18

Harper passa le reste de la journée dans un état second. il y avait tant de chose à considérer, à organiser, à mettre en œuvre…

Dans son esprit, les premières étapes coulaient de source. Ils allaient commencer par prendre rendez-vous chez le meilleur spécialiste de Memphis, qui s’assurerait que tout allait bien pour Hayley et pour le bébé. Ensuite, ils profiteraient de leur passage en ville pour écumer les librairies afin de se documenter le plus complètement possible. Il voulait tout savoir, tout comprendre de ce processus merveilleux qui, à partir de deux individus, donnait naissance à un nouvel être humain.

Ils se marieraient dès que possible, mais en évitant de faire de ce mariage une formalité vide de sens et vite expédiée. Il ne voulait de cela ni pour Hayley, ni pour Lily et le bébé à venir, ni même pour lui. Il souhaitait se marier à Harper House, dans le jardin qu’il contribuait depuis des années à embellir, à l’ombre de la maison qui l’avait vu grandir.

Voilà ce qu’il désirait, ce qu’il avait, sans même le savoir, désiré toute sa vie. Il n’y avait jamais réfléchi, mais il en était à présent aussi sûr que du nom qu’il portait.

Hayley et Lily emménageraient dans l’ancienne remise à voitures, qui deviendrait le foyer de leur nouvelle famille. Il allait falloir agrandir la vieille bâtisse sans en dénaturer le charme, afin que leurs enfants et eux-mêmes puissent disposer de toute la place nécessaire.

Leurs enfants qui grandiraient à leur tout à Harper House, dans son parc et ses bois, acteurs de cette histoire qui serait la leur comme elle était pour l’instant la sienne.

Tout cela, il le voyait, il se le représentait clairement. Ce qu’il avait plus de mal à imaginer, c’était cet enfant que Hayley et lui avaient créé. Un grain de riz ? Comment quelque chose d’aussi petit pouvait-il occuper déjà tant de place dans leur vie et susciter autant d’amour au fond de leur cœur ?

Mais avant toutes ces étapes qui les attendaient, il en était une autre qu’il lui fallait affronter seul.

Harper trouva sa mère dans le jardin, occupé à ajouter quelques asters et deux ou trois chrysanthèmes dans une plate-bande. Elle portait des gants de travail salis par des saisons de jardinage. Sa fin pantalon de coton était de la couleur de cette terre qu’elle avait travaillée toute sa vie et qui donnait un sens à son existence. Elle travaillait pieds nus, comme à son habitude, et il vit à deux pas de là les sabots qu’elle avait abandonnés dans l’herbe, avant de s’agenouiller au bord du massif.

Lorsqu’il était enfant, il voyait en elle une force invincible, presque surnaturelle. Elle savait tout, ce qu’elle devait savoir comme ce qu’il aurait préféré qu’elle ignore. Elle avait toujours les réponses dont il avait besoin et lui offrait sans compter son amour et sa tendresse. Plus important encore, elle était toujours là pour lui, dans les bons moments de la vie comme dans les coups durs.

A présent, cela allait être à lui de reprendre le flambeau.

Roz tourna la tête en l’entendant approcher et passa le dos de sa main sur son front. Il fut frappé par la beauté et la sérénité de son visage, sous le chapeau de paille qui abritait ses yeux.

-

Salut, maman. Comment était ta journée ?

-

Bonne. J’en profite pour la prolonger un peu tant que la terre est sèche. Il va pleuvoir cette nuit.

En un geste de réflexe, Harper leva les yeux vers le ciel.

-

Pas trop tôt, dit-il. Un bon arrosage ne fera pas de mal.

Roz plissa les yeux et l’étudia attentivement.

-

Toi, reprit-elle, tu as ton air grave des grands jours. Et si t’asseyais près de moi pour m’éviter un torticolis ?

-

Il faut que je te parle, dit-il en s’exécutant.

-

C’est généralement le cas quand tu fais cette tête-là.

-

Hayley est enceinte.

Lentement, très lentement, Roz posa son plantoir sur le sol et se tourna vers lui.

-

Eh ! Bien. Murmura-t-elle. Eh ! Bien. Eh ! bien…

-

Elle s’en est rendu compte aujourd’hui, reprit-il, mais cela doit faire selon elle cinq ou six semaines. Elle a touts les symptômes – je ne sais pas si le terme convient – et elle a fait un test.

