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Cabaret du Chat noir

Le Chat noir, le cabaret et même la revue du même nom, animés par les mêmes personnalités autour du peintre Rodolphe Salis leur fondateur, ont-ils grand-chose à voir avec les chats, les vrais chats, les chats en chair et en os, en peintures, en sculptures, en images, en symboles ou en littérature qui nous intéressent ? Élargissons notre interrogation : toutes les boutiques, les restaurants, les hôtels ou les bars à l’enseigne des chats, et peu importe la couleur de leurs fourrures, mériteraient-ils de figurer dans ce Dictionnaire amoureux ? À l’évidence, non ! Cela reviendrait à s’encombrer de milliers et de milliers d’adresses de par le monde, et cet ouvrage n’a pas vocation à être un guide touristique, hôtelier ou gastronomique universel. Tout de même, je tiens à ce Chat noir-là, qui fut bien plus qu’un cabaret mais devint une légende, un lieu emblématique de la bohème des années 1880-1900 à Paris et même, soyons plus précis, à Montmartre.

L’établissement ouvrit ses portes en 1881 à l’adresse du 84, boulevard Rochechouart, dans le 18e arrondissement. Relisons ce qu’en écrivait Maurice Donnay, dramaturge et académicien français un peu oublié aujourd’hui mais qui contribua dans sa jeunesse, par les poèmes qu’il récitait ou les tragédies cocasses et parodiques qu’il composait pour le fameux théâtre d’ombres du Chat noir, à l’animation et à la célébrité du lieu.

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« La mode était alors aux cabarets artistiques et Le Chat noir avait un air “vieux Paris” grâce à des vitraux de couleurs, grâce à des pots d’étain, des vaisseaux de cuivre, des bancs et des chaises de bois massif, le tout du plus pur style Louis XIII. (…) Chaque soir on se réunissait, on récitait des vers, on chantait des chansons ; la renommée de ces fêtes étonnantes se répandit bientôt dans Paris ; bientôt la grosse finance, la politique nantie, la noce dorée vinrent rendre visite à l’insouciante bohème et, le vendredi surtout qui devint le jour chic, on vit au Chat noir des femmes de l’aristocratie, de la grande bourgeoisie et aussi des horizontales, comme on disait en ces temps verticaux… »

En somme, le succès de son établissement fut tel que Rodolphe Salis se retrouva bientôt contraint de s’agrandir. En 1885, il déménagea pour s’installer en grande pompe au 12, rue de Laval (aujourd’hui rue Victor-Massé). Le mobilier du premier Chat noir fut vendu aux enchères et mon grand-père Georges Vitoux acheta alors un banc, six chaises et une table qui n’étaient pas vraiment « du plus pur style Louis XIII », comme s’en souvenait Maurice Donnay mais pouvaient tout de même vaguement y faire penser. Et ils sont là, ces meubles, devant moi, alors que j’écris ces lignes – ces mêmes meubles que je retrouve et reconnais en photo, alors que l’on voit Toulouse-Lautrec, Aristide Bruant ou d’autres piliers des lieux pensivement attablés face à l’objectif. C’est vous dire si ce Chat noir m’est cher et s’il devait figurer dans ces pages, car il appartient en quelque sorte à mon intimité domestique.

Revenons aux chats ! Ou plutôt, pour commencer, à l’enseigne du Chat noir que dessina Adolphe Willette (1857-1926) pour la rue de Laval, et qui représentait l’animal dans un croissant de lune ! L’artiste, qui avait collaboré par ailleurs à la revue Le Chat noir, avait décoré aussi la grande salle du premier Chat noir du boulevard Rochechouart.

Willette avait étudié quatre ans à l’école des Beaux-Arts sous la direction du peintre Cabanel et devint assez vite l’un des plus talentueux et recherchés illustrateurs de son temps. Sous son vrai nom ou sous une flopée de pseudonymes – Cemoi, Pierrot, Louison, Nox, etc. – il collabora à de non moins nombreux périodiques. Il décora des brasseries artistiques. On lui doit aussi, entre autres, le plafond du music-hall La Cigale. Certains allèrent jusqu’à le comparer à une sorte de Watteau de la Belle Époque. Son ami Guillaume Apollinaire l’admirait sans réserve. « On devrait donner, disait-il, le prix Nobel de la paix à cet artiste qui a fait presque autant de dessins contre la guerre que contre l’hypocrisie de ceux qui détestent la beauté. »

Une ombre doit être tout de même ajoutée à son tableau : l’antisémitisme résolu dont l’artiste fit preuve, assez banal hélas dans la France de cette époque, et qui l’incita en 1889 à se porter candidat aux élections législatives du 22 septembre sous la bannière de « candidat antisémite » (sic). Y avait-il une forme de provocation, d’un goût exécrable certes, dans cette démarche vouée à l’échec ? On se gardera de répondre, faute d’informations. Frappé en tout cas par une indignation des plus tardives, le maire socialiste de Paris, appuyé par son Conseil municipal, décida en février 2004 de débaptiser le square du 18e arrondissement qui portait son nom et qui seul perpétuait sa mémoire pour le rebaptiser du nom de la célèbre pasionaria de la Commune de Paris, Louise Michel, qui comptait déjà un nombre incalculable de rues, d’avenues ou d’allées dans la banlieue de Paris. Par parenthèse, à peu près à la même période, ce qui est encore plus piquant, notre maire militant déclarait « citoyen d’honneur » de sa ville, afin de le protéger des foudres de la justice et d’une éventuelle expulsion, un ancien terroriste italien convaincu de plusieurs crimes dans son pays contre des commerçants ou des agents de police, et qui avait trouvé refuge chez nous depuis plusieurs années. Les voies de la politique, des indignations sélectives et des stratégies municipales sont parfois impénétrables – mais c’est une autre histoire…

Ah, cette enseigne du Chat noir peinte par Adolphe Willette ! Que de monde a pu défiler dessous ! Le club des Hydropathes tout d’abord, dont le nom se passe de commentaires, qui tenait auparavant ses sessions ou ses beuveries au quartier Latin, les Hirsutes aussi, en bref toute cette bohème artiste et fin de siècle, poètes, musiciens, peintres, sculpteurs, toute cette jeunesse si heureuse, mélancolique et fantaisiste, libertaire, subversive, tirant souvent le diable par la queue. Ce qui n’empêchait pas d’y rencontrer aussi le vieux Paul Verlaine qui évoquait, entre deux absinthes, Arthur Rimbaud. « Il est parti pour des Égyptes ! » s’écriait-il avec une gravité désolée, en levant le doigt vers le plafond. Claude Debussy participait aux fêtes du lieu et dirigeait le chœur des convives pour des chansons… peu debussyennes ! Et comment ne pas citer aussi Jules Lemaître, Alphonse Allais, le jeune Franc-Nohain, Steinlen bien sûr (voir cette entrée), l’admirable dessinateur et peintre spécialiste des chats et qui contribua à la décoration du second Chat noir, sans oublier Maurice Donnay dont nous avons déjà parlé ?

Attention à une confusion possible ! L’enseigne de Willette ne doit pas être confondue avec la fameuse lithographie de Steinlen, qui illustre une « Tournée du Chat noir » avec Rodolphe Salis et qui date de 1896. L’animal y est présenté de profil, un peu efflanqué, le poil hirsute, sa tête tournée vers le spectateur et se découpant devant une sorte d’auréole filigranée. Il écarquille les yeux. C’est assurément l’un des chefs-d’œuvre de cet immense artiste.

Un nom n’a pas encore été évoqué ici, celui d’Aristide Bruant. Il est vrai que son cas est assez singulier. Ce bourgeois né à Courtenay dans l’Yonne en 1851, ancien employé de la Compagnie des chemins de fer de Paris, prit le risque de tout abandonner pour se consacrer exclusivement à la chanson après la guerre de 1870. Il racheta le premier Chat noir en 1885 pour en faire son propre établissement à l’enseigne du Mirliton. C’est là qu’il écrivit et chanta la plupart de ses grands succès à la gouaille argotique et à la gloire des mauvais garçons et des filles perdues au destin non moins tragique de Montmartre, Belleville et Ménilmontant… sans oublier l’immortelle Nini Peau d’chien de la Bastille, bien entendu.

Il n’empêche que son morceau le plus connu reste bien la Ballade du Chat noir, créée en 1884 à la façon d’une chanson-hymne à la gloire du cabaret du même nom, où Rodolphe Salis l’avait d’abord accueilli, contribuant ainsi à l’éloigner du traditionnel caf’ conc’ où il se produisait jusque-là. Une précision : la musique n’était pas de lui. Bruant n’était que parolier-interprète et non pas musicien. Pour son Chat noir, il s’inspira d’un air traditionnel occitan, Aqueros montagneros.

À jamais reste gravé dans nos mémoires le timbre de sa voix obstinée, râpeuse, grave, un peu monocorde et populacière, quand il commençait son premier couplet aux paroles si savoureuses par leur impertinente ou provocatrice banalité :

La lune était sereine,

Quand, sur le boulevard,

Je vis poindre Sosthène

Qui me dit : cher Oscar !

D’où viens-tu vieille branche ?

Moi, je lui répondis :

C’est aujourd’hui dimanche,

Et c’est demain lundi…

Avant d’entonner le célèbre refrain :

Je cherche fortune

Autour du Chat noir

Au clair de la lune

À Montmartre !

Je cherche fortune,

Autour du Chat noir

Au clair de la lune

À Montmartre le soir.

À l’écoute des vieux enregistrements grésillants que l’on a pieusement conservés, Bruant semble nous apparaître alors avec sa silhouette inimitable, tel que l’a si bien décrit son jeune complice de la bohème montmartroise, Maurice Donnay toujours :

« Il porte son légendaire costume, le veston de velours noir laissant voir la chemise de flanelle rouge, les pantalons de la même étoffe que le veston et dont le bas disparaît dans des bottes de pompier. Naturellement dans son cabaret il ne couvre pas son chef du grand feutre noir à larges bords et n’entoure pas son nez du cache-nez rouge avec quoi son ami Lautrec l’a représenté sur une affiche fameuse. Mais tête nue, ses cheveux noirs et lisses rejetés en arrière, découvrant un front haut qui domine un masque glabre : figure de cabot ou d’empereur romain, de comédien qui jouerait un rôle de César ou de César devenu comédien : profil de médaille avec une certaine amertume dans le sourire. Tel quel, il n’y a pas à dire, il est très beau. »

Une question se pose, par laquelle, à vrai dire, on aurait dû commencer cet article : pourquoi Le Chat noir, pourquoi le chat de ce nom et de cette enseigne adoptés par Rodolphe Salis ?

