CHAPITRE XIII

Bras croisés sur la poitrine, immobiles, les deux policiers en uniformes rouges barrent la porte de leurs hautes silhouettes. Ils observent d’un regard vague, indifférent, les protagonistes de cette scène. Casqués, ils sont immunisés contre les radiations hypnotiques.

Dans la pièce, quatre hommes, aussi dissemblables les uns que les autres. Les uns satisfaits, triomphants. Un autre amèrement déçu.

Mollen, Clarc, Curty. Un trio uni, vainqueur, face au quatrième, Jer Kome, le vaincu. Jer, seul, immensément seul, épaules voûtées, traits tirés. Il sait qu’il n’a aucun espoir, aucune pitié à attendre de ses ennemis.

Assis devant le bureau d’où, pendant des semaines, il a dirigé la province H, il contemple avec désespoir ses poignets prisonniers des menottes magnétiques. Un casque à électrodes lui évite de succomber au sommeil.

Quand il s’est éveillé de son inconscience, il a compris immédiatement que la partie était perdue pour lui. Irrémédiablement. Mollen et Clarc le dévisageaient avec ironie. Il a compris que les Kréols, en quelques secondes, perdaient le bénéfice de leurs efforts. À ce moment-là, il ignorait encore ce qui s’était passé.

Curty s’est fait un plaisir de tout lui raconter, point par point, dévoilant ainsi le plan « Grand H ». Maintenant, Kome connaît les raisons de sa défaite. Il est accablé. Il lui reste cependant à apprendre la fin mot de l’histoire.

Le délégué gouvernemental se montre prolixe :

— Sans Bowl…

— Bowl ? coupe Jer en sursautant.

— Oui. C’est lui qui m’a vendu la mèche et m’a procuré les plans du neutraliseur bioradiant.

— Le traître ! gronde le Kréol entre ses dents.

— Bah ! De toute façon, avec ou sans son aide, nous aurions appliqué le plan « Grand H ». Croyez-moi, il était parfaitement au point, et les deux milliards d’hommes de la Terre auraient succombé au sommeil sans que vous y puissiez quelque chose.

— Les normaux, d’accord… Mais nous, les Kréols ? Nous étions immunisés naturellement, rappelle Jer.

— Qu’auriez-vous fait sans l’aide des normaux, sur une planète paralysée ?

— Nous aurions trouvé le moyen de vous combattre.

— Illusion, Kome ! Bowl a précipité votre perte mais celle-ci était inéluctable, à plus ou moins longue échéance.

Des larmes de rage, d’impuissance, jaillissent dans les yeux de Kome. Il ressent une grande fatigue cérébrale et l’accablement le terrasse. L’échec lui a brisé ses forces. Il ressemble à un pantin désarticulé. Il sait que désormais les Kréols seront surveillés, en prévision d’une éventuelle et seconde offensive. Il ne s’illusionne pas. Les gouvernementaux ne permettront pas un retour à la rébellion. Les mesures de sécurité s’intensifieront. Peut-être dans une, deux, trois générations, les précautions s’allégeront, se relâcheront. Et, à ce moment-là, un autre Kome reprendra le flambeau.

Un avenir très noir enrobe Jer. Il envisage des moments difficiles et des mesures de rétorsion s’annoncent. Curty ne se prive pas pour étaler son triomphe au grand jour :

— Toutes les provinces sont repassées sous notre contrôle. Nous reprenons en main les centres administratifs. Quand le dernier Kréol aura regagné Jupiter, alors le plan « Grand H » cessera. Le super-hypnor tarira son fluide hypnotique. Les hommes retourneront à leurs activités habituelles et la Terre retrouvera son visage familier. Une page de son histoire sera tournée. Mais, dans les manuels, on parlera de vous, Kome.

Ce dernier hausse les épaules. Il se tient la tête dans les mains et se préoccupe du sort de ses compagnons :

— Angela, ma femme… Rody, Nas, Shap, Vor… Où sont-ils ?

