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Hayley était heureuse de travailler au magasin. Jusqu’à présent, un défilé continu de clients l’avait maintenue occupé, et Amelia ne paraissait pas s’intéresser à elle lorsqu’elle travaillait au contact de la clientèle.

A la demande de Mitch, elle avait dressé une liste des épisodes au cours desquels elle avait été aux prises avec Amelia. Les plus marquants étaient ceux qui s’étaient produits au bord de l’étang, dans sa chambre et dans la nursery. Elle n’en était pas absolument certaine, mais il lui semblait qu’en d’autres occasions, des pensées l’avaient traversée qui ne pouvaient être sienne – dans le parc de Harper House ou au boulot, alors qu’elle rêvassait.

L’avantage d’avoir couché tout cela sur le papier, c’était qu’à présent, l’ensemble ne paraissait plus si dramatique ni insurmontable. Une chose semblait certaine : Amelia la laissait en paix durant la journée, lorsqu’il y avait du monde autour d’elle.

Le carillon de la porte du magasin lui fit relever la tête. Plaquant sur ses lèvres le sourire de rigueur, elle regarda venir à elle une cliente qu’elle ne reconnut pas. Jeune, les cheveux bien coupés, raisonnablement élégante, de jolies chaussures aux pieds, la nouvelle venue semblait disposer de confortables moyens de subsistance. restait à l’inciter à en faire profiter la caisse de Côté Jardin…

-

Bonjour ! Lança Hayley quand l’inconnue l’eut rejointe. Puis-je vous aider ?

-

Eh ! Bien, je… désolée, mais j’ai oublié votre nom.

-

Hayley. Nous nous sommes déjà vues ?

Sans se départir de son sourire, elle plissa les yeux pour dévisager plus attentivement la jeune femme. Des cheveux bruns, souples et coupés court, aux mèches rehaussées par un balayage. Un visage étroit, de jolis yeux. timide et un peu effacée, de toute évidence…

-

Jane ? Fit Hayley, peu sûre d’elle-même. Vous êtes Jane, la cousine de Roz ?

Bon sang ! je n’aurais jamais imaginé que…

-

J’ai changé de coiffure, expliqua la jeune femme en rougissant.

-

Et vous avez eu raison ! S’exclama Hayley. Cela vous va bien. Vraiment très bien

!

Hayley n’avait rencontré Jane qu’une fois, lorsqu’elle était venue prêter main forte à Roz et Stella pour aider la jeune femme à déménager ses maigres possessions de l’appartement encombré d’antiquités et surchauffé de Clarise Harper. A l’époque, celle qu’elles avaient tirée des griffes de cette vieille harpie lui avait semblé aussi effacé qu’une esquisse à peine ébauchée sur le papier.

Il fallait reconnaître que la métamorphose qu’elle avait subie faisait d’elle une autre femme.

Le brun un peu terne de ses cheveux avait été illuminé par de riches reflets, et sa nouvelle coupe, plus courte, n’allongeait plus son visage. Sa tenue était simple, mais sa chemise blanche et son pantacourt en toile lui donnaient une certaine allure.

-

Je n’ai qu’une chose à dire conclut Hayley au terme de son examen. Waouh !

Le sourire de Jane s’élargit, tandis que ses joues viraient au rouge pivoine.

-

C’est à Jolene que je dois ce petit miracle, confia-t-elle. Vous connaissez Jolene, la belle-mère de Stella ?

-

Bien sûr ! Une femme fantastique.

Jane acquiesça d’un hochement de tête.

-

C’est elle qui m’a aidée à obtenir ce job à la galerie d’art, expliqua-t-elle. La veille de mon premier jour de travail, elle est venue chez moi en me disant qu’elle voulait être ma bonne fée pour la journée. Avant que j’aie pu dire ouf, je me suis retrouvée dans ce salon de coiffure, délestée de la moitié de mes cheveux, la tête hérissée de papillotes en aluminium. J’étais trop terrifiée pour pouvoir protester.

-

j’imagine que le résultat a dû vous rassurer…

-

Je crois que je n’en suis toujours pas revenue ! Mais ce n’était qu’un début.

Jolene m’a entraîné ensuite dans une galerie commerciale où nous avons passé presque toute la journée à faire les boutiques. elle m’a offert trois tenues types, m’expliquant que ce serait à moi de m’en inspirer pour renouveler le reste de ma garde-robe…

Les yeux humides de Jane, le sourire qui éclairait son visage d’une oreille à l’autre valaient tous les discours.

-

Je crois conclut-elle d’une voix étranglée, que ce jour là, a été le plus beau de ma vie !

Discrètement, Hayley écrasa sous son doigt la larme qui perlait au coin de son œil.

