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Baby-sitter

Au début des années 1920, Hemingway se fixa à Paris. Il habita d’abord 74, rue du Cardinal-Lemoine. Au Rendez-vous des Mariniers du quai d’Anjou, il retrouvait son ami John Dos Passos. Puis Fitzgerald, un peu plus loin, rongé par l’angoisse de n’être pas assez viril aux yeux de Zelda, et qu’il tentait de réconforter vaille que vaille. Par ailleurs « Hem », comme ses intimes l’appelaient, tirait le diable par la queue, ce qui ne l’empêcha, à la fin de sa vie, d’évoquer ces années-là, mémorables et heureuses, dans l’un de ses plus beaux récits : Paris est une fête.

C’est au jardin du Luxembourg qu’il avait rencontré une première fois Gertrude Stein (qui avait inventé la formule « Génération perdue » en pensant à lui et à ceux des jeunes écrivains américains marqués par la Grande Guerre). « Je ne me rappelle plus si elle promenait son chien ou non, ni si elle avait un chien en ce temps-là. Je sais que je me promenais moi-même, car nous ne pouvions pas nous payer un chien, alors, ni même un chat, et les seuls chats que je connaissais étaient ceux des cafés ou des petits restaurants, ou les gros chats que j’admirais à la fenêtre des loges de concierge. »

Le signe irréfutable de la pauvreté d’Hemingway ? Ne pas manger à sa faim ? Périr de froid rue du Cardinal-Lemoine ? Non ! D’abord ne pouvoir s’offrir même un chat ! C’est dire à la fois l’intérêt qu’il leur portait et le dénuement dont il était victime.

Après quelques voyages et la naissance de son fils « Bumby » en octobre 1923, Hemingway et Hatley, son épouse d’alors, revinrent s’installer à Paris, au 113, rue Notre-Dame-des-Champs. Un chat désormais partageait leur vie. Mais mieux vaut laisser la parole à l’écrivain…

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« Tant que nous avions été seuls, il ne se posait aucun problème, une fois passée la période d’acclimatation. Je pouvais toujours aller écrire au café, et travailler toute une matinée devant un café crème tandis que les garçons nettoyaient et balayaient la salle qui se réchauffait peu à peu. Ma femme pouvait aller travailler son piano dans une pièce froide avec suffisamment de chandails pour lui tenir chaud pendant qu’elle jouait, et rentrer ensuite pour s’occuper de Bumby. Il eût été mauvais d’emmener un bébé dans un café, en hiver, de toute façon ; même un bébé qui ne pleurait jamais, et observait tout ce qui se passait autour de lui et ne s’ennuyait jamais. Il n’y avait pas de baby-sitters, alors, et Bumby n’était pas malheureux, enfermé dans son lit-cage, avec son grand chat affectueux, répondant au nom de F. Minet. Certains disaient qu’il était dangereux de laisser un chat avec un bébé. Les plus ignorants et les plus convaincus disaient qu’un chat sucerait le souffle du bébé et le tuerait. D’autres disaient que le chat se coucherait sur le bébé et l’étoufferait. F. Minet s’étendait à côté de Bumby dans le haut lit-cage et surveillait la porte, avec ses grands yeux jaunes, et ne laissait personne approcher, quand nous étions sortis et que Marie, la femme de ménage, devait s’absenter. Il n’était pas besoin de baby-sitter. F. Minet était notre baby-sitter. »

J’ignore si vous partagez mon sentiment, mais cette image d’un chat baby-sitter me remplit de joie. C’est entendu, un chat ne sert à rien et c’est pour cela qu’on l’aime. Parce qu’on est, le plus souvent, à son service plutôt que le contraire. Parce qu’on traite avec lui d’égal à égal, dans une affection partagée et très attentive. La chasse aux souris ? Ça n’existe plus. Il y a des produits souricides pour ça… Mais qu’un chat tout de même – cet animal qu’on dit sournois, griffeur, imprévisible, égoïste, prudent, solitaire – qu’un chat puisse servir de garde à un enfant, eh bien bravo ! Il fallait Hemingway pour inventer ça. Pour oser ça. Pour faire de Paris une fête et d’un gros minet une irréprochable nounou.

Baudelaire

Baudelaire !

Baudelaire bien sûr !

Si un écrivain, un seul, avait dû figurer dans ce dictionnaire avec une entrée singulière à son nom, cela aurait été lui, personne d’autre.

Baudelaire (1821-1867) évidemment, parce qu’il a consacré aux chats plusieurs poèmes parmi les plus beaux et, mieux, parmi les plus justes des Fleurs du Mal, mais aussi parce qu’il demeure le plus grand poète de la littérature française, pour autant qu’un tel superlatif puisse avoir un sens dans un domaine qui a peu à voir avec le tiercé, où il n’existe pas de photo finish, Dieu merci, pour déterminer l’ordre d’arrivée entre Baudelaire, Ronsard, Verlaine, Rimbaud ou Valéry, pour ne citer que quelques noms.

D’un autre côté, je vous l’avoue, les bras m’en tombent. Ils sont si connus, les vers qu’il consacra aux chats ! On pourrait les réciter par cœur. Du reste, on les récite par cœur. Ou jusqu’à en avoir mal au cœur. Ad nauseam ! Ce sont presque des rengaines. Comme les symphonies de Beethoven mettons ! Ou La Joconde ! Quelque chose de sublime certes mais dont on se sent tellement saturé.

Quelle injustice !

Comment retrouver notre innocence ou notre émerveillement face à eux ? Comment les relire, ces poèmes baudelairiens sur les chats, et faire comme si on ne les connaissait pas ou qu’on les avait oubliés ?

