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La Fontaine

Peut-on dire de La Fontaine (1621-1695), l’admirable La Fontaine, l’indispensable La Fontaine, l’homme de cœur et non pas l’homme de cour, qui préféra toujours la fidélité aux honneurs, qui ne renia jamais l’amitié qu’il avait vouée à Fouquet au risque de déplaire à Louis XIV, La Fontaine, l’un de nos plus grands prosateurs (ou poètes), à la phrase limpide, savoureuse, rythmée, d’une simplicité si savante, La Fontaine en bref que l’on a peut-être trop étudié à l’école pour avoir envie de le relire à l’âge adulte – et c’est un grand, un très grand tort, une source d’enchantement dont on se prive ! –, peut-on dire donc de La Fontaine, que nous aimons et que nous admirons sans réserve, qu’il fut un grand ami des chats ?

Hélas non !

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C’est avec infiniment de regret que l’on doit ici le préciser… et l’illustrer de quelques exemples.

Dans son anthologique ouvrage Les Chats qu’il publia à la fin des années 1860, Champfleury fait état du jugement de l’un de ses contemporains et amis, passablement exalté, puisqu’il n’hésitait pas à écrire : « La Fontaine a peint le chat comme il l’avait étudié, sous toutes ses faces et en maître. La Fontaine est l’Homère des chats. » On connaît des éloges plus nuancés. On en connaît surtout de plus justes. Pourquoi ne pas aller plus loin, à ce titre, et affirmer que La Fontaine serait aussi l’Homère des corbeaux, des fourmis, des lions, des renards, des grenouilles, des singes, des tortues, des cigales, des lièvres et l’on en passe ? À vrai dire, dans son bestiaire, les chats n’occupent pas le devant de la scène. Il faut attendre la cinquième fable de son livre VI pour les voir apparaître, pour la première fois, en compagnie d’un cochet et d’un souriceau…

Ce chat, d’emblée, ne joue guère le beau rôle. Une jeune souris écervelée se laisse effrayer par le cochet, le jeune coq, qui bat des ailes, qui a la voix perçante, alors qu’un chat « doux, bénin et gracieux » n’a aucun mal à la séduire, à l’amadouer, « cet animal qui m’a semblé si doux (…) un modeste regard et pourtant l’œil luisant »…

Tu parles ! Le chat n’affiche en vérité qu’un « minois hypocrite »…

Et la célébrissime morale de la fable est sans appel :

« Garde-toi, tant que tu vivras,

De juger les gens sur la mine. »

Pour notre animal préféré, les choses ne s’arrangent pas avec « Le Chat, la Belette et le Petit Lapin ». De nouveau l’hypocrisie s’impose : le trait de caractère dominant que La Fontaine lui attribue pour mieux préciser sa personnalité.

La belette et le petit lapin se disputent pour une obscure affaire de loyer en retard ou de squatterisation abusive des lieux. Du coup, ils décident de prendre le chat à témoin et même comme juge de leur litige.

Les malheureux !

« C’était un Chat vivant comme un dévot ermite,

Un Chat faisant la chattemite,

Un saint homme de Chat, bien fourré et bien gras,

Arbitre expert sur tous les cas. »

Et le voilà, lui que La Fontaine appelle en l’occurrence Grippeminaud, qui se plaint de sa surdité, de son grand âge et demande aux plaignants de s’approcher… jusqu’à ce que…

« (…) le bon apôtre,

Jetant des deux côtés la griffe en même temps,

Mit les plaideurs d’accord en croquant l’un et l’autre. »

D’autres exemples du même acabit ?

Le chat et le rat, dans la fable du même nom, aussi bien que le hibou et la belette, leurs comparses, se voient équitablement traités d’« esprits scélérats ». Mais c’est le chat, en attendant, qui est capturé dans les mailles d’un filet tendu par des hommes. Et notre matou, donc, tout dévot, tout hypocrite (ces deux termes reviennent encore sous la plume de La Fontaine), de jurer au rat une éternelle alliance s’il le sort de sa prison.

Une vision plus sévère encore du chat ? On la trouvera dans « Le Chat et le Renard » :

« C’étaient deux vrais Tartufes, deux archipatelins,

Deux francs patte-pelus qui, des frais du voyage,

Croquant maintes volailles, escroquant maints fromages,

S’indemnisaient à qui mieux mieux. »

Reste que le chat est encore plus malin que le renard. Il n’a peut-être qu’une ruse à sa disposition, et le renard de nombreux stratagèmes. Mais, quand survient une meute de chasse, le chat sans hésiter bondit jusqu’au sommet d’un arbre tandis que le renard fait « cent tours inutiles » et finit par succomber.