Mollen donne volontiers des nouvelles d’autant qu’il en possède de toutes fraîches :

— Nous rassemblons actuellement les Kréols dans des camps autour des métropoles. Sans doute vos amis se trouvent-ils dans l’un d’eux. Vous voulez que je fasse rechercher votre femme ?

— Non, non. Signalez-lui seulement que je suis vivant. J’aimerais surtout la rassurer.

Jer pivote vers Curty :

— Maintenant, qu’allez-vous faire de nous ?

— Je vous l’ai dit. Vous retournerez sur Jupiter.

Un ultime, mais faible, espoir accroche le Kréol :

— Le centre E.T.3. est encore entre nos mains.

Le représentant du gouvernement sourit. Il abat les derniers obstacles :

— Nous avons envoyé un ultimatum au centre. S’il ne se rendait pas, nous exécuterions toutes les grosses têtes de la rébellion. Vous, votre femme, Al Rody, Jé Nas.

Jer serre les poings. Il songe à Pial. C’est certain, Dan cédera, parce qu’il aurait la mort de ses amis sur la conscience et que ce sacrifice ne servirait pas la cause des Kréols. D’ailleurs, coupés de la planète-mère, les sécessionnistes ne pourraient pas tenir indéfiniment. Les vivres feraient rapidement défaut.

Pourtant, Curty ne se montre pas aussi mauvais qu’il en a l’air. Il ajoute :

— Je comprends vos aspirations. Sur Jupiter, vous vous sentez bridés, écartés de la société, rejetés. La science ne s’est pas montrée tendre avec vous. Son diagnostic a été lourd de conséquences. Je connais aussi vos objections. Tous les Kréols ne sont pas affectés par un trouble du comportement. Mais au cours de leur vie, ce trouble peut se manifester. Chez certains normaux aussi, mais fait plus rare. Je sais aussi que cette société sans crime, sans délit, sans vol, nous la devons surtout aux hypnors. Aussi je ne voudrais pas que vous traîniez votre tare comme un boulet. Je suis décidé à faire beaucoup pour vous. Non seulement je demanderai à ce qu’aucune sanction ne soit prise contre les responsables de la rébellion, mais nous essaierons d’humaniser votre déportation, en vous faisant participer davantage à la vie active, aux divers problèmes de la communauté. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce dialogue, Kome.

Jer n’en croit pas ses oreilles. Ce discours lui fait l’effet d’un baume. Pourtant, il conserve une certaine rancœur, de la déception, de la méfiance. Serait-il possible que son initiative, celle de ses amis, ait traumatisé Curty à ce point ?

— Vous ne représentez pas la totalité de l’assemblée collégiale, remarque le Kréol. L’unanimité se formera-t-elle autour de vous ?

— Je possède beaucoup d’influence sur mes collègues, et j’ai des amis dans l’assemblée. Je ne doute pas que ma thèse triomphera. Voyez-vous, certains sondages d’opinion ont fait ressortir que vous aviez des partisans parmi les masses. Nous devrons en tenir compte à l’avenir. Une politique de force, de brimade, n’a jamais résolu les problèmes. Une commission étudiera le cas des Kréols. Évidemment, nous n’abrogerons pas la loi du 10 avril, car la ségrégation reste un gage de sécurité aussi longtemps que la science n’aura pas prouvé le contraire. Mais certains articles peuvent être allégés, modifiés.

Au plus grand étonnement de Mollen et de Clarc, spectateurs muets de ce dialogue, le délégué du gouvernement tend la main au mari d’Angela :

— Soyons amis, Kome.

Jer se demande s’il ne se fourre pas dans la gueule du loup, si ces paroles apaisantes ne renferment pas du poison. Curty est en train de désamorcer la bombe, mais rien ne prouve qu’il tiendra ses promesses.

— Je ne peux pas être votre ami. Vous comprenez pourquoi.

— Des scrupules ? soupire Curty. Dommage…

À ce moment, un voyant clignote au-dessus d’un écran de télécommunications. Mollen se précipite, enclenche le contact :

— J’écoute.