-

Comment prend-elle la chose ?

-

Elle m’a l’air un peu effrayée. Ennuyée aussi d’être une fois de plus dépassée par les événements.

Roz tendit le bras, ôta les lunettes de soleil de son fils et plongea son regard au fond des ses yeux.

-

Et toi ? Reprit-elle. Comment le prends-tu ?

-

Très bien. Je l’aime, maman.

-

Je le sais, mais… es-tu heureux ?

-

Entre autres choses, je suis heureux. tu espérais peut-être que cela se passerait autrement pour moi, mais…

-

Harper, coupa-t-elle. Peu importe ce que j’ai pu espérer ou non pour toi.

Avec soin Roz sélectionna un aster bleu, disposa ses racines dans un trou déjà creusé et les recouvrit de terre.

-

Ce qui compte, poursuivit-elle tout en s’activant, c’est ce que vous voulez, toi et Hayley. Ce qui compte, c’est cette petite fille et ce bébé à venir.

-

Tu sais que j’aime déjà Lily comme ma propre fille. Une fois que j’aurai épousé sa mère, je veux l’adopter de manière à ce qu’elle le devienne légalement. Et ce bébé me comble de joie, même si nous ne nous y attendions pas. Je sais que tout cela semble un peu précipité mais nous… Ne pleure pas. Je t’en prie, ne pleure pas.

-

J’ai bien le droit de verser quelques larmes lorsque mon aîné m’apprend qu’il va faire de moi une grand-mère ! Protesta Roz. Où diable ai-je pu fourrer mon bandana ?

Voyant l’extrémité du foulard dépasser de la poche arrière du pantalon de sa mère, Harper tira dessus et le lui tendit.

-

Je crois que je vais devoir m’asseoir une minute.

Roz se laissa lourdement tomber dans l’herbe, s’essuya les yeux et se moucha.

-

Bien sûr, reprit-elle d’un ton rêveur, on sait dès le départ que ce jour arrivera.

Dès l’instant où on tient son bébé dans ses bras, confusément, on le sait. C’est le cycle de la vie. Les femmes savent cela. Les jardiniers aussi.

-

Avec un sourire tremblant, elle lui ouvrit les bras.

-

Harper… murmura-t-elle quand il vint s’y réfugier. Dire que te voilà papa !

-

Je n’en reviens pas moi-même, répondit-il en enfouissant son visage dans son cou, comme autrefois. Et toi… dire que te voilà grand-mère !

-

Là, c’est moi qui n’en reviens pas. Qui plus est, deux fois grand-mère d’un seul coup !

Roz s’écarta pour embrasser son fils sur les deux joues.

-

J’aime cette petite fille, assura-t-elle. D’une certaine manière, nous sommes déjà des grands-parents pour elle, Mitch et moi. Je veux que vous sachiez, Hayley et toi, à quel point je suis heureuse pour vous. même si vous vous êtes arrangés pour que le bébé arrive au moment le plus chargé de l’année…

-

Oups ! Ça ne m’avait même pas effleuré l’esprit.

-

Le contraire m’aurait étonné ! Tu es tout pardonné.

En riant, Roz ôta ses gants de travail, de manière à pouvoir serrer peau contre peau les mains de Harper dans les siennes.

-

Dis-moi, l’as-tu déjà demandée en mariage ? Reprit-elle en le dévisageant intensément.

-

En quelque sorte. En fait, je lui ais fait comprendre qu’elle n’avait pas le choix…

Ne me regarde pas comme ça !

Les sourcils froncés, Roz lui lançait un regard réprobateur.

-

Pourquoi te regarderais-je autrement ? Après ce que tu viens de me dire, tu ne méritais pas mieux.

-

Ne t’inquiète pas. Je vais me rattraper.

Harper baissa le regard sur leurs mains jointes, puis porta celles de sa mère, l’une après l’autre, à ses lèvres.

-

Je t’aime maman. Tu as mis la barre très haute.

-

Quoi ? De quelle barre parles-tu ?

-

De celle de l’exigence, répondit-il en redressant la tête pour la regarder dans les yeux. Je n’aurais pas pu me contenter d’une femme que je n’aurais pas aimé et respecté autant que je t’aime et te respecte.

De nouveau, les larmes coulèrent sur les joues de Roz.

