12

David retourna la carte dépliée devant lui et suivit le tracé d’une route d’un doigt hésitant.

-

J’adore jouer au détective ! S’exclama-t-il. toi et moi, on est comme Batman et Robin…

-

Sauf que Batman et Robin ne sont pas des détectives mais des justiciers, corrigea Harper.

-

Tu chipotes… Alors, comme Nick et Nora Charles, si tu préfères.

-

ce que je préférerais, c’est que tu m’indiques la route, Nora…

-

Ça devrait être à droite dans trois kilomètres.

David laissa retomber la carte sur ses jambes et tourna la tête pour profiter du paysage.

-

Comme c’est excitant ! Reprit-il. Nous voilà sur la trace du mystérieux bracelet.

Mais en supposant que nous découvrions son origine, à quoi cela nous servira-t-il

?

-

Comme dirait Mitch, répondit Harper en haussant les épaules, la connaissance, c’est le pouvoir. Ou quelque chose comme ça. En tout cas, je préfère suivre une piste, si incertaine soit-elle, qu’attendre sans rien faire que quelque chose se passe. et puisque le joaillier a bien voulu nous révéler que le bracelet provenait de la succession Hopkins…

-

Il faut dire que tu as su te montrer persuasif, répondit David en riant. Du grand art ! « Ma petite amie adore ce bracelet, et c’est bientôt son anniversaire.

J’aimerais lui trouver un collier assorti. Ce bijou vous a été vendu par la famille Kent, m’avez-vous dit » Le brave homme s’est bien évidemment empressé de corriger ton « erreur.» Quant à la magnifique paire de boucles d’oreilles qu’il a essayé de te vendre par la même occasion, tu aurais dû te laisser convaincre.

Hayley les aurait adorées.

-

Je viens de lui offrir un bracelet, qu’elle a d’ailleurs failli refuser. Ce n’était pas le moment de lui offrir des boucles d’oreilles.

-

Au prochain carrefour à droite, indiqua David. Pour ce qui est des boucles, tu n’y connais rien. Un beau bijou est toujours bienvenu.

après que Harper eut tourné, il ajouta :

-

Dans cinq cents mètres environ, tu prendras à gauche, et nous y serons.

Au bout d’une double allée de garage, Harper se gara à côté d’une petite voiture citadine dernier modèle. Puis il coupa le contact et examina les alentours tout en pianotant du bout des doigts sur son volant.

La maison, grande et bien entretenue, se fondait avec bonheur dans un voisinage de demeures anciennes et cossues. De style Tudor, elle était entourée d’un jardin ombragé par un vieux chêne et agrémenté de massifs de fleurs et de plantes qui dénotaient l’intervention d’un professionnel. Quant à la pelouse luxuriante et parfaitement taillée, elle bénéficiait à l’évidence des soins d’une société spécialisée.

-

Bon, fit-il. résumons la situation…

Avec une gourmandise non dissimulée, David s’exécuta.

-

Mae Hopkins Ives Fitzpatrick est la seule fille encore en vie d’Ethel Hopkins.

Deux fois mariée, deux fois veuve, elle est aujourd’hui âgée de soixante seize ans.

tu pourrais me remercier de t’avoir déniché si vite ces informations en m’inspirant avec tant de succès des méthodes de Mitch…

-

Voyons d’abord si nous parvenons à la convaincre de nous ouvrir et de nous révéler ce qu’elle sait du bracelet. Je te remercierai ensuite.

Délaissant à regret la fraîcheur climatisée de la voiture, ils sortirent dans la fournaise et allèrent sonner à la porte d’entrée. La femme qui vint leur ouvrir quelques instants plus tard avait des cheveux courts et foncés, impeccablement coiffés, et de grands yeux d’un bleu délavé derrière des lunettes cerclées d’or. Pas très grande – guère plus d’un mètre soixante

– elle était vêtue d’un pantalon bleu marine et d’un chemisier blanc. Elle portait un rang de perles autour du cou, de fins anneaux d’or aux oreilles et un saphir à chaque annulaire.

La main posée sur la poignée de la porte moustiquaire, elle les dévisagea avec méfiance.