-

Quelle histoire touchante ! Commenta-t-elle. Après être restée si longtemps sous la coupe de cette vieille sorcière de Clarise, la meilleure chose qui pouvait vous arriver c’était de tomber sur Jolene… Ne bougez pas ! Il faut absolument que Stella voie ça.

-

Je ne voudrais surtout pas déranger, protesta Jane. Je suis juste passée voir si cousine Rosalind était disponible pour la remercier.

-

Je vais l’appeler également.

vive comme l’éclair, Hayley alla entrouvrit la porte du bureau et lança dans l’entrebâillement :

-

Tu peux venir une minute ?

Puis sans se soucier des protestations de Stella, aussi débordée que d’habitude, elle alla retrouver Jane.

-

Il y a un problème ? S’enquit Stella en les rejoignant dans le magasin, un sourire de commande sur les lèvres.

puis, reconnaissant la jeune femme qui se tenait derrière le comptoir, elle se figea sur place et s’exclama :

-

Mais… dites-moi que je rêve ! Vous êtes bien Jane, n’est-ce pas ? Jolene m’avait dit qu’elle vous avait pris en main, mais je n’imaginais pas que…

Laissant sa phrase inachevée, elle tourna autour de la jeune femme en la détaillant de la tête aux pieds.

-

J’adore votre nouvelle coupe ! Commenta-t-elle.

-

Sans doute pas autant que moi ! Répondit Jane en riant. Votre belle-mère a été merveilleuse.

-

Soyez sûre qu’elle a apprécié chaque minute passée à vous métamorphoser ! j’ai eu droit par téléphone à un compte rendu détaillé, mais un bon coup d’œil vaut mieux que de longs discours…

-

Roz ? Fit Hayley, qui s’était munie entre-temps d’un talkie-walkie. Vous devriez venir tout de suite au magasin.

Coupant court aux interrogations de sa patronne, Hayley éteignît l’appareil et le rangea sous le comptoir.

-

Je ne voudrais pas l’interrompre dans son travail… protesta Jane, gênée.

-

Ne vous inquiétez pas, intervient Stella. Dès qu’elle vous verra, elle oubliera tout le reste, travail compris. En attendant qu’elle arrive, dites-nous tout !

-

Eh ! Bien, j’adore mon travail, et je ne cesse d’apprendre des choses, expliqua Jane. J’ai également fait de nouvelles connaissances…

-

Des connaissances du genre… masculin ? S’enquit Hayley.

Plus rouge que jamais, Jane secoua la tête.

-

Je… je ne suis pas encre prête pour ça, bredouilla-t-elle. Bien qu’il y ait cet homme, dans mon immeuble… il est très gentil avec moi.

-

Zut ! S’exclama Hayley. Un client m’appelle. Juste au moment où ça devenait intéressant !

-

Je suis vraiment heureuse de vous revoir, reprit Jane en regardant Hayley s’éloigner. Pour tout vous dire, j’avais peur d’être un peu embarrassée…

-

Ah ! Bon ? S’étonna Stella. Pourquoi ?

-

la dernière fois que nous nous sommes vues, je ne me suis pas montrée sous mon meilleur jour…

-

Ne vous inquiétez pas pour ça. Vous aviez peur et vous étiez dans une situation délicate. Vous preniez des risques en nous laissant pénétrer chez Clarise afin que Roz puisse y récupérer les journaux de son aïeule.

-

Ils lui appartenaient. Clarise n’avait aucun droit de les faire sortir de Harper House.

-

Il n’empêche que c’était une décision courageuse d’aider Roz à les reprendre, de déménager, d’entamer une nouvelle carrière, de tout recommencer à zéro. Je suis passée par-là, moi aussi, ainsi que Hayley. Nous sommes donc bien placées pour savoir à quel point se peut être effrayant.

Par-dessus son épaule, Jane jeta un coup d’œil à Hayley, qui discutait avec animation avec son client devant un rayonnage de plantes en pots.

-

A la voir, on ne croirait pas qu’elle puisse avoir peur de quoi que ce soit, déclarat-elle d’un air songeur. C’est ce qui m’a frappé lorsque je vous ai rencontrées toutes les deux. J’ai eu honte de moi en me comparant à vous. J’étais certaine que, ni l’une ni l’autre, vous ne vous seriez laissé faire comme moi.

-

toutes les femmes sont confrontées à une peur qui les paralyse, un jour au l’autre…

Sur ces entrefaites, Roz pénétra dans le magasin par une porte latérale. Elle semblait aussi digne et maîtresse d’elle-même qu’à l’accoutumée. Seuls ses gants de travail, qu’elle avait ôtés et qu’elle tapait en mesure contre sa cuisse, donnaient une indication de son énervement.