Le visage de Ja Pox s’encadre sur l’écran. Pox est reparti depuis quelques heures au siège du gouvernement.

— C’est pour M. Curty.

— Ah ! bien, dit Mollen.

Il s’efface du champ de la caméra et le membre de l’assemblée collégiale se substitue au colonel devant le visiophone.

— Allez-y, Pox, je vous écoute.

Il remarque immédiatement le visage très pâle de son adjoint et il fronce les sourcils :

— Vous faites une drôle de bobine, mon vieux.

— Votre femme a accouché…

— Ah ! tressaille Curty. Ça s’est mal passé ?

— Non, non. Tout s’est très bien déroulé. Vous avez un fils, monsieur Curty.

Celui-ci est aux anges. Il jubile :

— Un fils, Pox ! Ma joie. J’avais deux filles. Mon troisième enfant, mon dernier à cause du planning… Un fils !

— Il rayonne, se tourne vers Mollen, vers Clarc :

— Vous avez entendu ?

La voix de Pox, pourtant, ne partage pas cet enthousiasme. Ja hésite longuement. Il tousse.

— Votre femme sera stérilisée après ce troisième accouchement. D’accord, d’accord… Mais il y a autre chose de plus grave, monsieur Curty, quelque chose qui m’ennuie terriblement et que je ne voudrais pas vous dire.

Le délégué gouvernemental se raidit. Il s’attend au pire :

— Mon fils est mort !

— Non, il vit. Il se porte même bien. Ça fait vingt-quatre heures qu’il est né. Je ne voulais pas vous avertir tant que l’analyse chromosomique ne serait pas pratiquée. Les spécialistes avaient déjà un doute.

Curty tombe comme une masse sur une chaise, les bras le long du corps. Ses épaules se voûtent. D’un coup, il paraît vieilli de dix ans.

— Il est Kréol, n’est-ce pas ? devine-t-il d’une voix blanche.

— Oui, hélas ! J’en suis navré, mais la double analyse est formelle.

Kome a tout entendu. Il se lève, marche vers le malheureux père, accablé de douleur. Devant la porte, les deux policiers ne bronchent pas.

— Monsieur Curty, dit Jer sombrement, je ne me réjouis pas de ce qui vous arrive. Je comprends votre chagrin. J’en suis désolé, croyez-le. Maintenant, je suis votre ami.

Il tend la main à l’homme qui l’a terrassé, au promoteur du plan « Grand H ». Ému, Curty serre cette main tendue, longuement, le regard plongé dans le vague. Dans l’esprit de ces deux êtres, jadis farouchement opposés, les sentiments de fraternité dominent les autres.

* *
*

Tous les Kréols ont été rassemblés dans de vastes camps autour de la métropole annexe 4. Parqués, regroupés, ils attendent le moment de retourner sur Jupiter. Tous les visages sont tristes, déçus, amers. Par centaines, par milliers, ils s’agglutinent contre les grilles et contemplent avec hébétude la clôture électrifiée qui les isole du monde extérieur.

Des policiers patrouillent en monohels, survolant les camps. Bien plus haut, des hélairs supervisent la situation. D’ailleurs, si une émeute survenait, il suffirait d’un geste, d’une seconde, pour rétablir l’ordre, le calme.

Le super-hypnor des gouvernementaux ne laisserait aucune chance aux manifestante.

Les hommes ont repris leurs activités. Partout, la Terre bat de nouveau au rythme des machines et les hypnors individuels contrôlent les cerveaux. Il semble même, apparemment, que rien ne s’est passé pendant ces derniers mois. Pourtant, des individus ont lutté pour leur liberté et seuls les historiens s’en souviendront.

Jer a retrouvé ses camarades et surtout Angela. Regroupés dans le même camp, ils ont été avisés qu”ils seraient du premier voyage pour le retour sur Jupiter. Rody, Nas, Shap, Vor, entourent Jer. Ils évoquent les heures d’espoir. Un moment, ils ont été les maîtres de la Terre. La situation tournait nettement à leur avantage. Sûr. Ils auraient obligé le gouvernement à faire machine arrière. Et puis, d’un coup, à cause de la trahison de Bowl, tout s’est écroulé comme un château de cartes. Tout. En une seule seconde. Des semaines, des mois, des années même, gâchés par la faute d’un homme. C’est stupide, irritant, navrant.