Ah ! La tâche est rude.

Essayons tout de même, comme si c’était pour la première fois !

Ce premier quatrain des « Chats », par exemple !

Les amoureux fervents et les savants austères

Aiment également, dans leur mûre saison,

Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,

Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.

Ou encore :

Viens, mon beau chat, sur mon cœur amoureux ;

Retiens les griffes de ta patte,

Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux,

Mêlés de métal et d’agate.

Sans oublier pour autant…

Dans ma cervelle se promène,

Ainsi qu’en son appartement,

Un beau chat, fort, doux et charmant.

Quand il miaule, on l’entend à peine…

Extraordinaire, n’est-ce pas ?

Comment oser les commenter, ces vers ?

Tout est dit. La paraphrase serait grotesque, inutile, importune.

Et puis n’ont-ils pas déjà été mille fois analysés, disséqués, synthétisés, radiographiés, scannerisés, structuralisés, psychanalysés, décortiqués et historicisés par des professeurs, des pions, des linguistes, des thérapeutes, des formalistes, des critiques, des statisticiens, des rhétoriciens, des lexicologues, des historiens, des inspecteurs des impôts, des vétérinaires, des Prix Nobel et même, tout arrive, par des amoureux de la littérature ?

Parler de Baudelaire et des chats après ce beau monde ? Impossible ! D’autant que les chats, ce n’est pas un petit sujet pour le poète. Un thème d’inspiration parmi d’autres. Non, pas du tout ! Les chats, c’est l’une des clés les plus précieuses pour pénétrer dans son œuvre. L’une des correspondances déterminantes chez lui vers la sensualité, l’érotisme, l’ésotérisme, l’inconnu, le vertige, le péché, vers la Femme, vers le Mal aussi bien que vers la douceur des choses !

Baudelaire et les chats, en somme, c’est presque une répétition. Un bégaiement. Une ressemblance. Une love story fusionnelle. Difficile d’imaginer les chats sans une référence ou une résonance baudelairiennes. Impossible d’imaginer le poète sans les chats.

Son ami Théophile Gautier ne l’ignorait pas, qui écrivait déjà :

« Baudelaire adorait les chats, comme lui amoureux de parfums, et que l’odeur de la valériane jette dans une sorte d’épilepsie extatique. Il recherchait leurs caresses tendres, délicates, féminines. Il aimait ces charmantes bêtes tranquilles, mystérieuses et douces, aux frissonnements électriques, dont l’attitude favorite est la pose allongée des Sphinx qui semblent leur avoir transmis leurs secrets. Elles errent à pas veloutés par la maison, comme le génie du lieu, ou viennent s’asseoir sur la table près de l’écrivain, tenant compagnie à sa pensée et le regardant du fond de leurs prunelles sablées d’or. »

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Impossible ou non, pourtant, tentons à notre tour quelques remarques de simple bon sens. Pour observer tout d’abord que le chat, chez Baudelaire, est bien entendu une image du désir, de la sensualité, mais aussi comme un avant-goût des voluptés que lui promet – ou tarde à lui offrir – la femme aimée, la femme redoutable, aussi dangereuse que le désir, aussi insaisissable que le félin qui la symbolise.

(…) Lorsque mes doigts caressent à loisir

Ta tête et ton dos élastique,

Et que ma main s’enivre du plaisir

De palper ton corps électrique,

Je vois ma femme en esprit. Son regard,

Comme le tien, aimable bête

Profond et froid, coupe et fend comme un dard,

Et, des pieds jusques à la tête,

Un air subtil, un dangereux parfum

Nagent autour de son corps brun.

Dans ce jeu des correspondances, il arrive que Baudelaire inverse les rôles. Le chat cesse de se confondre avec la femme. Il n’est plus prétexte, préliminaire, objet de convoitise ou partenaire rêvé. Au contraire, il devient en quelque sorte Baudelaire lui-même. Le poète s’imagine chat pour mieux se blottir contre la femme adorée et sensuelle. Il a changé d’échelle. Il a rétréci. Il versifie comme il ronronne. Ou alors c’est la femme qui a grandi, ce qui revient au même, la femme géante en somme, à la féminité qui vous englobe, vous étouffe, vous enchante, vous ravit, vous engloutit… Fantasme ô combien baudelairien dont le célébrissime sonnet de « La Géante », précisément, donne l’exacte mesure.

Du temps que la Nature en sa verve puissante

Concevait chaque jour des enfants monstrueux,

J’eusse aimé vivre auprès d’une jeune géante,

Comme aux pieds d’une reine un chat voluptueux.

Et, dans les deux tercets du poème, c’est comme si les femmes serraient leurs chats entre leurs seins, les caressaient, les laissaient somnoler contre leur chair tiède dans une parfaite béatitude – les chats ou plutôt Baudelaire lui-même qui se laisse envoûter par ce rêve, ce pur fantasme auquel il a donné ici son expression la plus capiteuse, physique et vertigineuse à la fois.

Parcourir à loisir ses magnifiques formes ;

Ramper sur le versant de ses genoux énormes,

Et parfois en été, quand les soleils malsains,

 

Lasse, la font s’étendre à travers la campagne,

Dormir nonchalamment à l’ombre de ses seins,

Comme un hameau paisible au pied d’une montagne.

Mais revenons aux chats, pour eux-mêmes et non plus comme symboles ou substitutions pour d’autres extases érotiques ! Revenons, autrement dit, au célébrissime sonnet « Les Chats », dont nous avons déjà cité le premier quatrain !

