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Harper se sentait si bien qu’il finissait par en concevoir une sourde inquiétude. Ils dînaient tranquillement dans la cuisine, Lily dans la chaise haute qu’il avait récupérée à Harper House, Hayley et lui de part et d’autre de la table. La conversation était enjouée et agréable, et c’était précisément ce qui le rendait nerveux.

Plus le temps passait, plus leur relation s’approfondissait. Plus se nouaient entre eux des liens solides. Cela inquiétait-il aussi Hayley, sous ses airs insouciants ou ne faisait-il que projeter sur elle sa propre inquiétude ?

Ce repas pris en commun après une journée de travail paraissait si normal ; il lui semblait si naturel de rire avec elle des derniers exploits de Lily… Pourtant, un sentiment plus grave se mêlait à tant d’insouciance : l’envie de ne pas se quitter, puisqu’ils étaient si bien ensemble.

-

Je me disais que je pourrais te montrer comment procéder à quelques hybridations, déclara-t-il au terme d’un long silence pensif, s’il n’y a pas trop de monde demain à la jardinerie.

-

J’ai déjà eu un aperçu de cette technique, répondit fièrement Hayley. Roz m’a montré comment faire sur des gueules-de-loup.

-

Là, il s’agirait de créer une nouvelle variété de lys – quelque chose de petit et de rose, en hommage à Lily.

Le visage de Hayley s’illumina d’une joie enfantine.

-

Oh ! … Harper ! Ce serait fantastique !

-

Je songe à un rose profond, rehaussé de quelques traces de rouge, parce que le rouge est ta couleur.

-

Arrête… tu vas me faire pleurer.

-

Quand tu auras investi énormément de temps sur des hybrides qui auront tous été des échecs, c’est effectivement ce qui risque de t’arriver. dans ce domaine, il ne faut pas s’attendre à une récompense instantanée…

-

Je serais quand même ravie d’essayer.

-

Alors, nous nous y mettrons dès demain.

puis se tournant vers Lily, il ajouta gaiement :

-

Qu’en penses-tu, ma chérie ? Tu aimerais avoir une fleur à ton nom ?

L’intéressée saisit entre deux doigts un haricot qu’elle laissa résolument tomber sur le sol.

-

Je crois qu’elle préfère les fleurs aux légumes verts ! Plaisanta Hayley en se levant. C’est sa façon de signifier qu’elle n’a plus faim. Au bain, maintenant !

-

Je peux m’en occuper, si tu veux.

en riant, Hayley fit basculer le plateau de la chaise haute et s’étonna :

-

Tu as déjà donné son bain à un bébé ?

-

Non, mais ça ne doit pas être bien compliqué. Il suffit de remplir la baignoire, de la mettre dedans, de lui tendre le savon pour qu’elle se lave et d’aller boire une bière en attendant qu’elle ait terminé.

en voyant Hayley écarquiller les yeux avec horreur, il lui parut nécessaire d’ajouter :

-

Rassure-toi, je plaisante.

après avoir ôté la ceinture de sécurité de la chaise haute, il prit habilement la fillette dans ses bras et dit à son intention :

-

Ta maman pense que je suis incapable de te donner ton bain… nous allons lui montrer !

-

tu es sûr que…

en quittant la pièce, Harper énuméra à voix haute :

-

pas plus de vingt à trente centimètres d’eau, chaude mais pas bouillante, ne jamais lui tourner le dos, ne pas la quitter des yeux, etc.

Par-dessus son épaule, Lily eut le temps d’adresser à sa mère un petit signe d’adieu.

Confiante mais prudente malgré tout, Hayley alla par trois fois s’assurer d’un coup d’œil discret que tout se passait bien dans la salle de bains. Et quand elle eut terminé de ranger la cuisine, elle retrouva Lily dans le salon, en train de déambuler, fraîche et rose dans sa couche. Certains hommes avaient un don naturel pour s’occuper des enfants. Harper, décida-t-elle, devait être l’un d’eux.

-

Et maintenant ? S’enquit-il en regardant Lily jouer. Qu’y a-t-il d’autre au programme de cette demoiselle ?

-

Habituellement, je la laisse jouer encore une petite heure. Ensuite, je lui lis une histoire – enfin, la plupart du temps, un morceau d’histoire, car elle tombe de sommeil avant la fin.

dardant sur lui un œil suspicieux, elle demanda :

-

Harper… tu n’en as pas marre de nous avoir sur le dos ?

-

Pas du tout. J’espère même que vous allez rester. Je pourrais aller chercher son lit parapluie et l’installer dans la chambre d’amis. Ainsi, nous l’entendrions si elle se réveille. Et tu pourrais rester près de moi.

Il prit les mains de Hayley dans les siennes, les porta à ses lèvres et ajouta :

-

Je veux que cette nuit soit à nous.

