15
Hayley avait la sensation d’avoir fait une bonne affaire en achetant d’occasion cet ordinateur portable sur lequel elle pianotait depuis que Lily était couchée.
Qui plus est, s’en servir pour explorer les ressources d’Internet lui donnait l’impression d’agir enfin au lieu d’attendre passivement la prochaine lubie d’Amelia. Certes, deux heures de surf intensif sur la toile ne lui avaient pas permis de rassembler énormément d’informations inédites, mais elle se sentait moins seule.
Les témoignages ne manquaient pas de personnes qui s’étaient trouvées mêlées à des affaires de possession. Les notes qu’elle accumulait à mesure de ses recherches commençaient à s’étoffer, surtout maintenant qu’elle pouvait les dactylographier et n’avait plus à les griffonner sur un bloc-notes. Autre avantage de cette acquisition, elle lui avait permis de renouer le contact par e-mail avec ses amis restés à Little Rock.
Naturellement, elle n’était pas plus à l’abri de se perdre dans les méandres virtuels d’Internet que dans les pages des livres qu’elle avait consultés. Tant d’informations étaient à sa portée, la plupart intéressantes, l’une menant à l’autre, dans une ronde sans fin… si elle n’y prenait pas garde, elle allait finir par passer une nuit blanche devant l’écran.
Le menton niché au creux de sa main et les yeux lourds de sommeil, elle consultait le rapport d’un cas de hantise survenu à Toronto lorsqu’elle sentit une main se poser sur son épaule. A sa grande surprise, elle réussit à ne pas crier. elle se retint même de sursauter, et ce fut d’une voix parfaitement maîtrisée qu’elle parvint à articuler :
-
Par pitié… dites-moi que cette main est réelle.
-
Je l’espère, puisqu’elle est attachée à mon poignet.
-
Roz… lâcha Hayley dans un soupir de soulagement. Reconnaissez que j’ai du mérite de ne pas avoir escaladé les rideaux comme un chat de dessin animé !
-
Dommage, cela aurait pu être drôle.
plissant les yeux pour examiner l’écran par-dessus son épaule, Roz lut tout haut :
-
hantise point com.…
-
Un des nombreux sites du genre, précisa Hayley. Vous seriez surprise des choses intéressantes que l’on peut y trouver. Saviez-vous qu’un des moyens traditionnels pour empêcher un fantôme d’entrer dans une pièce consiste à planter dans l’encadrement de la porte des petits clous de tapissier ? On dit que les spectres s’y accrochent et restent prisonniers. naturellement, si le spectre en question est déjà dans la pièce, il ne peut plus en sortir…
-
Si je te surprends à planter quoi que ce soit dans mes boiseries, répliqua Roz d’un ton sévère, tu auras affaire à moi !
-
J’ai déjà songé à cet inconvénient. En plus, je ne vois pas bien comment cela peut marcher.
Hayley fit pivoter son siège pour se tourner face à sa visiteuse avant de poursuivre son exposé.
-
Il paraît également qu’il suffit de demander poliment à un esprit frappeur de déménager pour qu’il débarrasse le plancher. « Excusez-moi, monsieur le fantôme, j’ai bien conscience que ce n’est vraiment pas de chance que vous soyez mort, mais il se trouve que cette maison est à présent la mienne et que votre présence me gêne quelque peu. Auriez-vous l’amabilité, s’il vous plait, d’aller voir ailleurs si j’y suis ? »
-
Il me semble que nous avons déjà essayé quelques variations sur ce thème avec Amelia.
En voyant Roz s’installer confortablement sur le canapé, Hayley comprit que sa visite avait un but précis et sentit sa nervosité grimper d’un cran.
-
Reste la solution des chasseurs de fantômes, reprit-elle d’un ton précipité. Mais je suppose que l’idée de voir votre maison envahie par des étrangers ne vous enchante guère.
-
Tu supposes juste.