Le commenter doctement, je vous l’ai dit, serait d’un ridicule achevé. Observons simplement à quel point (dans cette forme mélodique si neuve qu’il inventa, avec ses assonances, ses dissonances, ses artifices, ses images qui crépitent, ses vertiges qui naissent, ses silences qui tournoient) Baudelaire a su tout exprimer des virtualités du chat, et de ses contradictions.

Le chat, par exemple, qui est à la fois la volupté même et le savoir le plus exigeant, le plus secret, que peuvent donc aimer avec complicité les sensuels comme les érudits, « les amoureux fervents et les savants austères ».

Le chat par ailleurs qu’il faudra bien toute une vie pour apprendre à aimer ou pour aimer à comprendre, le chat dont jamais les enfants ou les adolescents ne pourront deviner les mystères, trop pressés, péremptoires, bavards et impatients qu’ils sont face à leurs propres aspirations pour se pencher vers ses secrets, mais qui s’accordera en revanche à eux, peut-être, un jour, quand viendra le temps de leur « mûre saison ».

Mais, encore une fois, à quoi bon paraphraser Baudelaire ?

Relisons la suite du sonnet, son deuxième quatrain et les tercets qui le concluent !

Amis de la science et de la volupté,

Ils cherchent le silence et l’horreur des ténèbres ;

L’Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres,

S’ils pouvaient au servage incliner leur fierté.

 

Ils prennent en songeant les nobles attitudes

Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,

Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin ;

 

Leurs reins féconds sont pleins d’étincelles magiques

Et des parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin,

Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques.

Qu’ajouter d’autre ?

La science et la volupté toujours !

Les vertiges du merveilleux, l’horreur des ténèbres que le chat inspire et vers laquelle il penche ! Baudelaire n’a pas traduit Edgar Poe pour rien. Le chat et son passé mythique, le temps de l’Égypte et des Sphinx. Le temps de la magie…

Il émane de ce poème un trouble profond – qui est aussi celui que vous inspire le chat. D’abord les émerveillements inspirés par son apparence, son extériorité, la beauté du chat dans son intimité domestique si l’on peut dire, puissant et doux, frileux et sédentaire. Et puis ensuite, quand tout bascule, le domaine du secret, de l’intérieur, de la pure spiritualité qu’il ménage, avec ses apparences trompeuses bien sûr… ces chats qui « semblent s’endormir » pour s’éveiller à des mondes secrets.

Quant à la fécondité de l’animal, elle participe à la fois de l’ordre de la sensualité et de la magie, de la plénitude sexuelle et du savoir ésotérique, avec ces miroitements d’éternité, ces allitérations d’« étincelles magiques » et de « parcelles d’or », cet infini d’un sable fin comme ces millions de particules qui composent notre univers…

Qui a su mieux évoquer les vertiges du chat ?

Après Baudelaire ?

Rideau !

Bébert

Bébert est un chat. Un chat tigré, un chat européen, un chat de gouttière comme disent les Français avec désinvolture, mais que les Anglais appellent plus respectueusement « tabby » et les Espagnols, on ne sait trop pourquoi, « gato romano ». En bref, Bébert est un chat comme il en existe et en a existé des milliers, des millions, avec ses trois raies dorsales parallèles et des marques plus ou moins spiralées ou annelées sur le reste du corps. Pourtant, Bébert (1935-1952) n’est pas un chat comme il en a existé des milliers, des millions. Ah, non, certainement pas ! Bébert est unique. Bébert est sans égal. Bébert est l’un des chats les plus illustres du XXsiècle. L’un des plus voyageurs et des plus aventureux aussi. Bébert a existé. C’est un chat historique. Bébert est aussi une figure littéraire à part entière. C’est un chat romanesque. Une fiction. Un rêve. Un chat de caractère – mais aussi de caractères d’imprimerie ! Un héros de chronique. Peut-être même un mythe. À ce titre, il est immortel comme Don Quichotte, Robinson Crusoé, Don Juan, Faust… ou peu s’en faut !

Bébert, pour être plus précis, a été le compagnon de l’écrivain Louis-Ferdinand Céline (1894-1961). Il l’a escorté dans les épisodes les plus mouvementés de sa vie. Avec lui et avec son épouse Lucette, il a partagé la bohème de Montmartre, tutoyé l’écrivain Marcel Aymé, le peintre Gen Paul et l’acteur Robert Le Vigan, il a connu l’exode, il a observé l’Allemagne hitlérienne noyée sous les bombes et les incendies dans les derniers mois de la guerre, il a pris le train, il a déraillé, il a toisé des officiers supérieurs de la Wehrmacht et le maréchal Pétain dans les coulisses du château de Sigmaringen, il s’est réfugié au Danemark, il s’est caché… dans une prison, il a trempé ses pattes dans l’eau peu clémente de la Baltique, il a connu l’exil, il a pris l’avion, il a retrouvé la France en juillet 1951, il a villégiaturé à Menton, sur la Riviera, avant de finir ses jours auprès de ses maîtres (mais qui était le maître, Céline ou lui ? Qui obéissait à qui ? Vaste question !) dans le pavillon du Bas-Meudon, route des Gardes, où ils s’installèrent à la fin de cette année-là. Non, ce n’est pas une vie. C’est un destin. Ou, mieux, une odyssée.