Pour une fois, dans « Le Singe et le Chat », ce dernier, toujours prêt comme l’autre à escroquer, à filouter, ne se révèle pas le plus malin de la bande. Seul il tire les marrons du feu et se brûle les pattes alors que le premier se régale.

Quand il le peut, le chat est sans pitié. Si une jeune souris maigrelette espère sa clémence, dans « Le Vieux Chat et la Jeune Souris », c’est bien en vain !

« Chat, et vieux, pardonner ? Cela n’arrive guères. »

N’insistons pas davantage !

Hypocrite, menteur, voleur, sans merci, rusé, cruel et l’on en passe, tous les qualificatifs sont bons pour accabler les braves matous. La Fontaine s’était-il fait griffer douloureusement par un chat, au cours de son enfance à Château-Thierry ? Avait-il des comptes à régler avec eux ? C’est fort possible.

On pourrait tout de même avancer une autre raison, plus flatteuse pour notre fabuliste. Dans chacune de ses fables, il devait d’abord se faire comprendre. Dégager des morales claires et intelligibles en conclusion des situations savoureuses qu’il décrivait. Ne pas hésiter donc à solliciter des images déjà significatives et une typologie animalière aisément compréhensible de ses jeunes (et moins jeunes) lecteurs.

Il aurait transformé ses chats en philosophes non violents, en amoureux transis, en ascètes du désert, en mystiques résolus ou en soldats trop disciplinés que la pilule aurait été tout de même un peu dure à avaler.

Non, La Fontaine devait s’emparer de toutes les idées reçues sur les chats – fussent-elles injustes (et elles étaient injustes bien entendu !). Il avait précisément besoin de telles idées reçues comme d’un langage et d’un vocabulaire à sa disposition. À partir donc de ces idées reçues – de cette déplorable image du chat, répétons-le ! – il a pu composer des fables incomparables et donner à la littérature française quelques-unes de ses plus belles pages.

Il lui sera donc beaucoup pardonné.

Léautaud

Il y a l’écrivain Paul Léautaud, né en 1872, mort en 1956. Et il y a le personnage Léautaud. L’écrivain est injustement négligé de nos jours. Le personnage, lui, demeure inoubliable. Non pas le jeune homme qui travaillait au Mercure de France, du temps de Valette et de Rachilde, qui fréquentait Paul Valéry, Georges Duhamel ou Guillaume Apollinaire. Ni même le Léautaud plus âgé qui fut si longtemps critique théâtral, sous le pseudonyme de Maurice Boissard. Non, on pense plutôt, dès que l’on évoque la silhouette de Léautaud, au vieillard édenté et clochardisant, un chapeau déformé sur la tête, qui regagne son pavillon de Fontenay-aux-Roses, ses cabas à la main remplis de bas morceaux de boucherie, et qui va retrouver là, dans des relents méphitiques d’urine, sa tripotée de chats et de chiens dans l’attente de leur pitance.

Ils courent les rues, les écrivains qui ont aimé les animaux et les chats en particulier. Ils sont également innombrables, ceux qui ont su parler d’eux en termes drôles, complices ou bouleversants. Mais des écrivains dont l’image, j’allais dire l’image de marque, est indissociablement attachée à celle des chats, non, ils ne sont pas légion. Paul Léautaud est de ceux-là.

L’écrivain Léautaud négligé ? Pis encore, on l’aurait totalement oublié en dépit de son délectable Petit Ami qu’il publia en 1903 si, dès l’âge de vingt et un ans et jusqu’à la veille de sa mort, il n’avait tenu un Journal qui se révélera une œuvre monumentale, irremplaçable, dix-neuf copieux volumes qui commenceront à paraître à partir de 1954, deux ans avant sa disparition. Avec une liberté sans pareille – liberté des propos, liberté de ton et de style où le naturel se déploie sans entraves (ah, comme il s’inscrit là dans une forme de continuité stendhalienne, en parfaite complicité avec l’auteur de La Vie de Henry Brulard qui déjà s’étonnait que des auteurs puissent parler d’un coursier quand il ne s’agissait que d’un cheval !) – Léautaud se révèle un chroniqueur et un mémorialiste hors pair, dont l’indulgence n’est pas la qualité première.