-

Il y a un problème ? S’enquit-elle en s’approchant des deux femmes.

-

Aucun, répondit tranquillement Stella. Jane voulait juste te dire bonjour.

Reportant son attention sur la jeune femme, Roz haussa les sourcils.

-

Eh ! Bien, eh ! Bien… murmura-t-elle tandis qu’un large sourire se peignait sur son visage. Jolene a fait du beau travail ! Tu es resplendissante.

Elle eut à peine le temps de fourrer ses gants dans la poche arrière de son jean que Jane lui sauta au cou.

-

Merci ! S’exclama-t-elle. Merci beaucoup ! Je suis tellement heureuse de vous revoir.

-

je m’en rends compte…

-

Désolée, dit Jane d’un ton d’excuse, en reculant d’un pas. Je me suis laissé emporter. Je voulais juste vous remercier et vous dire que je suis enfin en train de faire quelque chose de ma vie. Je me débrouille très bien dans mon nouveau travail. J’ai déjà obtenu une augmentation !

-

J’en suis heureuse. Il suffit de te regarder pour constater que tout va pour le mieux pour toi ! je suis ravie de te voir aussi jolie et bien dans ta peau – en partie, je l’avoue, parce que cela doit mettre cette chère Clarise hors d’elle…

Jane laissa éclater un rire libérateur.

-

Vous ne croyez pas si bien dire ! elle est venue me voir dans mon nouvel appartement…

-

Qu’est-ce que j’ai raté ? Demanda Hayley en les rejoignant en hâte. Revenez en arrière et répétez tout ce que j’ai loupé d’intéressant.

-

Jane s’apprêtait juste à nous dire l’essentiel, répondit Roz pour la rassurer. Ainsi, cousine Rissy s’est décidée à sortir du placard son vieux balai de sorcière pour voler jusque chez toi…

-

C’est ma mère qui a dû lui donner mon adresse, dit Jane, l’air attristé, même si je lui avais demandé de ne pas le faire. Un jour, il y a un mois de cela, on a sonné à ma porte, et en regardant par le judas, j’ai eu la surprise de découvrir cousine Rissy sur le paillasson. J’ai failli ne pas lui ouvrir.

-

Qui pourrait vous le reprocher ? Fit Hayley d’un ton compatissant.

redressant les épaules, Jane soupira et poursuivit :

-

Mais je me suis dit que si j’acceptais de me terrer comme un lapin effarouché dans mon propre appartement, je ne pourrais plus jamais me regarder dans une glace. Alors, je lui ai ouvert. Elle est entrée sans me dire un mot, a reniflé en regardant à droite et à gauche, puis est allée s’asseoir dans le salon en m’ordonnant de lui préparer du thé.

-

Cette chère cousine Rissy… commenta Roz entre ses dents serrées. Toujours aussi aimable !

-

A quel étage vivez-vous, Jane déjà ? S’enquit Hayley d’un ton dégagé. Au troisième ou au quatrième, si je me rappelle bien… elle aurait fait une jolie tache sur le trottoir si vous l’aviez jetée par la fenêtre.

-

J’aimerais pouvoir vous dire que c’est ce que j’ai fait, répondit Jane avec une grimace. Mais au lieu de cela, je suis allée lui préparer son thé. J’avoue que je n’en menais pas large. Quand je suis revenue au salon avec mon plateau, elle m’a tout de suite accusée de m’être montrée ingrate et déloyale envers elle. Elle m’a dit que je pouvais me couper les cheveux, aller vivre dans un trou à rat et convaincre une pauvre imbécile de me donner un travail pour lequel je n’étais pas qualifiée, cela ne faisait pas pour autant de moi autre chose qu’une fille dévoyée. elle a aussi dit un certain nombre de chose très désobligeante à votre sujet, Roz…

-

Ah ! Oui ? Fit celle-ci, très intéressée. Raconte.

-

Eh ! Bien, j’ose à peine le répéter. Elle vous a traitée d’intrigante et de courtisane.

-

Comme c’est bien trouvé… J’ai toujours rêvé de me faire traiter de courtisane !

C’est un mot qu’on n’emploie plus assez de nos jours.

-

Pour moi, reprit Jane en fronçant les sourcils, ç’a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Elle pouvait me traiter d’ingrate – après tout, c’est peut-être vrai. Mais mon appartement n’a rien d’un trou à rat, même si, selon ses critères, c’est sans doute à cela qu’il ressemble. Quant à Carrie, ma patronne, c’est une femme brillante et non une pauvre imbécile. Alors, qu’elle ait en plus le culot de vous traiter de courtisane, je n’ai pas pu le supporter.

les poings posés sur les hanches en une attitude de défi, Jane les regarda toutes les trois à tour de rôle avant d’ajouter :

-

Et je lui ai dit ses quatre vérités !

