8

Dans la salle de multiplication, Hayley regardait Roz travailler.

-

Vous êtes sûre que cela ne vous dérange pas de vous occuper de Lily ? Lui demanda-t-elle.

-

Pour quelle raison cela me dérangerait-il ? Mitch et moi allons passer la soirée à la gâter sans que tu puisses rien faire pour nous en empêcher…

-

Vous étés si gentils avec elle ! Mais j’avoue que j’ai du mal à me faire à l’étrangeté de la situation.

-

Je ne vois pas ce qu’il y a d’étrange à passer la soirée avec un jeune homme aussi séduisant que Harper.

-

Ce n’est pas n’importe quel jeune homme. C’est votre fils.

Les doigts experts de Roz continuaient à s’activer. un grand sourire se peignit sur ses lèvres lorsqu’elle répondit :

-

Oui ! j’ai de la chance, n’est-ce pas ? D’autant plus que j’ai deux autres fils tout aussi charmants. je ne serais d’ailleurs pas étonnée qu’ils aient eux aussi un rendez-vous ce soir…

-

Mais Harper, c’est différent. C’est votre fils aîné. Il est aussi votre associé, et je suis votre employée.

-

nous avons déjà parlé de tout ça Hayley…

-

Je sais.

Elle savait également que cet agacement à peine masqué dans la voix de Roz ne présageait rien de bon.

-

Il ne faut pas m’en vouloir, reprit-elle. J’ai juste un peu plus de mal que vous à m’y faire.

Avant de passer au bac de terre suivant Roz, lui jeta un coup d’œil en coin.

-

Tout irait beaucoup mieux si tu te détendais un peut, dit-elle. Vas-y, amuse-toi, prends du bon temps ! Mais si tu le peux, n’hésite pas à faire une petite sieste avant la soirée et à forcer un peu sur le maquillage. Tu as des valises sous les yeux.

-

Je n’ai pas bien dormi.

-

Après le spectacle auquel Harper et toi avez eu droit, ça n’a rien d’étonnant.

La musique qu’avait choisie Roz ce jour-là pour travailler dans la salle de multiplication consistait en nappes de piano romantiques et élaborées. Hayley, plus douée pour identifier les plantes que les compositeurs classiques, aurait été bien incapable de la reconnaître.

-

J’ai aussi l’impression d’avoir fait des rêves étranges, cette nuit, confia-t-elle d’une voix sourde. Mais rien que je puisse me rappeler précisément.

après un instant d’hésitation, elle ajouta :

-

Roz… est-ce que vous avez peur ?

-

Je suis préoccupée, reconnut-elle. Et en colère, aussi. Personne n’a le droit de frapper mon garçon. Si elle m’en laisse l’occasion, je n’hésiterai pas à dire à Amelia ma façon de penser.

-

Peut-être est-elle allée chercher cette corde et cette faucille dans la remise à voitures – à l’époque, je veux dire. Peut-être a-t-elle essayé de s’en servir et quelqu’un l’en a-t-il empêchée.

-

Cela fait beaucoup de « peut-être. »Puisque Beatrice ne fait plus mention d’Amelia dans aucun de ses journaux après l’arrivée du fils de son mari chez elle, il va nous être difficile d’en apprendre davantage.

-

dans ce cas, conclut Hayley d’un air maussade, je ne vois pas comment nous parviendrons à faire en sorte qu’elle nous laisse en paix…

après avoir marqué une pause, elle chercha le regard de Roz et poursuivit :

-

Il existe des spécialistes, vous savez. Des gens dont c’est le métier de régler ce genre de problèmes.

voyant son interlocutrice sourire de sa suggestion, elle fronça les sourcils et s’exclama :

-

Je ne vois pas ce que ça a de drôle ! étant donné les circonstances, ce n’est pas une idée si stupide…

-

Ne prends pas la mouche, voyons. J’imaginais juste l’équipe de Ghostbusters, Bill Murray en tête, investissant Harper House avec son matériel étrange et ses fusils à protons !

-

Très drôle, fit Hayley en grimaçant un sourire. Mais s’il y a des farfelus dans ce domaine, il existe sûrement aussi des gens compétents. Peut-être aurions-nous intérêt à réclamer une aide extérieure.

-

Rien n’est exclu. S’il le faut nous aviserons.

-

j’ai consulté quelques site sur Internet…

-

Hayley !

De nouveau, ce soupçon d’agacement à peine voilé.

-

D’accord, d’accord. C’était juste une suggestion.

Elles tournèrent la tête de concert lorsque la porte s’ouvrit à la volée. A voir l’expression de Mitch, il n’était pas difficile de deviner son excitation.

-

Je sais qui elle est ! S’exclama-t-il en se précipitant à leur rencontre. Dans combien de temps pouvons-nous nous retrouver tous à la maison ?