-
Alors, que diriez-vous de faire bénir les lieux par un prêtre ? C’est moins envahissant, et ça ne mange pas de pain.
-
tu as peur d’elle…
-
Plus que jamais, c’est vrai.
avec un soupir, elle désigna l’écran de l’ordinateur et ajouta :
-
Je sais que tous ces sites ne peuvent pas nous être utiles à grand-chose, car ce que nous voulons, c’est élucider l’histoire d’Amelia afin qu’elle puisse reposer en paix, et pas seulement nous débarrasser d’elle. Mais plus nous rassemblerons d’informations, plus nous aurons de chance d’y parvenir.
-
Mitch et toi, vous faites vraiment la paire… as-tu déjà couché sur le papier ce qui t’est arrivé avec Harper, l’autre nuit ?
Instantanément, les joues de Hayley virèrent au rouge pivoine.
-
Oui, répondit-elle. Mais je n’ai pas encore remis mon rapport à Mitch.
-
C’est très personnel… je n’aimerais pas non plus partager une expérience de ce genre avec un étranger.
-
Ni Mitch ni vous n’êtes des étrangers pour moi.
-
Hayley… dès qu’il s’agit de ce qui se passe dans le secret de l’alcôve entre deux amants, le monde entier est étranger. Je veux que tu saches que je le comprends et que je l’accepte. Je veux aussi que tu comprennes que tu n’as pas à marcher sur des œufs avec moi. J’ai attendu quelques jours pour t’en parler, espérant qu’en laissant passer un peu de temps, le sujet serait moins sensible.
-
Harper m’a dit qu’il était allé en parler à Mitch, et je me doutais bien que Mitch vous raconterait tout. Moi, j’aurais été incapable d’aborder le sujet avec vous.
Bien sûr, si j’avais été avec un autre homme que Harper – non pas que cela soit possible, mais… et voilà que je recommence à me prendre les pieds dans le tapis
!
-
Je comprends, tranquillise-toi.
-
Tout serait plus facile si Harper n’était pas votre fils.
-
Mais il l’est. Heureusement pour moi.
Avec un soupir de bien-être, Roz se déchaussa et croisa les chevilles sur la table base.
-
Je crois avoir été la première à comprendre qu’il était tombé amoureux de toi, reprit-elle. Toi, tu ne t’en serais jamais doutée à l’époque, et lui n’en était probablement même pas conscient.
-
Ne serait-ce pas le jour où il m’a emmenée au Peabody ?
Un sourire amusé sur les lèvres, Roz secoua la tête.
-
C’est un beau souvenir romantique, répondit-elle, et ça compte, mais il t’aimait déjà bien avant cela. Qui t‘a tenu la main, le jour où Lily est née ?
Saisie par l’émotion, Hayley porta la main à sa gorge.
-
Ô ! Mon Dieu. Murmura-t-elle. C’est lui. Et je crois qu’il avait encore plus peur que moi.
-
Quand j’ai compris ce qui lui arrivait, mon cœur s’est serré. Tu sauras ce que c’est le jour où Lily passera par-là elle aussi. Et si tu as autant de chance que moi, tu regarderas ton enfant tomber amoureuse de quelqu’un que tu pourras aimer toi aussi, que tu respecteras, de qui tu te sentiras proche. Et lorsque ton cœur de mère se serrera en comprenant ce qui arrive à ta fille, ce sera sous l’effet de la joie et de la reconnaissance.
Les larmes se mirent à couler sur les joues de Hayley s ans qu’elle cherche à les retenir.
-
Je ne sais pas comment je pourrais être plus heureuse que je ne le suis déjà, dit-elle. vous avez été si bonne avec moi…
En voyant Roz hausser les sourcils, Hayley leva la main et protesta :
-
Non, s’il vous plait, laissez-moi finir ! Je ne pourrai jamais vous dire à quel point je vous suis reconnaissante de ce que vous avez fait pour moi et pour Lily. Quand je suis arrivée ici, je croyais être si maligne et si forte… « si elle me met à la porte, me disais-je, je n’aurai qu’à trouver à me caser ailleurs. Je trouverai un job, un appartement, tout ira bien, j’aurai ce bébé que j’élèverai seule. » Si j’avais su quel bouleversement représente la naissance d’un enfant, c’est à genoux que je vous aurais suppliée de m’aider !