— Nous recommençons à zéro, constate Rody avec un soupir. Si vous m’aviez écouté, nous les aurions tous tués. Tous.

— À quoi cela aurait servi ? murmure Kome. Nous n’aurions pu tuer les deux milliards d’hommes de la Terre. Il suffisait qu’il en reste un groupe, les meilleurs du lot, pour nous barrer la route. Notre but n’était pas de dominer les autres, mais de nous incorporer à la société.

Nas baisse la tête. Comme tous ses camarades, la défaite marque ses traits. Des regrets viennent à ses lèvres :

— Nous savons, Jer, que tu étais pacifiste. Pacifiste à l’extrême. Nous avons cru en la non-violence. Mais Rody a peut-être raison. Il fallait nous battre. Nous battre durement, sans pitié pour nos adversaires, pour ceux qui nous ont déportés. Il fallait les écraser, refaire une société totalement nouvelle.

Al s’excite. Les veines de son cou gonflent, son regard s’enflamme et la passion couve en lui :

— Tu vois, Jer. Tu touches du doigt ta bêtise, ton erreur monumentale. À cause de toi, nous avons échoué.

Angela s’interpose. Elle sent que l’atmosphère se tend, devient orageuse. Chacun rejette la responsabilité de la défaite sur l’autre. C’est facile, trop facile.

— Taisez-vous donc ! hurle-t-elle. Au départ, vous étiez d’accord avec Jer. Pourquoi ne lui avez-vous pas formulé vos avis à ce moment-là ? Parce que vous aviez confiance en lui, et aussi parce que vous ne disposiez d’aucune initiative. De toute façon, sans lui, vous ne seriez même pas arrivés à débarquer sur la Terre. N’accablez pas un homme qui a tout donné pour notre cause.

Le premier, Jé regrette ses paroles :

— Excuse-moi. Jer. Si c’était à refaire, je recommencerais, dans les mêmes conditions.

Rody s’avère irréductible :

— Moi aussi, je recommencerais. Mais autrement. Ouvrez donc vos yeux. Les normaux possèdent désormais un atout supplémentaire sur nous. Le neutraliseur bio-radiant. Je vous le dis, ils ne se gêneront pas. Ils nous abâtardiront. Nous leur avons donné ce moyen.

Théo Vor, mis en cause, se retranche derrière un argument :

— C’est Jer qui m’a ordonné de trouver un moyen pour rendre les Kréols sensibles aux ondes hypnotiques.

Al, décidément, ne digère pas sa défaite. Sa hargne redouble :

— Et cet abruti de Dan qui capitule sans condition !

Devant ces propos amers, sans doute dictés par la déception, Kome vibre comme la corde d’un arc. Il saisit le rouquin par le bras, le secoue. Son poing se lève, menaçant :

— Tais-toi, Al ! Tais-toi ! ou je te défonce la face. Remercie Dan, au contraire. S’il n’avait pas accepté l’ultimatum gouvernemental, tu serais mort à l’heure actuelle. Oui, mort, abattu comme un chien par les policiers. Pial ne pouvait pas faire autrement. Car il a songé à nous, à nos vies.

Les autres murmurent des approbations. Shap sépare Kome et Rody.

— Ne vous battez pas. Pas devant eux. Ils nous regardent.

Il désigne un groupe de policiers derrière les grilles, attirés par l’altercation. Aussitôt, le ton des voix baisse. Al se retire dans un coin, de plus en plus aigri.

La diversion s’opère. Un hélair se pose près du camp et des haut-parleurs égrènent plusieurs noms.

— On vient nous chercher pour rembarquement, dit Jer.