-

Une petite heure, répondit Roz après avoir réfléchi à la question. Mais pour l’amour de Dieu, Mitchell, ne nous laisse pas dans l’expectative ! Qui était-elle ?

-

Elle s’appelait Amelia Connor. Amelia Ellen Connor.

-

Comment as-tu ? Tu le sauras tout à l’heure, coupa-t-il avec un grand sourire.

Rassemble tes troupes, Rosalind !

-

Une vraie tête de mule ! Maugréa-t-elle en le regardant sortir avec un sourire attendri qui démentait ses propos. Comment ai-je pu épouser un homme aussi têtu ?

Amelia Ellen Connor.

Hayley ferma les yeux et laissa ce nom résonner en elle dans le grand salon de Harper House. Elle patienta quelques instants, mais rien ne se produisit, ni révélation foudroyante, ni illumination soudaine. Elle se sentit un peu stupide, car elle avait été presque sûre qu’il se passerait quelque chose si elle se concentrait sur ce nom entre les murs de la maison.

Avec le sentiment de se rendre ridicule, elle le prononça à haute voix, sans pus de résultat.

Une dernière tentative, cependant s’imposait, étant donné qu’Amelia faisait apparemment tout pour être reconnue, découverte, retrouvée.

-

Amelia Ellen Connor ! Lança-t-elle d’une voix claire. Je te reconnais comme la véritable mère de Reginald Edward Harper.

Rien ne vint troubler le silence du salon, où régnaient les parfums mêlés des roses dont David avait garni de grands vases et de l’encaustique avec laquelle il patinait les vieux meubles.

Déçue et décidée à garder cette expérience infructueuse pour elle-même, Hayley rejoignit la bibliothèque. Roz et Mitch s’y trouvaient déjà, ce dernier pianotant avec ferveur sur le clavier de son ordinateur portable.

d’une voix où perçait une note d’exaspération, Roz expliqua en levant les yeux au plafond :

-

Il dit qu’il veut mettre à jour ses notes tant que les informations sont encore fraîches dans son esprit. Stella est dans la cuisine avec David. Ses fils sont chez leurs grands-parents pour la journée. Logan ne devrait pas tarder. Idem pour Harper – du moins, je l’espère.

elle ajouta, en montrant le canapé à Hayley :

-

Puisque le docteur Carnegie semble décidé à nous faire attendre, autant t’asseoir.

-

Thé glacé et cookies au citron pour tout le monde !

Poussant devant lui un chariot de service, David venait de les rejoindre, Stella sur ses talons.

il désigna du regard le mari de Roz et demanda :

-

Tu lui as déjà tapé sur le crâne pour le faire parler ?

-

Non répondit Roz avec un soupir. Mais ça ne saurait tarder. Mitch.

-

Cinq minutes…

Sur ces entrefaites, Harper et Logan pénétrèrent en trombe dans la pièce. Ce dernier alla embrasser sa femme en s’excusant.

-

Désolé. Pas eu le temps de me changer. J’arrive juste du boulot.

Puis, s’emparant d’un des verres que David était en train de remplir, il le vida d’un trait et grogna de plaisir.

Harper, quant à lui, jeta son dévolu sur les cookies. Après en avoir engouffré trois, il se laissa tomber sur une chaise.

-

Alors, comme ça, nous savons comment elle s’appelle. La belle affaire ! A quoi cela va-t-il nous servir ?

-

pour commencer, protesta Hayley, c’est déjà un bel exploit de la part de Mitch d’avoir trouvé cette information avec si peu d’éléments…

-

Je n’ai pas dit le contraire. Je me demandais juste ce que nous allions en faire.

Roz, dont la patience avait atteint ses limites, se tourna vers son époux.

-

Avant toute chose, lança-t-elle, j’aimerais savoir ce qui lui a permis d’arriver à ce résultat. Mitchell ! ne m’oblige pas à te frapper devant les enfants…

Repoussant son fauteuil à roulettes, Mitch ôta ses lunettes et entreprit de les polir avec application sur sa chemise.

-

Reginald Harper possédait de nombreuses propriétés, commença-t-il, dont quelques maisons. Ici, dans le comté de Shelby, mais aussi ailleurs dans l’État. La plupart étaient mises en location, naturellement. J’en ai pourtant trouvé dans les livres de comptes qui, bien qu’occupées à certaines périodes, ne généraient aucun revenu.

-

Les comptes auraient été falsifiés ? Demanda Harper.

-

Possible. A moins que ces résidences n’aient été celles où Reginald Harper installait ses maîtresses.

-

Au pluriel ? S’exclama Logan. Quelle santé !

-

Beatrice elle-même, dans son journal, évoque les maîtresses de son mari. Cela n’a rien d’étonnant, si l’on considère que cet homme voulait un héritier à n’importe quel prix et qu’il était du genre à employer les grands moyens. Entretenir plusieurs génitrices potentielles jusqu’à ce que l’une d’elles tombe enceinte augmentait ses chances de parvenir à ses fins.