-
Je t’ai offert du travail et un toit par solidarité familiale, intervint Roz. Mais si tu es toujours là, tu ne le dois qu ‘à tes qualités et à tes compétences. Si je n’avais pas été satisfaite de toi, que ce soit ici, à la maison ou à la boutique, tu peux être sûre que je t’aurais déjà montré la porte.
-
Je le sais, répondit Hayley avec un sourire de contentement. Je voulais vous prouver que vous aviez eu raison de me faire confiance, reprit-elle, et je suis fière d’y être parvenue. Mais à présent que j’ai Lily, je comprends ce que représente Harper pour vous, qui êtes sa mère. Et si j’ai peur, c’est parce que je crains qu’Amelia ne finisse par s’en prendre à lui.
-
Qu’est-ce qui te fait croire cela ?
-
A travers lui, c’est Reginald qu’elle voit, expliqua Hayley. C’est peut-être d’ailleurs en raison des sentiments que j’ai développé pour Harper qu’elle a jeté son dévolu sur moi. Après ce qui s’est passé l’autre nuit, je crains qu’elle ne m’utilise pour le blesser physiquement, en s’imaginant atteindre Reginald.
-
Il me semble que Harper est de taille à se défendre, objecta Roz en fronçant les sourcils.
-
Peut-être ou peut-être pas… elle est terriblement forte, et elle le devient un peu plus chaque jour. En outre, voilà des décennies qu’elle rumine sa vengeance.
-
Harper est plus fort que ne le pense Amelia, affirma Roz avec une assurance inébranlable. et toi aussi…
Hayley espérait que Roz avait raison de se montrer aussi confiante en leurs capacités de résistance.
Allongée près de Harper, incapable de trouver le sommeil, elle craignait cependant de ne pas avoir suffisamment de ressources et de volonté pour contenir la soif de vengeance d’un fantôme vindicatif.
La sympathie qu’elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver à l’égard d’Amelia ne l’aidait probablement pas, hélas, à lui résister. Mais Harper n’était pas responsable de ce qui lui était arrivé, pas plus que les autres occupants de la maison. Il devait exister un moyen de faire comprendre à celle qui l’avait charmé de ses berceuses dans son enfance qu’il n’avait rien de commun avec son aïeul.
Reginald Harper avait été tellement obsédé par la nécessité d’engendrer un héritier qu’il avait engrossé délibérément une autre femme que son épouse. Qu’Amelia ait été ou non associée à ce projet – ils ne le sauraient sans doute jamais - il s’était agi de la part de Reginald d’un acte égoïste et cruel ! Quant au fait de prendre l’enfant à sa mère avant de forcer sa femme à l’élever comme le sien, il prouvait que cet homme n’avait jamais aimé ni Beatrice, ni Amelia, ni son fils.
Il n’était guère étonnant, dans ces conditions, qu’Amelia l’ait méprisé et détesté au point d’en arriver à mettre touts les hommes dans le même sac.
Quelle avait pu être, se demanda Hayley dans un demi-sommeil, la vie de cette femme qui s’était crû habile manipulatrice et qui avait fini par découvrir, pour son plus grand malheur, qu’elle avait été le jouet d’un monstre sans scrupule ?
Assise devant sa coiffeuse, elle fardait ses joues avec soin. La grossesse avait eu raison de l’éclat naturel de son teint. Une autre indignité à supporter, après les nausées du matin, l’élargissement de ses hanches et la fatigue constante qui lui pesait sur les épaules.
