13

La salle de greffage était pour Harper bien plus qu’un simple lieu de travail. En partie salle de jeu, en partie sanctuaire, en partie laboratoire, c’était un endroit où il pouvait passer des heures, dans une atmosphère saturée de chaleur et de musique, à travailler, expérimenter ou savourer sa solitude d’être humain dans un monde végétal.

Il n’était pas sûr de ne pas préférer la compagnie des plantes à celle de ses semblables. Il n’était pas certain non plus de ce que cela disait de lui, mais peu lui importait. Il avait une passion qui donnait un sens à son existence, et il s’estimait heureux de pouvoir gagner sa vie en exerçant un métier qui le comblait.

Ses frères avaient dû quitter leur foyer pour exercer le leur. Pouvoir rester chez lui pour faire ce qu’il aimait était pour lui un bonheur supplémentaire. Sa maison, son travail, sa famille emplissaient sa vie. Il avait également croisé depuis qu’il était adulte la route d’un certain nombre de femmes dont il avait apprécié le charme et la compagnie.

Mais aucune ne lui avait donné l’envie de passer à la phase suivante de son existence, ce futur indéterminé dans lequel il se voyait à son tour fonder une famille. Sa vision du mariage était directement inspirée du couple parfait qu’avaient formé ses parents. Amour, respect mutuel, dévouement, le tout baigné dans une complicité inaltérable : il ne renoncerait au célibat qu’à ces conditions. Il avait donc apprécié ce qu’avaient à lui offrir les femmes qui avaient croisé sa route, sans pour autant envisager qu’elles puissent être l’amour de sa vie.

Jusqu’à ce que Hayley vienne bouleverser son existence.

Pour ses plantes, il avait choisi ce jour-là du Chopin comme fond musical, tandis que le groupe P.O.D. se déchaînait dans les écouteurs de son baladeur. Il régnait dans la serre un certain désordre, qui pouvait paraître à un œil non averti peu propice à un travail efficace.

Mais s’il lui arrivait de temps à autre de ne pas trouver de chaussettes assorties à se mettre aux pieds, Harper avait toujours sous la main l’outil dont il avait besoin.

Comme chaque matin, il commença par aérer ses plants. Quelques minutes à l’air libre suffisaient à venir à bout des traces d’humidité sur les rhizomes. Le risque d’affection fongique était une préoccupation permanente, mais un excès d’air frais pouvait assécher la greffe et se révéler tout aussi catastrophique. Tout en procédant à cette tache, il examina soigneusement chaque spécimen, notant le moindre progrès mais aussi tout trace de dégénérescence ou de pourriture.

Ce travail requérait autant de passion que de minutie et de patience. Quand il eut fini, il prit le temps de rentrer quelques notes dans son ordinateur avant de faire de nouveau le tour des plants, pour les recouvrir cette fois. La chaleur moite qui régnait dans la serre recouvrait sa peau d’une pellicule de sueur. Il se promit, plus tard dans la journée, d’aller étudier les iris et les lys d’eau qu’il avait hybridés, histoire de se rafraîchir en piquant une tête dans l’étang. Mais avant d’en arriver à cette récompense, il avait du pain sur la planche.

Après l’album de P.O.D., il eut le temps d’écouter tout un CD de Michelle Branch et de vider une canette de Coca avant d’en avoir terminé avec ses tâches matinales. Puis, abandonnant son baladeur sur son bureau, il emporta avec lui un sac d’outils et sortit vérifier l’état des ses plants de pleine terre.

Quelques clients déambulaient ça et là, examinant les plantes en promotion abritées sous des parasols ou passant d’une serre à l’autre. S’il ne se dépêchait pas de déguerpir, songea Harper, l’un d’eux finirait fatalement par l’aborder. Il ne refusait pas de répondre aux questions des visiteurs ou à leurs demandes de conseils, mais pour l’instant, il avait autre chose à faire.

Il tournait les talons quand il entendit une voix de femme l’interpeller derrière lui.

Regrettant de n’avoir pas gardé son baladeur, il se retourna en plaquant sur ses lèvres le sourire commercial de rigueur. La jolie brune qui se hâtait de le rejoindre avait un corps aux courbes alléchantes qu’il avait eu à plusieurs reprises l’occasion de voir nu. Pour l’heure, un short de taille basse et un débardeur conçu pour réjouir le regard d’un homme ne laissaient pas ignorer grand-chose de son anatomie.