Hayley tourna la tête, distraite par le bruit que faisait sa fille en fouillant dans un coffre en bois, et la vit en extraire quantité de voitures et de véhicules miniatures en tous genres.

-

D’où viennent ces jouets ? S’étonna-t-elle.

-

Ils étaient à moi, répondit-il, un peu gêné. dans certains domaines, je suis assez conservateur…

Elle n’avait aucun mal à se représenter Harper enfant, s’amusant aux petites voitures avec force bruits de bouche, comme sa fille était en train de le faire à cet instant.

-

Oh ! Harper… reprit-elle d’une voix brisée par l’émotion. C’est si dur !

-

Si dur de quoi !

-

De ne pas tomber raide dingue amoureuse de toi.

Harper garda le silence un long moment, avant de la saisir par les avant-bras pour l’attirer à lui.

-

Et alors ? Demanda-t-il d’une voix douce. En quoi cela serait-il gênant ?

-

Je n’en sais rien, avoua-t-elle en détournant le regard. Tout est si confus, si compliqué… nous sommes ensemble depuis quelques semaines à peine, et pourtant, il me semble que cela fait des mois. Le problème, c’est que je ne sais pas ce que tu attends de cette relation.

-

Je suis en train de le découvrir.

-

Tant mieux pour toi, mais que se passera-t-il si je finis par t’aimer et que tu t’aperçois finalement que ce qui te branche, c’est six mois de nouba au Belize plutôt qu’une relation sérieuse ? Je ne suis pas seule. Je dois prendre Lily en considération. je ne peux pas…

-

Hayley, coupa-t-il, si j’étais du genre à être tenté par une nouba de six mois au Belize, je pense que je m’en serais déjà rendu compte.

-

Ne finasse pas, s’il te plait. Tu comprends ce que je veux dire.

-

OK ! Alors, à ton tour, mets-toi à ma place une seconde. Et si je tombe amoureux de toi, moi aussi et que tu décides finalement de retourner vivre avec Lily à Little Rock pour y ouvrir ta propre jardinerie ?

-

je ne pourrais jamais…

d’un geste impérieux de la main, il la fit taire et reprit :

-

Bien sûr que si, tu le pourrais ! Ce risque c’est celui que prennent tous ceux qui se décident à rompre leur solitude, et à s’engager dans une relation sentimentale.

Ce risque, c’est celui de tomber amoureux de quelqu’un qui ne l’est pas de toi. Et rien ne pourra te prémunir contre ça.

-

Morale de l’histoire ? Fit Hayley d’une voix coupante. Ne pas s’emballer, prendre les choses telles qu’elles se présentent et profiter de chaque jour sans faire de plans sur la comète ?

-

Cela semble la conduite la plus raisonnable, en effet.

-

Et si je n’ai pas envie d’être raisonnable ? Riposta-t-elle. Et si je te disais, là, tout de go, que je t’aime, que je suis raide dingue amoureuse de toi, comment réagirais-tu ?

-

comme tu me l’annonces sur ce ton, j’ai un peu de mal à te répondre…

exaspérée, Hayley leva les bras au ciel et s’exclama :

-

Sur quel ton voudrais-tu que je te le dis ? Je suis en train de t’avouer que je t’aime, et toi, tout ce que tu trouves à faire, c’est de me conseiller de ne pas m’emballer et de ne pas faire de plans sur la comète !

Harper se considérait comme un homme pondéré. Il y avait une raison à cela. Sachant à quel point ses accès de colère pouvaient être dévastateurs, il faisait en sorte de les garder soigneusement sous contrôle. Aussi était-il surpris d’être tombé sous le charme d’une femme au tempérament diamétralement opposé, dont l’humeur était aussi imprévisible que la course erratique d’une bille dans un flipper. Sans doute fallait-il y voir la preuve, songea-t-il, que l’amour n’obéissait à aucune logique.

-

Au lieu de monter sur tes grands chevaux, dit-il d’une voix posée, tu ferais mieux de m’écouter. J’ai dit que se serait la conduite la plus raisonnable à tenir, mais puisque je suis moi-même raide dingue amoureux de toi, elle ne me plait pas non plus.

-

Tu m’offres la plus romantique des soirées, continua Hayley sur sa lancée, tu fais tout pour que je m’attache à toi, tu te conduis comme un père avec Lily, tu veux même créer une fleur à son nom, et moi, je suis censée rester de marbre et profiter de chaque jour sans arrière-pensée ? qu’est-ce que tu comptes faire, Harper, quand…

Brisée dans son élan, Hayley se tut et écarquilla les yeux.

-

Qu’as-tu dit ? Murmura-t-elle dans un souffle.