-

Messieurs… dit-elle d’une voix aigrelette. Que puis-je pour vous ? vous ne ressemblez pas à des représentants de commerce…

-

En effet nous n’avons rien à vous vendre, répondit Harper avec un sourire rassurant. Je m’appelle Harper Ashby. Mon ami s’appelle David Wentworth.

Nous aimerions parler, si c’est possible, à Mae Fitzpatrick.

-

C’est exactement ce que vous êtes en train de faire.

Un bon héritage génétique – à moins que ce ne soit le scalpel d’un habile chirurgien esthétique – ôtait une bonne dizaine d’années à la vieille dame.

-

Ravi de faire votre connaissance, madame Fitzpatrick, reprit Harper en s’inclinant légèrement. je sais que nous nous imposons chez vous sans nous être annoncés, et je m’en excuse, mais nous aimerions discuter avec vous de…

-

Ai-je l’air d’une pauvre folle qui laisse entrer chez elle de parfaits étrangers ?

Coupa-t-elle sèchement.

Ses yeux, quoique d’un bleu délavé, étaient aussi affûtés que des poignards. mais en dépit de son bon sens autoproclamé, songea Harper, elle se trompait si elle s’imaginait qu’une simple moustiquaire pourrait la protéger de deux hommes animés de mauvaises intentions

-

Non, madame, répondit-il humblement. je voudrais simplement vous poser une question à propos d’un…

-

Ashby, m’avez-vous dit ?

-

Oui, madame.

-

Seriez-vous par hasard apparenté à Miriam Norwood Ashby ?

-

Oui, madame. C’était ma grand-mère paternelle.

-

Je l’ai un peu connue.

-

Je ne peux pas en dire autant, hélas.

-

Cela ne m’étonne pas. Voici bien longtemps qu’elle n’est plus de ce monde. Si je comprends bien, vous êtes un des fils de Rosalind Harper.

-

Oui, madame. Son fils aîné, plus précisément.

-

Je l’ai rencontrée une ou deux fois. J’ai même assisté à son mariage avec John Ashby. Vous ressemblez à votre mère, n’est-ce pas ?

-

Oui, madame. C’est ce qu’on dit généralement.

Apparemment décidés à disséquer une autre proie, les yeux de Mae Fitzpatrick se portèrent sur Davis.

-

Et si j’ai bien compris, reprit-elle, ce jeune homme n’est pas un de vos frères.

-

Je suis un ami de la famille, répondit l’intéressé avec un sourire à faire fondre un iceberg. Je vis à Harper House et je travaille pour Rosalind. Vous vous sentirez peut-être plus à l’aise si vous preniez le temps de lui passer un coup de fil. Nous serons ravis d’attendre ici que vous ayez vérifié nos dire auprès d’elle.

Au lieu de suivre ce conseil, la vieille dame ouvrit la porte moustiquaire pour les laisser entrer.

-

J’ai du mal à imaginer que le petit-fils de Miriam Ashby puisse m’assommer pour me cambrioler. Entrez jeunes gens.

La maison, avec ses parquets cirés miroitants et ses murs couverts d’un crépi vert pâle, était aussi nette et pimpante que sa propriétaire. Celle-ci les conduisit dans un vaste salon meublé dans un style minimaliste et contemporain.

-

Puis-je vous offrir une boisson fraîche ? S’enquit-elle.

-

Nous ne voudrions pas vous déranger… répondit Harper.

-

Servir un peu de thé glacé n’est pas un bien grand dérangement. Installez-vous.

J’en ai pour une minute.

-

Chapeau ! Commenta David lorsqu’elle les eut laissés seuls. plus de première jeunesse, mais quelle classe…

-

La maison ou la maîtresse de maison ?

-

Les deux, répondit David en s’installant confortablement dans un canapé moelleux. Heureusement, les noms des Harper et des Ashby restent des sésames efficaces. Notre charme naturel n’aurait pas suffi à nous introduire dans cette demeure.

-

Je trouve intéressant qu’elle ait connu grand-mère… reprit Harper d’un air songeur. Et qu’elle ait été invitée au mariage de mes parents. Tous ces petits hasards de l’existence… je me demande si un de ses ancêtres a pu connaître Reginald ou Beatrice.