Quand elle fut devant lui, elle se hissa sur la pointe des pieds avec un rire joyeux, passa les bras autour de son cou et lui donna le plus doux et le plus voluptueux des baisers. ses lèvres avaient toujours un goût de cerise, et cela également éveillait en lui des souvenirs précis…

Instinctivement, Harper la serra contre lui, avant de reculer d’un pas pour la détailler de la tête aux pieds.

-

Dory ! S’exclama-t-il. Quelle surprise ! Comment ça va ?

-

Très bien, répondit-elle. Je suis revenue il y a à peine quinze jours. J’ai trouvé un job en ville, dans une boite de com’. J’en avais ma claque de Miami. A vrai dire, je crois que j’avais le mal du pays…

Sans doute avait-elle changé de coiffure depuis la dernière fois qu’ils s’étaient vus. Les femmes adorent changer de coiffure. Mais puisqu’il n’en était pas tout à fait sûr, il préféra s’en tenir aux généralités.

-

tu as l’air en forme…

-

C’est parce que je le suis ! Toi aussi, tu as l’air de tenir la forme. Toujours aussi musclé et hâlé par le grand air. Je voulais t’appeler, mais je n’étais pas sûre que tu vivais encore dans cette charmante petite maison.

-

Je n’ai pas déménagé.

-

Tant mieux ! J’adore cet endroit. Et ta mère ? Et David et tes frères ? Comment vont-ils ?

-

Tout le monde va bien. Maman s’est mariée il y a quelques semaines.

-

C’est ce que j’ai entendu dire. Ma mère m’a tenue au courant des potins du pays.

J’ai aussi appris que toi, tu ne l’étais pas..

-

Que je ne l’étais pas ? Répéta-t-il sans comprendre. Ah ! Marié. Non, non.

Dory laissa courir son index le long de sa poitrine et reprit d’une voix cajoleuse :

-

Ça te dirait qu’on rattrape le temps perdu, tous les deux ? Je pourrais revenir ce soir avec quelques plats chinois et une bouteille de vin, comme au bon vieux temps.

-

Eh ! bien, je…

-

Ce serait une façon de te remercier de l’aide que tu vas m’apporter, coupa-t-elle.

Je voudrais choisir quelques plantes pour décorer mon nouvel appartement. Tu veux bien faire cela pour moi, n’est-ce pas, Harper ?

-

Bien sûr ! Je veux dire, je serais ravi de t’aider à choisir quelques plantes. mais…

-

Pourquoi n’irions-nous pas nous mettre à l’ombre ? On étouffe au soleil ! Tu pourrais me raconter dans les grandes lignes ce que tu as fait pendant mon absence, en gardant le meilleur pour ce soir.

D’autorité, elle lui prit la main et la serra fort dans la sienne en l’entraînant dans son sillage.

-

Tu m’as beaucoup manqué, confia-t-elle. Nous avons à peine eue le temps d’échanger quelques mots quand nous nous sommes croisés, l’an dernier. A l’époque, je sortais avec ce photographe… tu te rappelles ? Je t’avais parlé de lui.

-

Oui, répondit-il d’un ton absent. mais il faut que tu saches…

-

Eh ! Bien, tout est fini entre lui et moi. Et je n’en suis pas fâchée ! Comment ai-je pu consacrer une année entière de mon existence à un homme aussi égoïste ? Je ne sais pas comment j’ai peu croire que ça collerait entre lui et moi. Le genre artiste ombrageux j’en ai soupé !

Passant les bras autour de la taille de Harper, elle glissa ses mains dans les poches arrière de son jean, vieille habitude qui éveilla de nouveaux souvenirs en lui.

-

Tu m’as vraiment manqué, tu sais… reprit-elle d’un ton câlin. Et toi ? Tu es heureux de me revoir, Harper ?

-

Naturellement ! Mais pour tout te dire Dory… je sors déjà avec quelqu’un.

-

Oh ! Je vois… murmura-t-elle en faisant la moue. Et c’est sérieux, entre vous ?

-

Oui, ça l’est.

-

D’accord.

Avant de retirer ses mains, Dory les laissa s’attarder dans les poches de Harper quelques secondes encore.

-

Je suppose que je ne dois pas m’étonner de ne pas te retrouver célibataire, dit-elle en lui donnant une tape sur les fesses. Vous vous connaissez depuis longtemps ?

-

Oui, assez longtemps. Mais cela fait relativement peu de temps que nous…

sommes ensemble.

-

Tant pis pour moi ! Conclut-elle avec une grimace. J’aurais dû revenir plus tôt.