-

Je viens de te dire que je t’aime, répondit-il avec un sourire satisfait. mais je peux te le redire, si tu veux…

Elle n’aurait rien eu contre, mais Lily vint à cet instant s’accrocher à ses jambes pour lui montrer un rutilant camion de pompiers.

-

Il est magnifique, ma chérie… dit-elle en se baissant pour se mettre à son niveau.

Et si tu essayais de le faire rouler ?

Imitant maladroitement le bruit d’une sirène, Lily partit à quatre pattes faire rouler le véhicule à travers la pièce.

-

Tu ne dis pas ça parce que je me suis énervé ? Fit Hayley en se redressant.

-

Tu vas finir par me vexer, prévint-il d’un ton égal qui démentait ses propos. Je ne suis pas du genre à dire à une femme que je l’aime simplement parce que je lui tape sur les nerfs… en fait, je n’ai jamais rien dit de tel à aucune femme, parce que se sont des paroles qui ont un certain poids pour moi. Des paroles qui engagent. Tu es donc la première à entendre de ma bouche une telle déclaration.

-

J’ai besoin d’être sûre… insista-t-elle, l’air gêné. Tu ne dis pas ça non plus parce que tu t’es attaché à Lily ?

-

Hayley ! Protesta-t-il en levant les yeux au plafond. Tu veux vraiment me mettre hors de moi?

-

Je retire ce que j’ai dit ! S’empressa-t-elle de corriger en agitant les mains devant elle. C’est juste que… je suis si heureuse que je ne sais plus où j’en suis !

Avec un rire joyeux, elle noua les bras autour de son cou et plongea son regard dans le sien avant d’ajouter.

-

J’ai eu tellement peur ! L’espace d’un instant, je me suis vue, dans quelque mois, à la place de Dory… Si cela devant ne plus marcher entre nous, Harper, je jure que je ne pourrai jamais rester amie avec toi !

après avoir déposé sur ses lèvres un baiser léger, elle conclut :

-

En fait, si ça devait ne pas marcher entre nous, je crois que je t’en voudrais toute ma vie.

-

Ça me va, puisque j’en ai autant à ton service.

Hayley soupira longuement et ferma les yeux en posant la joue contre son épaule.

-

Et maintenant ? Demanda-t-elle. Que faisons-nous ?

-

Puisque c’est une première pour moi, répondit-il, je vais avoir besoin d’un peu de temps pour m’y faire… mais dans l’immédiat, je propose que nous jouions un peu avec Lily. et quand tu l’auras mise au lit, je pourrai enfin te mettre dans le mien…

-

J’aime ce programme.

Une douce musique accueillit Hayley lorsqu’elle rejoignit Harper dans sa chambre, après avoir couché Lily. De la part d’un homme qui vivait avec les écouteurs d’un baladeur constamment glissés dans les oreilles, cela n’avait rien d’étonnant. Ce qui l’était davantage, c’était les chandelles qu’il avait disposées de-ci de-là dans la pièce, alors que la nuit tombait à peine, et les bouquets de fleurs qui la décoraient.

-

Lily dort ? S’enquit-il en la regardant venir à lui.

-

Comme une masse ! Elle n’a jamais de problème pour s’endormir. Ce qui est moins évident pour elle, c’est de ne pas se réveiller au cours de la nuit.

-

Dans ce cas, profitons du répit qu’elle nous offre.

D’un geste plein douceur, Harper fit courir ses mains le long des bras de Hayley, avant de les laisser glisser contre ses flancs.

-

J’aime faire l’amour avec toi… murmura-t-il en la fixant droit dans les yeux.

J’aime te caresser. Te regarder quand je te caresse. J’aime voir ton corps bouger en rythme avec le mien.

-

Tu es sûr de ne pas confondre amour et luxure ? S’inquiéta-t-elle à mi-voix.

du bout des lèvres, Harper dessina le contour du menton de Hayley et susurra contre son oreille :

-

Je sais ce que c’est que la luxure. C’est ce que tu m’as inspiré pendant des mois.

Et toi ? N’est-tu pas uniquement attirée par mon corps d’apollon ?

Hayley tourna la tête de manière à ce que leurs lèvres se touchent.

-

Non, répondit-elle contre sa bouche. Plus maintenant.

-

J’ai si souvent rêvé de toi… confessa-t-il d’une voix rauque. Je t’ai imaginé cent fois nue devant moi. Je me suis rendu fou en nous imaginant tous les deux au lit.

et te voilà enfin tout à moi…

Hayley enlaça le cou de Harper et se laissa porter dans ses bras jusque sur son lit.

-

Tu es parfaite, reprit-il en explorant le corps alangui offert à ses caresses. tu es même plus que parfaite pour moi…

A travers le tissu de son tee-shirt, il titilla entre le pouce et l’index les pointes durcies de ses seins. Hayley se cambra sur le matelas avec un gémissement de plaisir. Puis il entreprit de la déshabiller avec une savante lenteur, et lorsqu’elle en eut fait autant avec lui, il n’y eut plus rien pour séparer leurs peaux brûlantes de désir.