-

Qu’est-tu en train de nous dire ? S’enquit Roz. Qu’il a eu le culot de faire figurer ses maîtresses dans ses livres de comptes en tant qu’occupantes à titre gracieux ?

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Pas du tout. Voilà pourquoi, j’ai dû croiser les sources en allant fureter dans les listes de recensement – ce qui représente une masse de documents considérable, même en limitant les recherches aux années antérieures à 1892. j’ai eu la chance de tomber sur ce que je cherchais dans les listes de 1890.

Son regard, après avoir scruté la pièce, se posa sur le chariot de service.

-

Ce sont bien des cookies que je vois là ?

-

Grands dieux, David ! S’exclama Roz. Apporte-lui ses cookies avant que je ne le tue ! Vas-tu enfin nous dire ce que tu as trouvé en 1890 ?

-

Qui j’ai trouvé, tu veux dire. Amelia Ellen Connor, domiciliée dans l’une des maisons que possédait Reginald Harper à Memphis. Une maison qui n’a généré aucun revenu depuis la deuxième moitié de cette année 1890 jusqu’en mars 1893

et qui est censée être restée vide durant cette période.

-

Cela ne peut être qu’elle ! Approuva Stella.

Mitch hocha la tête et reposa ses lunettes sur le bureau.

-

En tout cas, si ne n’est pas notre Amelia, c’est une drôle de coïncidence. Le très méticuleux secrétaire de Reginald a inscrit dans les livres de nombreuses dépenses relatives à cette propriété durant cette période, et Amelia la mentionne dans les listes de recensement comme résidence principale. En février 1893, de fortes sommes sont affectées à la remise en état de cette maison, dans laquelle de nouveaux occupants – des locataires en bonne et due forme, cette fois –

s’installent peu de temps après. La propriété est finalement vendue en 1899.

-

Nous savons donc désormais, conclut Hayley, qu’elle a vécu dans cette maison à Memphis pendant quelques mois après la naissance du bébé.

-

Mais ce n’est pas tout ! Ajouta Mitch en chaussant ses lunettes pour consulter ses notes. Amelia Ellen Connor est née en 1868, de Thomas Edward Connor et de Mary Kathleen Connor née Bingham. bien qu’elle ait déclaré lors du recensement que ses deux parents étaient morts, ce n’était pas vrai à l’époque que son père, décédé en 1886. le certificat de décès de sa mère date de 1897. elle était donc bien vivante en 1890. femme de chambre, elle est restée durant toute sa carrière au service de la famille Lucerne, qui habitait une maison le long du fleuve appelé…

-

Les Saules, acheva Roz à sa place. Je connais cette maison. Elle est plus ancienne que celle-ci. Aujourd’hui, c’est devenu un bed-and-breadkfast d’excellente réputation.

-

Mary Connor, qui travaillait pour les Lucerne alors que sa fille habitait Memphis, affirme lors du recensement n’avoir jamais eu d’enfants. Les registres de la paroisse sont pourtant formels : elle est bien la mère d’Amelia.

-

Elles devaient être brouillées, supposa Stella.

-

Sans doute. Suffisamment en tout cas pour que la fille considère sa mère comme n’étant plus de ce monde, et pour que la mère ait tout oublié en apparence de l’existence de sa fille. Mais il y a plus intéressant encore. Je n’ai pu trouver aucune trace de la naissance de l’enfant d’Amelia, ni de certificat de décès à son nom.

-

L’argent peut tout, commenta Hayley. Il peut graisser les rouages de la machine comme les bloquer.

-

Et maintenant, que va-t-il se passer ? Demanda Logan.

-

Je vais me replonger dans les vieux papiers, répondit Mitch en le regardant par-dessus les verres de ses lunettes. Il me reste à explorer la piste des décès de personnes non identifiées. Je compte aussi sur la descendante de la gouvernante, Mary Havers. Peut-être nous communiquera-t-elle de nouvelles informations.

J’irai également rendre une petite visite aux actuels propriétaires de la maison des Lucerne – en priant pour trouver là-bas des archives dans lesquelles je pourrai fouiller.

-

Je leur passerai un petit coup de fil, intervint Roz. Il n’y a pas que l’argent qui ouvre les portes. le nom des Harper peut faciliter bien des choses, lui aussi…

Ce rendez-vous galant était pour Hayley le premier depuis… si longtemps qu’il était trop démoralisant d’y réfléchir. Elle préférait se féliciter du choix de sa tenue. Ce petit haut rouge sans manches faisait vraiment un effet saisissant sur elle. Il mettait en valeur ses bras, musclés autant par le travail physique qu’elle faisait à la jardinerie que par le fait de porter Lily.