Mais nous sommes toujours amis, n’est-ce pas ?

-

Nous l’avons toujours été.

-

C’est vrai. Je crois que c’est ce qui m’a manqué avec Justin, le photographe. Nous n’avons jamais été vraiment amis, touts le deux. Et nous ne l’étions plus du tout quand nous nous sommes séparés… Rien à voir avec toi. Je disais encore à une amie, il n’y a pas longtemps, qu’aucun homme ne m’avait plaquée avec autant de classe et de gentillesse que toi.

avec un petit rire guilleret, elle se hissa une nouvelle fois sur la pointe des pieds et déposa un baiser léger sur ses lèvres avant de conclure :

-

Tu es une véritable perle, Harp. Ta petite amie a bien de la chance.

A peine s’était-elle écartée de lui que Hayley, comme par un fait exprès, franchit la double porte en verre du magasin et si dirigea droit sur eux.

-

Désolée, j’espère que je ne vous dérange pas ! Lança-t-elle d’une voix trop aiguë.

Puis-je vous être utile, mademoiselle ?

-

Ne vous embêtez pas pour moi, répondit Dory en glissant son bras sous celui de Harper. je n’y connais rien en plantes, alors je me suis adressée directement au spécialiste…

-

Je te présente Dory, intervint Harper. Nous avons fait nos études ensemble.

-

Vraiment ? Reprit Hayley avec un grand sourire figé. Il ne me semble pas vous avoir déjà vue ici, Dory…

-

Je suis restée absente un long moment. Je viens juste de revenir de Miami.

Nouveau boulot, nouveau départ – vous savez ce que c’est.

Sans se départir de son sourire mécanique, Hayley acquiesça d’un hochement de tête.

-

Et comment… murmura-t-elle.

-

Bref, je me suis dit que je ferais bien de rendre une petite visite à Harper, histoire de reprendre contact et de choisir quelques plantes pour décorer mon appartement. Tu ne vas pas en revenir quand tu le verras, Harp ! Rien à voir avec le placard à balais que je louais autrefois à l’extérieur du campus.

-

Difficile de ne pas faire mieux, grogna-t-il. T’es-tu débarrassée de ce maudit futon ?

-

Je l’ai brûlé !

prenant Hayley à témoin, Dory crut bon d’ajouter :

-

Harp avait cette chose en horreur… Il voulait même m’offrir un vrai lit, mais je n’avais qu’une pièce minuscule, et il fallait que je puisse replier mon futon. Dès que nous étions plus que trois, cela virait presque à l’orgie !

-

C’était le bon temps ! Lança Harper, ce qui fit rire Dory.

-

Tu ferais mieux de me montrer tout de suite ce que dois prendre, reprit-elle.

Sinon, je suis capable de te tenir la jambe toute la journée.

-

Alors, je vous laisse entre vieilles connaissances ! Dit Hayley en tournant brusquement les talons.

Elle parvint tant bien que mal à se remettre au travail, mais fit en sorte de ne pas se trouver derrière la caisse au moment où Dory vint régler ses emplettes choisies par Harper. Cela ne l’empêcha malheureusement pas d’entendre la jeune femme éclater de rire à tout bout de champ – d’un rire particulièrement agaçant, de son point de vue. Du coin de l’œil, elle remarqua que Harper, penché vers elle, ne cessa pas de lui sourire durant l’enregistrement des achats. Tout comme elle remarqua que ces deux-là éprouvaient les plus grandes difficultés à ne pas se toucher pour un oui ou pour un non.

Aussi, lorsque Harper souleva le carton de plantes en pots pour raccompagner sa vieille amie à sa voiture, Hayley éprouva-t-elle le besoin irrésistible d’aller vérifier l’approvisionnement des étagères qui jouxtaient la porte d’entrée. Elle arriva à temps pour voir s’unir les lèvres des deux tourtereaux, brièvement mais pour un baiser d’adieu des plus intenses.

Harper fit un signe de la main à son amie en la regardant s’éloigner, puis longea le bâtiment d’un air dégagé, comme s’il n’était pas le plus infâme salaud que la terre ait jamais porté.

Pire encore, ce rustre avait le culot de ne pas se cacher pour faire ses sales coups et de lui infliger en direct le triste spectacle de sa duplicité !