Ce qui nous ramène à ses animaux. En vérité, ses milliers et ses milliers de pages témoignent moins de son amour des bêtes que de sa détestation des hommes et de son époque. Il ne se plie à aucune bienséance, il vomit le progrès, déclare préférer s’éclairer à la bougie plutôt qu’à l’aide d’une ampoule électrique et écrire à la plume d’oie plutôt qu’au stylo à bille. Les illusions des démagogues, il les déteste. Bref il ne cesse de s’emporter. On dirait qu’il s’enchante le premier (et qu’il nous enchante donc, nous, ses lecteurs) de sa mauvaise humeur. Au diable les phraseurs et les rhétoriciens ! Au diable les politiciens qui se gargarisent des abstractions délétères que sont la religion, la patrie et le peuple. Si Léautaud avait connu l’expression « politiquement correct », comme celle-ci l’aurait encore révulsé !

Relisons-le :

« Tous ces gens qui sont choqués des inégalités sociales, et qui ne se sont pas encore aperçus qu’elles sont dans la nature des êtres et des choses et qu’elles commencent dès notre naissance, sont bien comiques. »

Ou encore :

« Non seulement je ne suis pas démocrate. Non seulement je ne suis pas pour l’égalité (qui, au reste, n’existe pas), mais je suis pour les privilèges », s’écrie-t-il, ce qui était d’autant plus savoureux de sa part qu’il était pauvre, isolé, à l’écart de toutes les faveurs.

La liberté, et même la liberté de la presse, cette valeur des valeurs ? Pouah ! Vive la censure, messieurs !

« Le grand mal dans nos affaires publiques, actuellement, vient de la liberté de la presse. On devrait supprimer toute la presse de gauche, et, pour le reste, ne rien laisser publier, même la littérature, et surtout la littérature, sans un visa rigoureux préalable. »

Léautaud croit-il ce qu’il dit ? Pas vraiment mais peu importe ! Il joue de sa colère. Il jubile de sa mauvaise humeur. Il y a toujours un fond de vrai rire dans le ricanement, un rire amer et désolé mais un rire tout de même.

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« Chaque fois qu’une maîtresse me quitte, j’adopte un chat de gouttière : une bête s’en va, une autre arrive. »

Avant la parution de son Journal, ce personnage extraordinairement misanthrope et hyperboliquement atrabilaire serait longtemps passé inaperçu de ses contemporains et, partant, de la postérité si, entre le mois de novembre 1950 et celui de juillet 1951, il n’avait accepté de s’entretenir chaque semaine, sur les ondes de la Radiodiffusion française, avec un patient, érudit et subtil interlocuteur, Robert Mallet. Peu d’émissions eurent autant de retentissement que celle-ci.

Un homme, un vieil homme était là, au micro, vibrant, vivant, fragile, péremptoire. Il gloussait, persiflait, bouleversait, multipliait les anecdotes les plus savoureuses, brossait des portraits sans fard de ses proches, se livrait lui-même sans masque, proférait des énormités, se gaussait de ses propos. Devant la placidité ou la perplexité de son courtois interrogateur, il en rajoutait encore, comme s’il lui fallait parvenir à une sorte d’extase de la colère pour se trouver lui-même et rechercher sa vérité.

La télé n’avait pas encore envahi nos foyers, à l’époque. Les notions de prime time et d’audimat ne sévissaient pas. Qui aurait parié tout de même sur le succès d’écoute de Paul Léautaud ? Personne ! Il n’empêche que ce fut un triomphe. Les auditeurs attendaient avec impatience le jour de la semaine où ils retrouveraient cet écrivain inconnu qui les choquait, les passionnait, les amusait.

Ah, cette voix de Léautaud, cassante, granuleuse, suraiguë parfois, s’élevant, grondant, se gonflant comme une vague (une vague de colère bien sûr) puis déferlant dans l’écume de son rire ! Elle reste inoubliable.

Un exemple avec une de leurs conversations.

Mallet veut bien comprendre l’amour de Léautaud pour les chats, voire accepter sa méfiance à l’égard des hommes, mais les enfants, insiste-t-il, ne sont-ils pas dignes d’affection et de compassion ?