Elle se trouvait dans un restaurant de Beale Street à l’ambiance chaude et électrique, assise en face du plus bel homme qui soit, lequel n’avait d’yeux que pour elle. Les conditions étaient donc réunies pour faire de cette soirée un moment mémorable, pourtant, elle se surprenait régulièrement à laisser son esprit vagabonder.

-

Vas-y, dis ce que tu as sur le cœur, suggéra Harper en lui tendant le verre de vin auquel elle n’avait pas encore touché. Cela te fera plus de bien de cracher le morceau tout de suite que de te forcer à ne surtout pas en parler.

-

Je ne peux pas m’empêcher de penser à elle, reconnut-elle avec un pâle sourire d’excuse. Te rends-tu compte de ce qui lui est arrivé ? Elle a porté ce bébé durant neuf mois et elle l’a mis au monde. Et lui… il le lui a tout simplement volé !

Comment s’étonner qu’elle ait une si piètre opinion des hommes après ça ?

-

Je peux me faire l’avocat du diable ? Tu oublies que pendant des mois, elle lui avait vendu son corps.

-

mais cela ne…

-

Attends une seconde ! Coupa-t-il. Amelia est née dans une famille de la classe laborieuse. Au lieu de se contenter de travailler pour gagner sa vie, comme ses parents, elle a préféré se faire entretenir. C’était son choix, et je n’ai pas à la juger pour cela. Mais il n’en demeure pas moins qu’elle a monnayé ses charmes, son corps, en échange d’une vie luxueuse avec maison, toilettes, bijoux, voiture et domesticité.

-

Et cela donnait le droit à ton aïeul de lui voler son enfant ?

-

Je n’ai pas dit ça. Et tu sais que je ne le pense même pas. Ce que je dis, c’est que l’on peut difficilement en faire la victime innocente d’un homme orgueilleux, insensible et cruel.

Mais Hayley n’était pas disposée à le laisser rabaisser cette histoire au niveau le plus bas.

elle releva légèrement le menton, comme pour le défier, et suggéra :

-

Peut-être l’aimait-elle.

Harper haussa les épaules.

-

Peut-être aimait-elle surtout la vie qu’il lui offrait.

-

Je ne te savais pas cynique à ce point.

Un sourire moqueur joua sur les lèvres de Harper.

-

Et moi, je ne te savais pas si romantique. Disons que la vérité doit se situer quelque part entre mon cynisme et ton romantisme.

-

Ça me va.

-

Et pour compléter le portrait, ajoutons qu’Amelia ne brillait ni par son équilibre ni par son humanité. J’en viens à me demander si elle n’était pas déjà un peu timbrée avant même la perte de son enfant. Je ne veux pas dire par-là qu’elle ait mérité ce qui lui est arrivé, simplement qu’elle devait avoir une perception assez singulière de la réalité pour déclarer sa mère comme décédée alors que celle-ci ne vivait qu’à quelques kilomètres de chez elle.

-

Il est vrai que cela ne plaide pas en sa faveur, reconnut Hayley avec une grimace.

Sans doute ai-je un peu trop tendance à vouloir en faire une héroïne romanesque victime de ses sentiments. Comme d’habitude, la réalité doit être moins tranchée.

Après avoir bu avec délectation une longue gorgée de vin, Hayley repose fermement son verre.

-

Bon, assez parlé d’Amelia pour ce soir, décréta-t-elle. Qu’elle retourne dans ses limbes et qu’elle y reste !

-

Dieu soit loué !

-

il me reste une dernière chose à faire…

Harper ne manifesta pas la moindre surprise. Il sortit son portable et le lui tendit.

-

Tu connais le numéro.

en riant, Hayley ouvrit l’appareil et dit en pianotant sur le clavier :

-

Je sais qu’elle doit être aux anges en compagnie de Roz et de Mitch. Je veux juste vérifier que tout va bien.

Hayley mangea du poisson-chat et but deux verres de vin. Savourant cette occasion de pouvoir rester à table autant qu’elle le souhaitait, à discuter avec Harper de tout ce qui lui passait par la tête.

-

J’avais oublié ce que c’était que de prendre un repas entier sans devoir m’interrompre ! Commenta-t-elle en s’adossant à son siège. Je suis heureuse que tu te sois enfin décidé à m’inviter.

-

Enfin ?

-

On ne peut pas dire que tu aies brillé par ton sens de l’initiative ! Heureusement que j’étais là pour faire le premier pas.

-

Cela valait le coup de patienter… déclara-t-il en lui prenant la main sur la table.

J’ai adoré ton premier pas !

-

J’en suis moi-même assez fière.

redevenant sérieuse, elle se pencha en avant et ajouta en le fixant droit dans les yeux :

-

Harper, tu as vraiment… pensé à moi de cette façon durant tout ce temps sans le montrer ?