Tandis qu’elle lui rendait baiser pour baiser, caresse pour caresse, Hayley eut la confirmation qu’il y avait bien plus entre eux qu’une simple passion charnelle. Une joie profonde se mêlait à leur excitation, aussi légère et grisante que les bulles d’une flûte de champagne.

Une certitude avait tout changé entre eux : il l’aimait autant qu’elle l’aimait. Harper n’était pas qu’un amant aux mains habiles, au corps de rêve, au tempérament de feu. Il était amoureux d’elle, et cela changeait tout pour elle. Aucun cadeau n’aurait pu avoir plus de valeur à ses yeux.

Submergé par le désir autant que par l’émotion, Harper sentait son cœur battre à tout rompre dans sa poitrine. Jamais il n’aurait imaginé qu’elle le bouleverserait à ce point, cette sensation qui le prenait au cœur autant qu’aux tripes. Il était amoureux, et rien de ce qu’il avait vécu auparavant ne pouvait se comparer à cette expérience nouvelle. Cette femme dont le corps ondulait en rythme avec le sien, qui répondait avec tant d’ardeur à ses baisers et à ses caresses, partageait avec lui la force de cet amour tout neuf. Jamais le monde ne lui avait paru plus beau.

Grisé par l’odeur et le goût du corps de Hayley sous ses lèvres, il se rendit à peine compte que l’obscurité progressait autour d’eux. Dehors, dans le pommier, sous la fenêtre ouverte, un engoulevent lança son cri. A l’intérieur, l’air surchauffé résonnait des soupirs de Hayley.

Sous la caresse habile et exigeante de sa langue au plus intime de son être, il la sentit se cabrer et gravir peu à peu la pente du plaisir. Parvenue au sommet, elle sombra dans l’oubli de l’orgasme en murmurant son nom, encore et encore.

Ravi, Harper se laissa retomber de tout son long sur le lit. L’instant d’après, Hayley roula sur lui et le chevaucha. Dans la lumière dorée des bougies, il vit son visage rayonner de la plénitude qui suit l’extase. Avec un petit gémissement étouffé, elle fondit sur ses lèvres et s’en empara pour un baiser passionné qui lui arracha un murmure de désir. Puis s’emparant de son sexe palpitant, elle le guida en elle, et le murmure de Harper se transforma en râle de jouissance.

-

Ça te plait, hein ? Susurra-t-elle d’une voix grinçante. Les hommes ne vivent que pour ça !

Le changement était radical. Il s’était produit en un clin d’œil, comme sur un claquement de doigts, en même temps qu’un froid glacial envahissait la pièce.

Tétanisé, Harper se souleva sur les coudes et contempla Hayley en secouant la tête.

-

Non ! S’écria-t-il en tentant vivement de se dégager. Non…

-

Ne dis pas le contraire, reprit-elle de la même voix hideuse et vulgaire. comme tous les hommes, tu ne vis que pour conquérir, pénétrer, posséder…

-

Stop !

Tout en parlant, elle roulait vigoureusement des hanches, et le plaisir se mêlait en Harper à un sentiment d’horreur nauséeuse. Il tenta de l’agripper par la taille pour l’arrêter, sans succès.

-

Peu t’importe ce qu’il te faut dire pour parvenir à tes fins, n’est-ce pas ? Belles paroles, mensonges, promesses… tout ce qui compte pour toi, c’est qu’elle finisse par t’ouvrir les cuisses et que tu puisses t’enfouir en elle !

C’était bien le corps de Hayley qui s’agitait avec fougue au-dessus du sien, mais ces yeux qui étincelaient d’une lueur vicieuse n’étaient pas les siens, et ce n’était pas elle non plus qui débitait ce chapelet d’insanités.

celle qui avait pris possession du corps de la femme qu’il aimait éclata de rire et poursuivit avec la même joie mauvaise :

-

Dois-je te faire jouir tout de suite, maître Harper ou préfères-tu prolonger le plaisir ? je suis bien en selle, et je peux chevaucher jusqu’à ce que…

Dans un sursaut d’énergie et de volonté, Harper parvint à la repousser suffisamment pour que leurs corps se séparent.

-

Laisse-la tranquille ! Cria-t-il. Tu n’as aucun droit sur elle !

-

J’ai autant de droits sur elle que toi, mon mignon ! Bien plus, même… nous sommes semblables, elle et moi. semblables…

-

Certainement pas ! Hayley ne choisira jamais de la facilité comme tu l’as fait. elle est forte, courageuse, droite et honnête…

-

J’aurais pu l’être moi aussi.