Bien entendu, une odyssée n’est rien si elle ne se transmue pas en littérature. Bébert est devenu en quelque sorte l’Ulysse de l’odyssée célinienne. Il apparaît dans les derniers livres de l’écrivain. Dans Féerie pour une autre fois et dans Rigodon. Dans D’un château l’autre et dans Nord. Il accompagne l’écrivain. Il l’explique et le révèle. En ce sens, Bébert est la meilleure introduction possible à l’œuvre célinienne. À son dernier volet du moins, quand l’auteur de Voyage au bout de la nuit va devenir un « chroniqueur des Grands Guignols » (pour reprendre sa propre expression), grâce à ses derniers livres qui sont peut-être ses chefs-d’œuvre, dans la mesure où la folie, où le délire meurtrier et halluciné de l’Histoire se sont accordés là au grossissement fantasmagorique de la vision de l’écrivain…

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Une confidence : tout a commencé pour moi – mon intérêt pour Bébert j’entends ! – par une boutade. On ne se méfie jamais assez des plaisanteries que l’on lance. Jusqu’où peuvent-elles nous mener ? En 1973, j’avais publié aux éditions Gallimard ma thèse de doctorat de 3e cycle consacrée à Céline, thèse substantiellement remaniée pour l’occasion. Je n’y évoquais pour l’essentiel que les deux premiers livres de l’écrivain, avant qu’il ne publiât ses pamphlets antisémites de 1937 et 1938, Bagatelles pour un massacre et L’École des cadavres. Peu après, l’éditeur Jean-Claude Fasquelle, chez Grasset, me demanda si je ne voulais pas écrire une grande biographie de Céline. Je ne me sentais pas encore prêt. Je déclinai l’offre et ajoutai, sans trop réfléchir : « Mais pourquoi pas une vie de son chat ! »

Il ne me répondit pas. Sans doute ne me prit-il pas au sérieux. Il avait raison. Je n’étais pas sérieux. Les mois passèrent. Pourquoi ne pas m’abandonner à ce projet qui n’était pas sérieux ? Au diable les idées sérieuses ! À Meudon, dans la maison où le chat avait fini sa vie, où il était mort, Lucette Destouches, la veuve de l’écrivain, me parlait souvent de Bébert. Elle me communiquait des photos où je l’admirais, si placide et futé, attentif et philosophe, dans les bras de Céline. Je me promenais aussi dans le jardin qui s’élevait derrière le pavillon, où il avait été enterré. Je rêvais devant ce jardin…

Bientôt, je me mis au travail. J’ordonnais les souvenirs et les confidences de Lucette. Menais mes propres enquêtes. Partais en pèlerinage. Reprenais crayon en main les derniers ouvrages de Céline, ceux-là mêmes qui m’avaient été quasiment « interdits » pour ma thèse. C’est qu’un écrivain qui vocifère des propos antisémites, ce qui est inqualifiable, et qui choisit en plus de le faire alors que le chancelier Hitler menace l’Europe et déporte dans son pays les Juifs avant de songer à la Solution finale, est forcément un salaud et que son œuvre à venir, pour le coup, s’en trouve disqualifiée. Voilà ce que l’on m’avait expliqué à l’université de Nanterre, en 1968, alors que j’y déposais mon sujet de thèse. Le syllogisme m’avait paru un peu court. Céline impardonnable ? Assurément. Céline interdit ou ignoré donc par l’Université, Céline dépourvu par conséquent de ce talent qu’il avait déployé auparavant, c’était une autre histoire, c’était de l’angélisme. L’œuvre de Céline, toute son œuvre, dans sa cohérence comme dans son évolution, faisait bloc, bel et bien, avec ses ombres intolérables et ses trouvailles stylistiques, avec ses haines et sa compassion. Elle restait l’une des plus fortes et des plus novatrices de la littérature française de son temps. Grâce à Bébert, je pouvais enfin l’aborder dans sa dernière partie.

Ah, Bébert ! Je ne raconterai pas une nouvelle fois ici toutes les circonstances de sa vie et me contenterai de quelques repères. Il fut adopté en 1935 au rayon des animaux de La Samaritaine par l’acteur Robert Le Vigan qui, peu de temps auparavant, avait interprété le rôle du Christ dans le Golgotha de Julien Duvivier et, sur le tournage, était tombé amoureux d’une jeune figurante algérienne, Tinou. Ce chat célébra en somme leur union. Il partagea leur vie à Montmartre.

Fils de vétérinaire, Le Vigan parvenait à parler chat avec Bébert, à contrefaire d’incroyables miaulements et à le mettre en fureur, me raconta Lucette. Par la suite, Tinou et Le Vigan connurent des périodes orageuses. Le chat souffrit de ces disputes. À juger de son embonpoint, de sa prospérité ou de sa maigreur, les amis de Le Vigan et de Tinou pouvaient juger de la bonne ou de la mauvaise entente du couple. Quand ils se séparèrent enfin en 42 ou 43, sous l’Occupation, Lucette Destouches recueillit l’animal. Le docteur Louis Destouches, son mari, alors médecin au dispensaire de Bezons, que la littérature avait rendu célèbre en 1932, à la parution de son premier roman Voyage au bout de la nuit, par son pseudonyme de Louis-Ferdinand Céline, ne voulut pas s’encombrer du chat de leur voisin et ami de Montmartre. L’avenir était si incertain ! Lucette tint bon. Quelques jours plus tard, le chat devint l’indispensable compagnon de l’écrivain. Il avait trouvé son nom : Bébert !