-

Plus exactement, j’ai fait beaucoup d’efforts pour ne pas penser à toi de cette façon durant tout ce temps. Parfois, j’y arrivais. Mais je suis passé par de rudes moments. et par de sales nuits…

-

Pour quelle raison ? Je veux dire, pourquoi avoir caché tes sentiments ?

-

cela me paraissait…

après avoir réfléchi un instant, il poursuivit :

-

… Inconvenant, je ne trouve pas d’autre mot. Séduire l’invitée de ma mère, enceinte de surcroît, j’avais l’impression qu’il n’y avait pas pire, comme idée. Tu te rappelles le soir où Roz et Stella ont organisé une soirée-cadeaux, avant la naissance de Lily ? Je t’ai raccompagnée jusqu’à la maison, et tu n’arrivais plus à sortir de ma voiture.

Ce souvenir fit rire Hayley, qui se couvrit le visage de sa main libre afin de masquer son embarras.

-

Ô ! Mon Dieu ! Bien sûr que je m’en souviens… Je t’ai envoyé sur les roses tellement j’étais fatiguée et sur les nerfs. Je me sentais grosse, transpirante, affreuse. Epuisée.

-

A mes yeux, tu étais splendide, corrigea-t-il. Pleine de vitalité, de puissance, d’énergie. Et aussi… terriblement sexy. Mais ça, j’essayais à tout prix de l’oublier.

Ce soir-là, en t’aidant à sortir de ma voiture, j’ai effleuré ton ventre par inadvertance, et au même moment, le bébé a bougé. C’était…

-

Effrayant ?

-

Bouleversant. Même si, effectivement, je n’en menais pas large. mais ce n’était rien à côté de ce qui m’attendait le jour de l’accouchement, lorsque je suis resté à ton chevet et que j’ai vu naître Lily…

A ces mots, Hayley se figea sur sa chaise et se sentit rougir jusqu’aux oreilles.

-

Oh ! Non, murmura-t-elle. J’avais… j’avais oublié ça.

Harper lui prit les deux mains et s’inclina pour les embrasser.

-

Je suis incapable de décrire ce que j’ai ressenti ce jour-là. Après voir surmonté ma première réaction – courage, fuyons ! – j’en suis resté abasourdi de joie de bonheur. J’ai vu naître Lily… j’étais là quand elle a poussé ses premiers cris. Je crois que… je crois que je n’avais jamais rien vécu d’aussi beau. C’est depuis cet instant que je suis fou d’elle.

Chez Hayley, l’embarras fit place à une profonde reconnaissance et à une grande tendresse.

-

Je sais… assura-t-elle, les yeux embués. A ce propos, une chose m’étonne.

-

Oui ?

-

Tu ne m’as jamais interrogée sur son père.

-

Cela ne me regarde pas.

-

Ce n’est pas mon avis. Je crois que tu as le droit de savoir. Ça te dit qu’on aille se promener un peu ?

-

J’allais te le proposer.

Délaissant les lumières et l’agitation de Beale Street, ils marchèrent en direction du fleuve.

L’endroit ne manquait pas de touristes, amateurs eux aussi d’une promenade au bord de l’eau dans le parc, mais l’obscurité et la quiétude relatives aidèrent Hayley à se plonger dans ses souvenirs et à y entraîner Harper avec elle.

-

Je n’étais pas amoureuse de lui, annonça-t-elle tout de go. Je tiens à être claire sur ce point. Il y a trop de gens qui s’obstinent à voir en moi une pauvre fille abandonnée par un lâche trop immature pour assumer son rôle de père. Ce n’est pas du tout comme cela que les choses se sont passées.

-

Tant mieux, répondit Harper à côté d’elle. L’idée que le père de Lily ait pu être un lâche ne me plaisait pas.

-

Bien au contraire, c’était un charmant jeune homme ! Fit Hayley en riant. Un étudiant très gentil, très intelligent. Je l’ai rencontré à la librairie dans laquelle je travaillais, à Little Rock. Nous avons sympathisé, puis flirté, et comme cela collait entre nous, nous sommes sortis ensemble une ou deux fois. C’est alors que mon père est mort.

En silence, ils traversèrent un petit pont et dépassèrent quelques couples installés à des tables de pique-nique en pierre.

-

J’étais tellement perdu, reprit Hayley à mi-voix. et si triste…

-

J’imagine que ça a dû être terrible, dit Harper en lui passant un bras autour des épaules. S’il devait arriver quelque chose à ma mère, je crois que je perdrais tous mes repères. Bien sûr, j’ai mes frères à qui me raccrocher, mais je ne peux concevoir un monde dont elle ne ferait plus partie.