« Oh ! les enfants ne m’intéressent pas », s’écrie Léautaud.

Mallet insiste, il parle de leur pureté, de leur innocence.

Léautaud s’étrangle.

« Non, non et non, l’enfant n’est pas bon ! »

Mallet lui tient tête, et Léautaud tranche :

« Enfin ! Je n’aime pas les enfants… et la procréation actuelle m’écœure. (…) Je n’en veux pas, je n’en ai jamais eu et heureusement ! (…) J’ai horreur des enfants ! »

L’amour de Léautaud pour ses chiens et surtout pour ses chats, il est là. Comme l’autre volet du diptyque. Détestation des hommes, amour des animaux. Le cas de figure est classique.

« J’ai dû avoir au moins trois cents chats et cent cinquante chiens, pas tous à la fois, mais ma moyenne était une trentaine de chats et une douzaine de chiens », dira-t-il encore à Mallet.

Léautaud entouré de ses bêtes, protégé par ses bêtes, il est touchant bien sûr. Et déchirant parfois, quand on le voit tenir à jour le plan de son jardin où sont inhumés tous ses chats et ses chiens, pour mieux topographier en quelque sorte ses joies passées aussi bien que la fidélité de ses souvenirs.

Léautaud enrichit-il pour autant notre compréhension ou notre complicité à l’égard des animaux ? Je ne le crois pas. Les chats en particulier sont pour lui une consolation. Un refuge et rien de plus. Ses accents les plus justes, ses émotions les plus vibrantes, ses développements les plus féconds, il ne les trouve pas quand il nous décrit la mort de sa chatte Chati ou les espiègleries de Monkey mais quand il s’en prend aux hommes, à leur vanité et à leurs sottises. Là, il s’épanouit encore une fois dans ses rouspétances. Là il trouve le ton juste.

Presque tous les soirs, des années durant, il devait se rendre au spectacle comme l’honnête critique dramatique qu’il était bien forcé d’être. Dans son Journal, cette activité est pour lui une source continue de plaintes.

« Qu’on se représente l’obligation d’aller au théâtre. Quitter cette maison tranquille, cet horizon silencieux, ce jardin touffu et libre, cette chambre où vivent tant de rêveries, ces livres, ces papiers, la chaise de Camille Doucet, ces excellents portraits de famille, le La Tour sous son verre et le Diderot sur sa commode, et la compagnie délicieuse de tous ces animaux aussi gracieux qu’affectueux ! Gagner Paris ! Parcourir les rues ! Aller s’asseoir dans un théâtre ! Se trouver là au milieu de gens venus on ne sait d’où, aux visages impossibles, aux physionomies respirant le néant le plus complet, qui tiennent de ces propos qui font regretter que les neuf dixièmes de l’humanité ne soient pas muets ! »

Le retour chez lui, quel soulagement !

« Quand je rentre d’un de ces spectacles remarquables à tant de titres, et que je retrouve, dans ma chambre à coucher, dans ma pièce de travail, même dans le jardin si la nuit est belle, ma compagnie à quatre pattes qui m’attend, je le lui dis : “Mes pauvres enfants, encore une riche soirée ! Ce n’était vraiment pas la peine que je vous quitte. Toutes bêtes que vous êtes, vous avez encore plus d’esprit que tous ces auteurs.” »

Répétons-le, l’écrivain Léautaud fâché avec l’espèce humaine nous retient plus que le Léautaud au contact de ses matous dans le capharnaüm de son pavillon et de son jardin de Fontenay-aux-Roses. Là, il se fait silencieux. Là l’écrivain disparaît.

Reste le personnage, encore une fois. Le vieil homme chancelant, mal rasé, à la figure de chouette, son galurin sur la tête, qui sent la sueur, qui sent le sale, qui s’approche de chez lui, son cabas chargé de ses rognons et de ses abats. Ses chats l’attendent. Mais ses chats encore une fois, ses chats qui s’associent inévitablement à sa panoplie, qui composent son personnage, ils demeurent en quelque sorte hors champ. Ou hors littérature.

Louis XIV

L’objet de cet article n’est pas un obscur roi de France qui régna sur Versailles et sur le XVIIsiècle mais un célébrissime chat qui vécut au milieu du XXe et répondait à ce même et prestigieux nom.