Dans les yeux qui n’étaient plus tout à fait ceux de Hayley, la tristesse et le regret éclipsèrent un instant le vice et la méchanceté.

-

Mais je sais bien mieux qu’elle ce qu’il est possible de faire de ce corps, reprit l’affreuse voix.

Le prenant par surprise, elle se pressa langoureusement contre lui et lui glissa à l’oreille d’explicites suggestions érotiques.

Envahi par la nausée, Harper l’agrippa par les épaules et la secoua violemment.

-

Hayley ! Supplia-t-il d’une voix pressante. Tu es plus forte qu’Amelia ! Ne la laisse pas te faire ça….

Et bien que ce fut toujours une autre qui le regardait à travers les yeux de Hayley, bien que ses lèvres fussent froides sous les siennes, il l’embrassa avec toute la douceur et la tendresse dont il était capable.

-

Je t’aime Hayley ! Reprit-il à mi-voix, tout contre sa bouche. Je t’aime… reviens à toi, je t’en prie.

Il sut qu’il avait de nouveau affaire à elle à la seconde où elle fut de retour. Il la serra dans ses bras et la maintint contre lui en lui caressant doucement les cheveux.

-

Harper… gémit-elle, terrifiée.

-

Tout va bien, à présent, dit-il d’une voix apaisante.

-

Elle était… Ô ! Mon Dieu ! Ce n’était pas moi. Je ne voulais pas dire ces choses affreuses. Harper…

Le réconfort n’était pas ce dont elle avait le plus besoin en cet instant, comprit-il. serrant son visage entre ses mains, il plongea son regard au fond du sien et lança d’un air farouche :

-

Elle ne compte absolument pas ! Il n’y a que toi et moi ici. C’est toi que je désire…

Il dévora de baisers passionnés le visage de Hayley, tandis que ses mains partaient en exploration le long de son corps, jusqu’à y ramener la vie qui lui avait été volée durant quelques minutes.

-

Juste toi et moi ! Répéta-t-il.

allongé au-dessus d’elle, il enlaça ses doigts aux siens et la fixa intensément en plongeant en elle d’un coup de reins

-

Regarde-moi ! Ordonna-t-il. reste avec moi…

L’amour constituait leur meilleure arme contre Amelia. La chaleur de la passion aurait raison du froid glacial d’outre-tombe. Unis l’un à l’autre, ils triompheraient de la mort.

Amoureux et vivants.

Longtemps après qu’ils eurent fait l’amour, alors que la tête de Harper reposait sur son ventre et que le chant des engoulevents avait cédé la place à celui des cigales, Hayley resta incapable de prononcer un mot. Il se passait tant de chose en elle qu’il lui était impossible de dissocier la peur de la colère et la colère de la honte.

après avoir déposé un baiser sur sa peau, Harper se leva en disant :

-

Je vais nous chercher un peu d’eau. J’en profiterai pour jeter un coup d’œil à Lily.

Hayley dut s’empêcher de le retenir, de le supplier de ne pas la laisser seule, même pour un instant. Une telle attitude aurait été stupide et déraisonnable. Elle ne pouvait vivre sous surveillance en permanence. En outre, elle n’aurait pas supporté que Harper guette la moindre de ses réactions de crainte qu’Amelia ne se glisse de nouveau en elle.

Elle s’assit à la tête du lit, entoura ses jambes de ses bras et posa le front sur ses genoux. Et quand il revint s’asseoir à côté d’elle, elle préféra rester dans cette position plutôt que d’avoir à affronter son regard.

-

Harper…dit-elle d’une voix défaite. Je ne sais pas quoi te dire.

-

Tu n’as pas à te sentir coupable, assura-t-il, comme il lisait en elle à livre ouvert.

Tu n’es pas responsable de ce qui est arrivé. En plus, tu es parvenue à la chasser.

-

Je n’arrive pas à croire que tu m’aies embrassée alors qu’elle était en moi.

-

Tu aurais préféré que je la laisse triompher ? Que je l’écoute sans broncher me débiter ses saloperies ?

La fureur à peine contenue qui perçait dans la voix de Harper incita Hayley à redresser la tête.

-

Tu étais… en moi quand c’est arrivé, dit-elle avec un frisson d’horreur rétrospective. C’est… c’est effrayant.

-

A qui le dis-tu ! Renchérit-il en lui tendant la bouteille d’eau qu’il avait rapportée. Et plus qu’un peu incestueux en ce qui me concerne… Seigneur Jésus

! Je donnerais cher pour ne pas avoir connu mon arrière arrière-grand-mère de si près.

Réprimant un nouveau frisson, Hayley lui rendit la bouteille.