-

Pour qui sait garder l’esprit ouvert, commenta David, le hasard n’existe pas.

-

Et vivre avec un fantôme incite à l’ouverture d’esprit…

Comme leur hôtesse revenait avec un plateau, Harper se leva et alla à sa rencontre.

-

Laissez-moi vous aider, dit-il. Nous vous sommes très reconnaissants de nous accorder un peut de votre temps et nous allons essayer de ne pas en abuser.

-

Votre grand-mère était une personne très estimable, assura Mae en prenant place dans un fauteuil face aux deux hommes. Je n’étais pas très proche d’elle, mais mon premier mari et votre grand-père étaient associés dans une petite affaire d’immobilier, il y a bien longtemps de cela.

Cette évocation parut plonger la vieille dame dans ses souvenirs. l’espace d’un instant, une expression lointaine passa sur son visage, puis elle hocha la tête et conclut :

-

Qu’est-ce qui me vaut aujourd’hui la visite du petit-fils de Miriam Ashby ?

-

Un bijou qui faisait partie de la succession de votre mère, répondit Harper sans détour.

-

Ah ! Oui ? S’étonna-t-elle, la tête penchée sur le côté.

-

Il se trouve que j’ai acquis chez un joaillier de Memphis un bracelet de rubis et diamants qui lui a appartenu, reprit-il.

A ces mots, Mae Fitzpatrick fronça les sourcils.

-

Y aurait-il un problème avec ce bracelet ?

-

Non, pas du tout. C’est un bijou de toute beauté, que je suis heureux d’avoir pu offrir à ma fiancée. Je suis simplement curieux de connaître son origine, et j’aimerais en savoir plus à son sujet. Selon le joaillier, il daterait de la fin du XIXº

siècle. Il est constitué de rubis taillés en forme de cœur et reliés par des diamants.

-

Oui, je vois tout à fait de quoi il s’agit. Je l’ai vendu récemment avec d’autres bijoux de ma mère qui n’étaient pas à mon goût.

Avant de poursuivre, elle prit le temps de siroter quelques gorgées de thé glacé.

-

Ainsi, jeune homme, vous vous intéressez à l’histoire de ce bracelet.

-

Oui, madame.

-

Puis-je vous demander pourquoi ?

-

J’ai des raisons de penser, si étrange que cela puisse paraître, que ce bijou – ou un autre lui ressemblant beaucoup – a appartenu à ma famille autrefois.

-

Voyez-vous cela ! Très intéressant, en effet. Mon grand-père a offert ce bracelet à sa femme en 1893, en guise de cadeau d’anniversaire de mariage. une histoire curieuse lui est attachée, que je peux vous raconter – si cela vous intéresse, naturellement…

-

Avec plaisir, assura David. Nous vous en serions très reconnaissants.

Mae Fitzpatrick fit passer l’assiette de cookies qu’elle avait apporté et attendit que ses visiteurs se soient servis. puis, une ombre de sourire sur le visage, elle se recula sur son siège et expliqua :

-

Pour tout vous dire, mes grands-parents n’ont pas fait un mariage heureux. Mon grand-père était ce qu’à l’époque on appelait un vaurien. De l’aveu de sa propre épouse, qui a vécu jusqu’à l’âge avancé de quatre vingt dix huit ans et que j’ai donc bien connue, c’était un joueur invétéré et un coureur de jupons.

Avec une étonnante souplesse pour une femme de son âge, Mae Fitzpatrick se leva et alla chercher sur une étagère une vieille photo encadrée.

-

Mes grands-parents, dit-elle en passant le cliché à Harper. Ce portrait date de 1891. comme vous pouvez le constater, vaurien ou pas, mon grand-père était bel homme.

-

Votre grand-mère était une beauté elle aussi, affirma David, qui s’était penché pour observer la photo. Vous lui ressemblez beaucoup.