Roz éclata de rire et vint serrer entre ses mains le visage de Jane.

-

Bien joué ! S’exclama-t-elle. Je ne pourrais pas être plus fière de toi.

-

Ses yeux ont presque jailli de leurs orbites, poursuivit la jeune femme en se rengorgeant. J’étais tellement en colère que le lui ai sorti d’une traite tout ce que j’osais à peine penser lorsque je vivais chez elle. Je lui ai dit qu’elle n’était qu’une créature malfaisante pour laquelle personne ne pouvait avoir d’affection. Je l’ai accusée d’être une menteuse et une voleuse qui pouvait s’estimer heureuse que vous n’ayez pas porté plainte contre elle.

-

Tout compte fait, c’était encore mieux que de la jeter par la fenêtre ! Intervint Hayley en lui plantant un petit coup de coude dans les côtes.

-

Oh ! Mais ce n’est pas fini.

-

Sans blague ? Racontez.

-

Je lui ai dit que je préférerais mendier dans la rue plutôt que de redevenir son esclave, taillable et corvéable à merci. Ensuite, je lui ai ordonné de sortir de chez moi !

d’un index impérieux, Jane désigna une porte imaginaire et ajouta :

-

Je lui ai montré la porte, exactement comme ceci. Un peu grandiloquent, sans doute, mais vous ne pouvez pas savoir le bien que ça m’a fait !

-

Comment l’a-t-elle pris ? Demanda Stella.

-

Elle m’a lancé dédaigneusement que je le regretterais un jour, puis elle est partie.

-

Au fond, tu es une battante, Jane, commenta Roz en lui serrant affectueusement la main. Qui l’eut cru ?

-

Il y a une suite à cette histoire, reprit Jane en se rembrunissant. Quand Clarise disait que je le regretterais, ce n’était pas une menace en l’air. le lendemain, elle essayait de me faire licencier…

-

La garce ! Grommela Hayley, les poings serrés. Qu’a-t-elle fait ?

-

Elle est allée trouver Carrie pour lui raconter que je lui avais dérobé des souvenirs de famille alors qu’elle m’avait charitablement accueillie chez elle. Elle ne faisait que son devoir de chrétienne, a-t-elle dit, en lui rapportant mes agissements coupables et mon manque de moralité.

-

J’ai toujours pensé qu’il y avait en enfer une place de choix pour des chrétiennes telle que Clarise… dit Roz à mi-voix.

-

Quand Carrie m’a appelée dans son bureau pour me raconter l’incident, poursuivit Jane, j’ai cru qu’elle allait me mettre à la porte. Mais au lieu de cela, elle m’a demandé comment j’avais pu supporter de vivre aussi longtemps en compagnie d’une vieille corneille si méchante – c’est exactement ainsi qu’elle l’à appelée. Elle m’a dit que cela dénotait une patience et un courage qu’elle avait déjà pu apprécier chez moi. Et puis que j’avais, selon elle, fait preuve de ces qualités et démontré ma volonté de vite progresser dans mon travail… elle m’a augmentée !

-

Cette femme me plait, décréta Hayley en riant. Je serais ravie de pouvoir lui offrir un verre à l’occasion… Il n’y a rien de plus beau qu’un happy end, soupira Hayley.

Rien de plus beau, ajouta-t-elle pour elle-même, sinon discuter sur une balancelle avec Harper tandis que Lily jouait sur la pelouse à leurs pieds.

-

Que Clarise se soit fait jeter à la porte comme une malpropre, c’est le happy end le plus réjouissant qui puisse exister, renchérit Harper. Quand j’étais môme, cette femme me terrifiait. J’ai béni le jour où maman l’a fichue dehors.

-

Tu veux savoir comment elle a osé appelé ta mère ?

Le visage de Harper se crispa.

-

dis toujours…

-

Elle l’a traitée de courtisane !

Le premier instant de surprise passé, Harper éclata d’un rire tonitruant. Lily, ravie, applaudit à deux mains.

-

Une courtisane ! Répéta-t-il en se frappant les cuisses. Maman a dû adorer…

Hayley hocha la tête.

-

Oh ! Oui. Cette visite de Jane nous a véritablement donné la pêche, ce matin.

Quoi de plus réjouissant que de voir quelqu’un s’épanouir et s’ouvrir au monde ainsi ? La dernière fois que je l’ai vue, elle était si effacée qu’elle en devenait presque invisible. Alors qu’aujourd’hui… eh ! Bien, ma foi, elle est plutôt jolie !

-

Jolie ? Répéta-t-il avec intérêt. Jolie comment ?