Mais elle n’allait pas en faire un drame pour autant, décida-t-elle en s’efforçant de dominer sa colère. Tout comme elle n’irait certainement pas lui infliger dans les parties le bon coup de pied qu’il méritait ! Tout juste allait-elle sortir pour voir si un client n’avait pas besoin de ses services à l’extérieur. et si par hasard son chemin venait à croiser celui de Harper…

Elle était presque à mi-chemin de la salle de greffage lorsqu’elle aperçut Harper dans le champ où il effectuait ses plantations en pleine terre. Elle le rejoignit alors qu’il se penchait pour examiner les plants de magnolias qu’elle l’avait aidé à greffer des semaines auparavant. En la voyant approcher, il lui lança un bref regard assorti d’un sourire satisfait.

-

Viens voir ! Lança-t-il gaiement. Cela prend bonne tournure. Encore une ou deux semaines, et nous pourrons enlever le ruban de greffage.

-

Si tu le dis.

-

Je crois que nous aurons aussi quelques beaux spécimens d’arbres fruitiers à la prochaine saison, ajouta-t-il en se redressant. T’ai-je montré les poiriers que j’ai réussi à obtenir – les variétés naines ?

-

Non. Ton amie a-t-elle fini par trouver ce qu’elle cherchait ?

-

Mmm ? Oh ! Oui.

A grands pas, il gagna à l’autre extrémité du champ le coin des arbres fruitiers. Les poings serrés au fond de ses poches, Hayley le suivit.

-

Je n’en reviens pas de la simplicité du processus, dit-il d’un air absent, en examinant la ramure des jeunes arbres. Comme porte-greffe, j’ai utilisé du pyrus communis de trois ans d’âge. Pour être sûr d’obtenir une belle forme, il faut espacer convenablement les rameaux greffés.

-

Et en matière de belle forme, tu t’y connais… as-tu passé tout ce temps avec Dory pour lui expliquer les subtilités du greffage ?

-

Hein ? Quoi ?

Surpris, Harper s’était retourné vers elle et la considérait sans paraître comprendre où elle voulait en venir.

-

Ce genre de chose ne l’intéresse pas du tout, reprit-il. Elle est dans les relations publiques.

-

publiques ou même très privées, d’après ce que j’ai pu constater…

-

Comment ?

-

J’ai failli vous suggérer d’aller prendre une chambre, poursuivit-elle d’un ton acerbe. La jardinerie est un lieu public, au cas où tu l’aurais oublié.

Cette fois, il en resta bouche bée.

-

Mais… qu’est-ce que tu racontes ? Protesta-t-il au bout d’un instant. nous ne faisions rien de… Nous étions juste…

-

La porte du magasin est en verre, Harper ! Je vous ai vus vous bécoter de manière indécente. Si tu veux mon avis, tu ne te grandis pas en infligeant ce spectacle à tes collègues et à tes clients. mais comme tu es le boss, j’imagine que tu te crois autorisé à n’en faire qu’à ta tête…

Les poings sur les hanches, Harper vint se camper face à elle et lança avec une hargne égale à celle de Hayley :

-

Je ne suis pas le boss. C’est ma mère qui l’est. Quant à Dory et moi, nous n’avons rien fait de mal. nous sommes de vieux amis, et nous ne faisions que…

-

Vous ne faisiez que vous dévorer des yeux, coupa Hayley, vous toucher, vous embrasser à bouche que veux-tu et prendre sans doute rendez-vous pour de futurs tête-à-tête ! Libre à toi de te conduire en public de manière si offensante et si peu professionnelle. Mais que tu aies en plus le culot de le faire sous mes yeux, ça dépasse les bornes !

-

Tu aurais préféré que je le fasse dans ton dos ?

Hayley le foudroya du regard et laissa libre cours à sa fureur.

-

Laisse-moi juste te dire une bonne chose, Harper… va te faire foutre !

Préférant en rester à cette conclusion qui lui donnait le dernier mot, Hayley pivota sur ses talons. Mais lorsqu’elle voulut s’éloigner, il l’en empêcha en lui saisissant le bras et lui fit faire volte-face d’une brusque traction. Il n’avait plus du tout l’air de débarquer, remarqua-t-elle distraitement. A présent, il avait l’air d’un homme sur le point de commettre un meurtre de sang-froid.

-

Nous n’étions pas en train de flirter ni de prendre rendez-vous ! Lança-t-il d’une voix grondante.