Je n’ai pas trouvé de réponses explicites. Mieux vaut donc en revenir au vraisemblable, à l’image symbolique véhiculée par cet animal, ce chat diabolique et nocturne dont le Moyen Âge avait popularisé l’image, ce chat chargé de tous les défauts du monde, l’hypocrisie, la ruse, le vol, la sexualité débridée, la lubricité, la gloutonnerie, que sais-je, ce chat noir de surcroît, qui était aussi le compagnon favori ou le complice des sorcières qui n’hésitaient pas à se glisser dans sa peau pour échapper à leur juste châtiment.

Au XIXsiècle, tout basculait. Le chat redevenait à la mode, un peu pour ces mêmes raisons. Déjà, au tout début des années 1820, le romantisme s’était tourné vers l’époque médiévale pour mieux rompre avec le classicisme, pour adopter ou transformer les valeurs de ces temps anciens. Que vive donc le chat noir comme emblème provocateur, ce chat noir censé porter malheur et que Rodolphe Salis affichait à la porte de son cabaret en signe de complicité affectueuse et insolente !

Encore un mot sur ce haut lieu de la vie littéraire et artistique du Paris de la Belle Époque – mais ce mot et cette précision sont en vérité essentiels ici. Au cabaret, le second, celui de la rue de Laval, prospérait aussi un chat noir, un vrai. Laissons la parole, encore une fois et en guise de conclusion, à Maurice Donnay, dans les souvenirs si précieux qu’il publia en 1926 :

« Aujourd’hui, quand il m’arrive de passer devant la maison où fut l’illustre cabaret, ce n’est pas un Chat noir brillant et bruyant que j’évoque, mais un Chat noir tranquille, familial, oui, familial, et ce n’est pas un paradoxe, où j’ai connu des heures douces et chaudes. Par de sombres jours d’hiver, quand ma chambre était triste et la rue noire de froid et de boue, je suis venu plus d’une fois me réfugier là, avant la nuit. Dans la grande salle déserte à cette heure mélancolique du crépuscule, sur la plus haute feuille d’un palmier exilé, un chat noir dormait, un vrai chat noir, divinité mystérieuse et respectée de ce lieu ; un bon feu de coke grésillait dans la monumentale cheminée, et la magnifique verrière d’Adolphe Willette qui représentait le culte du Veau d’or prenait une gravité religieuse. »

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Champfleury

La postérité n’a guère été miséricordieuse envers l’écrivain Jules-François-Félix Husson (1821-1889), qui signait ses ouvrages du nom de Champfleury. Il a disparu de tous les manuels scolaires. À peine le voit-on figurer en petits caractères dans les encyclopédies les plus savantes et les histoires les plus exhaustives de la littérature française. Pourtant son œuvre est abondante. Quelques-uns de ses romans, comme Les Souffrances du professeur Delteil (1853) ou Les Bourgeois de Molinchart (1855), restent encore connus de quelques érudits. Aurions-nous profit à les découvrir à notre tour ? Le grand critique Albert Thibaudet saluait en lui le peintre attentif et rigoureux de la société française sous le second Empire. C’était peu tout de même. On l’oublia.

Historiquement, pourtant, il fut l’un des premiers tenants d’un strict réalisme dans le domaine narratif. Ce qu’il exprimera du reste dans un essai de 1857 intitulé sobrement Le Réalisme. Zola, en quelque sorte, n’avait plus qu’à marcher sur ses traces. On sait aussi que Champfleury était lié au peintre Gustave Courbet et qu’il joua un rôle décisif dans la défense de son œuvre et, mieux encore, de son esthétique… Mais voilà, juste après ses Bourgeois de Molinchart, un certain Gustave Flaubert publiait Madame Bovary en 1856. Qui pouvait se maintenir en piste après cela ?

Un livre, un seul livre de Champfleury, qui fut à la fin de sa vie le directeur de la Manufacture de Sèvres, est resté en mémoire : son ouvrage intitulé sobrement Les Chats, qu’il publia en 1869 et qui connut un réel succès de son temps et de nombreuses réimpressions par la suite. On ne saurait trop, aujourd’hui encore, en recommander la lecture.

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Au fond, le destin de Champfleury rappelle étrangement celui de Moncrif (voir cette entrée), un siècle plus tôt. Comme lui, il fut l’auteur d’une œuvre abondante. Comme lui, d’une œuvre tombée dans l’oubli. Comme lui enfin, il publia un livre sur les chats, une petite fantaisie en marge de son œuvre. Comme pour Moncrif toujours, cette petite fantaisie lui assura une forme modeste d’immortalité. Car ils sont bien les seuls, tous les deux, à avoir, à leur époque, consacré à ce si vaste et si magnifique sujet un livre unique. Bien entendu, depuis longtemps déjà, un nombre incroyable de prosateurs, de poètes ou de fabulistes s’étaient penchés sur les chats, leurs mœurs, leur intimité, l’amour qu’ils leur portaient, etc., mais cela, c’était au détour d’un poème, d’un paragraphe, d’un conte. Non, un livre entier consacré au chat, dont le titre portait le mot chat, cela ne courait pas les librairies ou les gouttières. Moncrif et Champfleury se signalèrent pour cet exploit. Hommage leur en soit rendu.

L’ouvrage de Champfleury est délicat, érudit, vagabond, plein de charme, d’anecdotes, de tendresse et de complicité véritable pour l’animal. Là où Moncrif, homme de cour du XVIIIsiècle, affecte une certaine préciosité dans sa défense du chat, multiplie les pirouettes, les traits d’esprit et les outrances savoureuses, demande en quelque sorte à son lecteur de ne pas être trop dupe de son plaidoyer, Champfleury s’exprime au contraire au plus près de son savoir, de ses convictions, de ses émotions. Il écrit surtout avec légèreté. Champfleury, pionnier romanesque du réalisme, voire du naturalisme, avec ce que cela suppose de traits épais, de grossissement de la vision, de goût pour le contraste révélateur ou pour les clairs-obscurs de la misère et de l’opulence ? Rien ne le laisse fort heureusement suggérer ici. Quand il parle des chats, si l’on préfère, il n’est pas Courbet mais Watteau.

On raconte qu’un jour où il se disputait précisément avec son amie George Sand à propos de cette école littéraire dont les critiques et courriéristes de l’époque s’obstinaient à voir en lui le chef de file, celle-ci lui demanda avec une pointe d’agressivité :

« Qu’est-ce que le réalisme ? »

Et Champfleury de rétorquer, imperturbable :

« Ne pas dire à celui qui est monté sur un âne : quel beau cheval vous avez là ! »

Qui aurait pu le contredire ?

Mme Sand la péremptoire, si souvent insupportable, resta pour une fois silencieuse.

Et les chats ?

Eh bien, dans son ouvrage, Champfleury les appelait des chats et ne s’emberlificotait pas dans des métaphores improbables. Il s’exprimait avec simplicité. Une érudition aimable. Des notations sensibles, venues du plus profond de son attention et de sa tendresse à l’égard des matous.

Son témoignage direct est parfois des plus précieux.

Tenez, un seul exemple.

Beaucoup de lecteurs se plaisent à citer le mot remarquable d’Alexandre Vialatte, à propos des chats, dans l’une de ses chroniques : « Dieu l’a fait dans Sa grande bonté pour que l’homme puisse caresser le tigre. » Des lettrés plus avertis pensent qu’il s’est inspiré là, consciemment ou non, d’une remarque identique déjà faite par Victor Hugo : « Dieu a fait le chat pour donner à l’homme le plaisir de caresser le tigre. »

Champfleury nous donne enfin la source de cette attribution. Elle n’est pas d’Hugo, non ! Écoutons-le :

« Dans ma jeunesse, j’eus l’honneur d’être reçu chez Victor Hugo, dans un salon décoré de tapisseries et de monuments gothiques. Au milieu s’élevait un grand dais rouge, sur lequel trônait un chat, qui semblait attendre les hommages des visiteurs.

« Un vaste collier de poils blancs se détachait comme une pèlerine de chancelier sur sa robe noire : la moustache était celle d’un Magyar hongrois, et quand solennellement l’animal s’avança vers moi, me regardant de ses yeux flamboyants, je compris que le chat s’était modelé sur le poète et reflétait les grandes pensées qui emplissaient le logis.

« C’est lui, m’écrit Victor Hugo, c’est mon chat qui a fait dire à Méry (voir cette entrée), dans les jambes duquel il faisait le gros dos, ce mot illustre : Dieu a fait le chat pour donner à l’homme le plaisir de caresser le tigre.

« Un disciple cher au maître hérita de sa passion pour l’animal, en y introduisant toutefois des variantes singulières. Théophile Gautier, à une certaine époque, partageait ses tendresses entre des chats et des rats blancs, oubliant qu’au logis le chat doit régner sans partage… »

Mais arrêtons là cette citation. De fil en aiguille, on déroulerait ainsi toutes les lignes du cher Jules-François-Félix Husson, dit Champfleury. Et ce serait grand dommage de déflorer ainsi le plaisir que vous pourriez éprouver à vous plonger dans son ouvrage le plus mémorable.

Chartreux

J’adore les chartreux. Pourquoi m’en cacher ? Ce sont mes chats (de race) préférés. Ce sont surtout mes amis. Mes complices. Ils me rassurent et me font rêver en même temps.

D’un côté, ils ont l’air de gros patapoufs, avec leur mine joufflue, leur belle fourrure gris-bleu dense et soyeuse comme une peluche, leurs yeux orange presque trop lumineux, trop magiques pour être honnêtes, pour vraiment leur appartenir. On les imagine débonnaires, affectueux, casaniers, sociables, gourmands, voire goinfres sur les bords. Et on n’a pas tout à fait tort de se les représenter ainsi. Je n’ai jamais rencontré pour ma part de chartreux efflanqués et anorexiques. Voilà pour l’intimité, pour tout ce qu’ils nous offrent de tendre et de paisible.