-

Oh ! Flûte ! Gémit-elle. Je vais avoir besoin de bien plus que ce bandana si tu n’arrêtes pas.

-

J’ai l’intention de donner à Hayley le meilleur de moi-même. Et pour commencer, il va me falloir les bagues de grand-mère Harper. Celle de ses fiançailles et celle de ces noces. tu m’avais dit que je pourrais les avoir quand je…

avec un sourire tremblant, Roz embrassa son fils sur la joue et conclut en se redressant :

-

Voilà bien l’homme que j’ai élevé. Viens. Allons les chercher ensemble.

Une autre chose à laquelle Harper n’avait jamais réfléchi était la façon de faire sa déclaration à une femme – plus exactement à la femme. Dîner romantique au champagne ?

Pique-nique bucolique ? Match de base-ball avec tableau d’affichage proclamant un « veut-tu m’épouser? » Géant ?

Aucune de ces solutions ne lui paraissait digne de Hayley. Le mieux, décida-t-il, était d’opter pour l’heure, l’endroit et l’ambiance qui leur ressemblaient le plus. Aussi emmena-t-il Hayley, ce soir-là, pour une promenade au crépuscule dans le parc de Harper House.

-

L’idée d’avoir une fois de plus réquisitionné ta mère pour garder Lily ne m’enchante guère, grommela-t-elle en le suivant à contrecœur.

-

C’est elle qui l’a proposé. Et j’avais besoin d’une heure en tête-à-tête avec toi. Tu vois ce prunier ?

-

Il venait de s’arrêter au pied d’un grand et bel arbre aux branches élégamment dressées vers le ciel.

-

Mes parents l’ont planté en mon honneur lorsque je suis né, expliqua-t-il en caressant une de ses feuilles entre ses doigts. Je me suis toujours senti bien ici.

C’est l’un de mes endroits préférés. Nous en planterons un pour Lily, et un pour notre bébé quand il sera né. Mais en attendant, il me paraissait important que notre histoire commence ici.

De sa poche, il tira un écrin ancien. puis, cherchant dans la pénombre le regard de Hayley, il la fixa gravement et précisa :

-

Je ne vais pas mettre un genou en terre, parce que je m’en voudrais de me sentir stupide dans un moment pareil. Mais le cœur y est. Hayley… j’aime cette vie qui nous attend, cette histoire que nous avons commencé à écrire ensemble. Cette histoire, je veux la vivre et continuer à l’écrire avec toi, près de toi. Tu es la première femme que j’aime. Et tu seras également la seule.

Délicatement, Harper ouvrit l’écrin et sourit en voyant les yeux de Hayley s’écarquiller sous l’effet de la surprise.

-

C’est l’anneau de fiançailles de ma grand-mère, dit-il comme s’il s’en excusait. si tu le trouves trop ringard…

-

je…

Hayley dut déglutir longuement avant de poursuivre :

-

Je le trouve merveilleux. Un bijou de famille n’est jamais ringard. En fait, c’est la plus belle bague que j’aie jamais vue. mais tu es sûr que Roz…

-

Elle t’était destinée dès ma naissance. Roz me l’a donnée pour toi, pour la femme que j’aime et avec qui je vais passer le reste de ma vie. Je veux que tu la portes…

si tu acceptes de me supporter pour quelques décennies. Veux-tu m’épouser, Hayley ?

-

C’est magnifique, Harper. tu es magnifique…

-

Attends ! Coupa-t-il. Je n’ai pas terminé. Je veux que tu acceptes de prendre mon nom, mais je veux aussi le donner à Lily. Je vous veux toutes les deux. Je ne me contenterai de rien de moins.

-

Es-tu sûr de ce que tu es en train de faire ? Demanda-t-elle à mi-voix en lui caressant la joue.

-

Sûr et certain. Et tu as intérêt à me répondre rapidement, parce que je détesterais gâcher le romantisme de cet instant en luttant avec toi dans l’herbe pour te passer de force cet anneau au doigt.

-

C’est tentant, mais ce ne sera pas nécessaire.

Hayley ferma les yeux un instant. L’image d’un champ de prunier en fleur s’imprima brièvement sur l’écran de ses paupières closes, comme un symbole du passage des générations et de la permanence de la tradition.

-

Quand je suis venue t’annoncer ma grossesse, reprit-elle, j’étais certaine que tu allais proposer de m’épouser. Parce que c’est ta nature : tu es intimement programmé pour faire ce qui est bon et juste.