Il accompagnait partout Sanford Roth, un photographe américain, né à Brooklyn en 1906, mort en 1962, et qui dans toute sa carrière n’a cessé de voyager et de tirer le portrait des célébrités de son temps. Il vécut longtemps en France, après la guerre. Ce qui ne l’empêcha pas aussi de séjourner à Hollywood où il fut longtemps le photographe de presse accrédité du magazine Life. James Dean comptait parmi ses amis, et Roth, en 1955, fut même témoin de l’accident de voiture où l’acteur, au volant de sa Porsche Spider, trouva la mort…

Mais revenons à Louis XIV le vagabond, qui était un beau chat siamois, mince, ombrageux et intrépide, aux oreilles fièrement dressées, comme pour ne rien perdre de la musique du monde ! Sanford Roth avait eu une idée assez simple, quand il photographiait ses illustres modèles : non pas les prendre en compagnie de leurs chats (quand du moins ils avaient la bonne idée d’en avoir), non, mais de faire poser chaque fois son propre chat avec eux. Qui photographiait-il vraiment, en vérité ? Telle star de cinéma, tel écrivain réputé, tel grand maître de la peinture ? Ou bien Louis XIV, toujours Louis XIV, qui venait, en sa compagnie, leur rendre visite ? On pencherait volontiers pour la seconde hypothèse.

Et c’est ainsi que nous surprenons Louis XIV, en 1950, qui nous tourne le dos et préfère regarder par la fenêtre, tandis qu’au premier plan Colette, dans son appartement du Palais-Royal, semble plongée dans la pénombre et la lecture d’une lettre ; Louis XIV encore, juché sur les épaules de Blaise Cendrars, la même année, dans l’entrebâillement d’une porte cochère, alors que l’écrivain lui caresse le cou ; Louis XIV qui, d’assez mauvais gré semble-t-il, est monté sur les genoux de Giorgio De Chirico, dans son atelier ; Louis XIV sur la table de dessin de Georges Braque, évitant de plonger les pattes dans des godets de peinture, et assez indifférent aux caresses que l’artiste veut lui faire ; Louis XIV qui marche dans une allée, quelques pas devant Igor Stravinsky (nous sommes toujours en 1950)… ou encore Louis XIV, de retour aux États-Unis, en 1955, sur une table laquée, tout contre James Dean penché lui aussi vers l’objectif (et l’on se demande quel est le plus ténébreux et le plus séducteur des deux), ou enfin Louis XIV, blotti sur les épaules de Paul Newman, devant le grillage d’un zoo, en 1957.

En quelle année est mort Louis XIV ? Je l’ignore. Je vous parle du chat, encore une fois. Mais ce que je sais, c’est que sa cour et les personnalités qui l’honoraient n’avaient rien à envier à celles qui entouraient notre roi de France. Lui, ce n’était pas Racine, Molière ou Lulli qui venaient lui rendre hommage, mais les plus grandes stars d’Hollywood, les plus grands peintres d’Europe, les plus grands écrivains français et le compositeur Igor Stravinsky pour faire bonne mesure.

Qui dit mieux ?

Lovecraft

Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) a été longtemps méconnu. Peu de lecteurs avaient accepté de le suivre dans les ténèbres de ses grands romans fantasmagoriques où l’action comptait moins que les visions, les personnages que l’envoûtement suscité par ses paysages. Un climat d’angoisse blême flottait sur chacune de ses pages. Le lecteur n’y trouvait aucun point d’appui, aucun repère, aucun angle, aucune certitude sur lesquels s’appuyer pour poursuivre sa lecture et, si l’on ose dire, se rassurer.

On a voulu voir en lui un auteur de science-fiction. Du reste, il a été souvent publié dans des collections spécialisées dans ce genre-là. C’était une erreur. Il n’y a rien de futuriste en lui. Il ne nous tend pas un miroir romanesque de l’avenir. Il fait surgir des mondes imaginaires. Ses cauchemars n’appartiennent pas à la science-fiction mais à notre présent – un présent revisité par des hallucinations et des vertiges, ce qui est singulièrement différent.