-

C’est exactement ainsi que je l’ai vécu. Soudain, le monde n’avait plus aucun sens. Je ne savais plus que faire ni que dire. Les gens autour de moi ont eu beau se montrer très gentils, très attentionnés, cela ne m’a pas empêchée de plonger en pleine déprime. Mon père était très aimé. Je n’ai donc pas manqué de famille, de voisins, d’amis, de collègues de travail – les siens comme les miens – pour me réconforter. Pourtant, il avait été à ce point le centre de mon existence que sa disparition m’a laissée complètement… déboussolée, seule aux prises avec ma souffrance.

-

J’étais beaucoup plus jeune que toi quand mon père est mort, dit Harper d’une voix douce. J’imagine que cela facilite les choses, d’une certaine manière. Mais je sais que lorsqu’on perd un être cher, il y a une période terrible à traverser. Celle où il est impossible d’imaginer que le monde puisse redevenir un jour stable et sûr.

-

Oui, tout à fait… mais le pire, c’est qu’après avoir traversé cette période, on retrouve toute l’acuité de ses sensations et la souffrance en est décuplée. Ce garçon – le père de Lily – a toujours été là pour m’aider. Il s’est montré très gentil, très patient, et sa présence a été d’un grand réconfort pour moi. et c’est ainsi que, une chose en entraînant une autre…

Laissant sa phrase en suspens, Hayley tourna la tête et chercha dans la pénombre le regard de Harper.

-

Nous n’avons jamais été autre chose que des amants et d’excellents amis, reprit-elle. Pourtant, ce n’était pas une simple histoire de sexe. c’était…

-

De la survie.

-

Oui. Exactement, approuva Hayley, soulagée qu’il la comprenne si bien. Et quand il est reparti pour l’université, j’ai tant bien que mal repris mon travail à la librairie. Je n’ai pas tout de suite réalisée que j’étais enceinte. Sans doute, dans ma détresse, n’ai-je pas voulu voir les signes avant-coureurs. lorsque j’ai fini par ouvrir les yeux…

-

Tu as eu peur.

Hayley secoua la tête et rectifia :

-

J’ai plutôt éprouvé un gras ras-le-bol. J’étais folle de rage. Pourquoi diable fallait-il que cela m’arrive à moi ? N’avais-je pas suffisamment de soucis comme ça ? Et puis, ce n’était pas comme si j’avais couché à droite, à gauche sans prendre de précautions… alors, comment devais-je le prendre ? Comme une blague du destin à mes dépens ou comme un acharnement incompréhensible de sa part sur ma petite personne ? Dans un cas comme dans l’autre, ce n’était pas juste ! Bien plus que désespérée ou paniquée, j’étais furieuse.

-

Le choc était plutôt dur à encaisser, protesta Harper d’une voix raisonnable. tu étais seule…

-

N’essaie pas d’adoucir les choses. Le fait est que je ne voulais pas être enceinte.

Je ne voulais pas d’un enfant à cet instant critique de ma vie. Je devais travailler, faire mon deuil, oublier, et il était plus que temps que les puissances supérieures me laissent un peu tranquille !

Ils longeaient à présent le fleuve. Les yeux fixés sur les reflets à la surface de l’eau, Hayley poursuivit son récit d’une voix basse et sourde.

-

J’ai décidé de me faire avorter, mais cela n’avait rien d’évident. Outre que je n’avais pas l’argent nécessaire, je ne savais pas comment justifier mon absence au travail.

-

Alors, tu y as renoncé.

-

Pas tout de suite. Je me suis documentée. J’ai trouvé une clinique. Puis une autre idée a commencé à cheminer en moi : confier cet enfant à l’adoption. On lit tant de chose sur ces couples stériles qui se damneraient pour avoir un bébé… je me disais que se pourrait être un bon moyen pour que quelque chose de positif sorte de tout cela.

Harper passa une main légère sur ses cheveux.

-

Pourtant, cela non plus, tu ne l’as pas fait.

-

J’ai recueilli toutes les informations nécessaires, sans cesser de maudire Dieu pour le mauvais tour qu’il m’avait joué. Puis j’ai commencé à m’étonner de ne pas voir revenir à la librairie celui qui était pour moitié responsable de mon état.

Depuis son retour à l’université, il ne m’avait donné aucune nouvelle. Quand je suis parvenue à me calmer suffisamment pour voir les choses plus clairement, j’ai compris que je devais le mettre au courant. Avant que je prenne une décision, concernant cet enfant, il avait le droit de savoir qu’il en était le père. Je n’étais pas tombée enceinte par l’opération du Saint-Esprit. Il avait son mot à dire, des responsabilités à assumer. C’est en réfléchissant à tout ça que j’ai commencé à accepter la réalité de mon état. J’allais avoir un enfant. Avoir un bébé, cela signifiait que je ne serais plus seule… J’ai fini par réaliser que tout compte fait, j’avais envie de le garder. Tout à fait égoïstement. Pour moi.