-

Hayley ! Protesta-t-il. Ce n’est pas…

D’un geste impérieux de la main, elle le fit taire.

-

Tu as eu le temps de t’exprimer, dit-elle en le fixant d’un air farouche. A présent, c’est mon tour. Je savais donc comment tu allais réagir, et c’est en partie pour cela que je me sentais mal. J’avais peur que tu ne veuilles m’épouser que par devoir. Mais mes craintes se sont dissipées. Je sais que tu m’aimes et que c’est pour cette raison que tu veux m’épouser.

Hayley marqua une pause, inspira profondément et se serra contre lui avant de conclure :

-

Je veux être ta femme, Harper. J’accepte de porter ton nom, ainsi que Lily. Nous en serons honorées. Et nous t’aimerons toute notre vie.

Les doigts un peu tremblants, Harper saisit l’anneau et le passa à l’annulaire que lui tendait Hayley.

-

Il est trop grand, constata-t-il en portant ses doigts à ses lèvres pour y déposer un baiser.

-

Si tu le reprends, je hurle.

-

Juste le temps de le faire resserrer, et je te le rends.

Hayley acquiesça d’un bref hochement de tête et noua les bras autour de la nuque de Harper pour se pendre à son cou.

-

Je t’aime, je t’aime, je t’aime ! S’exclama-t-elle.

En riant, il lui souleva le menton pour l’embrasser.

-

Enfin ! J’espérais bien que tu dirais ça.

Hayley se sentit gauche et intimidée lorsqu’il lui fallut annoncer en compagnie de Harper la nouvelle à Roz et à Mitch. Elle se détendit un peu quand David servit le champagne pour fêter l’événement. Il lui en offrit une demi-coupe, et elle dut s’en contenter pour les deux toasts qui furent portés – un pour le mariage, l’autre pour le bébé.

après l’avoir serrée chaleureusement dans ses bras à l’issue de ces réjouissances, Roz lui murmura à l’oreille :

-

Il faut qu’on parle, toi et moi. Au plus vite.

-

Oh ! Répondit-elle le cœur serré par une sombre appréhension. Bien sûr.

-

Et pourquoi pas maintenant ?

Roz se tourna vers son fils et lança gaiement :

-

Je t’enlève ta future femme pour quelques minutes. Il y a quelque chose que je doive lui montrer.

Sans attendre de réponde, Roz passa son bras sous celui de Hayley et l’entraîna hors de la pièce, en direction de l’escalier.

-

Vous avez déjà une idée du genre de mariage que vous voulez ? Demanda-t-elle en chemin.

-

Je… je ne sais pas. Tout cela est si… précipité.

-

Oui, bien sûr.

-

Il me semble que Harper m’a dit vouloir se marier ici, à Harper House.

Un sourire ravi illumina le visage de Roz.

-

C’est ce que j’espérais. On pourrait faire ça dans la salle de bal, si vous souhaitez quelque chose de solennel. Ou alors sur la terrasse et dans le parc, si vous voulez quelque chose de plus détendu. Parlez-en ensemble et dites-moi ce que vous préférez. Mais je te préviens, je meurs d’envie d’organiser tout cela et je peux être têtue comme une mule quand je m’y mets. Alors, je compte sur toi pour me dire quand je passe les bornes.

Hayley hocha la tête d’un air absent.

-

Que se passe-t-il ? S’inquiéta Roz, que le manque d’enthousiasme de la jeune femme intriguait. Quelque chose te tracasse ?

Hayley se mordit la lèvre comme si elle hésitait à parler avant d’avouer.

-

Je n’en reviens pas que vous ne soyez pas en colère contre moi.

Roz haussa les sourcils.

-

En colère ? S’étonna-t-elle. Pourquoi donc, grands dieux ?

-

cette grossesse imprévue, ce mariage précipité…

-

Moi, je n’en reviens pas que tu puisses avoir une si piètre opinion de moi, riposta Roz.

-

Au contraire, j’ai une très haute opinion de vous, protesta Hayley alors qu’elles gravissaient l’escalier. Mais je me mets à votre place… et je ne comprends pas.

-

C’est parce que tu n’es pas à ma place. Ce qui me convient parfaitement. J’aime garder ma place pour moi toute seule.