Mais il y a plus. Il y a le mystère du chartreux.

Doit-il son nom aux moines du même nom qui l’auraient, il y a des siècles, rapporté d’Afrique du Sud pour l’élever au sein de leur communauté ? Il a du moins gardé le côté bon vivant et replet des moines qui savent ce que manger veut dire, et peut-être aussi l’étincelle de spiritualité et de grâce qui n’est pas, après tout, inconciliable avec l’habit religieux.

Beaucoup doutent cependant de cette origine-là. Recherches faites, il semblerait que jamais de toute leur histoire les moines chartreux n’aient élevé ces chats. Et qu’ils n’aient jamais non plus mis les pieds en Afrique du Sud. Tant pis !

Notre chat serait plus vraisemblablement originaire du Proche-Orient et aurait gagné l’Europe à la faveur des croisades. D’abord appelé chat bleu, il se serait ensuite dénommé chat des chartreux en raison de la ressemblance de sa robe avec une laine importée autrefois d’Espagne et appelée, allez savoir pourquoi, « pile des chartreux ».

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Une chose est sûre : ce chartreux a une très longue histoire derrière lui, un passé et des légendes qui donnent le vertige. Ah ! il n’est pas né de la dernière pluie ou de la dernière fantaisie douteuse des éleveurs qui s’amusent à croiser des chats comme on bouture des plantes pour voir ce que ça donne. Il n’est pas un chat génétiquement modifié. Un produit de serre. Une belle plante de chat que l’on salue pour son esthétique mais qui ne sera jamais notre complice. Le chartreux, c’est du solide. C’est de l’éternel. Linné, Buffon et tous les naturalistes du siècle des Lumières le saluaient déjà avec respect. Felis catus cœrulus, s’il vous plaît !

Le chartreux, surtout, c’est le frisson du magique, l’aile fascinante du bizarre, voire l’ombre d’une pure spiritualité dans un être de bonne société, un compagnon de prière qui n’ignore rien des agréments propres à toutes les nourritures terrestres.

S’il me fallait le rapprocher de quelqu’un, je n’avancerais qu’un seul nom : celui du Bouddha. À la fois le bon vivant au ventre rebondi, à la mine réjouie, sédentaire, les jambes repliées sous lui, flottant dans son bonheur ineffable, mais aussi le Bouddha aux pensées détachées des contingences terrestres, inaccessible dans ses pensées ou ses absences de pensées, sa sagesse, sa complicité avec le Grand Tout – ou le Grand Rien.

Tel est le chartreux. Notre bouddha au gros ventre et aux pensées légères. Un bouddha si doux à caresser. Qui dit mieux ?

Chat

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Pourquoi le mot chat ne figurerait-il pas dans un Dictionnaire amoureux des chats ?

Une redondance ? Une évidence ?

Contentons-nous, pour une fois, de la plus stricte rigueur lexicologique et reportons-nous à la définition du mot « chat » dans la neuvième édition (et dernière à ce jour) du Dictionnaire de l’Académie française.

On y lit :

 

CHAT, CHATTE n. XIsiècle. Du bas latin cattus « chat (sauvage, puis domestique) ».

1. Petit mammifère carnivore de la famille des Félidés.

 

L’essentiel est dit.

La suite de l’article « Chat » se contente d’énumérer, par des exemples ou des phrases habituels comme « Chat errant » ou « Le chat guette la souris », etc., les principales acceptions et constructions du mot, les principales races de chat aussi, un chat persan bleu, une chatte angora, siamoise, etc.

Il rappelle aussi, à l’article 2, les principales expressions figurées et familières où il est cité ; à l’article 3, les proverbes dont il est l’objet ; et enfin, en 4, par analogie, le Chat à neuf queues.

Dans notre propre Dictionnaire amoureux, on trouvera à l’entrée « Étymologie » comme à celle des « Proverbes, locutions et superstitions » tout ce que nous inspirent ces vastes questions et autres domaines d’étude.

Chat botté (Le)

Pourquoi est-il botté, ce fameux chat, ce personnage qui compte parmi les plus célèbres des non moins célèbres contes de Charles Perrault ? Il naquit ou fit son apparition en 1697, avec la publication des Contes de ma mère l’Oye, ou Histoires ou contes du temps passé avec des moralités. Le titre original du récit dont il est le héros s’intitulait exactement : « Le Maître Chat ou Le Chat botté ».

Pourquoi est-il botté, donc ?

Eh bien, à cette question, qui s’impose par son évidence, aucune réponse irréfutable ne vient à l’esprit.

Relisons pour commencer les premières lignes de ses aventures :

« Un meunier ne laissa pour tous biens, aux trois enfants qu’il avait, que son moulin, son âne et son chat. Les partages furent bientôt faits ; ni le notaire, ni le procureur n’y furent point appelés. Ils auraient eu bientôt mangé tout le pauvre patrimoine. L’aîné eut le moulin, le second eut l’âne, et le plus jeune n’eut que le chat.

« Ce dernier ne pouvait se consoler d’avoir un si pauvre lot : “Mes frères, disait-il, pourront gagner leur vie honnêtement en se mettant ensemble ; pour moi, lorsque j’aurai mangé mon chat, et que je me serai fait un manchon de sa peau, il faudra que je meure de faim.”

« Le Chat, qui entendait ce discours, mais qui n’en fit pas semblant, lui dit d’un air posé et sérieux :

« “Ne vous affligez point, mon maître ; vous n’avez qu’à me donner un sac et me faire faire une paire de bottes pour aller dans les broussailles, et vous verrez que vous n’êtes pas si mal partagé que vous croyez.” »

Résumons la suite : le jeune homme, qui avait admiré auparavant la souplesse et l’habileté du chat à prendre des souris et des rats, accepta sa demande, sans trop de conviction malgré tout. Il lui donna un sac et lui fit confectionner les fameuses bottes.

Pourquoi ces bottes donc ?

Parce que le chat tient à son confort et ne veut pas s’abîmer les pattes quand il se risque dans les broussailles ?

L’explication avancée par Perrault et le chat lui-même semble un peu courte.

Pour mieux s’humaniser et rendre plus crédibles sa faconde, ses mensonges, ses tours de passe-passe et les impostures qui vont assurer la fortune de son maître ?

Peut-être.

Parce que les bottes sont magiques ?

Non, rien ne nous est dit de tel ici ! Ces bottes ne sont pas de sept lieues.

Parce que le chat était déjà botté dans la plupart des contes et légendes enfantins que Perrault aurait plus ou moins recueillis et enrichis ?

On trouve en effet parfois des chats chaussés de la sorte dans des récits populaires.

Ainsi cette chanson russe tirée d’un conte d’Afanassiev :

Le chat marche sur ses pieds

En bottes rouges ;

Il porte une épée au côté

Et un bâton le long de la cuisse ;

Il veut tuer le renard

Et faire périr son âme.

Grimm fait état, pour sa part, d’une vieille chanson autrichienne :

Notre chat a mis de petites bottes ;

Il court avec à Hollabrun,

Il trouve un petit enfant dans le soleil…

Mais rien, encore une fois, dans ces couplets aux paroles étranges, ne rappelle l’histoire du Chat botté et ne vient donc expliquer la présence des bottes.

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Admettons donc que ces fameuses bottes relèvent d’une vieille tradition reprise par Perrault et restons-en là ! Ce qui ne veut pas dire qu’il faut cesser de s’intéresser à ce conte. Celui-ci est passionnant à plus d’un titre. Certes, il ne décrit pas scrupuleusement et amoureusement le chat. On ne saura rien de lui et de son physique. Est-il blanc, noir, tigré ou tacheté ? Corpulent ou squelettique ? Petit ou haut sur pattes ? Mystère. Il garde « un air posé et sérieux », et c’est à peu près tout pour son apparence. Mais l’important n’est pas là. Perrault donne à son héros chat un rôle considérable, une force symbolique essentielle : ceux d’un porte-bonheur.

Enfin ! serait-on tenté de s’écrier. Enfin un chat qui n’est pas diabolique, terrifiant, ambassadeur des puissances du Mal ! Enfin un chat qui n’annonce pas des catastrophes ou du chagrin ! Enfin un chat, un pauvre chat comme vous ou moi, qui n’est ni riche ni noble, qui n’est pas haut placé dans la société, qui est confié par héritage au benjamin le plus démuni, celui qui n’a pas la chance d’hériter d’un moulin ou d’un âne, un chat qui va pourtant se révéler le plus précieux des biens ! Enfin un écrivain, Charles Perrault, pour considérer cet animal comme le trésor le plus inappréciable du monde ! Grâces lui en soient rendues.

Bien entendu, pour assurer la prospérité de son maître et même sa félicité conjugale – lui faire épouser la fille du roi, excusez du peu ! –, notre chat extraordinaire va multiplier les tours pendables. Va flatter le monarque, lui offrir de la part de son maître, le soi-disant marquis de Carabas, des lapins de garenne et des perdrix. Va menacer des paysans des pires maux s’ils n’affirment pas que les terres qu’ils cultivent appartiennent au marquis de Carabas. Va ne faire qu’une bouchée d’un brave ogre châtelain qu’il incite à se métamorphoser en souris pour le dévorer et mieux installer ensuite son maître dans les lieux. Mais c’est pour la bonne cause, n’est-ce pas ?

Ce Chat botté, c’est le cousin germain de Scapin, de Crispin aussi bien que de tous les valets facétieux de la commedia dell’arte, qui multiplient les tours pendables, les supercheries et les escroqueries au service de leurs maîtres – pour assurer aussi, en passant, leur propre confort. De là à accuser Charles Perrault d’immoralité, de corrompre la jeunesse avec cette histoire si peu édifiante, où la malhonnêteté, les mensonges et les abus de confiance sont récompensés, il n’y avait qu’un pas que ses contemporains n’hésitèrent pas à franchir. Sans grand succès, convenons-en.

Peu de contes, encore une fois, connurent une telle fortune. Les Anglais s’en emparèrent avec leurs innombrables adaptations et autres traductions approximatives, les fameux « puss-in-boots ». Les Allemands aussi. Ne citons que la pièce en trois actes du grand romantique allemand Ludwig Tieck, qu’il fit représenter avec succès en 1797.