Il ne se trompe pas. Des policiers contrôlent leur identité, ou plus exactement leur numéro d’immatriculation, à la sortie du camp. Encadrés par des agents en arme, ils se dirigent vers la soucoupe volante. Tous, Kome, Angela, Nas, Rody, Shap, Vor. Tous ceux qui ont joué un rôle prépondérant dans la rébellion.

L’engin décolle, survole un moment le camp, pique vers l’astroport. En trois minutes, il parvient au-dessus de l’aire d’envol. Une énorme fusée-cargo se dresse vers le ciel, et en file indienne, des Kréols embarquent, disparaissent dans les flancs d’acier.

Kome et ses compagnons sont invités à monter dans le vidojet. Ils savent qu’ils ne remettront jamais plus les pieds sur Terre et des larmes brillent dans leurs yeux. Jer entoure les épaules d’Angela :

— Nous repartons pour Jupiter, vers ce monde inhumain. C’est la fin de notre espoir.

— Du courage, mon chéri, je t’en supplie, halète Angela, les mains tordues. Nous ne sommes pas séparés. Car un moment, j’ai eu peur, très peur de cette éventualité. Alors, ce qui compte, n’est-ce pas, c’est d’être ensemble ?

Étourdie par le brouhaha de centaines et de centaines de Kréols, la jeune femme ne se souvient plus qu’un jour Kome a tenté de l’étrangler. Elle a oublié. Du moins elle n’en reparlera jamais plus. Jamais.

* *
*

Depuis une heure, les déportés attendent avec anxiété le départ de la fusée. Finalement, le chef d’équipage convoque Kome dans sa cabine.

— Nous ne décollons pas ? s’étonne Jer.

— Non, dit le pilote. Il y a contrordre. Quelqu’un vous demande sur l’aire d’envol.

— Quelqu’un ?

Le Kréol passe rapidement en revue tous les noms qu’il connaît. Il n’arrive pas à en tirer un et il ne s’explique pas ce sursis.

— Venez, invite le chef d’équipage.

Ils traversent le sas, apparaissent au sommet de l’échelle. Le soleil éblouit Kome, mais il remarque immédiatement un homme et une femme au pied des échelons. La femme tient un bébé dans ses bras. À vingt mètres de hauteur, Jer n’identifie pas le couple.

Mais à mesure qu’il se rapproche du sol, son émotion grandit. Dans sa tête, il n’avait même pas fait allusion à Mar Curty, tout à l’heure, quand il avait passé en revue les noms qu’il connaissait. Pourtant, incontestablement, il s’agit bien du délégué gouvernemental. Que veut-il ? Pourquoi ce retard dans le décollage de la fusée ?

Curty accueille le Kréol avec une certaine chaleur. Il ne tend pas la main mais le cœur y est.

— Je vous présente ma femme, Idia. Et mon fils, Clo.

Jer observe l’enfant pelotonné dans un burnous. Un froid assez rigoureux sévit sur l’aire d’envol et une bise aigre souffle en rafales.

Kome reste impassible, un peu hautain. Il n’attend rien du gouvernement. Que haine et mépris.

— Je ne comprends pas, murmure-t-il entre ses dents.

— C’est moi qui ai ordonné que la fusée ne décolle pas, révèle Curty. Vous ne partirez pas. Ni vous, ni aucun Kréol. Je viens à l’instant, à l’issue de mémorables délibérations, d’arracher la majorité à l’assemblée collégiale. Nous discutions au sujet d’une révision éventuelle de la loi du 10 avril. Le décret est voté. Vos idées triomphent, Kome.

Pris au dépourvu, un peu dépassé par les événements, celui-ci hoche la tête. Un doute plane dans son esprit. La situation aurait donc viré en quelques secondes. C’est impensable.

— À qui devons-nous cette faveur inespérée ?

— À ma femme, Kome. À Idia. Nous avons beaucoup réfléchi depuis la naissance de notre fils. Vous savez qu’il est Kréol. Logiquement, nous devions le sacrifier. Nous n’en avons pas eu le courage, Idia et moi. Alors, nous avons entrepris un travail gigantesque. Nous avons fait signer des pétitions parmi tous les parents des Kréols. Ainsi, nous avons recueilli des dizaines et des dizaines de milliers de signatures. Cela a pesé lourd dans la balance quand j’ai déposé le projet de l’amendement de la loi du 10 avril. Des amis m’ont suivi. Beaucoup d’amis. Nous avons arraché la victoire.

