CHAPITRE III
Pié Sergos a revu plusieurs fois son fils Mau. À chaque visite qu’il effectuait chez les Kréols pour le compte du centre E.T.3, invariablement, Kome donnait son autorisation. Ces entrevues entre le père et le fils avaient quelque chose de pathétique et Jer les abrégeait, par pitié. Il se mettait à la place de Pié. Pas drôle d’avoir un enfant traité comme un paria.
Kome et ses amis préparaient leur plan en secret. Maintenant, les détails sont avancés. Les promoteurs entrevoient l’issue. Sergos constitue le pivot, le rouage essentiel, sans lequel rien ne serait possible. La présence de Pié sur Jupiter a joué un rôle primordial, a été le facteur déterminant. Pié ferait n’importe quoi pour ramener son fils chez lui. Il sacrifie son avenir, peut-être sa liberté. Il gâche sa vie.
Tant pis. Mais au moins Mau vivra comme tout le monde.
Une chance que les hypnors relâchent leur influence pendant les quatre heures quotidiennes que les hommes consacrent au travail. Pendant ce laps de temps, les consciences sont vulnérables, les cœurs corruptibles.
Sergos rencontre de nouveau Kome dans le bureau d’Angela. Pié est nerveux. De multiples indices le prouvent. Il veut précipiter le mouvement alors que Jer garde un sang-froid imperturbable, une lucidité d’esprit étonnante.
— Si vous attendez que And Viac soit muté ailleurs, je ne pourrai plus rien pour vous. Viac est mon ami. Je réponds de lui comme de moi-même.
Kome se caresse le menton du plat de la main :
— Vous pensez que votre ami effectue son dernier voyage ?
— Je n’en sais rien. J’émets une supposition.
— Supposition idiote, puisque rien ne l’étaye. Ne vous impatientez pas, Pié. Je vous ai promis d’emmener Mau, en échange du service que vous nous rendez. Êtes-vous réellement sûr de Viac ?
— Comme de moi-même, je vous le répète ! soupire le fonctionnaire. And fait ça pour moi, mais aussi parce qu’il n’apprécie pas les hypnors et qu’il serait heureux si le régime changeait sur la Terre. De tous temps, il y a eu des oppositions. Eh bien ! And est un opposant.
— Bizarre, remarque Angela. Je croyais que l’avènement des hypnors avait bouleversé radicalement les conceptions politiques des hommes, que l’ère était à la facilité, à la décontraction.
— Oui, explique Sergos, quand les hommes sont sous l’influence des machines, c’est-à-dire hors des périodes de travail. Mais quatre heures par jour, ça suffit largement pour penser. Et les pensées, parfois, ne concordent pas toujours avec celles des dirigeants.
— Au fond, vous manifestez une opposition théorique, purement théorique, symbolique, en tout cas pas constructive. Car de quelle arme disposeriez-vous ? La société vous a ôté tous vos droits. La liberté est un mot passé de mode et les hypnors vous faussent le vrai visage des choses, vous trompent, vous abusent, vous arrachent véritablement vingt heures de votre vie quotidienne. Les machines vous abreuvent de sottises, vous font vivre dans un monde irréel. Vous n’ouvrez réellement les yeux que pour travailler. Or, dans une étape prochaine, les hypnors ne vous laisseront même plus ces quatre heures de liberté de pensée.
Sergos regarde tour à tour les visages imperméables d’Angela et de Jer. Il se demande si Kome n’exagère pas.
— Vous brossez un sombre tableau de l’avenir.
— Nous le voyons ainsi. Tous les Kréols le voient sous cet angle, car ils échappent à la pernicieuse influence des ondes psychiques. Croyez-moi, Pié, notre société s’achemine vers l’abâtardissement. Les machines nous supplantent, gèrent notre existence. Le rêve perpétuel, c’est joli, mais il ne faudrait jamais se réveiller.
Angela détourne la conversation :
— Ne nous égarons pas. Pié attend notre réponse au sujet d’And Viac.
— Oui, que dois-je lui dire ? demande Sergos.
Kome réfléchit une seconde, par pure convention. Il semble tellement décidé que rien ne l’arrêterait. Mais il multiplie les précautions. Il sait que s’il réussit, il devra tout à Sergos. Enfin, une grosse partie de sa réussite.
— Quand Viac part-il ?
— Demain soir.
L’échéance imminente tire les traits de Jer. Il s’attend à des difficultés. Ce 12 avril 2068 marque un tournant capital, pour lui, pour les Kréols, peut-être pour l’humanité tout entière. C’est presque un sombre anniversaire. Il y a dix-huit ans, des hommes votaient la loi sur la déportation des anormaux chromosomiques.
— Bien. Nous sommes prêts.
— And viendra vous chercher. Demain soir, je ne pourrai pas venir. J’aurai terminé mon travail et l’hypnor m’empêchera tout acte illégal, apprend Sergos.
— Viac n’aura pas d’ennuis avec le contrôle ?
— Les gars du contrôle ne se méfient pas. Ils sont loin de penser que le vidojet J.14 transportera des clandestins. Surtout des Kréols. Ils croient avoir pris toutes les précautions. D’ailleurs, And est au-dessus de tous soupçons. Il possède des états de service excellents.
— Bon, bon, tant mieux, opine Kome. Nous attendrons donc Viac à l’heure convenue.
— D’accord pour Mau, hein ? insiste Pié.
