au pelage jaune, la calme et discrète Gazette, Lucifer qui, comme son nom l’indique, était un chat noir, et une chatte polonaise qui répondait non moins inévitablement au joli nom de Lodoïska, sans oublier les inséparables Pyrame et Thisbée, ni Serpolet et Rubis dont on ignore, hélas, les caractéristiques. Tous étaient nourris au blanc de poulet – ce qui est la sagesse même, tous les vétérinaires diététiciens vous le confirmeront. Le médecin personnel de Richelieu veillait le cas échéant à leur bonne santé.
L’écrivain Tallemant des Réaux, dont les Historiettes relevaient un peu des ragots de la presse populaire revus par le plus haut génie stylistique et malicieux de l’âge classique, rapporta un jour l’anecdote suivante. Un dialogue entre le Cardinal et son secrétaire Boisrobert.
« Richelieu : Il faut faire quelque chose pour mademoiselle de Gournay ; je lui donne deux cents écus de pension annuelle.
Boisrobert : Mais elle a des domestiques !
— Et quels ?
— Mademoiselle Jamin.
— Je donne encore cinquante livres.
— Il y a encore la chatte, mamie Paillon.
— Je donne vingt livres à la chatte.
— Mais, Monseigneur, elle a chatonné.
— C’est bon. J’ajoute une pistole par chaton. »
Dans son testament, le Cardinal avait prévu pour chacun de ses propres chats l’attribution d’une pension. Hélas, à sa mort, il n’y eut pas semble-t-il d’exécuteur testamentaire capable de veiller à ce que ses dernières volontés fussent scrupuleusement observées sur ce point. Il y eut plutôt des exécuteurs tout court, et les chats passèrent un mauvais quart d’heure. On veut croire au moins que les Mousquetaires ne trempèrent pas dans cette impardonnable besogne.
Richelieu, durant sa vie et l’exercice de son pouvoir, fit mieux encore que d’aimer les chats. Chaque fois qu’il traitait d’une affaire d’État, qu’il recevait un ambassadeur ou s’entretenait avec ses ministres, un chat se trouvait près de lui – un chat pour le rappeler à la sagesse, un chat comme conseiller occulte ou comme éminence grise face à lui, l’autre éminence. (À vrai dire, tous les chats sont des éminences grises et particulièrement, couleur de fourrure oblige, les chartreux ou les bâtards de chartreux comme mon regretté Papageno, si fier de sa petite cravate blanche sous le cou, je peux vous l’assurer !)
De là à penser que les chats lui dictaient parfois sa politique, lui suggéraient de mettre le siège devant La Rochelle où les protestants faisaient un peu trop les yeux doux aux Anglais fraîchement débarqués dans l’île de Ré, ou bien le poussaient à faire signer au roi Louis XIII l’édit de grâce d’Alès pour en finir à jamais avec les guerres de Religion… De là à penser qu’un chat encouragea Richelieu à créer l’Académie française, à regrouper en quelque sorte dans une institution dont il serait le premier protecteur quelques intellectuels (le mot n’était pas encore inventé) ou « beaux esprits » (c’est ainsi que Valentin Conrart, premier des académiciens, nommait le petit cénacle d’amis et de lettrés qui se réunissaient jusqu’alors chez lui, dans le Marais), il n’y a qu’un pas ou l’espace d’un miaou que je franchirai volontiers. Les hommes d’esprit, comme le pensèrent de toute façon Richelieu et ses chats, il vaut toujours mieux les avoir avec soi, les contrôler plutôt que de les laisser réfléchir seuls aux belles-lettres et à la langue française dans une totale et potentiellement dangereuse liberté…
Plus j’y réfléchis, oui, et plus je pense en effet qu’un chat a dû pousser Richelieu à fonder l’Académie.
Une preuve ?
Deux, même !
Marcel Arland, dont le chat s’appelait Néron et dont la disparition lui inspira dans son livre L’Instant et la Vie des pages si sobrement émues (« Je sais bien que la souffrance et la mort d’un chat ne sont que choses infimes dans le tourment de notre monde. Quelques-uns me reprocheront sans doute de mêler un chat aux problèmes des hommes. Je n’y peux rien. J’ai assez vécu et je me sens assez libre pour aimer et plaindre chacun des êtres de ce monde, fût-ce un chat – et pour le saluer dans sa mort »), Marcel Arland donc m’avait raconté autrefois que, dès qu’il sortait de la penderie son costume pour les séances solennelles sous la Coupole et qu’il l’étendait d’abord sur le lit, son chat immanquablement venait s’allonger dessus pour n’en plus bouger, comme s’il faisait bloc avec cette tenue.
Papageno a longtemps fait de même. Comme si lui aussi me disait en substance : c’est peut-être toi qui te déguises, qui vas te pavaner avec ce nœud papillon blanc, ce col cassé, ce drap noir aux somptueuses broderies vertes, mais c’est moi qui mériterais de m’approprier cet uniforme – moi grâce à qui tu peux le revêtir, moi qui ai inventé l’Académie française, moi ou l’un de mes ancêtres, l’un de mes lointains congénères, c’est la même chose.