Mais Perrault, le premier, n’avait pas inventé son histoire à partir de rien. Elle appartenait à un vieux fonds de légendes populaires où le chat (jamais botté au demeurant) était déjà assimilé à un bon génie. Notre auteur s’était-il directement inspiré, plus précisément, de deux sources écrites italiennes qui l’avaient de peu précédé : les Piacevoli Notti de Giovan Francesco Straparole et Il Pentamerone de Giovan Battisti Basile ? Pour Straparole sans doute, et pour Basile le cas est plus douteux, nous assurent les universitaires qui ont consacré à cette décisive interrogation d’interminables thèses. D’autres Chats bottés avec de substantielles variantes vont bientôt apparaître après lui au Danemark, en Norvège, en Russie… Mais restons-en là !

On vient de souligner à quel point notre si sympathique Chat botté prend, pour une fois, le contre-pied du chat annonciateur de mauvaises nouvelles. Certes ! Il n’empêche qu’il n’est pas dénué de pouvoirs presque surnaturels. Oublions son aptitude à parler ! Elle est du domaine de la féerie, la condition nécessaire du conte. Mais son aptitude à terrifier ? Elle est toujours là. Rappelez-vous que le chat, après avoir demandé à son maître de se déshabiller, de se plonger dans l’eau de la rivière, après lui avoir volé ses pauvres habits, après avoir vu le carrosse du roi s’approcher et après avoir demandé cette fois à son maître de feindre la noyade, voit son stratagème couronné de succès : le roi ou ses serviteurs sauvent le malheureux « marquis de Carabas » qui monte dans le carrosse de Sa Majesté, qui lui fait remettre ses plus beaux habits…

« Le Chat, ravi de voir que son dessein commençait à réussir, prit les devants, et, ayant rencontré des paysans qui fauchaient un pré, il leur dit :

“Bonnes gens qui fauchez, si vous ne dites au roi que le pré que vous fauchez appartient à monsieur le marquis de Carabas, vous serez tous hachés menu comme chair à pâté.”

« Le roi ne manqua pas de demander aux faucheurs à qui était ce pré qu’ils fauchaient :

“C’est à monsieur le marquis de Carabas”, dirent-ils tous ensemble, car la menace du chat leur avait fait peur. »

Oui, vous avez bien lu, le chat terrorise sans effort les paysans superstitieux, le chat toujours redouté par eux… Mais tant mieux, après tout, s’il jouit de l’absurde, de l’ancestrale terreur que ses congénères avaient si souvent exercée sur les âmes simples, pour parvenir à ses fins ! Comme nous sommes heureux, en conclusion du conte, d’apprendre que le maître du chat, le soi-disant marquis de Carabas, le troisième fils du meunier, va épouser la belle princesse.

Et le chat ?

« Le Chat devint grand seigneur, et ne courut plus après les souris que pour se divertir. »

Le luxe suprême, en somme.

« Chat vit rôt »

Quel est l’auteur, si toutefois auteur connu il y a eu, de ce petit poème comique en raison de ses brèves allitérations, et qui, par ses savoureuses et trébuchantes sonorités, semble un peu cascader comme une poignée de dés sur un escalier ?

Nos parents nous l’ont appris. Nous l’avons retenu sans peine.

Quand est-il apparu ?

Est-il le fruit d’une création collective ?

Chat vit rôt

Rôt tenta chat

Chat mit patte à rôt

Rôt trop chaud

Brûla patte à chat.

Le mot « rôt » pour rôti laisse entendre qu’il date au bas mot d’un siècle ou deux.

On se contentera – avec une relative tristesse – de noter simplement qu’une fois de plus le chat n’y joue pas le beau rôle. Il est voleur, il pique la viande qui ne lui était pas destinée. Il est imprudent. Il se brûle la patte. C’est un glouton. Et un maladroit.

Est-ce bien vraisemblable, tout ça ?

Ah ! ces désolantes idées reçues sur le chat !

Et dire que tout petit, on était déjà conditionné à s’en persuader par ces savoureuses comptines !

Chutes

Que d’exemples autour de nous de chats qui ont perdu l’équilibre, qui sont tombés du balcon, de la terrasse, de la gouttière et se sont retrouvés au sol, à la fois penauds et gaillards, comme si de rien n’était !

Qu’en est-il, en somme, de cette aptitude des chats à retomber sur leurs pattes, depuis les hauteurs les plus extravagantes ? Et jusqu’à quelle altitude tout de même, sans trop de mal ? Car d’autres exemples hélas nous apprennent que des chats n’ont pas résisté à une chute du deuxième ou troisième étage de leur maison. Ne seraient-ils donc pas tous aussi caoutchouteux qu’on voudrait le croire ?

Deux médecins vétérinaires de l’Animal Medical Center de Manhattan, les docteurs Wayne Whitney et Cheryl Mehlhaff, se sont livrés à une étude expérimentale sur des chats tombés des gratte-ciel de New York durant l’été et l’automne 1988. Ils ont répertorié cent quinze cas. 90 % des animaux, je vous rassure tout de suite, ont retrouvé selon eux, après quelques soins, une bonne santé.

Avant d’aller plus loin dans l’examen de cette étude, je ne peux m’empêcher de m’interroger sur plusieurs points.

Cent quinze chats donc qui tombent dans le vide, qui perdent malencontreusement l’équilibre, est-ce beaucoup ou est-ce peu ? Les matous ne sont pas tous suicidaires, voyons ! Ou d’une maladresse insigne ! Combien ont-ils été balancés par leurs propriétaires irascibles ? On n’ose répondre.

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Dans la mesure où l’on ne se permettra pas de soupçonner Wayne Whitney et Cheryl Mehlhaff d’avoir eux-mêmes jeté les minets du haut des fenêtres ou des terrasses pour leurs fins expérimentales, on conclura donc qu’ils ont été alertés dans le seul cas où les animaux accidentés étaient ensuite conduits au cabinet vétérinaire. Qu’en est-il des chats morts et bien morts, retrouvés sur le trottoir et évacués ensuite par la voirie ? Impossible de les comptabiliser. En bref, la rigueur statistique et scientifique de l’enquête me laisse perplexe, et ses conclusions me paraissent a priori bien optimistes.

Elle n’en est pas moins passionnante.

Reprenons !

Sur nos cent quinze cas, trois sont morts, paraît-il, avant d’avoir atteint le centre vétérinaire, huit dans les vingt-quatre heures qui ont suivi l’accident (ils étaient tombés d’une hauteur se situant entre le quatrième et le huitième étage), les cent quatre restants, venus de plus haut, ont survécu.

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Les symptômes cliniques les plus fréquemment observés : des saignements de nez, des fractures et des écorchures au niveau des os et de la superficie du museau et du crâne. Trois cas seulement ont révélé une fracture de quelques côtes, quatre cas des fractures de l’ensemble de la cage thoracique. Aucune fracture de l’épine dorsale n’a jamais été relevée.

Qu’en conclure ?

On sait bien sûr l’admirable aptitude des félins en général aux bonds, aux sauts, à toutes les pratiques de la chasse. Leur squelette et leurs muscles les y prédisposent. Les chats particulièrement savent se recevoir sur leurs pattes de devant pour amortir l’impact. Mais il y a plus. Chacun d’entre nous a pu remarquer l’extraordinaire aptitude qu’ils manifestent, quand ils se retrouvent en l’air, à se retourner souplement pour atterrir ensuite sur leurs quatre pattes. Jamais vous ne les verrez retomber sur le dos ou le flanc, comme de gros balourds. Les lésions à la tête observées ? Sans doute le fait que les chats n’avaient pas redressé suffisamment leur museau au moment d’arriver au sol.

Reste une question de fond : pourquoi moins de dégâts pour un chat à partir du quatrième étage que pour une hauteur inférieure, alors que pour un homme évidemment ce serait le contraire… Mais je ne crois pas que des études statistiques sérieuses aient été faites sur le nombre de personnes défenestrées à Manhattan durant l’été et l’automne 1988. Furent-elles moins nombreuses ou plus nombreuses que les chats ? Combien furent conduites à l’hôpital ou à la morgue ? Et combien de survivants au-delà du huitième étage ? Passons !

Wayne Whitney et Cheryl Mehlhaff avancent une hypothèse très séduisante quant à cette survie quasi miraculeuse des chats tombés de si grandes hauteurs. Ils observent d’abord que le rapport entre leur masse et leur superficie corporelle est beaucoup plus faible chez eux que chez les humains. Après six étages environ, ils stabilisent leur vitesse de chute à 96 kilomètres à l’heure environ. Ils se comportent en quelque sorte comme des parachutes. Le frottement de leurs poils dans l’air provoque un ralentissement. Plus admirable encore, les chats, dans le vide, se détendent au bout d’un moment, ils ne raidissent pas leurs pattes perpendiculairement au sol mais les étirent au contraire. Ils augmentent en quelque sorte leur surface de voilure et absorbent ainsi le choc de l’atterrissage environ trente fois mieux que si leurs pattes étaient tendues vers le bas.

Pour preuve, poursuivent Wayne Whitney et Cheryl Mehlhaff, le fait que les chats périssent plus souvent d’une hauteur inférieure. C’est qu’ils n’ont pas encore eu le temps de se préparer, qu’ils sont encore affolés, comme s’ils avaient oublié de tirer le cordon d’ouverture de leur parachute…

Quand on vous dit que le chat est un animal fantastique ! Un vol plané depuis le haut d’un gratte-ciel et pas une égratignure. Batman peut aller se rhabiller, avec sa panoplie ridicule.

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Je ne peux tout de même, avant de conclure, ne pas soulever un problème qui me tracasse, au-delà des données statistiques que je pressens un peu fantaisistes de nos deux vétérinaires de Manhattan.

Comment ont-ils vraiment pu observer scientifiquement la position de leurs chats dans le vide, entre le huitième et le trente-deuxième étage ? Ils n’étaient tout de même pas là, en contrebas, par un hasard miraculeux, avec un appareil photo ou une caméra vidéo, au moment où un matou maladroit ou suicidaire s’apprêtait à leur tomber dessus du haut de l’Empire State Building ? Ont-ils « sacrifié » des chats pour observer leurs comportements dans le vide ? On frissonne à cette idée. Dans ce cas, Wayne Whitney et Cheryl Mehlhaff mériteraient évidemment d’être rayés du Conseil de l’ordre et condamnés par un tribunal international pour crime contre la félinité. Écartons ce soupçon ! Alors ?