Peu après le débarquement allié en Normandie, Céline, Lucette et Bébert enfoui pour l’occasion au fond d’une gibecière percée de trous quittèrent la France. Les papiers du matou étaient parfaitement en règle. Destination des fugitifs : le Danemark où Céline, avant guerre, avait mis de l’argent de côté. Impossible hélas pour eux de gagner Copenhague. Les autorités allemandes refusèrent de leur délivrer les laissez-passer nécessaires. Après Baden-Baden, ils s’installèrent dans le Brandebourg (le décor de Nord) puis à Sigmaringen près du lac de Constance, à l’automne, où ils retrouvèrent les Français rescapés de la collaboration, que les Allemands avaient installés là.

Bébert prit pension avec eux à l’hôtel Löwen. Il y croisa des anciens miliciens, des hommes politiques de Vichy, ceux qui feignaient de croire à un gouvernement français en exil, et les autres comme Pétain et Laval qui se jugeaient de fait prisonniers des Allemands. La fine fleur de la collaboration en somme. Débrouillard, Bébert avait plus ou moins attendri un épicier allemand du coin. En mars 1945, Céline et Lucette obtinrent enfin l’autorisation de gagner le Danemark. Ils confièrent Bébert à l’épicier. Leur équipée s’avérait en effet si problématique dans un pays en ruine, où chaque voie ferrée, chaque gare était la cible de bombardements, où les grandes villes étaient en flammes, qu’il n’était pas question pour eux de risquer en prime la vie du chat !

Bébert ne l’entendit pas de cette oreille. Au matin du départ de ses maîtres, il s’échappa de chez l’épicier, brisa sans doute un carreau et retrouva l’hôtel Löwen, l’escalier, l’étage et la chambre où Lucette et Céline empoignaient déjà leurs bagages. Des éclats de verre restaient plantés dans sa fourrure. Pas un instant à perdre. Hop ! dans la gibecière – et en voyage !

Quel voyage ! Les avions alliés qui noircissaient le ciel, les gares en cendres, les marches le long du ballast à la recherche d’un nouveau convoi et tout le tremblement ! Par miracle, les trois fugitifs atteignirent Copenhague. La guerre s’achevait. Les Allemands quittèrent peu après le Danemark. Céline était sauf. Mais sa présence finit par y être connue. Aussitôt, les autorités françaises demandèrent son extradition. Les Danois l’arrêtèrent par mesure de précaution. Bébert resta seul avec Lucette. Pendant deux semaines, celle-ci étant malade et opérée, il séjourna même auprès de Céline à l’hôpital de la prison – un prisonnier clandestin qui se cachait dans un placard chaque fois qu’un gardien ou qu’un infirmier se rapprochaient de leur chambre !

En France, l’instruction du procès de Céline traînait. Les Danois le mirent en résidence surveillée. Il séjourna dans la modeste demeure de son avocat, maître Mikkelsen, au bord de la Baltique. Bébert dut y accepter bientôt la présence d’autres chats et de chiens recueillis par le couple. D’assez mauvais gré, bien entendu. À tous, il faisait sentir que c’était lui le patron. Lui seul ! Un patron entièrement dévoué à Lucette et à Louis, il l’avait montré depuis quelques années.

« Bébert pourtant le pire hargneux greffe déchireur, un tigre !… mais bien affectueux, ses moments… et terriblement attaché ! j’ai vu à travers l’Allemagne… fidélité de fauve… »

Après son jugement par contumace puis l’ordonnance d’amnistie de 1951, Céline put retrouver la France en juillet. Tous s’embarquèrent en avion. À l’automne, le couple fit l’acquisition d’un pavillon à Meudon. Bébert y trouva son dernier refuge. Il y mourut peu après, dix ans avant l’écrivain. Affaibli, amaigri, il ne profita guère du jardin. Il humait l’air à la fenêtre, puis repartait somnoler au sous-sol. Il souffrait d’un cancer généralisé et s’éteignit au début de l’année 1952, près de Céline qui s’épuisait à écrire ses derniers ouvrages.

De lui, on voudrait garder l’image qu’en donne l’écrivain dans Nord : « … il est mort ici après bien d’autres incidents, cachots, bivouacs, cendres, toute l’Europe… il est mort agile et gracieux, impeccable, il sautait encore par la fenêtre le matin même… nous sommes à rire, les uns les autres, vieillards-nés !… »

Il était mort, certes, mais il allait revivre. Personnage littéraire et doué de ce fait d’une forme d’immortalité. Personnage décisif des derniers livres de Céline, je l’ai dit, dont il contribue en quelque sorte à authentifier la véracité par sa seule présence. On n’invente pas Bébert ! Il donne du crédit à ce qu’il voit ou, mieux, à ce qu’il démasque. Il va toujours se fourrer là où il ne faut pas. Les animaux ne mentent pas. Bébert le silencieux accuse au contraire par contraste toutes les bassesses, les vilenies, les mensonges des hommes. Il dénonce leur laideur, leur soif misérable de distraction, au sens pascalien du terme. Tel est son rôle, entre autres, dans l’œuvre célinienne. Les hommes sont lourds ! C’est la phrase testamentaire que l’auteur du Voyage au bout de la nuit aurait voulu prononcer sur son lit de mort, confiera-t-il à un journaliste. Bébert, lui, était si léger…

Je conclurai cette évocation par deux anecdotes.