-

Cela ne te regarde pas ! Protesta-t-elle en lui donnant un coup de coude dans les côtes. Une cousine à la fois, s’il te plait !

-

Quel genre de cousins sommes-nous, exactement ? Je n’ai jamais pu m’en faire une idée précise.

-

je crois que ton père et le mien étaient cousins issus de germains, ce qui doit faire de nous…

Il valait probablement mieux la faire taire, songea Harper. Il s’empressa de mettre son projet à exécution en lui donnant un baiser, que Lily interrompit en tirant désespérément sur la jambe de son pantalon jusqu’à ce qu’il se décide à la prendre dans ses bras. Aussitôt installée, elle repoussa sa mère en enroulant un bras possessif autour du cou de l’élu de son cœur.

-

Les filles se disputent toujours mes faveurs ! Lança-t-il en riant.

-

Comme celle que tu as amenée ici pour le réveillon du nouvel an… elle aurait pu griffer et mordre pour rester pendue à ton cou !

Harper sourit à Lily et assura :

-

Je ne vois pas du tout de qui elle parle.

-

La blonde avec des kilomètres de cheveux et des seins qui tenaient à peine dans son soutien-gorge victoria’s secret, précisa Hayley.

-

je crois que je me rappelle les seins, en effet…

-

Harper ! Protesta-t-elle en lui donnant une tape sur le bras. Je déteste quand tu joues les machos.

-

Ce n’est pas moi qui ai commencé.

-

Ce n’est pas de ma faute si elle ressemblait à une pin-up de magazine.

-

Elle était avocate d’affaires.

-

C’est ça… à d’autres !

-

Juré, craché ! Insista-t-il en levant la main devant lui. Etre belle ne condamne pas une femme à devenir bimbo. Ce dont tu es la preuve vivante.

-

Espèce de joli cœur, va !

Hayley hésita un instant avant d’ajouter :

-

C’était du sérieux avec cette fille ou… Non ! Oublie ça. Je déteste les femmes –

ou les hommes – qui fouillent dans les anciennes relations de leurs partenaires.

-

Cela ne me dérange pas d’en parler, assura-t-il. Tu m’as bien parlé de ton passé… Non, ce n’était pas sérieux entre nous. Elle ne voulait pas que ça le soit, et j’avoue que ça m’arrangeait. Elle était trop obnubilée par sa carrière pour s’engager dans une relation sérieuse.

-

Et toi ? T’es-tu jamais engagé sérieusement ?

-

J’ai été sur le point de le faire, une ou deux fois. Mais je n’ai jamais franchi le pas.

Harper assit Lily entre eux et relança la balancelle d’un coup de talon pour le plus grand plaisir de la fillette. Il valait mieux qu’elle cesse là ses investigations, songea Hayley. Pour le moment, elle préférait profiter tranquillement de cet instant de quiétude.

-

J’adore le crépuscule, reprit-elle après un long silence. Surtout en été. Je pourrais rester ainsi des heures. A ne rien faire et à ne penser à rien.

-

Tu n’as pas envie d’une petite promenade ? Je me disais qu’on pourrait offrir une glace à Lily après le dîner.

-

Elle en serait ravie, répondit Hayley spontanément. Et moi aussi.

-

Dans ce cas, répondit Harper, marché conclu ! En fait pourquoi ne partirions-nous pas tout de suite ? On pourrait dîner d’un hamburger et finir par une glace.

-

Encore mieux !

Le mois de juillet, déjà brûlant, céda la place à un mois d’août étouffant, aux journées plombées par un soleil écrasant et aux nuits irrespirables. Après les derniers débordements d’Amelia, Harper House avait retrouvé un calme presque inquiétant.

-

Je commence à me demander si le fait que nous ayons découvert son identité ne lui a pas suffi, dit un jour Hayley à Stella, tout en préparant des compositions florales dans les tons jaunes et roses. Ainsi que de se sentir reconnue comme l’arrière-grand-mère de Roz.

-

Tu crois qu’elle a levé le camp ?

-

Grands dieux, non ! Je l’entends chantonner dans la chambre de Lily presque tous les soirs. Mais elle n’a rien fait de violent ou de méchant depuis longtemps.

De temps à autre, il m’arrive de sentir quelque chose d’étranger en moi, mais ça disparaît aussitôt. Je n’ai rien fait ni rien dit de bizarre dernièrement, n’est-ce pas

?

-

Je t’ai surprise hier en train d’écouter Pink, et tu parlais l’autre jour de te faire tatouer.

-

Se faire tatouer n’a rien de bizarre ! Protesta Hayley. D’ailleurs, je pense que nous devrions sauter le pas ensemble. Nous pourrions choisir un motif floral. Je verrais bien un lys pourpre pour moi, et pour toi un dahlia bleu. Je suis sûre que Logan trouverait ça terriblement sexy.