-

Je ne sais pas si ça peut te réconforter, reprit-elle, mais il ne me semble pas qu’elle te voyait sous cet angle. Pour elle, c’était avec Reginald qu’elle réglait ses comptes. Tout a commencé alors que j’étais encore secouée par les contrecoups de l’orgasme. Et puis… au plaisir s’est mêlé une rage noire. Ensuite, tout s’est embrouillé, et j’ai en quelque sorte perdue prise sur moi-même. C’était comme s’il y avait simultanément toi et moi, elle et lui. J’étais si déboussolée que je ne maîtrisais plus rien. Puis, je t’ai entendu dire que tu m’aimais, tu m’as embrassée, et j’ai pu me reprendre.

Harper posa la bouteille sur le sol et entoura d’un bras réconfortant les épaules de Hayley.

-

Elle a essayé de nous utiliser, conclut-il, mais nous ne l’avons pas laissée faire. Ça va aller, maintenant.

Hayley n’aurait pas demandé mieux que de le croire, mais même lorsqu’ils se recouchèrent et que Harper la serra fort contre lui, l’inquiétude continua de la tenailler.

Mitch avait un don surnaturel pour deviner tout incident impliquant Amelia fût-il survenu dans un lit entre Harper et Hayley. Au moins Harper pouvait-il se féliciter de n’avoir à rendre compte des événements qu’entre hommes. Si sa mère devait être mise au courant, mieux valait qu’elle le soit par son beau-père que par lui.

-

Combien de temps cela a-t-il duré ? S’enquit Mitch d’une voix toute professionnelle.

-

Une minute ou deux, peut-être. Cela m’a paru bien plus long, sur le coup mais en fait cela n’a pas dû dépasser cette durée.

-

Et elle ne s’est pas montrée violente ?

-

Non. mais tu sais…

Avant de pouvoir poursuivre, Harper dut faire une pause. Il s’absorba dans la contemplation des portraits anciens disposés sur le bureau de la bibliothèque pour se ressaisir.

-

Un viol, reprit-il, n’a pas besoin d’être violent pour être un viol. C’est exactement ainsi que je considère ce qui m’est arrivé : une sorte de viol, quelque chose du genre : « c’est moi qui gagne tant que je te tiens par la queue… »

-

Voilà qui correspond bien au profil que nous avons établi, commenta Mitch en prenant quelques notes. Dans sa folie, rien ne semble pourvoir arrêter Amelia –

pas même les liens du sang. tu dois être encore sous le choc…

Harper hocha la tête d’un air sombre. Il s’efforçait de surmonter cette expérience atroce, mais il ne pouvait ignorer ce goût de cendre, dans sa bouche, et la nausée qui s’attardait au creux de son ventre.

-

Combien de temps encore va-t-on devoir endurer ça ? Demanda-t-il. Qu’avons-nous besoin d’apprendre de nouveau à son sujet avant de pouvoir mettre un terme à cette folie ?

Mitch réfléchit un instant avant de répondre d’un air pensif :

-

J’aimerais pouvoir te le dire. Nous connaissons son nom, ses origines familiales.

Nous savons qu’elle est votre ancêtre directe, à toi et à Roz. Nous savons que son enfant lui a été enlevé sans son consentement – à moins qu’elle n’ait changé d’avis après avoir accepté de l’abandonner. Nous supposons qu’elle est venue ici, à Harper House, et qu’elle y est morte. Peut-être franchirons-nous un pas décisif quand nous connaîtrons les circonstances de sa mort. Mais c’est sans garantie.

En retournant travailler, Harper songea qu’il avait vécu jusqu’alors sans trop de garanties. Il n’avait que sept ans lorsque son père était mort, ce qui l’avait privé des gages de sécurité qu’offre une famille traditionnelle. Son métier lui-même le poussait en permanence à expérimenter, à prendre des risques calculés. Avancer dans l’existence sans aucune garantie n’était donc pas pour lui faire peur. mais les choses étaient plus compliquées dès lors qu’il en allait de la sécurité de la femme qu’il aimait…

Il y songeait encore lorsqu’il découvrit Hayley en train d’arroser des plates-bandes à l’extérieur. Vêtue du short et du tee-shirt qui constituaient l’uniforme estival de l’équipe de Côté Jardin, elle avait coiffé une casquette publicitaire aux armes de la jardinerie et semblait bien trop triste et mélancolique à son goût.

-

Salut ! Lança-t-il gaiement.

En la voyant sursauter violemment, Harper comprit qu’elle n’était pas absorbée par sa tâche, mais qu’elle avait la tête ailleurs.

-

Bon sang ! tu m’as fait peur…

-

Voilà ce qui arrive quand on rêvasse au boulot. A propos de boulot, si tu le veux bien, nous allons pouvoir nous lancer dans cette expérience d’hybridation dont je te parlais hier.

-

Tu y tiens toujours ?

-

Naturellement ! Pourquoi aurais-je changé d’avis ?

-

Après ce qui s’est passé cette nuit, je me disais que tu voudrais peut-être prendre un peu de recul.