-

Ah ! Oui ? Tu me rassures ! moi qui avais cru vous voir vous embrasser sur la bouche…

-

J’ai embrassé Dory parce que c’est une vieille amie, une femme que j’estime, et que je ne l’avais pas vue depuis longtemps. je l’ai embrassée en toute amitié, ce qui n’a rien à voir avec un baiser comme celui-ci, par exemple…

Sans ménagement, il l’attira contre lui, la saisit par les cheveux de manière à lui faire basculer la tête en arrière et écrasa ses lèvres contre les siennes. Ce ne fut pas un de ces baisers doux et langoureux qu’il avait l’habitude de lui donner. Ce fut le baiser vengeur et sans merci d’un homme furieux.

Hayley, le premier instant de surprise passé, tenta de se débattre pour se libérer. Mais il la maintenait si fort contre lui qu’il lui fut impossible de lui échapper. Enfin, il la relâcha, avec autant de brusquerie que lorsqu’il l’avait enlacée.

-

Voilà ! Lança-t-il d’une voix rageuse. Voilà comment j’embrasse une femme qui n’est pas qu’une amie pour moi !

-

Tu t’imagines avoir le droit de me traiter comme ça ?

-

Et toi ? Tu t’imagines avoir le droit de me jeter à la tête des accusations sans fondement ? Je ne trompe personne et je ne mens jamais ! Et je n’ai aucunement l’intention de m’excuser de ma conduite. Si tu veux en savoir davantage sur les relations que j’entretiens avec Dory ou avec n’importe qui d’autre, alors pose-moi des questions sensées ! Mais ne viens pas m’accuser sans me laisser une chance de m’expliquer.

-

je vous ai vu…

-

Tu as sans doute vu ce que tu voulais voir. C’est ton problème, Hayley, pas le mien. A présent, j’ai du boulot. Si tu veux en reparler, ce sera en dehors des heures de travail.

Sur ce, il s’écarta et se dirigea à grandes enjambées vers l’étang, ne laissant d’autres choix à Hayley que de foncer avec une égale détermination dans la direction opposée.

-

Ensuite, il a eu le culot de faire comme s’il n’avait rien à se reprocher et de rejeter tous les torts sur moi !

Les mains croisées derrière le dos, Hayley faisait les cent pas sur la véranda de Stella pendant que Lily, sur la pelouse, courait en riant derrière Parker. Ravi de l’aubaine, le chien de la maison se prêtait de bonne grâce à ce petit jeu.

-

A l’entendre, reprit Hayley d’une voix sourde, je ne serais qu’une espèce de malade folle de jalousie à l’esprit mal tourné. Comme si je n’avais pas de raisons légitimes de me plaindre ! Comme si je ne l’avais pas vu faire des mamours à cette femme !

-

Il y a une minute, intervint Stella, tu disais que c’était elle qui lui faisait des mamours.

avec un claquement de langue agacé, Hayley précisa sèchement :

-

L’un ne valait pas mieux que l’autre. Et quand je suis sortie, il n’a même pas eu la décence de paraître embarrassé ou nerveux, alors qu’il savait pertinemment que j’avais dû voir toute la scène… il a eu le culot de faire comme s’il n’avait rien à se reprocher !

Bonne copine avant tout, Stella se garda bien de faire remarquer à son amie qu’elle se répétait.

-

Ecoute, dit-elle d’une voix raisonnable, cela fait déjà un petit bout de temps que nous connaissions Harper, toutes les deux. Ne penses-tu pas, justement, qu’il aurait été troublé si tu l’avais surpris en train de faire quelque chose de répréhensible ?

La mine renfrognée, Hayley secoua la tête d’un air têtu.

-

C’est parce que je ne représente rien pour lui, lâcha-t-elle d’un ton amer. ou pas suffisamment, du moins, pour lui donner des remords…

-

Arrête ! Protesta Stella. Tu sais que ce n’est pas vrai.

-

Cela paraît vrai, gémit Hayley en se laissant glisser sur la première marche de la véranda. En tout cas, c’est ce que je ressens.

Stella vint s’asseoir près d’elle et lui entoura les épaules d’un bras amical.

-

Je sais, ma douce. Je sais que cela t’a fait souffrir. Et j’en suis désolée pour toi.

-

Mais lui il s’enfiche !

-

Je suis sûre que non. Peut-être as-tu réagi ainsi à cause des sentiments que tu éprouves pour lui ?

-

Stella… il l’a embrassée !

-

Il lui est arrivé de m’embrasser aussi.

-

Ce n’est pas la même chose, et tu le sais bien.

-

Ecoute, reprit Stella d’un ton patient, je ne suis pas en train de lui chercher des excuses à tout prix, mais j’essaie de te faire comprendre que tu as peut-être mal interprété la situation. Je me base pour dire cela sur ce que je sais de Harper et sur sa réaction telle que tu me l’as décrite.