-

C’est exact… et la ressemblance ne s’arrête pas au physique. J’ai, paraît-il le même tempérament qu’elle.

manifestement satisfaite, elle alla remettre le cadre en place et poursuivit :

-

Ma grand-mère aimait raconter que les deux plus beaux jours de sa vie avaient été celui des ses noces et celui où elle était devenue veuve. Le premier, parce qu’elle était encore trop jeune pour savoir quelle erreur elle commettait en épousant son mari, le second, douze ans plus tard, parce qu’elle l’était encore suffisamment pour profiter de la vie sans lui.

ravie du rire par lequel les deux hommes saluèrent cette confidence, elle revint s’asseoir et but son thé glacé avant de reprendre d’un ton de conspiratrice :

-

Ma grand-mère, une femme de principes, ne badinait pas avec la morale. Elle n’était cependant pas assez collet monté pour ne pas éprouver quelque fierté des succès remportés par son mari aux tables de jeu, même si elle les lui reprochait.

Reposant son verre sur la table basse, elle s’adossa à son siège et croisa sagement les mains dans son giron.

-

Elle m’a souvent raconté comment elle avait appris, une nuit où son mari était en veine de confidences, que ce fameux bracelet n’avait pas été acquis dans les conditions les plus claires… Il aurait été remis à mon grand-père en paiement d’une dette de jeu par un homme qui faisait office de prêteur sur gages – certains disaient même qu’il jouait les receleurs, à l’occasion.

Un grand sourire illumina le visage de la vieille dame lorsqu’elle conclut :

-

Cet individu lui aurait raconté en lui donnant ce bijou qu’il avait appartenu à la maîtresse d’un homme riche et puissant. Il aurait été dérobé à cette femme par un de ses serviteurs, après que celle-ci avait été répudiée par son protecteur.

Selon ma grand-mère, elle en aurait perdu l’esprit et aurait ensuite mystérieusement disparu. je me suis toujours demandé si cette histoire était vraie…

De retour chez lui Harper rejoignit sa mère dans les jardins et s’agenouilla près d’elle pour l’aider à désherber.

-

J’ai cru comprendre que tu avais pris un peu de temps libre, aujourd’hui ? Dit-elle.

-

J’avais quelque chose à faire. Pourquoi ne portes-tu pas ton chapeau ?

-

Je l’ai oublié. Je suis sortie juste pour une minute, puis, je me suis laissé prendre au jeu.

Harper ôta sa casquette et la lui posa sur la tête.

sa mère le remercia d’un sourire et reprit :

-

Tu te rappelles combien tu aimais, autrefois, venir me retrouver après l’école quand je travaillais dehors ? Tu me racontais tes soucis et tes succès, en m’aidant à désherber ou à planter.

-

Je me rappelle surtout que tu avais toujours le temps de nous écouter, moi, Austin ou Mason – quand ce n’était pas les trois à la fois. Comment faisais-tu ?

-

Une mère a toujours une oreille pour chacun de ses enfants, comme un chef d’orchestre qui entend le son de chaque instrument au milieu d’une symphonie…

alors, tu avais quelque chose à me dire, mon petit ?

-

Tu avais raison, à propos de Hayley.

-

Je me fais un devoir d’avoir toujours raison. Peux-tu me rappeler à quel sujet, exactement ?

-

tu disais qu’elle n’accepterait pas d’aller vivre chez Logan et Stella si je lui en donnais l’ordre…

Roz releva la tête pour dévisager son fils, les sourcils haussés sous la visière de sa casquette.

-

L’ordre ? répéta-t-elle

-

Ou le conseil, si tu préfère, riposta Harper, agacé. Quelle importance ? Ce qui compte, c’est qu’elle soit en sécurité.

Laissant échapper un rire rauque, Roz tapota gentiment la joue de son fils de sa main terreuse.

-

Quel homme tu fais, mon fils ! Railla-t-elle.

-

il y a une minute à peine, j’étais ton petit…

-

Mon petit est devenu un homme. Parfois, cela m’amuse – comme en ce moment.

De temps à autre, cela me surprend. Et plus rarement, il arrive que cela m’agace.

Vous êtes-vous disputés, Hayley et toi ? Il ne me semblait pourtant pas que vous étiez à couteaux tirés, ce matin, quand vous êtes descendus main dans la main pour le petit déjeuner.

-

Non, tout va bien. Mais si tu n’aimes pas l’idée que je couche avec elle dans la maison, je m’arrangerai.