Pourtant, son état n’était pas sans lui procurer quelques avantages. Des avantages si nombreux en fait, qu’elle avait cessé de les compter. Elle sourit en passant le bâton de rouge sur ses lèvres. Comment aurait-elle pu imaginer que Reginald se montrerait si enthousiaste ? et si généreux…
Elle baissa les yeux vers son poignet droit, où scintillait le bracelet de diamants et rubis qu’il lui avait offert. Un peu trop délicat à son goût, mais tout ce qui brille n’est-il pas de nature à rehausser la beauté d’une femme ? Il avait aussi embauché une autre servante et lui avait laissé carte blanche pour qu’elle puisse adapter sa garde-robe aux changements de son corps. En somme, il la couvrait plus que jamais de toilettes, de bijoux, d’attentions.
Désormais, il lui rendait visite trois fois par semaine. Il n’arrivait jamais les mains vides, même quand il s’agissait que de chocolats ou de fruits confits destinés à rassasier ses fringales incessantes de sucreries. c’était fascinant de voir à quel point la perspective de devenir père pouvait rendre un homme gâteux…
Elle imaginait que sa légitime épouse avait eu droit au cours de ses grossesses successives aux même attentions. Mais Beatrice, n’avait jamais mis au monde que des filles… elle, elle lui donnerait ce fils tant attendu. Et elle en engrangerait les bénéfices pour le reste de son existence.
Pour commencer, décida-t-elle, il lui faudrait une plus grande maison. En plus de tout le reste : vêtements, bijoux, fourrures. Une nouvelle voiture ne serait pas du luxe non plus.
Peut-être même pourrait-elle se faire offrir un petit cottage à la campagne. Après tout Reginald Harper pouvait se le permettre. Il ne rechignerait pas à la dépense pour que son fils, fût-il un bâtard, ne manque de rien.
Quant à elle, en tant que mère du précieux rejeton, elle n’aurait pas à chercher un nouveau protecteur lorsque Reginald finirait par se lasser de ses charmes. Elle n’aurait plus à repérer, à séduite, à flatter les hommes riches et puissants. Elle n’aurait plus à leur offrir sexe et réconfort en échange du mode de vie auquel elle aspirait, qu’elle méritait.
Elle se leva pour aller se camper devant la psyché. Ses cheveux brillants comme de l’or et ses bijoux scintillants lui donnaient fière allure, mais sa longue robe argentée ne parvenait pas à dissimuler son ventre à présent proéminent. Pourtant, Reginald ne s’était jamais montré aussi empressé auprès d’elle que depuis qu’elle était enceinte. Même pendant les rapports de l’amour, il adorait passer la main sur ce renflement qu’elle trouvait si inesthétique. Avec elle, il se montrait même plus doux et plus patient. Elle aurait presque pu l’aimer, à ces moments-là, quand ses caresses se faisaient plus tendres que possessives.
presque, mais pas tout à fait…
L’amour n’était qu’une illusion, un des aspects du jeu auquel se livraient hommes et femmes. Comment aurait-elle pu l’aimer, lui qui se montrait si faible, si arrogant ? Cette idée même lui paraissait ridicule, comme celle de prendre en pitié les épouses trompées, ces femmes qui passaient dans la rue devant elle, la tête haute, les lèvres pincées par le dégoût, en faisant mine de l’ignorer. Quant à celles qui, comme sa mère, préféraient rester esclaves en échange de quelques sous, elles ne valaient guère mieux à ses yeux.