Sur le palier du premier étage, Roz tourna en direction de l’aile qu’elle occupait avec son mari. en lui emboîtant le pas, Hayley ajouta d’une voix sourde :

-

Je ne suis pas tombée enceinte intentionnellement.

Devant la porte de sa chambre, Roz fit volte-face et posa les mains sur les épaules de Hayley.

-

C’est donc ce qui te turlupine ? Fit-elle en la fixant droit dans les yeux. Tu m’imagines capable de t’accuser d’avoir tout manigancé ?

-

Non… pas exactement… répondit Hayley en baissant la tête. Mais c’est ce que beaucoup de gens penseraient.

-

Je suis heureuse de pouvoir prétendre que je ne suis pas comme « beaucoup de gens » Je suis également très bon juge du caractère d’autrui, avec une seule erreur majeure dans mon illustre carrière. Si je te croyais capable de ça Hayley, tu ne vivrais déjà plus dans cette maison.

-

mais quand vous avez dit que nous devions parler, j’imaginais…

Levant les yeux au plafond, Roz soupira bruyamment et ouvrit la porte de sa chambre.

-

Suis-moi, dit-elle. Les actes valant mieux qu’un long discours, je vais te montrer ce que j’avais en tête.

D’un pas résolu, elle marcha jusqu’au lit et ouvrit la boite posée dessus.

Précautionneusement, elle en sortit ce qui ressemblait à un pâle nuage bleu.

-

C’était la couverture de Harper, expliqua-t-elle en la portant à sa joue. Je l’ai faite moi-même, juste après sa naissance. Mes autres fils y ont eu droit également et cela fait partie des rares choses que j’ai gardées pour les leur rendre plus tard.

Si ce bébé est une fille, tu voudras sans doute pour elle quelque chose de plus féminin. Mais si c’est un garçon, je serais heureuse que tu puisses l’utiliser. Dans un cas comme dans l’autre, je tenais à te la donner maintenant.

la gorge serrée par l’émotion, Hayley murmura :

-

Elle est magnifique.

Roz laissa sa joue reposer quelques instants contre le lainage.

-

Harper est l’une des grandes joies de mon existence, reprit-elle. Je l’aime aujourd’hui comme je l’ai aimé dès le premier jour, et il n’y a rien que je désire plus au monde que son bonheur. Tu le rends heureux. C’est plus que suffisant pour moi.

-

Je serai une bonne épouse pour lui.

-

Tu as intérêt, si tu ne veux pas avoir affaire à moi ! A présent, pouvons nous enfin nous asseoir sur ce lit et verser une petite larme toutes les deux ?

Allongée cette nuit-là dans le noir au côté de Harper, Hayley se laissait bercer par le bruit entêtant de la pluie.

-

Je ne sais pas comment je peux être si heureuse et si effrayée à la fois, murmura-t-elle.

-

Tu n’as pas à avoir peur, assura-t-il. Je suis là.

-

Ce matin, j’ai eu l’impression qu’une bibliothèque entière s’écroulait sur moi et que je me retrouvais ensevelie sous une montagne de livres. ce soir, je me rends compte qu’il s’agissait en fait de fleurs et que je nage dans une mer parfumée de pétales…

Dans le noir, Harper lui prit la main gauche. Avec le pouce, Hayley ne cessait de se gratter l’annulaire.

La bague de fiançailles reposait dans son écrin, sur la commode.

-

J’irai dès demain la porter chez le joaillier, dit-il.

-

Je ne sais pas si je vais m’habituer à l’idée d’épouser un homme qui lit dans mes pensées.

souplement, elle roula sur lui et ajouta :

-

Heureusement que je peux lire dans les tiennes aussi. Juste à l’instant, c’est bien à cela que tu pensais ?

Lentement, elle laissa ses lèvres s’abaisser à la rencontre des siennes. Avec lui, elle se sentait lisse et douce, tendre et chaude, mais avant tout, merveilleusement aimée. Rien ne pouvait assombrir ses pensées ni gâcher la douceur de ce moment. Elle était résolue à goûter chaque instant de bonheur vécu en sa compagnie, à déguster chaque seconde de leur nouvelle vie comme si elle devait être la dernière. Elle se sentait vivante, en sécurité, et irrémédiablement conquise.