Jer ne bronche pas et Idia fronce les sourcils :

— Ça ne vous cause aucun effet ? J’ai œuvré pour le bonheur de mon fils, pour tous les Kréols. Je ne voulais pas que Clo soit déporté plus tard, comme un paria.

Le mari d’Angela laisse ses mâchoires crispées. Pas un muscle de son visage ne tressaille :

— Qu’est-ce que ça changera ?

— La loi est modifiée ! hurle Curty, exaspéré par la froideur de son interlocuteur. Mo-di-fiée ! Vous entendez ? Ça veut dire que nous fermerons les centres de Jupiter, que tous les Kréols seront rapatriés sur la Terre et qu’ils auront le droit de se réincorporer dans la société.

— Sous quelles conditions ? halète enfin Jer.

— Sans conditions. Ou plutôt une seule, que nous n’avons pas pu éliminer. Ils resteront soumis à des contrôles psychiques permanents, qui détermineront avec exactitude le degré de leur trouble du comportement. Ceux jugés irréductibles seront pris en charge par des hypnors équipés de neutraliseurs bio-radiants.

Un jour nouveau s’ouvre brusquement pour Jer. Il a soudain envie de remonter l’échelle, de courir jusqu’à Angela, de lui annoncer la nouvelle. De l’annoncer à tous. Il se maîtrise, cerne le problème, car des détails ne lui paraissent pas très clairs. Il faut croire cependant que la lutte des Kréols pour leur liberté a influencé favorablement la majorité des membres de l’assemblée collégiale. Cet épisode n’a donc pas été inutile, au contraire, puisque Kome a rallié des partisans dans les couches de la population. Un vaste courant de sympathie s’est dessiné en faveur des Kréols alors que les hommes se trouvaient hors de l’influence des hypnors.

Curty tapote l’épaule de Jer :

— Nous discuterons des modalités d’application ensemble, explique-t-il. Vous savez, j’ai un fils. Je tiens à ce qu’il occupe sa place dans la société. Pourquoi vous tromperais-je ?

— Bah ! dit Kome. De toute manière, nous n’avons rien à perdre.

Là-haut, dans les soutes du vidojet, lorsque Jer apprend la nouvelle aux déportés, c’est une explosion de joie. La coque vibre sous les clameurs. Les hommes, les femmes, s’embrassent. Ça devient presque du délire. La cause commune paraît entendue en haut lieu. C’est inespéré.

Quand le calme revient dans les esprits, Rody, Nas, Angela, tous les autres, se demandent s’ils ne rêvent pas, si ce qui leur arrive est vrai. Ils doutent encore. Pourtant, Jer leur explique que Curty est devenu le père d’un Kréol, ce qui ne s’était encore jamais produit parmi les membres de l’assemblée collégiale.

Soudain, d’autres cris, d’autres hurlements, déchirent ce moment d’apaisement. Ils parviennent du dehors.

Jer sort précipitamment. Il apparaît au sommet de l’échelle, sonde l’astroport d’un regard lourd. Des silhouettes surgissent d’un peu partout. Des uniformes rouges, revolver à rayons braqués. Ils brandissent des poings menaçants, vocifèrent, convergent vers la gigantesque fusée.

La manifestation mobilise une grande partie du service d’ordre mis en place à l’occasion du départ des Kréols.

— Ça se gâte, songe Kome, pessimiste.

Il comprend que les décisions récentes de l’assemblée ne plaisent pas aux policiers. Ceux-ci forment un demi-cercle autour de Curty et de sa femme. Aussi Jer dégringole l’escalier amovible en vitesse et se range aux côtés du délégué gouvernemental. Son apparition ne soulève chez les manifestants aucune protestation, ni animosité. Ce qui paraît insolite. Aucun slogan hostile n’est poussé à l’égard des Kréols.