-

Tu t’arrangeras ? Tu veux dire, pour respecter le sanctuaire qu’est notre demeure familiale et aller coucher avec l’élue de ton cœur ailleurs ?

-

Exactement.

-

Bien que tu préfères peut-être l’ignorer, j’ai moi-même invité dans mon lit des hommes avec qui je n’étais pas mariée. Harper House n’est pas une cathédrale.

C’est notre maison, la tienne comme la mienne. Et si c’est plus simple pour Hayley et toi de passer la nuit sous mon toit, je ne trouve rien à y redire.

Roz abandonna sa tâche un instant et darda soudain sur son fils un œil sévère.

-

Sauf si tu ne prends pas les précautions nécessaires, ajouta-t-elle.

Harper n’était plus un adolescent depuis bien longtemps, mais il sentit une fois encore ses épaules s’affaisser et ses joues s’enflammer.

-

Je suis assez grand pour acheter mes préservatifs tout seul, maugréa-t-il sans la regarder.

-

Heureuse de l’entendre.

-

Ce n’est pas ce dont je voulais te parler, de toute façon. Nous avons suivi la piste du bracelet, David et moi, et nous sommes remontés jusqu’à Amelia.

Cette fois, Roz se redressa et s’assit sur ses talons, l’air réjoui.

-

Vraiment ? S’exclama-t-elle. Beau travail ! Vous n’avez pas traîné.

-

Un peu de réflexion, quelques coïncidences, beaucoup de chance… ce bijou provient de la succession d’Ether Hopkins. C’est sa fille qui l’a vendu au joaillier de Memphis chez qui je l’ai trouvé. La fille en question, Mae Fitzpatrick, dit qu’elle te connaît.

-

Mae Fitzpatrick ?

Roz ferma les paupières un instant pour se plonger dans le vaste répertoires de ses connaissances.

-

Désolée, dit-elle finalement. Ce nom ne m’évoque rien.

-

Elle est deux fois veuve. Elle portait un autre nom autrefois. Attends un peu…

Ives?

-

Mae Ives… cela ne me dit rien non plus.

-

Elle nous a dit ne t’avoir rencontrée qu’un ou deux fois et avoir assisté à ton mariage.

-

C’est intéressant, mais cela ne m’aide pas beaucoup. ma mère et celle de John avaient invité à nos noces à peu près tout le comté de Shelby…

-

quoi qu’il en soit, voici ce qu’elle nous a raconté…

Assis sur le dallage de l’allée, Harper rapporta en détail à Roz les confidences de Mae Fitzpatrick.

-

Intéressant, n’est-ce pas ? Murmura-t-elle quand il eut terminé. tous ces petits riens qui s’additionnent pour faire tenir debout une grande histoire…

Harper acquiesça d’un hochement de tête et considéra sa mère d’un air sombre avant d’ajouter :

-

Maman… je crois que cette femme a tout compris. Son sens des convenances l’a empêchée de nous le dire, mais elle sait que cet homme riche et puissant qui a répudié sa maîtresse avant qu’elle ne disparaisse n’était autre que Reginald. Elle va sûrement en parler autour d’elle.

-

Tu trouve cela gênant ? Demanda Roz en soutenant tranquillement son regard.

Mon chéri, le fait que mon arrière-grand-père ait entretenu des maîtresses et qu’il se soit conduit avec elles comme un salaud est une honte qui ne peut rejaillir que sur lui – pas sur moi, ni sur toi, ni sur aucun de nous. Son comportement ne peut en aucun cas nous êtres reprochés. Et j’aimerais vraiment qu’Amelia finisse par le comprendre, elle aussi.

Roz se remit au travail avant de poursuivre :

-

D’ailleurs, à ma demande, Mitch est en train d’écrire sur le sujet. A moins que toi ou l’un de tes frères ne vous opposiez à ce projet, j’aimerais qu’il en fasse un livre.

-

Pour quelle raison ? S’étonna Harper.

Avant de lui répondre, Roz se redressa sur ses talons et chercha le regard de son fils.

-

Même si cette histoire n’est pas de notre faute, elle relève aujourd’hui de notre responsabilité. Je pense que mettre tout cela sur la place public serait un bon moyen d’intégrer Amelia dans la famille. Nous devons reconnaître en elle notre aïeule. Que cela nous plaise ou non, c’est d’elle que nous descendons.