On l’a comparé encore à Edgar Poe dont il partagea la misère, et qui, lui aussi, fut méconnu de ses contemporains. Je ne suis pas non plus convaincu de la pertinence de ce parallèle. Poe est le plus souvent un écrivain fantastique. Il oppose ou rassemble, dans ses récits, le quotidien le plus prosaïque et l’irrationnel le plus terrifiant. À ce titre, Lovecraft n’est pas fantastique. Tout son univers romanesque est nimbé d’étrangeté. Il nous invite dans un autre monde. Un monde merveilleux. Telle est précisément la différence entre le merveilleux et le fantastique. Rien, dans le merveilleux, ne nous est proposé pour vraisemblable. Le merveilleux ne joue pas de l’irruption d’un élément irrationnel dans un monde raisonnable, quotidien, le nôtre. À ce titre, toutes choses égales d’ailleurs, Lovecraft serait plus proche de Kafka que de Poe.

Mais venons-en aux chats.

Lovecraft aimait les chats. Très bien ! Mais il n’est pas le seul écrivain dans ce cas. Il a parlé des chats. Mais il n’est pas le seul non plus à l’avoir fait. Et l’on s’est épargné ici l’impossible nomenclature des écrivains qui se sont adonnés à cette tâche. Pourquoi donc faire un sort à Lovecraft dans ces pages, par conséquent ? Pourquoi lui rendre ici hommage ?

Eh bien tout simplement parce qu’il y a comme une entente secrète, un pacte ou, mieux, une complicité entre les chats et lui. Parce que le monde lovecraftien est en accord avec le monde félin. Ou que les chats, sans le savoir, nous donnent depuis toujours comme un pressentiment de l’univers de l’écrivain américain né et mort à Providence (cette ville pour lui si cruellement et justement nommée, car la providence peut se révéler terrible !), dans le Rhode Island.

Rien n’est stable, on l’a dit, dans les romans, dans les fantasmagories de Lovecraft. Rien ne ressemble à rien. Même sa géographie, même ses villes et ses contrées répondent à d’obscures dénominations. Son bestiaire est fabuleux. Ses personnages, d’étranges spectres dans des décors qui ne sont ni terrestres ni maritimes, indécis eux aussi, flottants, parfaitement oniriques… Mais, quand des chats apparaissent – relisons le conte des « Chats d’Ulthar » ou certains chapitres de Démons et merveilles ! –, jamais ils ne sont déformés, anamorphosés, transfigurés. Ils restent chats et cela suffit. Tout comme Lewis Carroll dans Alice au pays des merveilles (voir cette entrée) avec son chat du Cheshire, Lovecraft avait compris que cet animal est déjà fabuleux par lui-même, qu’il tutoie le mystère, le sacré, les ombres et les connaissances occultes, qu’il défie le temps, le principe de causalité, et qu’il n’y a nul besoin de forcer la note ou de forcer le trait pour l’accorder à son univers romanesque.

Si le chat bascule encore une fois chez lui dans d’autres mondes qu’il colore et qu’il hante de sa présence, il n’en reste pas moins chat, avec tous ses attributs, sa morphologie, son mystère.

Carter, le héros de Démons et merveilles, se risque ainsi dans les royaumes infernaux. Ceux-ci, bien entendu, ne sont connus que des chats. Qui en doutait ?

« Carter comprit alors que les bonnes gens des villages ont raison quand ils racontent à voix basse que les royaumes infernaux ne sont connus que des chats et que les plus vieux d’entre eux s’y rendent la nuit, à la dérobée, en sautant des plus hautes toitures des maisons. En vérité, c’est bien sur le côté sombre de la lune qu’ils vont sauter et gambader dans les collines et converser avec les vieilles ombres. »

Voilà pour vous donner un aperçu de la prose de Howard Phillips Lovecraft ! L’auteur ne cherche pas, encore une fois, à transformer le chat. Il lui suffit d’amplifier sa vision. Dans ce même livre, il imagine ainsi des centaines et des centaines de chats qui, la nuit durant, se rassemblent et attaquent d’innommables créatures…

« Tant que les torches durèrent ce fut un spectacle hallucinant. Carter jamais auparavant n’avait vu tant de chats. Il y en avait de noirs, de gris, de blancs, de jaunes, de tigrés ; il y avait des chats de gouttière, des chats persans, tibétains, angoras, égyptiens, et dans la furie de la bataille planait sur eux une part de ce sacré profond et inviolable qui, autrefois, dans les temples de Bubastis, leur conféra un caractère divin. Ils sautaient par sept à la gorge de l’une de ces créatures presque humaines ou bien au museau rosâtre et aplati de l’un de ces corps de crapaud et les traînaient sauvagement jusque dans la plaine où poussaient les champignons, les assaillaient et dans une bataille furieuse les déchiraient à coups de griffes et de dents frénétiques. »

Mais peut-être aimons-nous encore davantage Lovecraft lorsqu’il s’assagit, que ses délires retombent, qu’il ne s’exténue plus en adjectifs rares, étranges et parfois un peu convenus pour nous persuader de l’étrangeté de son univers, et qu’il nous parle plus prosaïquement des chiens et des chats qui lui sont familiers. On lira à ce sujet avec un bonheur sans mélange son livre intitulé tout bonnement Des chiens et des chats.