Leur corps se mirent à onduler en cadence avec la pluie qui tambourinait sur la terrasse, leurs cœurs mêlant à cette chanson leur propre tempo. Elle connaissait si bien Harper, à présent. C’était son ami, son partenaire, son amant, son futur mari… submergée par l’amour qu’il lui inspirait, elle frotta tendrement sa joue contre la sienne.

-

Je t’aime tant ! il me semble que j’ai déjà passé toute une vie à t’aimer…

-

J’espère bien que non ! Protesta-t-il en riant. Car cela signifierait que notre histoire se termine. C’est aujourd’hui que tout commence. une vie d’amour et de bonheur s’ouvre devant nous…

Rêveusement, Harper laissa ses doigts courir le long du visage de Hayley, caressant son menton, ses joues, ses tempes, avant de les laisser se perdre dans ses cheveux. Dans la pénombre, il distinguait à peine son visage. Seuls ses yeux brillaient d’une lueur mystérieuse.

Elle avait beau paraître lointaine et inaccessible dans cette nuit d’orage, elle n’en était pas moins sienne. En l’admirant, il voyait se dérouler devant lui cette longue vie de bonheur qui les attendait. Et en la caressant, il touchait du doigt la douceur et la beauté du moment présent.

Il la serra contre lui et la fit basculer sur le matelas pour rouler sur elle à son tour. Sous ses lèvres, il goûta la souplesse de sa bouche, la longue ligne de son cou, la courbe subtile de ses seins. Sous sa poitrine, son cœur battait, aussi régulier et obstiné que le bruit de la pluie. il allait se faire un plaisir d’affoler cette belle mécanique en laissant ses lèvres se refermer sur la pointe dressée d’une aréole…

Lentement, guidé par ses soupirs, il descendit la long du torse étroit, laiteux, si émouvant dans la clarté diffuse de la lune. Le frémissement des muscles au passage de sa bouche, la chair de poule qui soulevait la peau de Hayley étaient pour lui de précieux témoignages du désir qui montait en elle et qu’il sentait simultanément s’exacerber en lui.

Près du nombril, il fit une pause, laissant sa joue reposer avec tendresse contre ce temple mystérieux à l’intérieur duquel un miracle s’était produit. La main de Hayley se posa sur ses cheveux pour les caresser doucement.

-

Que ce soit une fille ou un garçon, dit-elle d’un ton rêveur, nous lui donnerons Harper comme deuxième prénom. Je ne reviendrai pas là-dessus, mais pour le prénom usuel, je suis ouverte à la discussion.

Harper déposa un baiser sur le ventre de Hayley et redressa la tête pour suggérer : Que dirais-tu de Cletis ? Cletis Harper Ashby…

Sur ses cheveux, les doigts de Hayley se figèrent.

-

Rassure-moi, dit-elle d’une voix incertaine. C’est une blague ?

-

Cletis pour un garçon, poursuivit-il sans lui répondre. Et si c’est une fille, pourquoi pas Hermione ? Je trouve qu’on n’en rencontre pas assez, de nos jours.

En accélérer, Harper refit en sens inverse tout le chemin qu’il venait de parcourir avec ses lèvres.

-

tu serais bien embêtée, reprit-il avec un sourire espiègle, si je tenais mordicus à ces prénoms alors que tu viens d’accepter de m’épouser…

Hayley lui chatouilla les côtes jusqu’à ce qu’il demande grâce.

-

J’ai intérêt à aller remplir moi-même la déclaration de naissance ! Conclut-elle en riant. sinon, ce pauvre enfant va se retrouver avec…

Elle ne put en dire davantage. Les lèvres de Harper, possessives et affamées, venaient de se refermer sur les siennes. Bien plus bas palpitait la preuve de son désir. Refermant les jambes autour de ses hanches, ce fut avec joie et reconnaissance qu’elle l’accueillit en elle.

Elle se sentait si bien, blottie dans le dos de Harper…

Lentement, le sommeil s’emparait d’elle. Le bruit de la pluie était une musique, une berceuse qui l’entraînait au pays des rêves.

Elle s’imaginait déjà marcher à sa rencontre dans sa longue robe blanche, un bouquet de lys pourpres et épanouis dans le creux de son bras. Il l’attendait près de l’autel, pour lui prendre la main et prononcer ces vœux qui les engageraient pour la vie.