-

Tu penses que j’exagère ?

-

Je pense que si j’étais toi, j’y regarderais à deux fois avant de tirer des conclusions définitives.

-

Ils ont couché ensemble… gémit Hayley d’une voix amère, avant de s’empresser de préciser : je sais… c’était avant, et avant c’est avant, bla-bla-bla, bla-bla-bla.

Mais si tu l’avais vue ! Elle est si… mignonne. Un corps de rêve, de grands yeux sombres, exotiques. Et puis, elle a ce je-ne-sais-quoi, ce truc qui attire les hommes comme des mouches… Oh ! Zut !

-

Tu vas aller parler à Harper, n’est-ce pas ?

-

Je pense que je n’ai pas le choix.

-

Tu veux que je garde Lily ?

-

Non.

Hayley laissa échapper un long soupir et ajouta :

-

C’est bientôt l’heure de son dîner, et si je l’emmène avec moi, nous n’en viendrons pas à crier l’un sur l’autre.

-

Très bien. Tu peux m’appeler pour me dire comment ça c’est passé, si tu veux.

Tu peux aussi revenir ici si tu préfères. j’ouvrirai la boîte de Ben & Jerry’s.

-

étant donné le moral des troupes, je risque de lui faire un sort à moi toute seule…

Hayley tenait Lily par la main lorsqu’elle frappa à la porte de l’ancienne remise à voitures.

Harper n’était pas sorti de la douche depuis longtemps, remarqua-t-elle quand il vint ouvrir.

Mais si ses cheveux humides le rendaient séduisant, sa mine renfrognée n’ajoutait pas à son charme et en disait long sur son état d’esprit.

-

J’aimerais te parler.

Elle avait prononcé ces mots plus sèchement qu’elle ne l’aurait souhaité. pour les adoucir, elle ajouta un ton plus bas :

-

Si je ne te dérange pas.

Sans lui répondre, il se baissa afin de soulever Lily, qui s’était déjà accrochée à sa jambe. en l’emmenant vers la cuisine, il lui dit avec une gentillesse qui contrastait avec la rudesse de son accueil :

-

Salut, jeune fille… viens voir ce que j’ai en réserve pour toi.

D’une main, il fouilla habilement dans un placard, en tira deux saladiers en plastique, prit dans un tiroir une grande cuillère en bois, puis déposa Lily sur un tapis avec sa batterie improvisée.

-

Tu veux boire quelque chose ? Demanda-t-il à Hayley en se redressant.

-

Non, merci. Je voulais juste te demander…

-

Moi, je vais prendre une bière, coupa-t-il. Puis-je servir un peu de lait ou de jus de fruit à Lily ?

-

Je n’ai pas apporté son gobelet.

-

Pas grave. J’en ai un.

Surprise et attendrie qu’il ait pris la peine d’acquérir cet ustensile, Hayley sentit sa détermination fléchir.

-

Un peu de jus de fruits lui fera plaisirs, dit-elle. Dilué dans de l’eau minérale.

-

Je sais. Je t’ai déjà vue faire.

Harper prépara le gobelet de Lily, le lui tendit, se servit une bière et en avala une longue gorgée.

-

Alors ? Dit-il enfin en prenant appui contre le mur.

-

Je voulais te demander… commença Hayley. Non. Je voulais te dire que j’ai conscience qu’officiellement, rien ne nous engage l’un envers l’autre. Mais faire l’amour est déjà une forme d’engagement, selon moi. Un engagement assez fort pour que je me sente blessée de voir l’homme qui partage mon lit flirter avec une autre femme.

Harper la dévisageait d’un air pensif. il but une nouvelle gorgée de bière avant de répondre :

-

Si tu avais commencé par-là, tu ne m’aurais pas mis en colère ni insulté comme tu l’as fait. Quoi qu’il en soit, je ne peux que te répéter que si je flirtais avec Dory, ça ne portait pas à conséquence.

Les poings serrés, Hayley sentit son irritation atteindre de nouveaux sommets.

-

si tu sautes sur toutes les femmes comme…

-

Je ne lui ais pas sauté dessus ! Méfie-toi, car je ne vais pas tarder à me sentir de nouveau insulté. Si tu tiens tant à savoir ce qui s’est passé entre nous, il suffit de me le demander.

-

Je déteste être placée dans cette situation.

-

Et moi donc ! Si tu préfères, nous pouvons en rester là. Je me suis passée de déjeuner, et il va bien falloir que je finisse par avaler quelque chose.