Une femme comme elle, conclut-elle en s’emparant d’un flacon de cristal pour déposer un soupçon de parfum sur sa gorge, était faite pour la soie et les diamants. Quand Reginald arriverait, décida-t-elle, elle se montrerait légèrement boudeuse. Naturellement il la cuisinerait pour savoir pourquoi, et elle lui parlerait alors de cette broche de diamants qu’elle avait admirée dans la vitrine du joaillier. Elle lui dirait à quel point elle était tombée amoureuse de ce bijou, à quel point il lui faisait envie. Elle était certaine de ne pas avoir à attendre longtemps avant de pouvoir l’épingler à sa poitrine. il pouvait être si dangereux de laisser insatisfaites les envies d’une future mère…
Avec un petit rire mutin, elle tourna sur elle-même en faisant bouffer sa jupe. Soudain, elle se figea et porta une main tremblante à son ventre. Le bébé… Ne venait-elle pas, pour la première fois, de le sentir bouger ? Cela avait été plus léger et plus fugace que le frôlement d’aile d’un papillon, mais elle était certaine de son fait et se sentait envahie par une étrange émotion.
Le miroir reflétait une grande et belle femme immobile, le visage très pâle sous le maquillage, les doigts largement écartés sur son ventre, comme si elle avait voulu y garder à jamais ce qui s’y trouvait.
Son fils. En elle. Vivant.
rien que pour elle…
Hayley conserva un souvenir très vivace de son rêve. Lorsqu’elle se réveilla le lendemain matin, il ne lui apparut pas sous ce jour brumeux et fragmentaire qui est la marque des songes.
-
Je pense, dit-elle en sirotant son bol de café fumant, qu’il s’agissait de la part d’Amelia d’une sorte d’appel pour susciter ma sympathie.
-
Que veux-tu dire ? Demanda Mitch en enclenchant le Dictaphone. S’est-elle adressée directement à toi ?
-
Non, parce qu’elle et moi ne formions qu’une seule et même personne dans le rêve. En fait, je n’avais pas l’impression de rêver, mais de vivre cette scène en partageant ses pensées et ses émotions.
-
Mange tes œufs brouillés ! Lui ordonna David d’un air sévère. Tu as l’air vannée, ce matin.
Hayley avala quelques bouchées avant de poursuivre :
-
Elle était belle, grande, bien en chair, blonde et parée de bijoux, très élégante.
Absolument pas telle qu’elle nous est apparue jusqu’à présent. Mais quelle nature mesquine sous cette apparence séduisante ! dégoûtée par son corps transformé par la grossesse, évaluant les avantages qu’elle comptait soutirer à Reginald, surprise de le voir s’attendrir devant son ventre rond, méprisant les hommes tels que lui et plus encore leurs épouses légitimes, dévorée par l’envie, la cupidité, l’ambition…
Hayley marqua une pause, le temps de reprendre son souffle et de siroter une gorgée de café, et conclut :
-
En fait, je pense qu’elle était déjà, dès cette époque, au bord de la folie..
-
En quoi cela est-il de nature à susciter ta sympathie ? S’enquit Harper. Qu’est-ce qui peut bien te rendre proche d’une femme pareille ?
-
La maternité, répondit-elle sans hésiter. Lorsqu’elle a senti le bébé bouger dans son ventre, tout a changé pour elle. Elle s’est mise à l’aimer pour lui, et non pour les avantages que pourrait lui valoir sa naissance. Je ne pense pas qu’elle était une personne attachante, et sans doute n’était-elle déjà plus très maîtresse d’elle-même. Mais on ne peut nier qu’elle aimait cet enfant qui lui a été volé. Je pense que c’est pour me communiquer ce sentiment qu’elle m’a fait partager cet instant de son existence. Elle savait que je la comprendrais mieux que quiconque.
Je n’approuve pas sa conduite, je n’excuse pas ses erreurs, mais il est vrai que je suis désolée pour elle.
-
Tu peux la plaindre, mais surtout, ne baisse pas ta garde, prévint Mitch. Tu ne dois pas perdre de vue qu’elle se sert de toi.
-
Je le sais bien. Et je ne compte pas me laisser faire. La comprendre ne signifie pas lui faire confiance.
Les jours passèrent, puis les semaines. En vain Hayley attendit-elle qu’Amelia se manifeste de nouveau. Août laissa la place à septembre sans que la canicule reflue. Tout ce que Hayley eut à déplorer, ce fut la panne soudaine et irrémédiable de sa voiture entre le domicile de la nounou et la jardinerie.