Tout cela me trouble infiniment.

Cimetières

Les chats s’accordent aux cimetières.

Ils passent parmi les défunts. Ils se glissent d’une chapelle ou d’une pierre tombale à l’autre. Ils ne troublent pas la paix des lieux. Ils organisent au contraire cette paix. Ils la préservent. Ce sont des divinités tutélaires. Des silhouettes consolantes aussi. Dans leurs yeux attentifs brillent des éclairs de méfiance et de compassion. Méfiance à l’égard des vivants. Compassion à l’égard des morts.

Les chats, dans les cimetières, témoignent aussi de cette étincelle obstinée de vie qui continue de luire à l’endroit même où la mort se déploie et s’enterre. Ils iraient jusqu’à nous faire croire à la réincarnation, eux qui sont dotés de plusieurs vies, nous dit-on. Ce sont des corps de chat, dans la perfection élastique et furtive de leur présence, et peut-être que ce sont aussi les âmes des défunts.

J’ai parlé de consolation. Les chats familiers des cimetières quittent rarement leur territoire d’adoption. Il se trouve toujours des personnes compatissantes pour venir les nourrir, sans troubler leur quiétude. Et pourquoi quitteraient-ils les cimetières, pourquoi affronteraient-ils de nouveau les bruits, les dangers, les vulgarités et l’agitation frénétique du monde alentour ? Ils sont heureux dans les cimetières, eux qui consacrent sagement les deux tiers de leur temps à dormir. Ne sont-ils pas ainsi les complices des défunts dans leur dernier sommeil ?

Entre le repos éternel et le repos tout court, il n’y a au fond qu’une affaire de degré ou d’intensité – cette intensité du sommeil du chat qui le met en contact avec l’inconnu, l’au-delà, ces révélations dont personne ne témoignera jamais. Et quand ils se réveillent, quand ils s’étirent, se dressent sur leurs pattes, arrondissent le dos, quand ils orientent le pavillon si mobile de leurs oreilles vers le chant des oiseaux dans les arbres, quand ils redécouvrent le monde autour d’eux dans sa paix, le frémissement des herbes sauvages sous le vent, quand des humains éplorés viennent saluer leurs morts ou quand des amoureux viennent chercher là un refuge plus intime (et les chats savent qu’ils n’ont rien à redouter des amants perdus dans leurs promesses d’un jour ni des solitaires affligés de leurs chagrins qui ne s’effaceront pas), en un mot quand la vie semble se remettre en mouvement comme après un arrêt sur l’image, sur le sommeil ou sur la délectation de la vie onirique, alors les chats des cimetières semblent habités d’une sagesse plus énigmatique encore, d’une chaleur plus réconfortante, comme s’ils revenaient d’entre les morts.

Je n’ai jamais rien compris à cette vague ou cette vogue hygiéniste et lugubre de l’incinération. Cette pratique est tellement contraire à nos traditions occidentales ou méditerranéennes, depuis les Égyptiens, depuis les Grecs et les Étrusques, qui consistent à enterrer, à honorer et à veiller les morts. Là où l’on enterre ses morts se manifeste une forme de civilisation, serais-je tenté d’ajouter. Pour ma part, j’aimerais reposer dans un cimetière que des chats auraient l’habitude de hanter. Deviendrai-je chat à mon tour ?

De toute façon, à l’ombre d’un cyprès ou d’un saule, et sous une pierre tombale consolée par la présence de chats assoupis, le sommeil de la mort serait sûrement moins dur.

Cinquante mille dollars

Cinquante mille dollars, ou, plus précisément, quarante-neuf mille six cent quatre-vingts dollars, tel fut le montant réglé par un particulier (ou une particulière, il s’agissait d’une femme), aux États-Unis, en 2004, pour faire cloner son vieux chat mort l’année précédente, et dont l’intéressée avait conservé à cette fin l’ADN. Pour la première fois, un chat était cloné ainsi, sur demande.

Telle est du moins l’information parue dans le numéro 13 du mois d’août 2007 du trimestriel Féminin – « Spécial Chat ».

Peut-on si facilement faire cloner des chats ? Quelle fut la durée de vie du chat cloné, du nouveau chat identique au premier ? Des laboratoires se prêtent-ils si volontiers à ce marché-là, en Amérique du moins ? Cette information, pour commencer, était-elle bien sérieuse ? Autant de questions qui demeurent pour moi sans réponses.

Reste un problème de fond, que cette histoire illustre assez bien. Ou un constat accablant. Le spectacle de la sottise pathétique de ceux qui veulent toujours reproduire à l’identique l’objet aimé. Leur refus de la mort bien entendu. Et surtout leur méconnaissance du chat, qui est toujours un animal singulier, qui ne ressemble jamais à aucun de ses congénères. Un chat cloné, plus encore qu’une brebis, qu’un caniche ou un hamster, me paraît une monstruosité. Un contresens absolu. Une impossibilité. Une horreur.

Ne parlons même pas, c’est une évidence, de l’indécence qui consiste à dépenser une telle somme pour « fabriquer » un chat à l’identique et oublier ou nier en quelque sorte la disparition du premier !

Dans cet ordre d’idées ou de dépenses inconsidérées, mieux vaut à tout prendre gaspiller son argent en sépultures somptueuses à la mémoire des disparus. Ce qui se pratique depuis la nuit des temps.

Une société américaine de l’Utah, SMM (Summum Modern Mummifications), se propose de momifier tous les défunts en usant de pratiques dérivées de celles de l’Égypte ancienne. Combien coûterait la momification de votre belle-mère ? Est-ce indispensable ? Pour un chat, il faut compter environ quatre mille cinq cents dollars. La somme est déjà coquette.

L’idée de contempler sur ma commode la momie d’un chat qui aurait partagé ma vie me donne des frissons. Quel contresens morbide à mes yeux ! Quelle pratique malsaine ! Un chat, c’est la vie, le mystère, les ondes ! Un chat momifié, c’est quoi ? C’est rien. C’est nier ses pouvoirs. C’est dissiper ses mystères. C’est tout réduire à une apparence. C’est refuser de croire aux fantômes. Aux souvenirs. Aux ombres. Aux esprits.

Ou aux chats.

Citations

Le chat aime les poissons, mais ne veut pas se mouiller les pattes.

Anonyme (Proverbe du Xsiècle)

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Le paradis jamais paradis ne sera

Si je ne dois y être accueilli par mes chats.

Anonyme (stèle dans un cimetière pour animaux)

 

Le chat est un animal qui a deux pattes de devant, deux pattes de derrière, deux pattes sur le côté droit, deux pattes sur le côté gauche. Les pattes de devant lui servent à courir, les pattes de derrière lui servent pour freiner. Le chat commence par une tête et se termine par une queue qui suit son corps. Elle s’arrête au bout d’un moment. Il a des poils sous le nez, aussi raides que des fils de fer. C’est pour ça qu’il est dans l’ordre des filins. De temps en temps le chat a envie d’avoir des petits. Alors il en fait ; c’est à ce moment qu’il devient chatte.

Anonyme (Attribué à un écolier de neuf ans)

 

Il est difficile d’attraper un chat noir dans une pièce sombre, surtout lorsqu’il n’y est pas.

Anonyme (Proverbe chinois)

 

Je souhaite dans ma maison

Une femme ayant sa raison,

Un chat passant parmi les livres,

Des amis en toute saison

Sans lesquels je ne peux pas vivre.

Guillaume Apollinaire

 

Ne jamais laisser seuls un chaton et un arbre de Noël que l’on vient de décorer.

Dave Atkins

 

Quand je réveille mon chat, il a l’air reconnaissant de celui à qui l’on donne l’occasion de se rendormir.

Michel Audiard

 

Le ciel est dans ses yeux, l’enfer est dans son cœur.

Honoré de Balzac

 

Il n’y a pas de condition si humble et si vile qui arrive à le dégrader, parce qu’il n’y consent pas et qu’il garde toujours la seule liberté qui puisse être accordée aux créatures, c’est-à-dire la volonté et la résolution arrêtée d’être libre.

Théodore de Banville

 

Le chat est beau ; il révèle des idées de luxe, de propreté, de volupté… Chat séraphique, chat étrange, en qui tout est, comme en un ange, aussi subtil qu’harmonieux.

Charles Baudelaire

 

CHAT (N.) Automate moelleux et indestructible fourni par la nature pour recevoir des coups de pied quand les choses se gâtent dans le cercle de famille.

Ambrose Bierce

 

Le chat est un animal domestique infidèle qu’on ne garde que par nécessité.

Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon

 

Qui pourrait faire du mal à une telle créature ? Entraîner son chien à la tuer ! La haine du chat reflète un esprit laid, stupide, rustre, fanatique. Il ne peut y avoir de compromis avec cet Esprit laid.

William Burroughs

 

Quoi qu’on leur dise, les chatons (Alice en avait un jour fait la remarque) ont la très désagréable habitude de toujours ronronner.

Lewis Carroll

 

Vous direz, un chat c’est une peau ! Pas du tout ! Un chat c’est l’ensorcellement même, le tact en ondes.

Louis-Ferdinand Céline

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Les natures délicates comprennent le chat. Les femmes, les poètes et les artistes le tiennent en grande estime et reconnaissent l’exquise délicatesse de son système nerveux ; et seules les natures grossières méconnaissent la nature distinguée de l’animal. (…)

De l’atelier des alchimistes, le chat a passé chez les écrivains ; il fait partie de leur modeste intérieur, et il offre ceci de particulier avec les gens de lettres, qu’il a presque autant de détracteurs que si, lui-même, chat, écrivait.

Jean-François-Félix Husson, dit Champfleury

 

Parfois il lui arrive de tenir en l’air une patte molle et de la contempler d’un air pensif. Ma femme pense que c’est parce qu’elle voudrait qu’on lui achète une montre-bracelet ; elle n’en a pas un besoin particulier – elle devine l’heure mieux que moi – mais il faut bien avoir quelques bijoux.