-

Suis-je pour autant un monstre parce que je veux la voir disparaître, pour qu’elle ne puisse plus faire ce qu’elle t’a fait, ce qu’elle est ne train de faire à Hayley ?

-

Pas du tout. Cela signifie simplement que tu tiens plus à Hayley et à moi qu’à Amelia.

sur ces mots Roz se releva et décréta en s’essuyant les mains sur son pantalon de travail :

-

Assez travaillé pour aujourd’hui ! Nous allons finir par nous dessécher si nous restons une minute de plus sous ce soleil. Rentrons nous mettre à l’ombre.

Bras dessus, bras dessous en dépit de la chaleur, ils prirent le chemin de la Maison. au bout d’un instant, Harper s’enquit, les yeux fixés sur la façade :

-

Je me suis toujours demandé… comment as-tu fait pour comprendre que papa était l’homme de ta vie ?

-

Quand je l’ai rencontré, j’ai vu des étoiles, répondit Roz en riant. Je te le jure !

Des étoiles… Mais ce n’était encore qu’un prélude. J’ai compris que c’était à la vie à la mort entre nous lors de notre premier rendez-vous. Je m’étais glissée en secret hors de la maison pour le rejoindre. J’ose à peine imaginer ce qui se serait produit si mon père nous avait surpris… allongés sous un saule, nous nous sommes contentés de bavarder des heures durant. En écoutant ton père parler cette nuit-là, j’ai compris que je ne cesserais jamais de l’aimer. Et c’est effectivement ce qui s’est produit. Quand il est mort, j’ai cru ne plus jamais pouvoir aimer un autre homme. Mais même si je me suis trompée sur ce point, cela n’enlève rien à l’amour que je lui ai porté, que je lui porte toujours. Tu comprends ?

-

Je comprends, assura-t-il en se serrant contre elle avec affection. Et pour Mitch ?

Comment as-tu su ?

-

Je n’étais plus assez jeune et idéaliste pour voir des étoiles… tout s’est passé plus lentement. Mais ça été aussi beaucoup plus effrayant. Mitch m’a fait rire, réfléchir, rêver, trembler parfois. Et à un moment de ce long processus, je l’ai regardé vraiment et j’ai senti mon cœur se réchauffer. ça m’a d’autant plus surprise que j’avais oublié ce que c’était que de frissonner de joie à la vue d’un homme…

-

C’est un homme bon, dit Harper. Et il t’aime. Que tu rentres dans une pièce ou que tu en sortes, il ne te quitte pas des yeux. Je suis heureux que vous vous soyez trouvés.

-

Moi aussi.

-

Avec papa… de quel saule s’agissait-il ?

-

Oh ! C’était un grand arbre magnifique et très vieux, à côté des anciennes écuries.

d’un geste, elle désigna un bâtiment délabré couvert de lierre et précisa :

-

John est revenu le lendemain graver un cœur portant nos initiales dans le tronc.

Mais la nuit suivante, la foudre est tombée et a fendu en deux le… Ô ! Mon Dieu !

-

Amelia, murmura Harper, qui l’avait comprise à demi-mot.

-

Je n’y avais jamais pensé avant ce soir, reprit Roz, mais je me rappelle parfaitement qu’il n’y a pas eu d’orage, cette nuit-là. Les hommes chargés d’enlever le tronc s’en sont d’ailleurs étonnés.

-

ainsi, reprit Harper d’une voix chargée de colère, déjà à cette époque, elle ne supportait pas qu’on puisse s’aimer à Harper House…

-

Quelle méchanceté, quelle mesquinerie de sa part ! S’écria Roz, bouleversée.

J’adorais cet arbre ! J’ai pleuré en regardant les ouvriers le débiter en morceaux…

L’œil rivé à l’élégante façade de la vieille demeure Harper songea à ce qui se cachait depuis plus d’un siècle.

-

Toute cette souffrance, dit-il à mi-voix, toute cette haine accumulée et retenue comme par un barrage durant des décennies. De temps à autre, une fissure dans l’édifice en libère un peu. Mais c’est de plus en plus fréquent, de plus en plus violent. Il est inutile de chercher à consolider le barrage. Il s’écroulera tôt ou tard, et malheur à ceux qui se trouveront dessous… tout ce que nous pouvons faire, c’est essayer de libérer ce flot jusqu’à la dernière goutte.