-

Comme tu voudras !

Décidée à partir, Hayley se dirigea vers Lily. se ravisant in extremis, elle se tourna vers lui et demanda :

-

Pourquoi te montres-tu si dur avec moi ?

-

Et toi? Pourquoi ne me fais-tu pas confiance ?

-

Je vous ais vus ! S’exclama-t-elle avec indignation. Elle avait passé ses bras autour de ta taille et glissé ses mains dans tes poches pour te peloter les fesses ! tu n’avais pas l’air de vouloir lui échapper…

-

D’accord ! Un point pour toi, la parole est à la défense… quand nous étions ensemble, c’était quelque chose qu’elle avait l’habitude de faire, et j’avoue que je n’ai pas su tout de suite comment réagir. J’étais en train de réfléchir à la meilleure façon de lui dire que nous ne pouvions reprendre notre relation où nous l’avions laissée. Je ne lui avais pas encore annoncé que j’avais rencontré quelqu’un d’autre et que je n’avais que mon amitié à lui offrir.

-

Combien de temps t’a-t-il fallu pour le lui dire ?

-

Le temps qu’il faut à un homme qui se fait peloter les fesses pour retrouver ses esprits !

Hayley ouvrit la bouche pour protester, mais y renonça en le voyant froncer les sourcils d’un air menaçant.

-

Je m’y suis peut-être mal pris, reprit-il, je ne l’ai sans doute pas fait assez vite, mais je le lui ai dit, Hayley. Juste avant que tu ne franchisses cette porte pour nous rejoindre.

-

Avant ? Mais… tu n’as même pas eu l’air embarrassé de me voir. et tous les deux, vous étiez tellement…

a court de mots, elle agita vaguement la main en l’air avant de conclure :

-

… Touchants ! Et rien ne t’obligeait à l’embrasser sur la bouche quand tu l’as raccompagnée à sa voiture.

Harper plissa les yeux.

-

Ôte-moi d’un doute, dit-il en la dévisageant. Nous aurais-tu espionnés, par hasard ?

-

Non ! Enfin, si… et alors ?

-

Dommage que tu n’aies pas pu pousser plus loin tes investigations. Si tu avais eu le temps de poser des micros, tu nous aurais épargné cette conversation.

Hayley accueillit le reproche sans broncher.

-

Si c’est ce que tu attends, grogna-t-elle, je ne compte pas m’excuser pour ma conduite.

Ils s’affrontèrent quelques secondes du regard avant que Harper ne riposte d’une voix ferme :

-

Moi non plus ! Mais je peux m’expliquer se ce que tu me reproches. D’abord, pour quelle raison aurais-je dû paraître embarrassé ? Je ne faisais rien de mal et n’avais donc aucune raison de me sentir coupable. Ensuite, Dory est une femme adorable. Elle est très proche des gens, très chaleureuse. Sans doute est-ce pour cela qu’elle est douée pour les relations publiques. C’est vrai, je l’ai embrassée quand je l’ai raccompagnée. Et je l’embrasserai sans doute de nouveau la prochaine fois que nous nous verrons, parce que Dory est une femme que j’aime bien. Nous partageons une histoire commune. Nous nous sommes rencontrés au lycée, nous sommes allés à l’université ensemble. Nous avons été amants pendant toute une année – alors que nous étions étudiants, Hayley, c’est à dire il y a une éternité. Lorsque nous avons cessé de l’être, nous sommes restés amis. Et si tu parviens à surmonter ta jalousie, tu finiras sans doute par devenir amie avec elle, toi aussi.

-

Je n’aime pas être jalouse. Je ne l’ai jamais été, et je déteste ça !

-

Tu n’as aucune raison de l’être. Si tu avais pu surprendre notre conversation lorsque j’ai raccompagné Dory à sa voiture, tu l’aurais entendue dire qu’elle espérait nous inviter tous les deux dès que possible chez elle, afin de faire plus ample connaissance avec toi. Elle a ajouté qu’elle était d’autant plus contente de m’avoir revu que j’avais l’air heureux. Je lui ai dit à peu près la même chose, et nous nous sommes quittés, - oui, c’est vrai ! – sur un baiser d’adieu.

-

C’est juste que… bredouilla Hayley. Vous aviez l’air d’un vrai couple.

-

Nous n’en sommes plus un. Un couple, c’est ce que nous formons, toi et moi.

C’est ce que je ressens. C’est ce que je veux. je ne sais pas ce que j’ai pu faire pour que tu doutes à ce point de moi.