L’ouvrage que je consacrai à Bébert, chez Grasset, sortit à l’automne 1976. En novembre, cette année-là, je reçus une lettre manuscrite d’André Malraux que je n’avais jamais rencontré, avec qui je n’avais jamais correspondu non plus. Il me disait avoir lu Bébert et, tout comme son chat Essuie-Plume, y avoir été sensible. Comment ne pas me sentir moi-même touché et ému par ce témoignage adressé au jeune écrivain que j’étais ? À midi, le jour même où je décachetai sa lettre, la radio annonça la mort de l’écrivain. Je ne pus donc jamais lui répondre, le rencontrer, dialoguer avec lui ou l’entendre plutôt monologuer devant moi sur les chats et la littérature ! Cela m’affecta, bien entendu, cette incroyable lettre qui m’était parvenue le jour de sa mort, mais, à la réflexion, il me plut de penser que Malraux était mort juste après avoir pensé à Bébert, à ce chat en particulier et aux livres en général. Existe-t-il des sujets plus essentiels au monde ?

Quelques jours plus tard, je fus l’invité de Bernard Pivot pour son émission littéraire « Apostrophes ». Exceptionnellement, celle-ci n’avait pas été tournée en direct mais enregistrée la veille, le jeudi soir. Le vendredi matin, je reçus le coup de téléphone d’une inconnue.

« Est-ce vous qui avez écrit et publié ce livre ignoble et diffamatoire qu’est Bébert ? »

La femme avait dû trouver mon nom dans l’annuaire. Étais-je le Vitoux qu’elle cherchait tant ? Je l’approuvai, non pour les qualificatifs qu’elle attribuait à mon ouvrage mais pour confirmer que j’en étais bel et bien l’auteur.

« Vous n’avez pas honte, ajouta-t-elle, de m’insulter de la sorte, d’attenter à mon honneur ? »

Quelles insultes ? Quelle honte ? Quel honneur sacrifié ?

« Savez-vous que je pourrais vous faire un procès ? J’exige que vous rectifiiez ce soir à la télévision les mensonges dont vous vous faites l’écho. Vous les tenez de Mme Céline, certainement ! »

Je compris peu à peu que la personne au bout du fil était Tinou, l’ancienne maîtresse de Le Vigan, la première compagne de Bébert, et qu’elle s’indignait que j’aie pu laisser croire qu’elle avait abandonné le chat dans les rues de Montmartre, alors que c’est Lucette qui avait insisté pour le recueillir, pour le lui retirer en quelque sorte, m’affirmait-elle.

Puis elle raccrocha sans me laisser de nom, d’adresse, rien. Sans me laisser non plus le temps de lui dire que l’émission était déjà enregistrée et qu’il était trop tard pour le moindre rectificatif.

Pauvre Tinou qui se jugeait diffamée – ce qui est tout à son mérite ! Lucette que j’interrogeai plus tard voulut bien convenir qu’elle avait peut-être exagéré en effet, que Bébert n’avait pas été exactement un SDF quand elle le recueillit rue Girardon, à Montmartre. Par la suite, Tinou ne me fit jamais de procès. Ne me donna pas non plus de nouvelles. Peut-être qu’elle l’aurait gagné, ce procès. Pour un peu, je regrette presque cette absence de suites judiciaires. Une plainte en diffamation à propos d’une circonstance controversée de la vie d’un chat, après plus de trente ans, cela n’aurait pas manqué d’allure ! Bébert ou le fantôme de Bébert devant les tribunaux ! Tant pis ! Du moins, je corrige ici mes affirmations trop rapides ou invérifiables à l’époque, et je présente mes excuses à la plaignante si injustement accusée.

Belzébuth

On connaît le mot d’Oscar Wilde à qui un journaliste avide de sensationnel demanda, alors que le poète sortait tout juste de prison, quel avait été le moment le plus douloureux de sa vie. Et Wilde de répondre : « Le plus grand chagrin de ma vie, c’est la mort de Lucien de Rubempré dans Splendeurs et Misères des courtisanes de Balzac. » Eh bien, pardonnez-moi, mais la mort de Belzébuth dans Le Capitaine Fracasse de Théophile Gautier continue de me hanter… presque autant.

Ce chat Belzébuth a un lointain parent dans la littérature française : le Chat botté en personne (voir cette entrée). Comme lui, et en dépit de son nom qui rappelle malicieusement la puissance démoniaque dont des siècles superstitieux et funestes ont trop souvent affublé ses congénères, Belzébuth est un porte-bonheur. Il assure la prospérité de son maître et fidèle compagnon, le valeureux et impétueux baron de Sigognac immortalisé en 1863 par Théophile Gautier sous le nom de Capitaine Fracasse précisément, et qu’escortent aussi une jument asthmatique, un vieux serviteur et un chien efflanqué, Miraut.

On s’épargnera ici le rappel de toutes les péripéties rocambolesques qui émaillent ce roman et enchantèrent autrefois tant d’adolescents – et je fis partie du nombre ! La mort de Belzébuth, à la fin du livre, reste néanmoins l’un des passages les plus déchirants qui soient.

Tout va pourtant pour le mieux pour Sigognac et les siens. Il aime Isabelle et est aimé d’elle. Le duc de Vallombreuse, qu’il a cru si longtemps son ennemi, son rival dans le cœur de la jeune fille et qu’il pensait avoir tué en duel, n’est plus son ennemi, n’est plus son rival mais le frère d’Isabelle, et il n’est pas mort davantage en duel. C’est donc la fin du livre, son épilogue au chapitre XXII. Sigognac et les siens font bombance dans le château qui a retrouvé un peu de son faste…

« Le repas allait son train, et les flacons, activement remplacés par Blazius, se succédaient sans interruption, lorsque Sigognac sentit une tête s’appuyer sur un de ses genoux, et sur l’autre des griffes acérées jouer un air de guitare bien connu. C’étaient Miraut et Belzébuth qui, profitant d’une porte entrouverte, s’étaient glissés dans la salle, et, malgré la peur que leur inspirait cette splendide et nombreuse compagnie, venaient réclamer de leur maître leur part du festin. Sigognac opulent n’avait garde de repousser ces humbles amis de sa misère ; il flatta Miraut de la main, gratta le crâne essorillé de Belzébuth, et leur fit à tous deux une abondante distribution de bons morceaux. Les miettes consistaient cette fois en lardons de pâté, en reliefs de perdrix, en filets de poisson et autres mets succulents.