-

Comment ?

-

Je crois qu’il va nous falloir agrandir les brèches avant de perdre la maîtrise de la situation.

Le crépuscule achevait de tomber lorsque Hayley décida de s’aventurer dans le parc. Lily était endormie, et Roz et Mitch étaient de garde auprès du babyphone. La voiture de Harper était garée à son emplacement habituel. Il devait donc être quelque part sur le domaine, mais où ? Pas chez lui, en tout cas. Elle venait de frapper à sa porte, et en l’absence de réponse, elle avait même glissée la tête par l’entrebâillement pour l’appeler.

Bien sûr, il était libre d’aller où bon lui semblait, se rappela-t-elle pour se raisonner. Mais il avait éveillé sa curiosité en renonçant au dîner sous prétexte qu’il avait quelque chose à faire. Il lui avait précisé qu’il serait de retour avant la nuit, et puisqu’il faisait presque noir, n’était-elle pas en droit de partir à sa recherche ?

En outre, elle adorait se promener dans le jardin entre chien et loup. La lumière déclinante avait sur elle un effet apaisant, et après avoir appris de la bouche de Harper l’histoire du bracelet qu’il lui avait offert, elle avait bien besoin d’un peu de sérénité. Ils allaient finir par obtenir les réponses qu’ils cherchaient. Elle en était certaine, à présent. Mais elle doutait de plus en plus que cela suffise à régler le problème.

Amelia ne renoncerait pas pour autant à ce monde-ci pour passer enfin dans l’autre – si toutefois il existait. Elle avait pris goût au fait de pouvoir se glisser dans un corps vivant.

Hayley en avait la certitude, tout comme elle était persuadée que c’était une expérience nouvelle pour Amelia.

Si cela se reproduisait – ou plus exactement, quand cela se reproduirait – elle ferait en sorte de lutter pour garder plus de contrôle sur la situation. D’ailleurs, inconsciemment, n’était-ce pas dans l’espoir d’avoir à affronter le fantôme qu’elle avait décidé de sortir à cette heure crépusculaire ? Une sorte de défi – « vient un peu si l’oses, garce. » Elle voulait voir ce qui se passerait et comment elle pourrait résister sans personne autour d’elle pour intervenir.

Mais elle avait beau se concentrer, rien ne se produisait. à son grand dépit, elle restait seule dans sa tête et parfaitement maîtresse d’elle-même…

Elle allait renoncer et rentrer quand, aux abords des anciennes écuries, un bruit régulier l’alerta. Ses bras se couvrirent de chair de poule. Cela ressemblait à… Non, c’était impossible. Son imagination survoltée devait lui jouer des tours.

Et pourtant, cela ressemblait bien au bruit chuintant et répétitif que fait une pelle en s’enfonçant dans la terre pour y creuser un trou… ou, plus exactement, une tombe. N’était-ce pas ce qu’était en train de faire cette silhouette fantomatique dont elle commençait à distinguer les contours dans la pénombre ?

La tombe d’Amelia… l’ultime réponse aux questions qu’ils se posaient ! Selon toute vraisemblance, Reginald avait assassiné son ex-maîtresse pour l’empêcher de nuire et se débarrasser définitivement d’elle, puis il l’avait enterrée là, sur le domaine, en terre non consacrée. Par-delà l’abîme du temps, c’était à une réminiscence de cette scène qu’il lui était donné d’assister. Sans doute était-ce un signe adressé par Amelia afin que ses restes puissent être retrouvés et que son âme en peine ne soit plus condamnée à hanter Harper House.

La gorge serrée, le cœur battant à ses tympans comme un tambour, Hayley contourna le bâtiment enfoui sous les ronces, se rapprochant du lieu où s’accomplissait le sinistre besogne, franchissant la distance qui la séparait de la source de ces bruits macabres, de plus en plus puissants et évocateurs. Elle se glissait derrière un dernier obstacle et se préparait mentalement à découvrir une scène d’horreur lorsqu’elle reconnut dans la pénombre Harper, torse nu, une pelle à la main, qui creusait avec entrain un trou dans le sol.

avec un soupir de soulagement, elle franchit les derniers mètres qui la séparaient de lui et s’exclama, les poings sur les hanches :

-

Harper, pour l’amour de Dieu, qu’est-ce que tu fabriques ? Tu as failli me faire mourir de peur !