Un long silence suivit cette confession.

-

Et l’étudiant ? S’enquit enfin Harper. A-t-il su ?

-

Je suis allée le voir à l’université, pour le lui annoncer. Ma décision était déjà prise. J’étais prête à garder le bébé et à l’élever seule, mais je tenais à ce que son père sache la vérité.

Une douce brise faisait voleter les cheveux de Hayley. elle renversa la tête en arrière pour mieux se prêter à la caresse du vent et poursuivit :

-

Il a eu l’air heureux de me revoir, quoiqu’un peu embarrassé, je croie, de ne pas s’être manifesté. Il m’a tout de suite avoué qu’il était tombé amoureux d’une étudiante. Il n’a pas eu besoin de m’expliquer à quel point il était fou d’elle : cela se voyait. Il rayonnait d’amour et de bonheur. Littéralement.

-

Alors, tu ne lui as rien dit.

-

Je ne lui ai rien dit, reconnut-elle après une courte pause. Qu’étais-je censée lui dire, d’ailleurs ? « Désolée de bousiller ta vie, mais tu dois savoir que je suis enceinte de toi » ? En plus ce ça, je n’éprouvais plus aucun désir pour lui, sans même parler d’amour. Je n’avais aucune envie de le pousser à m’épouser. Alors, à quoi bon gâcher son bonheur ?

-

Il ignore donc qu’il est le père d’une merveilleuse petite fille.

-

Je sais maugréa Hayley en détournant le regard. Une autre de mes décisions égoïstes… mais au fond, pas si égoïste que cela, parce que je crois vraiment lui avoir rendu service. Même si j’ai longuement douté, quand mon ventre a commencé à grossir et que cet enfant est devenu moins virtuel. Mais quels qu’aient pu être mes doutes, j’ai tenu bon, et je continue. J’assume ma décision et la mauvaise conscience qui va avec.

La gorge nouée, Hayley dut renoncer à poursuivre. Cela se révélait plus difficile qu’elle ne l’avait imaginé d’aller au fond des choses, de ne laisser aucun élément dans l’ombre, précisément parce que Harper l’écoutait avec respect et attention et qu’elle savait acquis à sa cause. Mais il lui était impossible d’envisager de construire quoi que ce soit avec lui sans avoir fait toute la lumière sur son passé. après avoir inspiré longuement, elle se força donc à ajouter :

-

Je sais qu’il avait le droit d’être mis au courant. Pourtant, j’ai pris la décision inverse, j’agirais de la même façon aujourd’hui s’il le fallait. J’ai entendu dire qu’il avait épousé cette fille quelques mois plus tard et qu’ils étaient allés vivre en Virginie. Je reste convaincue que j’ai fait le meilleur choix pour nous tous.

Peut-être aurait-il aimé Lily, peut-être aurait-elle représenté un boulet pour lui.

Je n’en sais rien et je ne veux pas le savoir. Parce que…

Seigneur, qu’il était pénible d’avoir à prononcer ces mots ! Une fois encore, il lui fallut prendre son courage à deux mains pour poursuivre.

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Parce que c’est ce qu’elle a été pour moi durant les premiers mois de ma grossesse : un boulet. Même si je n’en suis pas fière et que je déteste m’en souvenir. Ce n’est qu’au cinquième mois que j’ai commencé à l’aimer – l’aimer vraiment, pour elle et non pour moi. Quelque chose s’est produit en moi à ce moment-là, une ouverture, un épanouissement. Je ne me suis plus jamais sentie seule depuis. C’est alors que j’ai compris que je devais quitter l’Arkansas, pour effacer l’ardoise et nous donner un nouveau départ, à elle comme à moi.

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C’était courageux, commenta Harper. Et c’était juste.

Hayley fut prise de court par cette réponse aussi simple, qui ne correspondait en rien de ce qu’elle aurait pu attendre.

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C’était dingue, oui !

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Courageux, insista-t-il. et juste…

Comme par un fait exprès, il s’était arrêté à côté d’un massif de lys jaunes.

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Je voulais l’appeler Eliza, reprit-elle en venant se camper devant lui. Et puis, à la maternité, tu m’as offert ces lys pourpres. Ils étaient si beaux, si éclatants ! Et lorsqu’elle est née, je l’ai trouvée si belle, si éclatante… en somme, c’est grâce à toi qu’elle s’appelle Lily. Et c’est ainsi que le cercle se referme et que la boucle est bouclée.

Lentement, Harper pencha la tête vers elle et posa très fugitivement ses lèvres sur les siennes.

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Ce qu’il y a de bien avec les cercles, murmura-t-il, c’est qu’ils peuvent s’agrandir.

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Est-ce une façon de me dire que mon mélodrame personnel ne t’a pas ennuyé au point de te dissuader de m’embrasser ?

Harper prit sa main dans la sienne et commença à rebrousser chemin.