Je ne trouve rien à lui répondre.
C’est une belle, une légitime et généreuse tradition que de saluer sous la Coupole le confrère disparu à qui l’on vient de succéder. C’est un devoir non moins nécessaire que d’invoquer ce jour-là la mémoire de Richelieu. Mais qui songerait à chanter les chats du Cardinal, ses complices et ses conseillers ? La tâche reste à accomplir.
J’ai tenu simplement ici à en rappeler l’urgence. Et la justice.
Le compositeur Gioacchino Rossini n’a jamais été très heureux avec les chats.
Tout commença sans doute le 20 février 1816 quand, sur les planches du Teatro Argentina de Rome, un chat jaillit au plus mauvais moment. La signora Geltrude Righetti-Giorgi chantait en duo avec l’illustrissime ténor Emanuele Garcia (le père de la Malibran et de Pauline Viardot). C’était le soir de la première du Barbiere di Siviglia. Elle interprétait Rosine. Il campait un persuasif Almaviva. Le maestro Rossini, comme il se devait à l’époque, était à la direction musicale. Déjà la salle était houleuse. Une corde de guitare avait sauté au moment de la première sérénade qu’adresse le comte à la jeune fille penchée sur son balcon – ce qui avait fait rire l’assistance. Les fidèles admirateurs du vieux Paisiello qui, trente-quatre ans plus tôt à Saint-Pétersbourg, avait créé un admirable Barbier de Séville inspiré de la comédie de Beaumarchais écrite sept ans plus tôt, ne pardonnaient pas au jeune, à l’insolent, au présomptueux Rossini de prétendre rivaliser avec leur idole. Ils étaient venus pour le conspuer. Le chat leur vint en aide (à moins que l’un d’eux ne l’ait jeté délibérément sur la scène, ce qui ne serait pas impossible). Bref, ce furent des lazzis, des hurlements, des sifflets. Rien ne fut épargné aux chanteurs et surtout au pauvre compositeur de vingt-quatre ans, qui tint bon pourtant derrière son pupitre jusqu’à la dernière note mais se fit porter pâle le lendemain afin de ne pas affronter de nouveau la foule de ces Romains impitoyables.
Il eut tort.
Le deuxième soir, son Barbiere di Siviglia fut applaudi à tout rompre. Un triomphe que rien ne démentira par la suite, cette œuvre s’imposant désormais comme l’une des plus grandes, des plus joyeuses, des plus inventives de tout le répertoire lyrique, l’exemple le plus accompli de l’opera buffa avec ses inventions mélodiques effervescentes, son intelligence si savoureuse dans la caractérisation de ses personnages, son humour et son rythme aussi… mais là n’est pas notre propos.
Revenons aux chats.
Un soir, Rossini se retrouva à Padoue à la porte d’une maison où il désirait ardemment entrer. Il était jeune alors, séduisant, séducteur, célèbre et disposé à tout pour s’attirer les bonnes grâces des dames ou des demoiselles dont la résistance ou la pudibonderie connaissaient heureusement des limites. Ce soir-là, il fut contraint par la jeune personne, jusqu’à trois heures du matin, de faire le chat et de miauler avant que la porte ne s’entrouvre pour des félicités espérées. Cette anecdote, Stendhal nous la relate dans sa précieuse (et souvent fantaisiste) Vie de Rossini. D’où la tenait-il ? L’avait-il inventée ou simplement enjolivée ?
Elle donna en tout cas du crédit à l’attribution au maestro du fameux Duo des chats pour soprano et mezzo-soprano (mais pouvant aussi bien être interprété par un chanteur et une chanteuse), retrouvé dans les années 1950. Rossini n’était pas, on le sait, à une espièglerie musicale près, comme ses Péchés de vieillesse le prouveront abondamment par la suite… et qui sait si la jeune personne de Padoue ne s’était pas souvenue du Duo des chats et n’avait pas voulu l’entendre miauler ses vocalises avant de lui ouvrir la porte ?
Reste que ce fameux manuscrit, vendu alors par un antiquaire napolitain qui prétendait qu’il avait appartenu autrefois à Donizetti lui-même, était un faux. Il n’était pas de la main de Rossini, signature comprise, mais d’un copiste. L’affaire fut définitivement éclaircie par un musicologue, Edward J. Crafts, dans le numéro 3 du Bolletino del Centro rossiniano di studi de l’année 1975. Pour tout résumer de cette origine complexe du Duo des chats, il s’agissait selon lui d’une pièce composée par un obscur compositeur, Berthold, s’inspirant lui-même d’un thème de l’Otello de Rossini et d’une Katte-Cavatine due au compositeur danois C.E.F. Weyse (1774-1842).
Personne, depuis, n’a contesté cette attribution complexe et rigoureuse.
Il n’empêche ! Depuis que Victoria de Los Angeles et Elisabeth Schwarzkopf en donnèrent l’une des premières versions anthologiques, cette œuvre – qui est légèrement surestimée, entre nous soit dit – continue d’être attribuée à Rossini. Ce qui est plus flatteur. Plus amusant pour les journalistes. Plus profitable aussi pour les marchands de disques.