-

S’il trouve ça sexy, il n’a qu’à aller se faire tatouer lui-même.

-

Juste un tout petit tatouage, très discret, très féminin… insista Hayley.

-

Un tatouage féminin ? Répéta Stella d’un ton railleur. Pour moi, c’est antinomique.

-

Tu plaisantes ? Jamais tu ne verras un homme arborer une fleur, un papillon ou une licorne. Tiens ! Je suis sûre que Roz se laisserait tenter si je lui en parlais.

Cette perspective amusa fort Stella, qui rejeta la tête en arrière et éclata de rire en agitant ses boucles rousses.

-

Tu sais quoi ? Reprit-elle. si tu parviens à convaincre Roz…

Puis, paraissant se reprendre elle secoua la tête avec force et conclut :

-

Non, pas question. A aucun prix je ne ferai une telle folie.

-

D’un point de vue historique, expliqua doctement Hayley, les tatouages sont une forme d’art qui remonte aux Égyptiens. On leur prêtait souvent des pouvoirs magiques. Puisque nous baignons dans le surnaturel, ils pourraient représenter pour nous une sorte de talisman autant qu’une affirmation de soi.

-

Ah ! Oui ? Eh ! Bien, je préfère m’affirmer en refusant qu’un type nommé Tank me grave un symbole, féminin ou non, sur la peau. Et tu peux me traiter de lâche si tu veux.

Durant quelques instants, elles poursuivirent leur travail en silence.

-

Bonne idée, cette association de couleurs, Hayley, murmura enfin Stella. Cela rend très bien.

-

La cliente voulait quelque chose de doux, et le rose et le jaune sont les couleurs préférées de sa fille. Cela fera un très chouette centre de table pour le repas de noces. Si c’était pour moi, je choisirais quelque chose de plus vif – des couleurs de pierres précieuses, peut-être.

-

Dois-je comprendre qu’il y a anguille sous roche ? Demanda Stella avec un regard de connivence.

-

Qu’est-ce que tu veux dire ? s’étonna Hayley

Quand on commence à penser à la décoration florale de son mariage ! Hayley éclata d’un grand rire moqueur.

-

Tu n’y es pas du tout ! Répondit-elle. Harper et moi, nous avons décidé de prendre notre temps. vraiment tout notre temps…

-

N’est-ce pas ce que tu voulais ?

-

Si, fit Hayley distraitement. C’est ce que je voulais. Ce que je veux. Enfin, à dire vrai, je n’en sais trop rien !

elle souffla pour se débarrasser des fines mèches qui lui retombaient sur le visage et ajouta :

-

En fait, c’est mieux ainsi. Dans notre cas, il est plus raisonnable, d’y aller doucement. Nous avons tout un tas d’éléments à prendre en compte. Notre amitié, par exemple. Le fait que nous soyons collègues de travail. Sans parler de ce que représente Roz pour chacun de nous. Nous ne pouvons pas sauter dans un lit juste parce que nous nous plaisons.

-

Mais toi, tu ne demanderais pas mieux, n’est-ce pas ?

Hayley s’arrêta de travailler et chercha le regard de son amie avant d’avouer d’une voix tendue :

-

En fait, si cela ne tenait qu’à moi, j’y plongerais tête la première.

-

Pourquoi ne pas le lui dire, tout simplement ?

-

C’est moi qui ai fait le premier pas, Stella. A lui de faire celui-là.

- tu comprends, je ne voudrais surtout pas la brusquer…

Attablé dans la cuisine de Harper House, Harper vida d’un trait la moitié d’une canette de Coca. Il s’octroyait rarement une pause-déjeuner, mais il avait choisi ce début d’après-midi pour rendre visite à David pace qu’il était certain de le trouver seul dans la maison.

-

Tu la connais depuis un an et demi, répondit celui-ci. A ce stade, ce n’est plus de la galanterie, Harp, c’est du surplace !

-

Il n’y a pas si longtemps que nous avons franchi le pas. C’est elle qui m’a demandé de ne pas précipiter les choses. Si cela ne tenait qu’à moi… J’arrive encore à me retenir, mais je crois que je vais y laisser ma peau.

-

Personne n’est jamais mort de frustration sexuelle.

-

Dans ce cas, je serai le premier. Je figurerai en bonne place dans les annales de la médecine.

-

Et moi, je pourrai dire : « Je l’ai connu. » Tiens, mange.

Harper étudia d’un œil dubitatif le sandwich que son ami venait de poser devant lui.

-

Qu’est-ce que c’est ?

-

Mon « spécial délice. »

Machinalement, Harper porta le sandwich à ses lèvres et mordit dedans.