Jusqu’à ce que la mort nous sépare…

Non. Elle ne voulait rien avoir à faire avec la mort en ce jour de bonheur, ni prononcer aucun serment qui lui fut lié. La mort était le royaume des ténèbres. Et dans les ténèbres, aucun soleil de brillait.

Et quand bien même ils se jureraient amour et fidélité… une promesse n’existait-elle pas que pour être trahie ? des mots, rien que des mots, prononcés par intérêt ou faiblesse, et destinés à n’être jamais suivis d’effets…

Il faisait froid. Les nuages avaient fini par masquer la lune dans le ciel nocturne, transformant sa robe blanche en loque d’un gris sale, tachée de boue. Elle n’avait pas froid : une haine brûlante lui réchauffait le cœur. quelle chose étrange, songea-t-elle, que de se sentir aussi vivante en c’est instant précis…

La maison était plongée dans le noir. Une tombe. Sans doute devaient-ils tous être morts, à l’intérieur. Seul son enfant vivait, et vivrait à jamais. Elle vivrait, elle aussi, avec son fils, jusqu’à la fin des temps, pendant que tout le reste pourrirait.

Telle serait sa vengeance.

Elle avait donné la vie. Elle avait laissé cet enfant grandir en elle, puis sortir de son corps dans une souffrance proche de la folie. Elle ne laisserait personne la dépouiller de ce qui était à elle. Elle se tiendrait tapie, dans cette demeure, avec son fils. Elle y resterait, seule véritable maîtresse de Harper House. Au terme de cette nuit, plus jamais elle ne serait séparée de James.

La pluie la trempait jusqu’aux os, mais elle n’en avait cure. Elle fredonnait, indifférente à la boue qui maculait ses pieds et le bas de sa robe.

Le printemps reviendrait, et ils joueraient au soleil, dans le jardin, tous les deux. Oh !

Comme ils riraient ! Les fleurs s’épanouiraient, et les oiseaux chanteraient rien que pour eux.

À l’ombre d’un parasol, ils mangeraient des gâteaux et boiraient du thé. Oui… Du thé et des gâteaux, rien que pour elle et son merveilleux petit garçon. un printemps perpétuel, à eux réservé, bientôt, très bientôt…

Pour ne pas risquer de mauvaises rencontres, elle préféra se rendre à la remise à voitures plutôt que dans les écuries. Aucun verrou ne l’arrêta – oh ! Cette insupportable prétention des puissants, qui se croyaient à l’abri de toute intrusion !

La porte grinça sur ses gonds lorsqu’elle l’ouvrit. Même dans la pénombre, elle vit luire les impeccables carrosseries des voitures. Pas de roues boueuses ni de marchepieds sales pour le maître de Harper House. Rien que de belles et rutilantes voitures pour les transporter où bon leur semblait, lui, sa garce de femme et ses piailleuses de filles alors que la mère de son fils, son fils unique, son héritier, devait se traîner à pied dans la boue et la nuit…

Oh! Elle allait le lui faire payer !

Elle sourit de contentement en découvrant dans un coin, sur le sol, exactement ce qu’il lui fallait.

Un beau rouleau de corde neuve, enroulé comme un serpent dans son panier.

Harper se retourna dans le lit et, dans un demi-sommeil chercha Hayley. Surpris de ne rencontrer que le vide, il tendit le bras et tâtonna plus loin, sans plus de succès.

-

Hayley ?

En se redressant sur un coude, il songea qu’elle devait avoir été réveillée par Lily. Mais le récepteur du baby-phone posé sur la table de chevet restait silencieux.

Il lui fallut quelques secondes supplémentaires pour comprendre ce qui l’avait tiré du sommeil. Le bruit de la pluie incessante sur le carrelage de la terrasse était trop intense.

Tout en repoussant le drap, il tourna la tête vers la porte-fenêtre. Elle était ouverte. Tout à fait réveillé, à présent, il sauta à bas du lit et se précipita dehors après avoir rapidement enfilé son jean.

Le cœur glacé par l’angoisse, Harper constata que la terrasse était déserte et que la pluie et la nuit empêchaient de distinguer quoi que ce soit à plus de trois mètres. Réprimant un gémissement de détresse, il rentra et fila dans la chambre de Lily. Celle-ci dormait à poings fermés dans son lit à barreaux, mais sa mère n’était nulle part en vue.