— Qu’est-ce qui se passe ? gronde Jer, poings serrés.

Il remarque des visages connus aux premiers rangs et il s’étonne puissamment. Comment expliquer la présence de Mollen, de Clarc, de Sergos, de Viac ?

Kome s’avance pour parlementer :

— Ne faites pas les idiots. À quoi sert tout ce tapage ?

— Ce n’est pas à vous que nous en voulons, Jer, dit Sergos. Mais à Curty. Il ne repartira pas pour le siège du gouvernement. Nous le gardons en otage, avec sa femme et son fils.

— Que lui reprochez-vous ?

— Vous connaissez nos idées. Nous souhaitions l’abolition définitive des hypnors.

— Vous, d’accord… Mais le colonel Clarc ?

— J’ai réfléchi pendant ma captivité, explique Mollen gravement. Terriblement réfléchi. J’ai follement apprécié ce vieux village de montagne, ce calme, cette tranquillité. La nature m’a envoûté. J’ai goûté son charme puissant, attirant. Votre idée, Kome, votre idée de la société, m’a séduit à la longue. J’ai eu le temps de la décortiquer. Avec les hypnors, notre communauté se dirige tout droit vers le déclin psychique. Nous serons bientôt incapables de penser nous-mêmes, de prendre des décisions, des initiatives. Certains spécialistes ont déjà lancé un cri d’alarme. L’homme possède un cerveau. Il doit l’utiliser. Or, le régime actuel asservit l’esprit, le façonne à un point qu’il ressemble à l’esprit des machines vides de sentiments.

Curty, particulièrement visé, garde la tête froide, extraordinairement lucide. Il ne s’affole pas. Même, un certain sourire tiraille sa bouche.

— Les Kréols ont déclenché un mouvement irréversible d’émancipation dans la société. De multiples indices le prouvent, jusqu’au sein du gouvernement. Le problème de l’abolition des hypnors a été abordé dans les discussions de l’assemblée. Il manque l’étincelle indispensable pour qu’une majorité se dessine.

Je crois, messieurs, que vous venez de produire cette étincelle. Gardez-moi comme otage, et exercez une certaine pression sur le gouvernement. Vous obtiendrez satisfaction à plus ou moins longue échéance. Je vous promets d’ailleurs tout mon appui.

La méfiance s’envole chez les policiers. Les revolvers disparaissent dans les étuis. Des voix acclament Curty. Celui-ci, impassible, s’approche de sa femme. Il écarte le burnous dans lequel Clo est enveloppé chaudement et il contemple longuement l’enfant avec un regard chargé d’amour, d’affection.

— C’est pour toi, mon fils, que je fais ça. Pour toi. Pour que tu connaisses une époque heureuse, pour que le mot bonheur signifie enfin quelque chose. Nous avions tous peur, tous, de déclencher ce mouvement irréversible de réformation, ce vaste, cet immense élan vers la liberté de l’esprit que nous souhaitions pourtant en secret.

Il cherche la main de Jer, la trouve, la serre longuement tandis que son regard exprime une infinie reconnaissance :

— Merci, Kome. Grâce à vous, les machines ne submergeront pas les humains. Nous conserverons la plénitude de nos moyens physiques et intellectuels. Aux yeux du monde, vous symbolisez l’héroïsme. Pourtant, nous vous avons combattu avec acharnement.

— Il a suffi que vous ayez un enfant kréol pour comprendre tout notre douloureux problème, résume Jer.

Il lève la tête vers le sas de la fusée où apparaît une silhouette féminine. Derrière, Nas et Rody ont bien du mal à contenir des centaines d’hommes avides de liberté.

— Angela ! crie-t-il. Angela !

Elle répond à l’appel, se retrouve bientôt près de lui, dans ses bras. Ils ne forment qu’un couple uni, soudé par l’amour, indestructible. Ils songent maintenant à l’avenir. À un avenir sain et lumineux dans une société rénovée.

L’an Un d’une ère nouvelle commence véritablement pour le monde des Kréols.

FIN