Sans lui prêter attention, Harper continua d’enlever des pelletées de terre, qu’il déposait en une pile bien nette à côté du trou. Agacée qu’il l’ignore ainsi, Hayley lui enfonça un doigt dans le dos. La réaction de Harper fut bien plus vive qu’elle ne s’y attendait. Il pivota brusquement sur ses talons, le visage figé et les yeux écarquillés par l’effroi, en brandissant sa pelle avec l’intention manifeste de la lui abattre sur la tête. Reculant d’un pas, Hayley perdit l’équilibre et alla s’affaler lourdement sur le sol, les quatre fers en l’air.

-

Bon sang, Hayley ! Tonna Harper en sortant de ses oreilles les écouteurs d’un baladeur. Tu m’as fait une peur bleue ! Qu’est-ce qui te prend de surgir ainsi par surprise ?

-

Je n’ai pas surgie par surprise ! Protesta-t-elle. Je t’ai appelé, mais tu ne m’as pas répondu. Si tu n’écoutais pas ta musique aussi fort, tu entendrais les gens arriver… j’ai cru que tu allais me fracasser le crâne !

Le premier instant de surprise passé, rattrapée par le comique de la situation, Hayley se mit à rire.

-

Si tu t’étais vu… gémit-elle entre deux hoquets. Tu avais les yeux comme des soucoupes !

-

Cela ne m’explique pas ce que tu fiches ici ! Grogna-t-il en lui tendant une main pour l’aider à se relever.

-

En t’apercevant dans le noir, j’ai cru assister à une scène du passé – Reginald creusant à la sauvette la tombe d’Amelia.

-

Alors, tu as décidé de venir lui donner un coup de main ? Railla-t-il.

-

Très drôle ! Mais toi, pourquoi diable creuses-tu un trou dans le noir ? Tu plantes un arbre ? S’étonna-t-elle.

Elle venait d’apercevoir près de la fosse creusée par Harper un jeune saule aux racines emmaillotées de toile de jute.

-

C’est pour ma mère, expliqua-t-il en ramassant sa pelle.

Tout en se remettant au travail, il lui raconta l’histoire que lui avait rapportée Roz plus tôt dans la soirée.

-

Comme c’est touchant ! S’exclama-t-elle quand il eut terminé. Est-ce que je peux t’aider ou tiens-tu à accomplir ce geste tout seul ?

-

Le trou est assez grand, maintenant. Tu peux m’aider à mettre le saule en terre.

-

Je n’ai jamais planté d’arbre.

-

C’est simple : le trou doit être trois fois plus large que la motte, mais pas plus profond.

En termes simples et précis, joignant le geste à la parole, Harper expliqua à Hayley comment procéder afin de faire en sorte que le jeune arbre dispose des meilleures conditions pour prospérer.

Lorsqu’ils eurent achevé leur tâche, il se redressa et contempla le résultat d’un air satisfait.

-

Et voilà, dit-il. Tu as planté un arbre.

Satisfaite, elle aussi, Hayley recula d’un pas et lui prit la main.

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C’est magnifique, Harper. Roz sera très touchée. Cet arbre va représenter beaucoup pour elle.

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Il représente beaucoup pour moi également.

Après lui avoir pressé légèrement la main, il se pencha pour ramasser ses outils.

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Il aurait été préférable d’attendre le printemps pour le planter, dit-il, mais je tenais à le faire dès maintenant. Une sorte de pied de nez à Amelia.

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Tu es toujours très en colère contre elle.

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Je ne suis plus un gamin charmé par ses berceuses. A présent, je la vois telle qu’elle est.

Pensive, Hayley secoua la tête et frissonna malgré la douceur de la nuit.

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Je ne crois pas qu’aucun d’entre nous l’ait jamais vue telle qu’elle est, dit-elle. Pas encore.