« Belzébuth ne se sentait pas d’aise et, de sa patte griffue, il réclamait toujours quelque nouveau rogaton, sans lasser l’inaltérable patience de Sigognac, que cette voracité amusait. Enfin, gonflé comme une outre, marchant à pas écarquillés, pouvant à peine filer son rouet, le vieux chat noir se retira dans la chambre tapissée en verdure de Flandre, et se roula en boule à sa place accoutumée, pour digérer cette copieuse réfection. »

Sigognac et sa jeune épouse se couchent peu après.

« Vers le matin, Belzébuth, en proie à une agitation étrange, quitta le fauteuil où il avait passé la nuit, et grimpa péniblement sur le lit. Arrivé là, il heurta de son nez la main de son maître endormi encore, et il essaya un ronron qui ressemblait à un râle. Sigognac s’éveilla et vit Belzébuth le regardant comme s’il implorait un secours humain, et dilatant outre mesure ses grands yeux verts vitrés déjà et à demi éteints. Son poil avait perdu son brillant lustré et se collait comme mouillé par les sueurs de l’agonie ; il tremblait et faisait pour se tenir sur ses pattes des efforts extrêmes. Toute son attitude annonçait la vision d’une chose terrible. Enfin il tomba sur le flanc, fut agité de quelques mouvements convulsifs, poussa un sanglot semblable au cri d’un égorgé, et se roidit comme si des mains invisibles lui distendaient les membres. Il était mort. Ce hurlement funèbre interrompit le sommeil de la jeune femme. “Pauvre Belzébuth, dit-elle en voyant le cadavre du chat, il a supporté la misère de Sigognac, il n’en connaîtra pas la prospérité !” Belzébuth, il faut l’avouer, mourait victime de son intempérance. Une indigestion l’avait étouffé. Son estomac famélique n’était pas habitué à de telles frairies. Cette mort toucha Sigognac plus qu’on ne saurait dire. »

Quel rapport cette mort qui vous fait venir les larmes aux yeux a-t-elle avec le Chat botté ?

Attendez !

Sigognac veut enterrer dignement son nouveau compagnon.

« Quand la nuit fut tombée, Sigognac prit une bêche, une lanterne, et le corps de Belzébuth, roide dans son linceul de soie. Il descendit au jardin, et commença à creuser la terre au pied de l’églantier, à la lueur de la lanterne dont les rayons éveillaient les insectes, et attiraient les phalènes qui venaient en battre la corne de leurs ailes poussiéreuses. Le temps était noir. À peine un coin de la lune se devinait-il à travers les crevasses d’un nuage couleur d’encre, et la scène avait plus de solennité que n’en méritaient les funérailles d’un chat. Sigognac bêchait toujours, car il voulait enfouir Belzébuth assez profondément pour que les bêtes de proie ne vinssent pas le déterrer. Tout à coup le fer de sa bêche fit feu comme s’il eût rencontré un silex. Le baron pensa que c’était une pierre, et redoubla ses coups ; mais les coups sonnaient bizarrement et n’avançaient pas le travail. »

Que découvre donc là Sigognac ?

Tout simplement le trésor caché de l’un de ses ancêtres.

La prospérité de sa maison est donc désormais assurée. Il fait venir Isabelle, sa nouvelle et tendre épouse, auprès de lui, près de la fosse du chat, il lui montre ce trésor et lui confie :

« “Décidément Belzébuth était le bon génie des Sigognac. En mourant, il me fait riche, et s’en va quand arrive l’ange. Il n’avait plus rien à faire, puisque vous m’apportez le bonheur.” »

Chat bon génie ou chat porte-bonheur comme le Chat botté, vous le voyez, c’est bien la même chose. Belzébuth s’inscrit donc dans cette grande tradition des chats qui apportent la fortune et la félicité à leurs maîtres. Regrettons qu’il le fasse simplement ici par sa mort. Ou grâce à sa mort.

J’ignore si Théophile Gautier a songé à cette parenté entre Belzébuth et le héros de Perrault. Elle s’impose tout de même. Et cette histoire de trésor, complètement tirée par les cheveux, vient tempérer quelque peu notre émotion à la mort du si vaillant et fidèle (et trop gourmand) Belzébuth.

Qu’il vive heureux pour l’éternité au paradis des chats, en compagnie du héros de Charles Perrault !

Un dernier mot sur Théophile Gautier, non à propos de son chat de fiction, l’immortel Belzébuth, mais de la chatte qui partageait sa vie, au 32 de la rue de Longchamp, à Neuilly. Elle était noire, aux yeux verts, et répondait (ou ne répondait pas) au doux nom d’Éponine. Dans leur Journal, les frères Goncourt notent qu’« elle avait une chaise pour dîner comme une personne naturelle ».

Éponine était mélomane. Juchée sur des partitions, elle écoutait, avec la plus scrupuleuse attention, les cantatrices qui venaient s’accompagner au piano. Mais les notes aiguës, paraît-il, lui étaient peu supportables. Elle levait alors la patte vers la bouche des chanteuses, comme pour les faire taire.