« Les chiens sont des paysans et des animaux de paysans, les chats sont des gentlemen et des animaux de gentlemen », écrit-il par exemple.

Mais, toujours, on dirait qu’une part de magie se dégage de ses observations. Chasser le naturel lovecraftien, il revient au galop de l’étrange !

« Le chat n’est pas fait pour la compagnie des petits travailleurs acharnés, imbus de l’importance de leur “mission” sur cette terre, mais pour celle des poètes rêveurs et éclairés qui savent que rien en ce monde ne vaut vraiment la peine qu’on s’en préoccupe. À une époque plus saine que celle-ci, les dilettantes, les amateurs ou, si l’on préfère, les décadents avaient encore la possibilité de réaliser quelque chose ; c’est pourquoi ils furent les principaux artisans de ces glorieuses ères païennes. Le chat est fait pour celui qui réalise quelque chose, non pas par devoir, sans même y réfléchir, mais pour le plaisir, le charme, la splendeur, la puissance qui s’y rattachent ; il est fait pour le harpiste qui chante de vieilles batailles, seul dans la nuit ; ou pour le guerrier qui s’en va livrer de telles batailles, pour la beauté, la gloire et l’honneur d’un pays dont les habitants ignorent la faiblesse. Il est fait pour celui qui ne se laissera pas charmer et endormir par la banalité du quotidien parce qu’il ne peut vivre que dans une atmosphère cultivée et énergique, au milieu de la grâce et du bien-être qui seuls justifient l’effort. (…)

« Selon moi, l’étoile du chat se trouve à présent en phase ascendante ; il en est ainsi depuis que le monde a commencé à s’affranchir des illusions moralistes qui étouffaient le dix-neuvième siècle en portant aux nues cet animal malpropre et déplaisant qu’est le chien. (…)

« À la lumière de cette révélation, nous contemplons désormais dans toute sa splendeur une idole dressée sur un trône idéal de soie et d’or recouvert par un dôme chryséléphantin. Cette idole à la grâce immortelle dont les pauvres humains n’ont pas toujours su reconnaître les qualités, cet être majestueux, insoumis, mystérieux, voluptueux, babylonien, détaché, cet éternel compagnon des artistes supérieurs, ce parangon de beauté, ce frère de la poésie, doux, sérieux, au caractère de patricien : le chat. »

Pour de telles lignes, comment ne pas rendre le plus vibrant des hommages à Howard Phillips Lovecraft ?

Lutrin

Ce lutrin exceptionnel, dont j’aimerais vous parler un instant, se trouve dans l’église abbatiale de Monte Oliveto Maggiore, au sud de Sienne.

Le lieu est d’une beauté presque fantastique. Tout autour de la colline verdoyante où se dresse le monastère bénédictin ondulent des collines ocre, desséchées, semblables à celles qu’avait représentées Simone Marini en peignant son célèbre condottiere sur les murs du Palazzo pubblico de Sienne. Presque un cauchemar, un décor sauvage et dramatique de western… Mais ce n’est pas ce paysage qui m’intéresse ici. Ni l’architecture du monastère construit à la toute fin du XIVsiècle sur les fondations d’une ancienne abbaye médiévale. Pas davantage encore son cloître sublimissime où Luca Signorelli et Giovanni Antonio Bazzi, plus connu par son surnom du Sodoma (on n’avait pas d’inutiles pudeurs au XVsiècle et on désignait volontiers les plus grands artistes par ce qui les caractérisait, le Guerchin par exemple pour dire le louchon, ou Sodoma en raison de ses préférences sexuelles, mais passons !), peignirent à fresque les épisodes de la vie de saint Benoît, donnant par là même à la peinture italienne de la Renaissance l’un de ses plus grands chefs-d’œuvre.