Raymond Chandler (À propos de sa chatte Taki)

 

J’aime dans le chat ce caractère indépendant et presque ingrat qui le fait ne s’attacher à personne, cette indifférence avec laquelle il passe des salons à ses gouttières natales ; on le caresse, il fait le gros dos ; mais c’est un plaisir physique qu’il éprouve et non, comme le chien, une niaise satisfaction d’aimer et d’être fidèle à son maître, qui l’en remercie à coups de pied. Le chat vit seul, il n’a nul besoin de société, il n’obéit que quand il veut, fait l’endormi pour mieux voir, et griffe tout ce qu’il peut griffer. Buffon a maltraité le chat ; je travaille à sa réhabilitation, et j’espère en faire un animal convenablement honnête, à la mode du temps.

François-René de Chateaubriand

 

Les chats font l’amour

Dans le temple

Mais on blâmerait

Un homme et une femme

De s’y donner rendez-vous.

Kawai Chigetssu-Ni (maître zen)

 

Les chiens vous regardent tous avec vénération. Les chats vous toisent tous avec dédain. Il n’y a que les cochons qui vous considèrent comme leurs égaux.

Sir Winston Churchill

 

Ces gens dont l’esprit est imbu de superstitions bizarres affronteraient les pires tortures plutôt que de porter une main sacrilège sur un ibis, sur un aspic, sur un chat…

Cicéron

 

Ingénieux comme il est, le chat s’est juré de ne jamais céder à l’ennui ; ou de le transformer en un art, semblable à celui de la pêche, de la chasse ou de la tapisserie.

Pietro Citati

 

Même le chat le plus stupide semble en savoir plus long que n’importe quel chien.

Eleanor Clark

 

Si je préfère les chats aux chiens, c’est parce qu’il n’y a pas de chats policiers.

Jean Cocteau

 

Il n’y a pas de chats ordinaires.

Colette

 

Même si les chats prennent quelque chose qu’on leur donne, on dirait à leur air soupçonneux qu’ils le volent.

Denis Diderot

 

Un chien est seulement un chien, alors qu’UN CHAT EST UN CHAT.

T. S. Eliot

 

Chat : Les appeler tigres de salon (chic).

Gustave Flaubert

 

Quand il y a bagarre avec d’autres chats du voisinage, Médor arrive toujours sur les lieux avec un peu de retard. On le voit renifler un bout de terrain où il ne s’est rien passé, comme s’il était un fin limier au bord d’une découverte capitale.

Bernard Frank

 

Chat : Petit animal domestique qui miaule et qui est l’ennemi des souris.

Antoine Furetière

 

La chatte apprend d’abord à ses petits la crainte des dieux hommes. Ensuite, elle explique la théologie et les deux principes. Le Dieu, homme bon ; et le démon, chien mauvais.

Abbé Ferdinand Galiani

 

Le chat est une bête philosophique, rangée, tranquille, tenant à ses habitudes, amie de l’ordre et de la propreté, et qui ne place pas ses affections à l’étourdi : il veut bien être votre ami si vous en êtes digne, mais non pas votre esclave.

Théophile Gautier

 

Dans un incendie, entre un Rembrandt et un chat, je sauverais le chat.

Alberto Giacometti

 

Dès qu’on a commencé à caresser le dos d’un chat, on n’a plus le droit de s’arrêter.

Witold Gombrowicz

 

Le chat signe chacune de ses pensées avec sa queue.

Ramon Gomez de la Serna

 

Lucifer peut apparaître à ses adeptes et ses adorateurs sous la forme d’un chat noir ou d’un crapaud et exiger d’eux des baisers, l’un abominable (…), l’autre horrifique.

Guillaume d’Auvergne

 

Le chat est l’honnêteté absolue : les êtres humains cachent pour une raison ou une autre leurs sentiments, les chats non.

Ernest Hemingway

 

Faire la preuve que le chat a trois queues. Réponse : Aucun chat n’a deux queues. Un chat a une queue de plus qu’aucun chat. Donc un chat a trois queues.

Darwin A. Hindman

 

Si vous voulez devenir un romancier qui se pique de psychologie et écrire sur les hommes et leurs passions, la meilleure chose à faire est de vivre avec une paire de chats.

Aldous Huxley

 

Tous les chats sont mortels, Socrate est mortel, donc Socrate est un chat.

Eugène Ionesco

 

Les chats, mystérieux et délicats, n’obéissant plus même au Bon Dieu, qui en sourit, s’amusent d’un bout de ficelle, qu’ils remuent, d’une patte légère, avec le sentiment d’une importance qu’ils ne veulent pas expliquer.

Francis Jammes

 

Le petit chat et le morceau de papier dont il se fait une souris. Il le touche légèrement, de peur de s’ôter une illusion.

Joseph Joubert

 

Il y a des chats toujours au guet, malicieux et infidèles, et qui font patte de velours.

La Rochefoucauld

 

Chaque fois qu’une maîtresse me quitte, j’adopte un chat de gouttière : une bête s’en va, une autre arrive.

Paul Léautaud

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Sur ses lèvres closes le chat a laissé

S’assoupir le printemps.

Jang-Hi Lee (maître zen)

 

Tu n’as jamais connu, philosophe, ô vieux frère,

La fidélité sotte et bruyante du chien :

Tu m’aimes cependant, et mon cœur le sent bien.

Ton amour clairvoyant, et peut-être éphémère,

Me plaît ; et je salue en toi, calme penseur,

Deux exquises vertus : scepticisme et douceur.

Jules Lemaître

 

Si un poisson est la personnification, l’essence même du mouvement, alors le chat est le diagramme et le modèle de la légèreté de l’air.

Doris Lessing

 

Il s’extasiait que la fourrure des chats fût percée de deux trous, précisément à la place des yeux.

Georg Christoph Lichtenberg

 

Les chats ont beau se battre, il y a toujours autant de chatons.

Abraham Lincoln

 

Les chats ont de petites âmes ombrageuses, des petites âmes de câlinerie, de fierté et de caprice, difficilement pénétrables, ne se révélant qu’à certains privilégiés, et que rebute le moindre outrage, ou quelquefois la déception la plus légère.

Pierre Loti

 

Le chat n’est pas traître, car jamais il n’accepte de se soumettre à quoi que ce soit, en dehors de ses propres penchants récréatifs ; et la traîtrise implique pour le moins la rupture d’une convention préétablie.

Howard Phillips Lovecraft

 

On dit que les vêtements en peau de chat engendrent la maigreur. Semblablement leur odeur et leur haleine et, de ce fait, on dit qu’il faut se tenir éloigné d’eux et de leur odeur.

Maïmonide

 

Le chat s’étend de la divinité au lapin ; poursuivi, hors les portes, par le rustre brutalement, il redevient, à l’intérieur, dans des recoins d’ombre, quelque chose comme nos lares, l’idole de l’appartement.

Stéphane Mallarmé

 

Je lui ai dit une fois : « Salut à toi, le chat » et puis j’ai eu honte de lui avoir donné du tu.

Giorgio Manganelli

 

Les chats c’est comme le papier, ça se froisse très vite.

Guy de Maupassant

 

Le chat est le seul animal qui soit arrivé à domestiquer l’homme.

Marcel Mauss

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Dieu a fait le chat pour donner à l’homme le plaisir de caresser le tigre.

Joseph Méry

 

Le chat est infiniment prudent, perpétuellement inquiet, réfléchi, calculateur, sédentaire. Au lieu de brusquer sa jouissance, il la prépare, l’entretient, la caresse, la file lentement, avec une véritable science d’amoureux ou d’artiste.

Octave Mirbeau

 

Le petit chat est mort.

Molière

 

Il est vrai que la couleur noire nuit beaucoup aux chats dans les esprits vulgaires.

François-Augustin Paradis de Moncrif

 

Quand je me jouë à ma chatte, qui scait si elle passe son temps de moy plus que je ne fay d’elle ? Nous nous entretenons de singeries réciproques. Si j’ay mon heure de commencer ou de refuser, aussi a elle la sienne.

Michel de Montaigne

 

Les chats sont incompris parce qu’ils dédaignent de s’expliquer ; ils ne sont énigmatiques que pour ceux qui ignorent le pouvoir expressif du silence.

Paul Morand

 

Les hommes voudraient être des poissons ou des oiseaux, les serpents aimeraient avoir des ailes, et les chiens rêvent d’être des lions. Mais les chats ne veulent rien de plus qu’être des chats, et chaque chat est un pur chat, des moustaches jusqu’au bout de la queue.

Pablo Neruda

 

De tous les animaux, les femmes, les mouches et les chats sont ceux qui passent le plus de temps à leur toilette.

Charles Nodier

 

Le chat, une sentinelle de l’invisible.

René de Obaldia

 

Qui ne sait que la vue de chats, de rats, l’écrasement d’un charbon, etc. emporte la raison hors des gonds ?

Blaise Pascal

 

Chat échaudé craint l’eau chaude

Ceux qui ébouillantent les chats

Devraient être refroidis.

Jacques Prévert

 

L’idéal du calme est dans un chat assis.

Jules Renard

 

Le chat ne nous caresse pas, il se caresse à nous.

Antoine de Rivarol

 

Homme ne vyt qui tant haysse au monde

Les chats que moy d’une hayne profonde ;

Je hay leurs yeux, leur front et leur regard,

Et les voyant je m’enfuy d’autre part,

Tremblant de nerfs, de veines et de membres

Et jamais chat n’entre dedans ma chambre.

Ronsard

 

Le chat ? Un rêveur dont la philosophie est dormir et laisser dormir.

Saki

 

Il y a deux moyens d’oublier les tracas de la vie : la musique et les chats.

Albert Schweitzer

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Je la traite avec le plus profond respect, dans l’idée que c’est peut-être une grande princesse habitant ici incognito, et susceptible d’accéder au trône d’une minute à l’autre.

Walter Scott (À propos de sa chatte Hinse of Insefield)

J’aimerais mieux être chat et crier miaou que d’être un de ces faiseurs de ballades.

William Shakespeare

 

L’homme est civilisé dans la mesure où il comprend le chat.

George Bernard Shaw

 

Et quand je vois passer un chat, je dis : il en sait long sur l’homme.

Jules Supervielle

 

J’ai beaucoup étudié les philosophes et les chats. La sagesse des chats est infiniment supérieure.