-

Qu’est-ce que c’est ? Répéta-t-il, surpris.

-

De l’agneau froid avec un soupçon de chutney à la nectarine.

-

C’est drôlement bon ! Comment fais-tu pour… Non, non. Laisse tomber, se ravisa-t-il aussitôt. Revenons à nos moutons.

il avala une nouvelle et généreuse bouchée avant de poursuivre d’un air pensif :

-

D’habitude, je suis plutôt à l’aise avec les femmes. Mais avec Hayley, je n’arrive pas à savoir sur quel pied danser. Je ne peux pas me permettre de tout faire foirer par maladresse. elle est trop importante pour moi…

muni de son propre sandwich, David s’assit face à lui et glissa avec un clin d’œil :

-

il était temps que tu te décides à venir me consulter, jeune blanc-bec, car dans ce domaine, je suis le maître…

-

Je sais. J’ai pensé que je pourrais peut-être débarquer un soir à l’improviste avec une bouteille de vin, passer par la terrasse et cogner à sa porte. L’approche directe, quoi.

-

Classique et efficace, approuva David.

-

Hélas, poursuivit Harper en grimaçant, Hayley n’est pas très à l’aise avec l’idée d’une… rencontre à Harper House. A cause d’Amelia, bien sûr, et de ses réactions éventuelles.

-

Une rencontre ? Répéta David d’un air innocent. C’est votre nom de code pour une torride nuit d’amour ?

-

La ferme ! Grommela Harper. Je pourrais aussi l’emmener avec Lily dîner à l’extérieur. et lorsque le bébé serait endormi, un peu de vin, un peu de musique…

Constatant qu’il en revenait une fois de plus au même schéma, Harper haussa les épaules et se tut.

David, qui l’avait écouté en mangeant son sandwich, le dévisagea un instant d’un air amusé, pis suggéra :

-

As-tu pensé à un hôtel ? ce n’est pas pour rien qu’on peut s’y faire servir un repas dans sa chambre et qu’on dispose d’écriteaux « ne pas déranger » à accrocher aux boutons de porte…

-

Un hôtel ?

-

Laisse-moi t’expliquer… d’abord, tu l’invites à dîner dans un endroit très select.

Le Peabody serait parfait. Ils ont des suites superbes, un personnel stylé, un cuisinier hors pair… et ils acceptent de servir les clients dans leurs chambres.

Tout en mâchant une bouchée de son sandwich, Harper examina l’idée de son ami.

-

Je l’invite à dîner dans une chambre d’hôtel… répéta-t-il songeusement. N’est-ce pas un peu…

Il s’interrompit, y réfléchit encore une minute avant de décréter d’un air convaincu :

-

C’est tout simplement brillant !

-

Merci, dit David avec une fausse modestie appliquée. imagine : un bon vin, des chandelles, en fond sonore un piano romantique, le tout dans le cadre raffiné d’une suite d’hôtel… tu pourras même lui servir le petit déjeuner au lit le lendemain !

Harper lécha consciencieusement une trace de chutney sur son pouce avant d’objecter :

-

Il faudrait que je loue une suite à deux chambres. À cause de Lily.

-

Harper… protesta son ami en secouant la tête d’un air apitoyé. Roz, Mitch et mois seront ravis de nous occuper de la charmante Lily. Et pour prouver à Hayley ton diabolique sens de l’anticipation – ou plutôt le mien – je préparerai sans qu’elle le sache un sac avec tout ce dont elle aura besoin pour la nuit. Toi il te restera juste à réserver la chambre, à régler les derniers détails, à l’inviter, à l’emmener là-bas et à faire en sorte qu’elle ne touche plus terre jusqu’au lendemain.

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David, c’est une idée de génie ! J’aurais pu l’avoir moi-même si je n’avais à ce point l’esprit chamboulé à cause de cette histoire avec Hayley. Je file mettre au point tout ça ! Merci vieux frère.

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De rien, répondit David, ravi de pouvoir servir la cause de l’amour !

Hayley portait sa robe rouge. C’était la plus belle qu’elle possédait, et elle aimait la façon dont elle tombait sur elle. Elle aurait pourtant préféré que Harper lui laisse le temps d’acheter quelque chose de neuf. Elle s’apprêtait à passer avec lui une soirée très spéciale, et il l’avait déjà vue dans cette robe. en fait, depuis le temps, il l’avait déjà vue dans tout ce qu’elle avait à se mettre sur le dos…

Au moins avait-elle aux pieds des chaussures dignes de ce nom. C’était tout à fait spontanément que Roz lui avait proposé de lui prêter ses Jimmy Choo’s qui coûtaient sans doute trois fois ce que valait la robe. Etant donné que ces sandales opéraient le miracle de rendre sexy ses jambes maigres, elles en valaient selon elle le moindre penny.