Non, je veux vous entretenir de l’église abbatiale et plus précisément du sculptural lutrin qui se dresse, à l’entrée du chœur, et qui est en bois marqueté. Que représente-t-il ? Vous l’avez deviné, un chat, bien entendu ! Un admirable chat tigré, de profil, sous une arcade. Il est assis sur son séant, la queue rabattue vers ses pattes de devant. Sa tête est de trois quarts tournée vers nous. Il a des yeux immenses, la pupille noire et ronde, le regard concentré. Derrière lui, la marqueterie laisse deviner un paysage de collines arborées.

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On reste saisi devant l’expressivité de l’animal, sa grâce méditative, sa puissance, l’élégance de sa forme, la beauté de sa fourrure, le tout rendu avec des incrustations de bois de textures et de teintes d’une subtilité sans exemple. Un moine, Fra Raffaele da Brescia, conçut et réalisa cette œuvre en 1520.

Inutile de vous entretenir longuement de ce moine bénédictin, qui était l’un des maîtres reconnus de son temps dans l’art difficile de la marqueterie. Ni de sa famille, les da Marone, au sein de laquelle se multiplièrent les artistes de renom. Le frère de Raffaele, Andrea, devint un poète fort apprécié de son temps, et fit sa carrière à la cour du pape Léon X puis de Clément VII de Médicis à Rome, sans parler du célèbre Pietro da Marone, son petit-neveu…

Me touchent surtout ici deux choses.

D’abord de voir un chat trôner dans une église, à la place d’honneur, dans le chœur, tout près de l’autel consacré, pour accueillir les moines avant l’office. Décidément, la Renaissance avait du bon, qui osait trancher ainsi avec l’image plus douteuse, sinon satanique, du chat qu’avaient véhiculée trop volontiers les anciens temps médiévaux.

Mais surtout de constater que ce chat est représenté sur un lutrin. Ce n’est pas un objet indifférent, un lutrin. C’est un pupitre sur lequel on pose les livres sacrés ou les livres de chant, pour les messes et les célébrations. C’est donc un objet directement relié au savoir. Qui supporte en quelque sorte la parole sacrée, le texte imprimé, la connaissance. Eh bien, qu’un chat, précisément, soit présent sur cet objet, ce relais entre l’homme et le livre, voilà ce qui me met au comble du bonheur.

Fra Raffaele da Brescia devait être un moine et un homme de grand talent, certes, mais aussi de grande culture et de grande intuition, pour avoir compris cela. Pour avoir associé ou rapproché ainsi physiquement l’image d’un chat à la présence d’un livre, sachant cette complicité du moine, du savant, de l’érudit, de l’écrivain ou du compositeur de musique, seul face à son œuvre à écrire, avec le chat si recueilli lui aussi dans son silence, dans sa connaissance magique sinon spirituelle du monde…

Je me souviens de ma première visite à Monte Oliveto Maggiore. C’était à la fin des années 1970 ou au début des années 1980. Nicole et moi étions tombés en pâmoison devant ce lutrin. Par chance, la petite boutique de cartes postales, à l’entrée de l’église, conservait une dizaine de cartes postales qui représentaient le chat. Nicole acheta tout le lot, sans susciter la surprise ni l’émotion du marchand.

Une dizaine de minutes plus tard, repassant devant sa devanture, nous vîmes qu’il avait réapprovisionné illico son stock du chat de Fra Raffaele da Brescia. Très bien ! Nicole reprit tout le nouveau stock, qui devait compter cette fois une vingtaine d’exemplaires. À la façon d’un joueur de poker qui relance la mise. Impassible, sans esquisser un sourire (un joueur ne trahit pas ses émotions), le marchand le lui tendit.

Bien entendu, un peu plus tard, le chat était de retour, pour la troisième fois, sous la forme de ces cartoline, chez le vendeur. Par bravade, Nicole reprit encore tout le lot. Et, des années durant, par conséquent, nous inondâmes nos amis de cette carte postale-là… Mais elle n’osa pas tout de même passer une quatrième fois devant son étalage. Elle ne relança pas les enchères.

A-t-elle eu tort ?

Aujourd’hui, il doit nous rester seulement quatre ou cinq exemplaires de cette carte postale. Pas davantage. C’est désolant. Nous aurions dû pousser encore les mises. Épuiser vraiment le stock. Faire sauter la banque – sinon le lutrin.