Hippolyte Taine

Dans l’adversité, c’est à toi que je me fie

Ô mon beau chat, à tes yeux pleins de bonté ;

Il me semble avoir deux étoiles devant moi

Grâce auxquelles je retrouve le vent du nord au milieu de la tempête.

Torquato Tasso

 

Les chatons sont si souples qu’ils sont presque doubles : la partie arrière de leur corps est l’équivalent d’un autre chaton qui joue avec la partie avant. Ce n’est que lorsqu’on leur marche sur la queue qu’ils se rendent compte qu’elle leur appartient.

Henry David Thoreau

 

Un chat est plus intelligent que ne le pensent les gens car on peut lui enseigner toutes sortes de méfaits.

Mark Twain

 

Je crois que les chats sont des esprits venus sur terre. Un chat, j’en suis convaincu, pourrait marcher sur un nuage.

Jules Verne

 

Les chats sont de sales bestioles qui lacèrent les fauteuils et font pipi au milieu des salons, après quoi ils vont s’établir sur les genoux d’une dame respectable, une présidente de confrérie, une grand-mère de parents d’élève, une lauréate de jeux floraux infiniment maigre et savante.

Alexandre Vialatte

 

Ce que je reproche aux chats… c’est qu’on ne peut pas leur faire confiance. Ils manquent de sincérité et ne sont pas francs du collier. Vous prenez un chat et vous l’appelez Thomas ou George, au choix. Jusque-là tout va bien. Et puis, un matin, vous vous réveillez et vous découvrez six chatons dans le carton à chapeau, alors il vous faut repenser toute l’affaire…

P.G. Wodehouse

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Clarinette

À quel instrument de musique le chat s’accorde-t-il le plus volontiers ?

Aux violons ou aux altos peut-être ?

Observons en effet que ses miaulements ressemblent parfois, hélas, aux grincements pathétiques que trop d’interprètes amateurs arrachent à leurs instruments. Malheureux coups d’archet sur des boyaux de chat, précisément ? Eh bien non ! Combattons pour commencer cette idée reçue ! Jamais un boyau de chat n’a servi pour les cordes d’un orchestre ! On se sert, comme matière première, de l’intestin grêle du mouton, ce qui est tout autre chose… Mais revenons à notre question initiale.

Le chat serait-il plus proche alors du saxophone, onduleux et bondissant ?

De la gravité presque mystique du hautbois ?

De l’étrangeté du cor anglais ?

De la brillance étoilée des cymbales ?

De la malice furtive du piccolo ?

Dans le célébrissime conte musical Pierre et le loup, que Serge Prokofiev (1891-1953) composa en 1936 pour fêter (si l’on peut dire) son retour à Moscou, dans la sombre Russie stalinienne, et qu’il créa pour le Théâtre central des enfants, place Sverdlov, il attribua au chat la clarinette dans son registre grave. Ce n’était pas mal trouvé.

On le sait, ce divertissement musical avait, aux yeux du compositeur, une ambition pédagogique : familiariser ses jeunes auditeurs avec les instruments de l’orchestre et leurs timbres. Au malicieux Pierre étaient dévolues les cordes. L’oiseau virevoltant et étourdi s’associait à la flûte traversière. Le redoutable loup au cor d’harmonie. Le canard au hautbois. Et le chat donc, le redoutable, le fourbe chat qui aurait aimé ne faire qu’une bouchée de l’oiseau qui le nargue, perché sur une branche de l’arbre ? À la clarinette donc.

Pourquoi ?

Il s’agit d’abord d’un instrument à vent. Le chat mérite cette sonorité aérienne, grave et veloutée à la fois. Il est diaphane, agile, magique, comme détaché de la pesanteur. Non, les cordes trop tendues ne s’accorderaient pas à lui. La clarinette, elle, ne pèse pas. Elle est légère, spirituelle – et, en même temps, d’une profondeur sans égale. Comme le chat, elle offre un registre incomparable. La plus grande tessiture de tous les instruments à vent, avec trois octaves plus une sixte mineure. Comme le chat, elle peut plonger dans les profondeurs vibrantes de la vie et de ses secrets… et puis, sans transition, s’éclaircir et tutoyer les anges.

À la réflexion, ce choix de la clarinette associée au chat me paraît des plus judicieux. Même si je me refuse bien entendu, à la différence de Prokofiev, à voir là, dans l’instrument comme dans l’animal, la moindre fourberie.

Colette

Quand on pense à Colette (1873-1954), on évoque d’abord la série des Claudine, les romans de sa jeunesse que Willy, son premier mari, n’avait pas hésité à signer lui-même avec un aplomb qui ne cesse de nous confondre, tout comme la soumission de l’intéressée. On repense aussi à la vieille femme à nulle autre pareille, avec ses cheveux bouclés et en bataille, qui contemplait les jardins du Palais-Royal depuis les fenêtres de son appartement où la tenait, immobilisée, une douloureuse arthrite. En bref, Colette nous renvoie à toute une série d’images auxquelles on ne peut manquer d’associer immédiatement la présence de chats : tous ceux qui ont partagé sa vie ou qu’elle s’est contentée de rêver, de décrire et d’exalter, de livres en livres, de romans en confessions.

Peut-être qu’il y a deux aspects chez Colette, deux approches un peu contradictoires de sa personnalité, et qui contribuent à la singulariser. Le côté de sa mère tout d’abord, le côté de Sido, de cette femme qui fut pour elle comme une dispensatrice de bonheur et qui contribua à lui faire aimer la nature, les bêtes et leurs frémissements les plus intimes. Et puis le côté de Willy, le côté parisien, clinquant, brillant, avec ses phrases qui se veulent de si belles phrases, avec tous les adjectifs savoureux, multiples, épuisants, pittoresques qu’elle s’empresse de réquisitionner, avec ce faux naturel qu’admiraient tant les maîtres d’école d’autrefois à la recherche de dictées hyperboliquement écrites à l’intention de leurs élèves.

Du côté de Sido, donc, Colette nous émeut par son aisance, par sa proximité avec la nature, par le regard sans mièvrerie qu’elle porte si souvent aux chats. Du côté de Willy, elle nous irrite au contraire parce qu’elle en fait trop, qu’elle surjoue, elle qui se produisit dans sa jeunesse, au music-hall, dans le plus simple appareil, parce qu’elle surécrit, qu’elle se pare de fanfreluches parfaitement inutiles.

Tenez ! Je vous citerai une phrase d’elle, une phrase admirable, qui ne cherche pas midi à quatorze heures, qu’elle écrivit en préface à un volume où elle avait rassemblé, en morceaux choisis, ses plus belles pages sur les chats :

« Il n’y a pas de chats ordinaires. »

Tout est dit.

Gabrielle Sidonie Colette se révèle bien là comme la digne fille de sa mère. « Il n’y a pas de chats ordinaires. » Il faut beaucoup de sagesse, de véritable élégance de plume et de complicité d’âme pour énoncer ainsi, sans la moindre emphase, cette vérité pour le moins chavirante.

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Et puis, très vite, la Colette « femme de lettres » reprend le dessus. Elle tortille son stylo, veut en donner à son lecteur (ou sa lectrice) pour son argent : la manifestation sonnante et clinquante du beau style, de ce qu’on ne trouve pas chez soi, dans son journal, et qui mérite le détour et l’achat. Ah ! Voilà un écrivain ! Il n’y a pas eu tromperie sur la marchandise. Voilà une personne qui sait taquiner l’adjectif et faire vibrer des sensations rares !

Dans La Chatte par exemple, cette phrase, entre mille : « La chatte qui, l’œil vide et doré, atteinte par l’odeur démesurée des héliotropes, entr’ouvrait la bouche, et manifestait la nauséeuse extase du fauve soumis aux parfums outranciers. »

C’est trop ! Ces « parfums outranciers » ou cette « nauséeuse extase », mon Dieu ! Comme ces salons Belle Époque avec leurs rideaux de velours, leurs coussins un peu partout, leurs sofas, leurs kentias dans des pots de faïence et leurs odeurs de tubéreuses. La tête vous tourne. On y étouffe. On n’a qu’une envie : prendre congé et retrouver le plein air, là où il n’y a pas de chats de peluche et d’adjectifs de vieille cocotte.

Disons-le autrement : dans ces cas-là, Colette est trop chatte elle-même, langoureuse, alanguie et sensuelle, prenant la pose, se faisant admirer, son décolleté, ses fourrures, ses belles phrases, trop chatte de salon bien sûr ou de salon de lecture, c’est la même chose, trop soyeuse et apprêtée pour rejoindre à l’air libre les chats, les vrais chats, ses rivaux, ses supérieurs.

Tout de même, il lui sera beaucoup pardonné, à Colette. Précisément en raison de ses chats. Des vrais. De Saha la somptueuse et tendre chartreuse, de Kiki-la-Doucette, de Péronnelle, de Krô, de Kapok, de Minione, de la Chatte Dernière, de tous ceux qu’elle a connus, qu’elle a rêvés, qu’elle a chantés, qui lui ont arraché parfois d’adorables pages, complices et tendres à la fois (car l’amour de Colette pour ses chats, littérature ou pas, n’a jamais rien eu d’une affectation, d’un faux-semblant), pour ne rien dire de Bâ-Tou qu’on lui confia un jour, non pas un chat mais une once, une petite panthère affectueuse et terrible qu’elle dut hélas assez vite confier à un zoo, et elle en demeura inconsolable.

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Quand elle cherche à faire parler ses chats, à les faire dialoguer, elle retombe dans tous ses travers. Pourquoi leur donner la parole alors qu’ils n’ont que faire de notre langage ? Comme si elle les déguisait, les travestissait. C’est très gênant pour eux – tout comme pour elle et pour nous, ses lecteurs. Passons ! Mais, le plus souvent, et adieu le côté de Willy, adieu les effets de style et les minauderies de salon, Colette se retranche et se retrouve derrière ses observations. Quel regard alors est le sien ! Les chats la réduisent, sinon au silence, du moins à une forme d’exemplaire économie dans la relation qu’elle en donne. On devient aussitôt son complice – et son admirateur sans réserve.