En s’examinant d’un œil critique dans la glace, Hayley releva ses cheveux d’une main, puis pencha la tête d’un côté et de l’autre pour juger de l’effet produit.

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Qu’en penses-tu ? Demanda-t-elle à Lily, qui jouait par terre à remplir un des vieux sacs de sa mère avec ses jouets. La nuque dégagée ou pas ? Je crois que je pourrais me débrouiller pour faire tenir tout ça en l’air. Cela mettrait en valeur ces jolies boucles d’oreilles… essayons.

Lorsqu’un homme invitait une femme à passer avec lui une soirée romantique dans un endroit chic, songea-t-elle en s’escrimant avec ses épingles à cheveux, se mettre en frais pour être la plus belle possible était bien le moins que celle-ci puisse faire… dans ce domaine, le moindre détail avait son importance – jusqu’au sous-vêtements. Au moins les siens étaient-ils neufs. Elle les avait achetés récemment, avec l’idée que Harper pourrait bien un jour la voir les porter.

Peut-être cette intuition se vérifierait-elle ce soir, s’il leur était possible de prolonger un peu la soirée. Harper pourrait revenir ici avec elle. Il lui suffirait, quant à elle, de se sortir Amelia de la tête. Elle devrait également faire fi de la présence de Roz dans l’autre aile de la maison, et de celle de sa fille dans la nursery… bon sang, pourquoi fallait-il que tout entre eux soit tellement compliqué ? Elle avait envie de lui. Il avait envie d’elle. Ils étaient tous les deux jeunes, libres, disponibles, en bonne santé. cela aurait pu être tellement simple…

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Je crois que c’est moi qui complique les choses, Lily, conclut-elle. Ça va être difficile, mais je vais essayer de m’en empêcher.

Après avoir mis ses boucles d’oreilles, Hayley étudia la possibilité d’y ajouter un collier.

Décidant que les pendeloques en or se suffisaient à elles-mêmes, elle y renonça et se tourna vers sa fille.

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Qu’en penses-tu mon cœur ? Ta maman est-elle jolie ?

Pour toute réponse, Lily la gratifia d’un sourire éclatant et renversa sur le sol le sac qu’elle venait de remplir.

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Je prends ça pour un oui.

Mais en se retournant pour une ultime vérification dans le miroir, son souffle se bloqua dans sa poitrine, et elle eut l’impression que la tête lui tournait.

Elle portait une robe rouge, mais ce n’était plus celle pour laquelle elle avait craqué deux ans plus tôt. C’était une longue robe de bal, élaborée et richement brodée, dont le décolleté audacieux mettait en valeur ses seins. Sur la chair de gorge complaisamment exposée aux regards, un collier de rubis et diamants brillait de tous ses feux.

Ses cheveux étaient empilés en un édifice sophistiqué de boucles blondes, dont certaines encadraient un visage d’un dessin parfait, aux lèvres peintes d’un rouge violent et aux yeux gris scintillant d’une joie mauvaise.

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Je ne suis pas toi ! Gronda Hayley à mi-voix, pour ne pas effrayer sa fille.

Délibérément, elle se détourna du reflet dans la glace et, les mains tremblantes, entreprit de rassembler quelques jouets éparpillés sur le sol.

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Je sais qui je suis, reprit-elle. Je sais qui tu es. Nous n’avons rien de commun.

Nous ne nous ressemblons pas, toutes les deux.

Hayley se retourna de nouveau, avec appréhension, saisie de la crainte sourde de voir Amelia sortir du miroir pour s’incarner en chair et en os devant elle. Elle ne découvrit dans la glace que son propre reflet. Ses yeux écarquillés lui parurent trop grands et trop sombres dans son visage pâle.

Sans s’attarder davantage, elle ramassa sa fille sur le sol. Lorsque celle-ci se mit à protester, Hayley saisit au vol le sac qu’elle lui avait prêté ainsi que celui qu’elle avait choisi pour la soirée. Elle fit de son mieux pour remonter le couloir à une allure raisonnable et ralentit encore à l’approche du palier. Si elle ne prenait pas le temps de se ressaisir, Roz devinerait à son expression que quelque chose n’allait pas. Or, elle n’avait aucune envie de se lancer dans une nouvelle séance d’explications avant de partir. Juste pour une soirée, cette soirée si spéciale pour Harper et elle, elle tenait à préserver l’illusion de la normalité.

Elle prit donc le temps de respirer calmement, de se tapoter les joues pour activer la circulation sanguine et de se composer un visage serein et parfaitement réjoui. Elle avait le sourire aux lèvres lorsqu’elle pénétra, Lily juchée sur sa hanche, dans le grand salon de Harper House.