-
Ce n’est pas qu’un problème d’argent, expliqua-t-elle à Harper en engageant la poussette de Lily sur le parking d’un marchand de voitures d’occasion. Cette vieille Pontiac est le dernier lien qui me rattache à mon enfance. C’est mon père qui l’a achetée. C’est avec elle que j’ai appris à conduire.
-
Ne t’inquiète pas pour elle. Je suis sûr qu’elle va se retrouver entre de bonnes mains, affirma Harper.
-
C’est gentil, mais ça ne marche pas ! Tu sais aussi bien que moi qu’elle va finir à la casse. C’est sans doute mieux ainsi. Je ne peux pas me permettre de transporter Lily dans un véhicule peu fiable, voire dangereux. J’aurai de la chance si le garagiste ne revient pas sur sa promesse de me consentir une remise en échange de ma vieille épave.
-
Laisse-moi négocier avec lui.
-
Certainement pas !
s’arrêtant derrière une camionnette, Hayley décocha un coup de pied dans un pneu et s’exclama :
-
Tu sais ce que je déteste ? La façon qu’ont ces vendeurs de voitures de traiter les femmes qui se présentent à eux comme des bimbos sans cervelle sous prétexte qu’elles n’ont pas de pénis ! Comme s’ils stockaient leur savoir en matière d’automobile dans leur slip !
-
Tu n’es pas tendre ! S’exclama Harper en éclatant de rire.
-
Mais n’ai-je pas raison ? Alors, que j’ai effectué quelques recherches. Je sais parfaitement ce dont j’ai besoin et à quel prix je peux l’obtenir.
elle s’arrêta à l’ombre d’un véhicule, agita la main devant son visage et gémit :
-
Seigneur, qu’il fait chaud ! j’ai l’impression d’être aussi desséchée qu’une vieille momie…
-
Tu me sembles un peu pâle. Et si nous allions prendre le frais à l’intérieur quelques minutes ?
-
Ça va aller, assura-t-elle en se ressaisissant. Je ne dors pas très bien, en ce moment. Même endormie, j’ai l’impression de rester sur mes gardes, comme après la naissance de Lily. Cela me rend irritable. Alors, s’il m’arrive de te houspiller, je compte sur toi pour te montrer compréhensif.
-
Message reçu, assura-t-il en lui caressant gentiment le dos. Ne t’inquiète pas pour ça.
elle le remercia d’un sourire et reprit :
-
Je te sais gré d’avoir pris le temps de venir avec moi, mais surtout, ne te sens pas obligé d’intervenir dans la transaction.
-
Tu as déjà acheté une voiture ?
Le visage de Hayley se figea.
-
Là n’est pas la question ! Répliqua-t-elle en avançant le long d’une allée bordée de véhicules. J’ai déjà acheté tout un tas d’autres choses, et je suis sans doute plus douée que toi pour négocier un prix, espèce de gosse de riche !
Cela le fit sourire.
-
tu oublies que je suis un modeste jardinier…
-
Tu as beau travailler de tes mains, je parie que tu gardes au frais quelques cuillères en argent pour les jours de disette… ah ! Voilà ce que je cherche.
Garant à l’ombre la poussette de Lily, Hayley se mit à étudier de plus près une robuste Chevrolet cinq portes.
-
Elle est spacieuse, commenta-t-elle, sans être pour autant encombrante. En plus, elle n’a pas une couleur voyante, et le faible kilométrage devrait me garantir quelques années de tranquillité.
Seul le prix affiché sur un panonceau fluo la fit tiquer.
-
En le faisant baisser un peu, cela devrait coller avec mon budget. ou presque…
-
surtout, ne lui dit pas que…
-
Harper !
-
D’accord… maugréa-t-il en fourrant ses mains au fond de ses poches. Mettons que je n’aie rien dit.