De retour dans la chambre, il saisit le récepteur du baby-phone et le glissa dans la poche arrière de son jean. Avant de se ruer de nouveau sur la terrasse. Dévalant les marches quatre à quatre, au risque de glisser et de se rompre le cou, il prit d’instinct la direction de l’ancienne remise à voitures.

Il était convaincu depuis toujours qu’Amelia devait y être passée, autrefois. La nuit où il l’avait vue dans le jardin, lorsqu’il était enfant, c’était dans cette direction qu’elle marchait.

Il s’en souvenait parfaitement, de même qu’il se rappelait sa robe trempée et maculée de boue qui collait à son corps décharné, comme si elle était restée des heures sous la pluie.

Il fut chez lui en un temps record – même dans le noir, le chemin n’avait aucun secret pour lui. Arrivé à destination, il remarqua que la porte était ouverte, et un profond soulagement s’empara de lui.

-

Hayley ! Cria-t-il en actionnant l’interrupteur.

Sur le sol parsemé de flaques d’eau, des traces de pas boueuses menaient à la cuisine et en repartaient. Harper sut avant même d’avoir fouillé toutes les pièces que la maison était vide.

Attrapant au passage le téléphone sans fil, il se précipita à l’extérieur. En composant le numéro, il plissa les yeux pour scruter la façade de Harper House plongée dans le noir.

-

Maman ! S’écria-t-il dès que Roz décrocha. Hayley a disparu. Je n’arrive pas à la retrouver. Elle est… Ô ! Mon Dieu ! Ça y est, je la vois. elle est au deuxième, sur la terrasse…

Il laissa tomber le combiner dans l’herbe et se mit à courir en direction de la maison, coupant au plus court à travers massifs et pelouses.

Hayley ne tourna pas la tête quand il cria son nom. Les poumons en feu, le cœur battant à tout rompre, il gravit les marches quatre à quatre, ses pieds boueux glissant sur le carrelage.

Il atteignit la terrasse du deuxième alors que Hayley ouvrait une porte. En l’entendant crier son nom, elle eut un moment d’hésitation. Lentement, elle tourna la tête vers lui. Un affreux sourire étirait ses lèvres. Un sourire de démente.

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Une mort pour une vie, dit-elle d’une voix grinçante. C’est le prix à payer.

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Non !

En quelques pas, Harper franchit les derniers mètres qui les séparaient. Il l’agrippa par les épaules et l’entraîna à l’intérieur.

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Non, répéta-t-il en la serrant dans ses bras. Reviens à toi ! Tu sais qui je suis… Tu sais qui tu es… Ne la laisse pas te faire ça !

Hayley se débattait comme une furie, jetant la tête en tous sens, roulant des yeux révulsés et montrant les dents comme un chien enragé.

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Je veux mon fils ! Cria-t-elle.

Pour l’empêcher de lui échapper, Harper resserra son étreinte.

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Tu n’as pas de fils ! Cria-t-il plus fort qu’elle. Tu as une fille ! Lily est endormie dans son lit, mais à son réveil, elle aura besoin de toi. Hayley, reviens à toi, je t’en supplie ! Reviens-nous !

D’un coup, il la sentit s’effondrer contre lui.

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J’ai froid… gémit-elle, la tête abandonnée contre son épaule. Oh ! Harper… si tu savais comme j’ai froid !

D’un coup de pied, il referma la porte de la terrasse. Pour regagner leur chambre, mieux valait passer par l’intérieur. En la soutenant fermement, il l’entraîna à travers la salle de bal plongée dans la pénombre.

Autour d’eux, les linges blancs qui protégeaient meubles et tableaux semblaient observer leur progression tels des fantômes poussiéreux. Contre les vitres des fenêtres, la pluie se mit à tambouriner avec une ardeur renouvelée.

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Ça va aller, assura-t-il en lui frottant les bras pour la réchauffer. C’est fini. Tout va bien, à présent.

Avant qu’ils aient pu atteindre la porte de la salle de bal, Mitch l’ouvrit. D’un coup d’œil, il évalua la situation et hocha la tête d’un air préoccupé.

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Roz est allée s’occuper de Lily, expliqua-t-il. Que s’est-il passé ?

Harper sentait Hayley frissonner contre son flanc et l’entendait claquer des dents.

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Pas maintenant ! Répondit-il. Avant toute chose, elle a besoin de se réchauffer.

Le reste devra attendre.