D’un geste, Harper écarta le tuyau d’arrosage et se campa devant elle pour déposer sur ses lèvres un baiser.

-

Apparemment, dit-il tu t’es trompée.

-

Apparemment oui. Tant mieux pour moi.

-

Rejoins-moi quand tu en auras terminé ici. J’ai déjà prévenu Stella que je t’enlevais pour une demi-heure.

En attendant Hayley, Harper prépara avec soin les outils et les plants dont ils auraient besoin. Puisqu’il ne serait pas seul et ne pourrait utiliser son cher baladeur, il glissa dans le lecteur de la minichaîne un CD de Loreen McKennitt. Cela lui convenait parfaitement, et ses plantes n’y trouveraient rien à redire.

Il sortait du réfrigérateur une canette de Coca au moment où Hayley fit son entrée. Il en prit donc une deuxième et la lui tendit.

-

Je suis tellement excitée à l’idée de faire cette expérience ! Déclara-t-elle en la décapsulant.

-

Dis-moi tout ce que tu sais sur le sujet.

-

D’abord, il faut choisir, en quelque sorte, un père et une mère. Deux plantes qui peuvent être différentes ou du même… comment dit-on déjà ?

-

Du même genre.

-

C’est ça ! Il s’agit donc de féconder l’une des plantes avec le pollen de l’autre. un peu comme dans le cas de la reproduction humaine, en somme…

-

pas mal…

Harper s’approcha d’une des tables de travail et expliqua en désignant les différents éléments qu’il y avait rassemblés :

-

Comme plante mère, nous allons utiliser cette variété miniature de lys, que nous allons féconder avec le pollen de cette variété panachée. Tu vois, j’ai pris soin dès la floraison de la protéger par un filet pour que les insectes pollinisateurs ne viennent pas interférer dans notre expérience.

-

cela fait donc un bon moment que tu penses à cette hybridation…

-

Oui. En fait, depuis le jour où Lily est née.

Troublée par cette précision, Hayley éprouva quelques difficultés à se concentrer sur les explications détaillées que lui fournissait Harper tout en travaillant. Il suffisait de le regarder procéder aux différentes phases de l’hybridation avec une minutie de chirurgien pour constater l’amour des plantes qui l’animait. Mais elle ne pouvait faire abstraction du fait que c’était par amour d’une enfant qui ne lui était rien qu’il se donnait toute cette peine depuis des mois.

-

Voilà, conclut-il en achevant sa délicate tâche. Reste à surveiller tout cela de près. Il s’écoulera sans doute une semaine avant que ne se produise le gonflement ovarien – si l’opération d’aujourd’hui est un succès.

-

Le gonflement ovarien… répéta rêveusement Hayley. Cela me rappelle quelque chose.

tout en remettant un peu d’ordre sur la table de travail, Harper sourit et reprit :

-

Deux semaines de plus, et la cosse devrait se former. Il faudra ensuite un bon mois pour que les graines n’arrivent à maturité, elles seront à point quand le sommet de la cosse se craquellera.

-

Ça aussi, ça me rappelle quelque chose.

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Arrête… protesta-t-il avec une grimace. Le jour où ça s’est produit pour toi, j’étais plutôt vert !

Harper alla prendre place devant son ordinateur et tapa rapidement quelques notes.

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Quand les graines seront prêtes, poursuivit-il tout en pianotant sur son clavier, nous le planterons. Mais pas avant la fin de l’automne. Je préfère que la germination se produise au printemps.

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Nous les planterons dehors ?

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Non. Bien au chaud et à l’abri, à l’intérieur, dans le terreau spécial de maman. Il faudra toute une année avant que se produise la floraison et que nous découvrions ce que nous avons obtenu.

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heureusement pour moi, je n’ai pas eu à subir une grossesse de deux ans…

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Oui. Pour vous les femmes neuf petits mois, et on en parle plus. Autant dire une bagatelle.

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Essaie un peu, et on en reparlera.

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Chacun son rôle… dans ce domaine-là aussi, je suis assez conservateur. Avec un peu de chance, certains des lys qui fleuriront conserveront les caractéristiques de leurs deux parents. Et si nous n’obtenons pas précisément le résultat voulu, il faudra recommencer toute l’opération.

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Autrement dit, il pourrait s’écouler des années avant qu’on arrive à quelque chose.

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La patience est le meilleur outil du jardinier.

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J’aime ce dicton. Et j’aime cette idée… en plus du frisson né de l’attente, il y a la surprise finale : tu n’obtiendras peut-être pas ce que tu avais en tête, mais quelque chose de différent, qui sera aussi beau, sinon plus.

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Voilà qui est bien parlé.

Laissant la table de travail derrière elle, Hayley rejoignit Harper près de l’ordinateur.