Il lui fut plus difficile encore de garder le silence lorsque le concessionnaire vint, tout sourire, annoncer le maigre montant de la reprise qu’il offrait en échange de la voiture de Hayley.
-
Oh ! C’est tout ? S’étonna-t-elle en battant tristement des paupières. Bien sûr, je sais que vous ne pouvez prendre en compte la valeur sentimentale qu’elle a pour moi. Aussi peut-être accepterez-vous de faire un petit effort en fonction du véhicule que je me propose d’acquérir ? Celui-ci me plait beaucoup. j’aime sa couleur…
Harper se rendit bien vite compte qu’il n’avait pas à s’en faire pour Hayley. Jouant délibérément de son accent de l’Arkansas et de tous les charmes de l’innocence et de la jeunesse, elle se lança dans un grand numéro de séduction. Le vendeur tenta bien de l’entraîner vers d’autres occasions plus coûteuses, mais elle leur accorda à peine un regard assorti d’une moue boudeuse avant d’en revenir avec un irrésistible sourire à son premier choix.
Sortant Lily de sa poussette, Hayley se glissa avec elle derrière le volant. Une minute plus tard, charmé et conquis, le concessionnaire augmenta son offre de reprise. Un quart d’heure de plus de ce manège, et ce fut le prix de la Chevrolet qui baissa substantiellement.
Hayley et Lily formaient un duo adorable, songea Harper. Qui aurait pu leur résister ?
Au bout d’une heure et demie, ils quittèrent tous trois la concession automobile à bord du véhicule convoité. Lily battait des mains dans son siège à l’arrière. Harper, sur le siège passager, ne s’était pas autant amusé depuis très longtemps, et Hayley triomphait derrière le volant.
-
J’ai adoré le moment où il a soulevé le capot pour emporter ton adhésion, dit-elle. J’ai cru que j’allais piquer un fou rire en te voyant te gratter le crâne d’un air perplexe, comme si tu contemplais le moteur d’une fusée ! Je pense que j’ai fait une bonne affaire, mais il n’y a pas perdu lui non plus. ainsi, tout le monde est content, et la prochaine fois que j’aurai à acheter une voiture, j’irai tout droit chez lui…
-
Tu es remise de tes émotions ? S’enquit-il avec une sollicitude feinte. les quelques larmes que tu as versées ont joué leur rôle dans les réductions qu’il t’a consenties…
-
Hé ! Protesta-t-elle vivement. Je n’ai pas eu à me forcer ni à faire semblant. Les traites que je vais devoir payer ne sont pas indolores pour mon maigre budget, et ça me brisait véritablement le cœur d’avoir à me débarrasser de mon vieux tacot !
elle avait aussi eu le cœur lourd quand elle avait constaté, au cours de la négociation, que le concessionnaire les prenait pour une vraie famille, tous les trois…
-
Hayley… reprit-il d’une voix hésitante. si tu as besoin d’un petit coup de main, financièrement parlant…
-
ne commence pas Harper…
Mais pour lui montrer qu’elle appréciait son offre, elle tendit le bras et lui tapota la main.
-
Tu n’as pas à t’inquiéter pour nous, reprit-elle. Nous nous débrouillons très bien.
, Lily et moi.
-
Alors, laisse-moi au moins vous inviter à déjeuner pour fêter ça.
-
Voilà qui est plus raisonnable. Je meurs de faim !
Durant tout le repas, Hayley s’efforça de lutter contre la troublante impression qu’ils formaient un jeune couple qui venait de s’acheter une voiture d’occasion et qui célébrait l’événement au restaurant en offrant au dessert une glace à leur fille. Précipiter les choses ne pouvait faire de bien à personne. La réalité avait beau être moins enthousiasmante, elle était néanmoins préférable à l’illusion. Il n’y avait, à cette table autour de laquelle ils achevaient de déjeuner, qu’un homme et une mère célibataire éprise l’un de l’autre, pas une famille.