On n’oubliera pas de sitôt Mitsou, la petite chatte du Palais-Royal observée de Paris à ma fenêtre. De même que la Chatte, tout simplement la Chatte avec un « C » majuscule, que d’impertinents rouges-gorges narguaient et menaient par le bout du nez. Elle faisait celle qui s’en fichait, ou elle feignait d’avoir d’autres soucis en tête. Celui de dénicher par exemple une taupe dans le jardin. Et de gratter follement la terre friable à cette fin, juste pour se donner une contenance.

« Et elle creusait la terre diligemment… Si diligemment que nous aperçûmes, dans le trou, un groin lilas, des petites mains roses, un ventre en poire, des yeux que suppliciait la lumière du jour – une taupe, enfin, une taupe tout entière et bien vivante…

— Bravo, Chatte ! Vous avez trouvé une taupe ! Chatte, bravo !

— C’est ça, une taupe ? s’écria sans paroles la Chatte. Dieu, quelle horreur !

Elle secoua, de dégoût, ses pattes qui avaient effleuré le monstre, et s’enfuit. »

Pour une page de cet ordre, de cette tenue, Colette mérite tous les Panthéons, tous les Paradis.

En compagnie de ses chats, bien entendu.

Comestible

La question, aussi pénible soit-elle, s’impose, même si la réponse ne fait aucun doute. Oui, le chat est comestible. Oui, les hommes ne se sont pas privés de le manger, voire de le déguster, depuis les temps les plus immémoriaux.

Je ne m’étendrai pas sur les pratiques gastronomiques préhistoriques. Je les ignore. Ni sur les exotiques. Je ne les connais pas davantage. Consomme-t-on du chat aussi bien que du chien, des fourmis rouges ou de la cervelle de singe, en Chine, aux Indes, au Kamtchatka, chez les Incas, les Papouasiens, les Patagons, les Canaques ou les Bachi-Bouzouks ? Cela n’appartient-il pas plutôt à un folklore improbable et d’un goût des plus douteux ? Peut-être. Restons-en à nos civilisations occidentales.

Le chat se mange – et il se mange fort heureusement dans des circonstances exceptionnelles. La raison en est simple. Le chat est un animal domestique. Ou quasi domestique. Il est un compagnon de l’homme. Un confident. Un complice. Un partenaire. Liquider et engloutir son camarade ou son allié, ce n’est pas très fair-play, n’est-ce pas ? On tue rarement ceux que l’on aime. Ou alors cela s’appelle de la perversité masochiste, voire du cannibalisme amoureux. Pour la même raison, on ne découpe pas ordinairement son caniche ou son golden retriever en petits morceaux pour en faire le pot-au-feu du dimanche. La raison y répugne. L’affectif aussi. Il règne là comme un puissant interdit que toutes nos civilisations ont plus ou moins observé. L’animal familier qui rentre dans nos maisons comme un ami et dont on croise le regard ne saurait trouver sa place dans le garde-manger ou le congélateur.

Vous me ferez observer que le cheval que l’on dit « le meilleur ami de l’homme » se voit couramment transformé, pour sa part, en steak ou en rôti. Certes ! De moins en moins toutefois, il faut s’en féliciter, mais la question en effet demeure. Pourquoi de la viande de cheval ? On soulignera avec raison que le cheval n’est pas à proprement parler domestique. Il n’entre pas dans la maison. Il reste à l’écurie. Il ne se couche pas à vos pieds, ne vous dispute pas la meilleure place sur l’oreiller – ou alors c’est extrêmement rare et je ne connais pas, pour ma part, d’exemple d’une telle conduite chevaline auprès de mes relations. Et puis il est bien rare que les amoureux des chevaux, qui passent des heures à les bouchonner, à les dresser, à les monter, à leur faire sauter des barrières, en avant, marche et droit et tout ce folklore épuisant pour les non-initiés, dégustent leurs montures quand celles-ci ont rendu l’âme, ou ce qui leur en tient lieu. Pour eux, le cheval consommé – s’ils le consomment – est toujours un autre cheval, Dieu merci !

Revenons à nos chats.

Les circonstances exceptionnelles qui contraignent les hommes à les manger, ce sont les disettes abominables qu’ils affrontent de temps à autre, bien entendu. On n’imagine pas d’autres circonstances atténuantes. On se refuse à les imaginer. Pas un animal, pas un matou ne survécut ainsi au siège de Leningrad par les Allemands, durant la dernière guerre mondiale. Rares furent les Russes assiégés et affamés qui survécurent aussi, soit dit en passant. Du moins ne se mangèrent-ils pas les uns les autres. Les chats étaient passés juste avant.

Qui n’a vu, chez les antiquaires ou les brocanteurs, ces souvenirs ou affichettes à vendre, du temps du siège de Paris par les Prussiens, en 1870-1871 ? Les prix des denrées alimentaires y étaient affichés. Le rat était assez bon marché, les chats pouvaient valoir, eux, de 13 à 20 francs.

Souvenons-nous encore des premières lignes du Chat botté (voir cette entrée) ! Que nous dit Perrault de son héros désolé de n’avoir eu en héritage que le chat de son père et non un moulin ou un âne, comme ses aînés ? Qu’il ne lui reste plus qu’à manger l’animal et ensuite qu’à mourir de faim. Heureusement que le chat ne l’entend pas de cette oreille, mais c’est une autre histoire : celle du conte, précisément.

Ah ! Manger du chat quand on n’a rien d’autre à se mettre sous la dent ! Les exemples ne manquent pas. Voyons. Les habitants de Salerne encerclés par les Hongrois durent faire leur ordinaire de chats et de souris. L’affaire se situait en 871-872 il est vrai. À Pise, les habitants assiégés furent contraints eux aussi de manger des charognes, des chiens et des chats. Ce n’était pas hier, mais en 1174. Ouf ! Pourtant, le cas, pour être banal et vieux comme l’Europe ou le monde, n’en est pas moins parfaitement répugnant.

Pour le chat, toutefois, l’affaire était encore plus délicate. Non que la dégustation de rats d’égout ou de charognes diverses soit parfaitement admise et sans grande conséquence. Il y a que le chat, au Moyen Âge essentiellement, sentait d’abord le soufre. Autrement dit, déguster la chair d’un animal qui fréquente d’un peu trop près les puissances démoniaques, diable, dira-t-on pour une fois à bon droit ! Au XIIsiècle, Hildegarde de Bingen affirmait ainsi que manger du chat rend fou et infecte durablement la propre chair de l’homme. En Vénétie, jusqu’au XIXsiècle, certains historiens rapportent que celui qui mangeait de la viande de chat était excommunié, parce qu’il ingérait encore une fois la substance même du Malin.

Ce dernier fait, cependant, ne manque pas d’être inquiétant. Non pas tant l’excommunication elle-même – ma foi, ce n’est qu’un mauvais moment à passer ou bien l’éternité en enfer mais c’est toujours, pour un humain, quelque chose qui ressemble à une abstraction – que ce qui la rendait nécessaire. C’est-à-dire le soupçon qu’il devait se trouver en Vénétie des amateurs de chats en fricassées, pour le plaisir et non pas le couteau sous la gorge, parce qu’ils étaient assiégés, menacés sinon de périr d’inanition. Un bon chat bien gras n’était-il pas désigné communément, du côté du Rialto ou de la place Saint-Marc, comme un « lapin de gouttière » ? Mon Dieu ! On en frissonne déjà.

C’est que certains gastronomes avaient noté que le chat, à la réflexion (ou à l’expérience), ne devait pas être si mauvais que ça. Ce que relevait déjà, à la fin du XVIsiècle, un naturaliste italien du nom d’Ulysse Aldrovandi : « Le chat, le plus terrible ennemi des souris, n’a pu éviter les pièges de la gourmandise. Certains tiennent en effet la viande de chat pour un mets très délicat bien que sa cervelle soit accusée d’être un poison… La chair de chat est très proche de celle du lièvre par la saveur. »

De là à en faire son ordinaire ! Eh bien, le même Aldrovandi croyait savoir que, dans certaines régions d’Espagne, le chat pouvait tout à fait se retrouver sur la table (et non plus dessous, bien vivant, à guetter les miettes et les bas morceaux). La preuve : Ruperto de Nola, auteur du premier livre de cuisine espagnol et lui-même cuisinier du roi de Naples, ne semblait pas trop embarrassé d’expliquer, à la fin du XVsiècle, la façon d’accommoder le chat rôti.

« Tu prendras un chat qui soit gras et tu l’égorgeras, et ensuite tu lui couperas la tête que tu jetteras parce qu’on ne peut la manger, dans la mesure où on dit que celui qui en mangerait la cervelle risquerait de perdre la tête et le jugement. L’écorcher très proprement ensuite et l’ouvrir et le nettoyer soigneusement, et après l’envelopper dans un linge de lin propre et l’enterrer sous la terre où il restera un jour et une nuit puis le sortir de là et le mettre à rôtir sur une rôtissoire, et le rôtir au feu, et, tandis qu’il commence à rôtir, il faut l’enduire avec du bon ail et de l’huile, et, lorsqu’on a fini de l’enduire, il faut le fouetter avec une badine, et il faut faire cela jusqu’à ce qu’il soit bien rôti, l’enduire et le fouetter, et, dès qu’il est rôti à point, on le découpe comme si c’était un lapin ou un cabri, et on le met sur un grand plat, et l’on prend de l’ail et de l’huile qui se sont détachés avec un bon bouillon qui soit bien clair et on le verse sur le chat ; tu peux alors en manger parce que c’est une très bonne nourriture. »

Peut-être n’aurais-je pas dû vous donner in extenso cette antique recette, des fois qu’elle inspirerait aujourd’hui un cuisinier satanique. Il doit forcément en exister, hélas ! Mais rassurons-nous. Les Espagnols ont rejoint l’Union européenne. Les Vénitiens, dans leurs milliers de gargotes, nourrissent les touristes de la terre entière. Tous ont renoncé à mettre des chats à leurs menus. Le tabou aujourd’hui est trop fort. On ne mange pas du chat. On ne doit pas en manger. Il est comestible, certes. Mais il n’est pas consommable.

À la réflexion, je comprends et j’approuve la sévérité des autorités ecclésiastiques d’autrefois. Goûter du chat, cela mérite sans hésiter une bonne et durable excommunication. Ou alors une condamnation aux travaux forcés à perpétuité, ce qui revient à peu près au même.