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S’il est une chose que tu ne fais jamais, dit-il, c’est bien de m’ennuyer. quant au baisers, tu risques de te lasser de m’embrasser avant moi…

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C’est un défi ? Parce que je serais ravie de te prouver que tu te trompes. Mais loin de Harper House. Loin d’Amelia…

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Cela ne me paraît pas possible, Hayley. Nous vivons et nous travaillons à Harper House. Nous ne pouvons faire fi d’Amelia. Pas plus qu’elle ne peut nous ignorer.

Hayley eut une preuve supplémentaire de la justesse de cette remarque lorsqu’elle pénétra dans sa chambre, ce soir-là. Les tiroirs de sa commode étaient grands ouverts. Les vêtements qu’ils contenaient, ainsi que ceux de la penderie, avaient été jetés en vrac sur le lit.

Le cœur serré par l’appréhension, elle s’approcha et examina un jean, un chemisier, qui lui parurent intact. fort heureusement, Amelia n’était pas allée jusqu’à réduire sa garde-robe en lambeaux…

Plus important encore, le calme le plus parfait régnait dans la chambre de Lily lorsqu’elle alla vérifier que sa fille dormait paisiblement. Par curiosité, elle jeta un coup d’œil dans la salle de bains et fut à peine surprise d’y découvrir toutes ses affaires de toilette empilées en une pyramide bien nette à côté du lavabo. Mais là encore, rien n’avait été brisé.

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Qu’est-ce que tu cherches à me faire comprendre ? Lança-t-elle d’une voix sourde à la cantonade. Que je ne suis que de passage ici ? C’est sans doute vrai.

Mais le jour où je partirai, ce sera parce que je l’aurai décidé ! Tout ce que tu as réussi à faire, c’est à me donner une heure de travail supplémentaire avant d’aller au lit.

En proie à une sourde colère, Hayley entreprit de ranger crèmes et parfums, rouges à lèvres et mascaras. La plupart étaient des produits bon marché. Les seuls articles de luxe qu’elle possédait lui avaient été offerts. Si elle avait pu se le permettre, elle se serait payé mieux.

Il en allait de même pour ses toilettes, dut-elle admettre en rangeant ses vêtements, l’espace d’un bref instant, elle songea qu’elle n’avait que faire de tenues griffées et taillées dans de riches matières. Mais au fond, quel mal y avait-il à souhaiter pouvoir s’offrir de temps à autre de belles choses ? ce n’était pas comme si elle était obsédée par le luxe…

Ne serait-ce pas merveilleux de pouvoir parader dans de splendides tenues raffinées et parfaitement coupées ? Elle rêvait de soie et de cachemire, mais ne pouvait qu’imaginer leur douceur sur sa peau… ne pas avoir la possibilité de les caresser entre ses doigts faisait naître au creux de son ventre un manque criant.

Roz, dont les armoires devaient regorger de semblables merveilles, s’affublait la plupart du temps de jeans râpés et de vieilles chemises. Il y avait quelque chose d’indécent à dédaigner la possibilité qui lui était offerte de s’habiller correctement. A quoi bon laisser dormir de si beaux vêtements dans des placards, alors que d’autres, tout près d’elle, auraient pu en faire meilleur usage ? Sans parler des bijoux qu’elle gardait enfermés dans un coffre et qui auraient été du plus bel effet sur une femme véritablement digne d’eux.

A la réflexion, quel mal y aurait-il à en emprunter quelques-uns ? ce ne serait que leur rendre justice…

Avec un peu d’habilité, en se montrant raisonnable, elle devrait pouvoir mettre la main de temps à autre sur quelques belles pièces. Puisque Roz les tenait en si piètre estime, sans doute ne s’apercevrait-elle même pas de leur disparition. alors, pourquoi ne pas…

Devant le miroir de sa chambre, Hayley se rendit compte de ce qu’elle était en train de faire au moment même où elle réalisa avec effroi le tour pris par ses pensées. Comme un coquette se pavane en tenant devant elle un robe convoitée, elle avait plaqué contre son corps un simple tee-shirt qu’elle observait avec fascination envieuse.

Rageusement, elle jeta le tee-shirt sur le sol et fixa son reflet dans la glace.

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Ce n’est pas moi ! Lança-t-elle d’une voix furieuse. Je n’ai pas besoin de tout ce dont tu raffoles. Je ne désire rien de ce qui te rend si avide et si jalouse. Tu peux peut-être te glisser en moi, mais tu ne réussiras jamais à me faire faire une chose pareille. Jamais.

Sur ce, elle alla ramasser le reste des vêtements amoncelés sur son lit et les déposa sur une chaise. Puis, vaincue par la fatigue, elle s’allongea tout habillée et sombra dans un sommeil de plomb, en omettant délibérément d’éteindre les lumières.