On raconte qu’un jour Gautier reçut d’assez mauvais gré un jeune musicien qui voulait lui rendre hommage. Il n’avait qu’une hâte : le reconduire courtoisement à la porte. Éponine ne l’entendit pas de cette oreille. Elle si sauvage d’habitude sauta sur les genoux du visiteur pour n’en plus bouger. Gautier n’osa brusquer l’entretien et déranger ainsi sa chatte. Bien lui en prit. Ce jeune compositeur encore inconnu s’appelait Jules Massenet. Éponine, avant lui, avait si l’on peut dire flairé en sa personne un futur grand compositeur.

Bernaërts

C’est un tableau magnifique et qui pourtant passe à peu près inaperçu au musée de la Chasse et de la Nature de Paris, rue des Archives. Il est vrai qu’on ne l’attend pas dans un tel lieu, qu’on ne l’espère pas et donc qu’on ne le voit pas, tout simplement. Il représente des chats, alors qu’on n’a jamais vu, Dieu merci, des matous en meute traquer un malheureux cerf aux abois…

D’une salle à l’autre, dans ce musée, on observe, on admire parfois, des sangliers et des faucons empaillés, des armes anciennes, mousquets, fusils à silex et autres arbalètes, des peintures de chiens, de chevaux et d’hallali en veux-tu en voilà. Mais des chats, encore une fois ? Ils sont pourtant là, représentés sur une grande toile un peu à l’écart dans ce musée, et ils sont saisissants.

Trois chats, plus précisément : deux qui se battent, qui ouvrent leurs mâchoires, qui tourneboulent l’un sur l’autre et tentent de se prendre à la gorge, et un troisième, juché sans doute sur un appui de fenêtre, derrière une tenture, qui observe de haut la bagarre avec une relative placidité. Deux mâles en conflit, dans un intérieur bourgeois, pour les beaux yeux d’une dame chatte qui attend de savoir à qui elle va accorder ses faveurs ? Peut-être. Mais, d’un autre côté, l’un des chats à la lutte présente une fourrure gris-blanc-roux. Ne dit-on pas des tricolores que ce sont en général des femelles ? Le mystère reste entier.

Cette peinture est attribuée à Nicasius Bernaërts (1620-1678). L’artiste n’est guère connu des amateurs d’art et c’est parfaitement injuste. Il fut l’élève de Franz Snyders, le maître de la nature morte flamande, au XVIIsiècle. Plus tard, séjournant en France, Bernaërts aura pour élève François Desportes qui, avec Oudry, régnera sur la peinture animalière française du XVIIIsiècle.

Bernaërts, grand peintre de nature morte donc ? Oui, pour l’essentiel. Les tableaux qu’on lui attribue le prouvent sans conteste. Mais c’est une bien curieuse nature morte que ce Combat de chats ! Certes, on y retrouve la perfection du rendu de la table, des artichauts disposés sur la droite, des couverts d’argent, du panier où ont été placés du pain et des fruits, des pêches à la peau si veloutée. En bref, il règne (ou devrait régner) ici une forme d’opulence rassurante, de confort et d’équilibre, un ordre immuable propre à ce type de peinture où triomphent les signes extérieurs de la prospérité bourgeoise, avec la patine du temps qui fait briller les meubles et reculer la mort. Comme si les pendules s’étaient arrêtées. Que rien ne pouvait menacer les certitudes de cette société-là. On dit « nature morte » pour qualifier un tel genre pictural. C’est une erreur. Il ne s’agit au contraire que de peindre ou de suggérer une espérance d’éternité…

Mais voilà que des chats surgissent et patatras ! Plus d’éternité ! Plus de confort ! Plus de certitudes bourgeoises ! Tout est remis en question. Des chats surgissent et voilà le désordre et la vie. Des chats, c’est-à-dire les moins domestiques, les moins obéissants, les moins immobiles des animaux familiers. Les moins soucieux des apparences. Qui n’obéissent pas plus aux peintres qu’aux solides matrones flamandes. Qui ne prennent pas la pose. Qui ne chantent pas les mérites et l’opulence des négociants ou des magistrats d’Anvers. Des chats qui au contraire se prennent à la gorge pour un oui et un non, pour rire, pour se distraire, pour mettre la pagaille… et alors (regardez bien ce tableau ou imaginez-le bien !) le panier avec ses fruits et ses couverts bascule, les couteaux et les fourchettes dégringolent sur la table, les chats privés soudain de points d’appui tournoient dans le vide. Ce n’est plus le temps au repos, le temps immobile, l’éternité, l’ordre. C’est le temps affolé, insaisissable. Le désordre parfait. Le millième de seconde qui n’appartient qu’à lui-même.

Méticuleux, l’admirable Nicasius Bernaërts a même peint sur la lame brillante d’un couteau dans sa chute le reflet de la fourrure d’un chat qui était suspendu dans l’air, au-dessus de lui.

J’aime, encore une fois, ce Combat de chats parce qu’il offre le plus parfait démenti à ce que doit être une nature morte. (Chardin avait réussi la même démonstration dans sa célébrissime Raie du musée du Louvre, avec ce chat qui a bondi sur la table, près de la dépouille sanglante du poisson, et qui se hérisse soudain parce qu’il a posé les pattes sur des écailles d’huîtres, vraisemblablement humides et coupantes). Parce qu’il suffit qu’un chat paraisse et, a fortiori, trois pour que l’imprévisible retrouve sa suprématie, que les horloges se remettent en marche, que la vie s’épanouisse et que l’indiscipline soit hissée à la hauteur d’une morale, d’une forme précieuse de liberté.