De retour à Harper House, Hayley décida de profiter de sa journée de congé pour partager la sieste de sa fille.
-
Qu’est-ce qu’on est bien ! Murmura-t-elle en laissant Lily, les yeux lourds de sommeil, jouer avec les mèches de ses cheveux. Pas vrai mon bébé ? Seigneur, ce que je suis fatiguée… j’ai un million de choses à faire, mais cela devra attendre.
Les yeux fermés, elle commença à recalculer mentalement son budget, ajustant les dépenses au plus juste de manière à y intégrer les traites à venir de la nouvelle voiture.
mais les chiffres s’emmêlaient dans sa tête, et son esprit préféra se fixer sur le souvenir du visage souriant du concessionnaire, quand il lui avait chaleureusement serré la main, en leur souhaitant tout le bonheur possible, à elle et sa charmante petite famille…
Puis, par un glissement imperceptible, elle se retrouva assise sur la terrasse de sa chambre, avec Harper, en train de siroter un verre de vin blanc glacé par une étouffante soirée d’été.
Elle se vit danser dans ses bras, dans le décor luxueux et romantique de la suite du Peabody.
Elle se vit travailler à ses côtés à la mise au point d’une nouvelle variété de lys dédiée à Lily.
Elle le vit hisser sans effort sa fille sur ses épaules. « Tout est tellement plus facile quand on est amoureux, songea-t-elle dans un demi-sommeil. tout est si simple »
Mais comment aurait-elle pu ne pas désirer cette vie de famille dont ils ne faisaient que donner l’apparence ?
Laissant un faible soupir franchir le seuil de ses lèvres, elle s’ordonna d’apprécier ce bonheur inespéré qui était le sien et de laisser le reste venir en son temps.
et pourtant…
La douleur incessante lui plantait des aiguilles dans le ventre. Tout son corps luttait contre la souffrance, mais elle ne pouvait échapper à cette sensation horrible d’être écartelée, déchirée, fendue en deux.
la chaleur, étouffante… la douleur, insupportable…
Comment un événement tellement attendu pouvait-il la faire souffrir de cette façon ? Sans doute n’y résisterait-elle pas… elle allait finir par en mourir.
Jamais elle ne verrait son fils.
Des ruisseaux de sueur cascadaient le long de son corps. Elle se sentait épuisée, accablée de souffrance.
Du sang… de la sueur… l’agonie… tout cela pour son enfant, son fils, la prunelle de ses yeux, le sens de sa vie.
Un nouveau ras de marée de douleur né de son ventre faillit avoir raison d’elle et la plonger dans l’inconscience. Ce qui la retint, ce fut un cri. Non pas le sien mais celui, espéré et ténu, de l’enfant à l’instant de sa mise au monde.
Hayley se réveilla trempée de sueur, le corps courbatu et l’esprit en alerte. La vue de sa fille, paisiblement endormie dans le creux protecteur formé par son bras, la rassura instantanément.
après s’être redressée en douceur pour ne pas la réveiller, elle saisit sur la table de chevet le combiné téléphonique, pressa une touche pour composer un numéro enregistré et chuchota quand on décrocha :
-
Harper… tu peux venir ?
-
Où es-tu ?
-
Dans ma chambre. Lily est endormie sur mon lit. Je ne peux pas la laisser.
Rassure-toi, nous allons bien, mais il s’est passé quelque chose.
-
J’arrive tout de suite.
En attendant qu’il la rejoigne Hayley installa quelques oreillers autour de Lily pour l’empêcher de tomber du lit. Ses jambes parvenaient à peine à la porter, mais elle s’obligea à faire les cent pas dans la chambre pour s’efforcer de se calmer.
Dès que Harper franchit le seuil de la pièce, elle se précipita vers lui.
-
Je sais ! S’exclama-t-elle à mi-voix. Ils lui ont dit que son bébé était mort-né ! Ils ont prétendu que c’était une fille et qu’elle était morte à la naissance.