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Je te remercie de m’avoir fait partager ce moment, reprit-elle. Ça ma changé les idées. Je ruminais des idées noires, tout à l’heure, quand tu es venu me trouver.

Je n’arrive pas à me sortir de la tête ce qui s’est passé cette nuit.

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Je te l’ai déjà dit : ce n’est pas de ta faute et tu n’as rien à te reprocher.

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Je le sais. Mais au fond de moi, dans cette partie inaccessible à la raison, je ne peux m’empêcher de craindre que plus rien ne soit comme avant entre nous, désormais. J’ai peur que tu te sentes mal à l’aise avec moi et que de mon côté, je reste nerveuse. J’ai peur que la chance que nous avons eue de tomber amoureux ne soit gâchée.

Du plat de la main. Harper tapota le banc de bois sur lequel il était assis. Après un instant d’hésitation, Hayley vint l’y rejoindre.

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Tu n’as pas à t’en faire pour ça, assura-t-il en passant un bras autour de sa taille.

Pour moi, rien n’a changé.

Hayley laissa sa tête reposer contre son épaule.

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Merci, dit-elle. Ça me fait du bien de l’entendre.

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Je voulais te dire… J’ai raconté à Mitch ce qui s’est passé.

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Aïe ! Fit-elle en grimaçant. Mais je suppose qu’il fallait en passer par-là, et je préfère que ce soit toi qui l’aies fait. Ça n’a pas été trop difficile ?

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Non. Juste un peu étrange. Nous avons passé pas mal de temps à en parler en évitant de nous regarder dans les yeux.

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Je préfère ne pas y penser ! Décréta Hayley. Je cois que cela vaut mieux.

elle redressa la tête, déposa un baiser sur ses lèvres et conclut :

-

Je ferais mieux de retourner au travail pour lequel on me paie. A ce soir !

Hayley passa le reste de la journée sur un petit nuage et se surprit plus d’une fois à fredonner. Stella, lorsqu’elle vint à passer près d’elle, s’en aperçût et s’exclama gaiement :

-

Eh ! Bien ! on dirait que l’hybridation t’a plu…

-

C’était super !

-

Tant mieux. Tu me paraissais un peut tristounette, ce matin.

-

Je n’ai pas bien dormi, cette nuit.

d’un rapide coup d’œil, Hayley vérifia que personne n’était assez proche pour l’entendre et ajouta :

-

Nous sommes amoureux !

Radieuse, elle dessina dans les airs un cœur avec ses deux index.

-

Moi et Harper, insista-t-elle. tous les deux…

-

Tu parles d’une nouvelle ! Cela fait un moment que je suis au courant, figure-toi.

Tout en continuant à mettre en rayon des sachets de terre de bruyère, Hayley éclata de rire.

-

Je veux dire que nous nous le sommes avoués l’un à l’autre ! Précisa-t-elle. en bonne et due forme…

-

Je suis heureuse pour toi, répondit Stella en la prenant dans ses bras.

Sincèrement.

-

je serais moi aussi parfaitement heureuse sans…

D’un nouveau coup d’œil circulaire, Hayley s’assura qu’elles étaient toujours seules et, à mi-voix, raconta à son amie les événements de la nuit.

-

Mon Dieu ! S’exclama Stella quand elle eut terminé. Comment te sens-tu ?

-

Beaucoup mieux que cette nuit, même si le seul fait d’y penser continue à me retourner l’estomac. Je ne sais pas comment nous avons fait pour surmonter cela.

Mais nous y sommes parvenus Pour Harper, cela a dû être pire encore que pour moi. et pourtant, il ne m’a pas rejetée…

-

C’est parce qu’il t’aime.

Emerveillée par ce miracle, Hayley hocha longuement la tête, comme si elle avait encore du mal à y croire.

-

Stella, reprit-elle, la gorge serrée, je me doutais bien que je finirais par tomber amoureuse un jour, mais j’étais loin d’imaginer que ce serait ainsi. Et à présent que j’ai pu goûter à ce merveilleux cadeau, je ne peux concevoir de le perdre. Tu comprends ce que je veux dire ?

-

Tout à fait, assura Stella en serrant ses mains dans les siennes. Harper et toi devriez pouvoir savourer pleinement ce bonheur, parce que c’est une époque bénie et précieuse de votre vie qui n’appartient qu’à vous. il devient de plus en plus urgent de renvoyer Amelia dans les limbes…

-

C’est comme si je n’avais vécu jusqu’à présent que pour en arriver là, pour parvenir jusqu’à lui. Après bien des péripéties, bonne ou mauvaises, je crois que nous avons fini par trouver notre port d’attache l’un en l’autre. cela peut paraître un bébête, mais…

-

Pas du tout ! Protesta son amie, les yeux embués. Cela me paraît juste très vrai. et très émouvant…