-

tu ne m’as jamais dit…

Sans la laisser achever sa phrase, Harper la rejoignit et encadra son visage entre ses deux mains.

-

Je ne désire aucune autre femme que toi, Hayley. Tu es la seule. Est-ce suffisamment clair pour toi ?

-

Oui.

Posant sa main sur celle de Harper, Hayley tourna la tête de manière à lui embrasser la paume.

-

Le malentendu est-il dissipé ? S’enquit-il.

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Il me semble.

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Dans ce cas, je peux te répéter à présent ce que Dory m’a dit quand tu nous as laissés pour regagner le magasin. Elle m’a donné un petit coup de poing dans le bras et elle a lancé : « elle est plus grande que moi, plus mince aussi, et elle a des cheveux fabuleux. » Qu’est-ce que vous avez, vous autres femmes, à toujours préférer les cheveux des autres ?

D’un geste de la main, Hayley balaya la question.

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Laisse tomber, tu ne peux pas comprendre. Elle a dit autre chose ?

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Oui. Elle a conclu en disant que si elle devait se résoudre à me voir dans les bras d’une autre, il fallait au moins que ce soit dans ceux d’une femme comme toi. Je n’en suis pas sûr, mais ce doit être un compliment typiquement féminin.

Hayley acquiesça d’un hochement de tête.

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Dans la bouche d’une ex, je dois reconnaître qu’il s’agit d’un fameux compliment.

Oh ! Zut ! Voila que je me sens coupable… pire encore, j’ai l’impression que je vais finir par l’aimer, cette Dory.

après avoir fait la moue un instant par principe, elle laissa un sourire radieux éclairer son visage et conclut :

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Je pense que j’y survivrai. Mais je ne suis toujours pas prête à m’excuser, à cause de ses mains sur tes fesses. En revanche, je peux nous préparer à dîner.

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Marché conclu ! Et pour que tu ne sois pas dérangée, ajouta-t-il en se baissant pour prendre Lily sous son bras, j’emmène ce jeune troll à côté pour un bon chahut !

Hayley les regarda sortir de la cuisine en souriant. Comme par un coup de baguette magique, le petit nuage noir qui s’attardait au-dessus de sa tête s’était dissous. Se pouvait-il que la vie reprenne aussi rapidement son cours normal ? Oui, décida-t-elle, puisque la confiance était revenue.

Alors que des grognements d’ours suivis des cris de terreur ravie de Lily s’élevaient dans le salon, elle alla examiner le contenu du réfrigérateur. Il ne lui fallut qu’un coup d’œil pour répertorier l’approvisionnement typique du célibataire : bière, sodas, eau minérale, une cuisse de poulet ratatinée sous cellophane, deux œufs et ce qui ressemblait vaguement à un bout de fromage. Pitoyable…

Un tout autre spectacle l’attendait dans le congélateur, rempli à ras bord de plats cuisinés étiquetés avec soin. Ce cher David… songea-t-elle avec un sourire ému. Elle aurait aimé impressionner Harper en lui mitonnant un bon petit plat, mais pour ce soir, il lui faudrait se contenter d’accommoder les restes.

« Qui donc est pitoyable, dans l’histoire ? Demanda alors une mesquine petite voix en elle.

Il lutine une autre femme sous ton nez, et tu t’empresses de passer l’éponge. Et comme si cela ne suffisait pas, tu t’abaisses à jouer les servantes en lui préparant son dîner ! Voilà ce que sont les femmes aux yeux des hommes : des domestiques tout juste bonnes à contenter leurs appétits, à table comme au lit ! Il te ment, comme mentent tous les hommes. Tu préfères croire parce que tu es faible et naïve. Mais tu dois lui faire payer ce qu’il t’a fait. tôt ou tard, ils devront tous payer…

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Non ! Lança Hayley d’une voix ferme devant la porte ouverte du congélateur.

Ces pensées ne sont pas les miennes. Je ne veux aucune de ces saloperies dans ma tête !

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Tu disais ? Lança Harper depuis le salon.

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Rien, répondit-elle tranquillement. Rien du tout.

En faisant son choix dans le large éventail des talents culinaires de David qui lui était offert, Hayley songea qu’il n’y avait effectivement rien à ajouter, rien à regretter, rien à reprocher.

Avec les moyens du bord, elle allait s’arranger pour leur préparer, un bon petit dîner qu’ils mangeraient ensemble. En amoureux. Mieux encore : en famille.

Tous les trois. Rien que tous les trois.