— Je n’ai qu’une parole.
Les deux hommes se serrent chaleureusement la main. Ils courent des risques, mais ils acceptent sans hésitation, sans regret. Jer donne l’étincelle nécessaire et déjà le feu couve. S’il allume l’incendie, tout ira bien. S’il s’éteint, l’événement sera classé et peut-être qu’un autre, plus tard, reprendra le flambeau. Mais ce sera de plus en plus difficile. Sergos est apparu au moment adéquat dans les projets de Kome.
Pié et Jer promettent de se revoir, en d’autres lieux. Ils espèrent ainsi, supputent leurs chances. Elles ne seront jamais aussi grandes qu’en ce moment.
Quand Sergos est parti, Angela regarde son mari avec une expression d’angoisse. Son cœur bat dans sa poitrine, sa gorge se noue. Un malaise général l’envahit. C’est ça la peur.
— Jer…, halète-t-elle, frissonnante.
Il lui ferme la bouche d’un baiser :
— Tais-toi. Je devine tes alarmes. Demain soir, nous aurons quitté Jupiter, ou bien nous serons entre les mains de la police.
* *
*
And Viac dresse son imposante stature dans l’ombre. À travers le hublot de son casque, son regard brille. Il scrute la nuit épaisse, voilée de brume. Kome rejoint And le premier. Il communique grâce à la radio des scaphandres.
— Les autres arrivent, explique Jer. Patientez une minute.
— Combien êtes-vous ?
— Quatre. Plus le gosse.
— Ah ! Celui de Pié ?
— Vous êtes au courant ?
— Pié m’a tout raconté. Enfin à peu près. Comment comptez-vous vous y prendre, une fois revenus sur la Terre ?
— Excusez-moi, Viac. Je vous fais entièrement confiance. Mais, pour le moment, je préfère garder mon plan secret.
And ne paraît pas choqué. Il hausse les épaules, grogne une approbation. C’est un type solide, célibataire, un peu aventurier, qui a choisi le dur métier de pilote spatial. Ce soir, il est arrivé à l’heure convenue à bord d’un aéroglisseur dont la masse se dessine derrière lui.
Enfin, Rody, Nas, Angela et le jeune Mau sortent du « centre rééducatif », rejoignent hâtivement l’aéroglisseur.
— Ils sont tous là, souffle Kome. En route.
— Bon. Montez, invite Viac sans émotion.
Les Kréols s’installent dans l’engin. Cinquante kilomètres séparent l’établissement pénitentiaire de la base. Cinq minutes pour couvrir la distance. L’aéro glisse silencieusement à quelques centimètres du sol et ses radars le guident dans la nuit obscure. Les nuages cachent les satellites et les étoiles.
Un détail effraie Angela, persiste dans son esprit, la tourmente :
— Le contrôle, Viac… Vous y songez ? On n’entre tout de même pas comme ça à la base.
And a branché le pilotage automatique. Il se détend. Au-dehors, le thermomètre marque moins quatre-vingts. L’air pue l’ammoniac et les phares du véhicule trouent un brouillard jaunâtre. Sans scaphandre, les hommes tomberaient raides, comme des mouches sous une vapeur de D.D.T.
— Bah ! dit l’ami de Sergos en haussant les épaules. Je les aurai au bluff, au contrôle. J’ai prévu le coup. Vous vous camouflerez dans le caisson de l’aéroglisseur.
Il arrête le véhicule dix kilomètres avant la base. Kome, Rody, Nas, Angela et le petit Mau se tassent dans le coffre à bagages. Ils y entrent tous et se trouvent un peu emmêlés. Leur inconfort durera dix minutes à peine.
Quand l’engin se présente au poste de police, à l’astroport, And montre ses papiers. D’ailleurs, les gardiens le reconnaissent, le saluent. La barrière électro-magnétique s’ouvre et Viac conduit l’aéroglisseur jusqu’à son vidojet. Les lettres J.14 sont peintes en noir sur la coque de l’énorme vaisseau chargé de plusieurs tonnes de « penchar » traité, épuré. Le « penchar » sert à la fabrication d’un alliage résistant aux hautes températures. Les techniciens l’utilisent surtout en astronautique. Et de ce minerai, il n’en existe que sur Jupiter, en quantités énormes.
Le pilote ouvre le coffre :
— Sortez. Vous ne risquez plus rien. Je vais vous installer plus confortablement dans un coin de la cale… Oh ! Ça ne vaudra pas une cabine insonorisée, mais je ne pouvais pas vous loger avec mon équipage.
— Évidemment ! admet Jer… Vous n’aurez pas d’ennuis à cause de nous ?
— Je tâcherai. Il faudrait que Sergos vende la mèche. Je ne le crois pas. Ou qu’un membre de mon équipage soit trop curieux pendant le voyage. Mais rassurez-vous, je me débrouillerai.
— Vous vous donnez beaucoup de mal, Viac.
— Non. Ça m’amuse d’emmener des clandestins. Vous savez, je ne risque que le conseil de discipline. Je ne sais rien, je ne vous ai jamais vus, et j’ignore comment vous avez échoué dans mon astronef.
— Vous n’abuseriez tout de même pas le psycho-détecteur ! remarque Angela, serrant le petit Mau contre elle.
— Vrai, je n’y pensais pas, à lui… Montez donc à bord et ne vous cassez pas la tête. Vous risquez bien davantage que moi si on vous pince. On ne pardonnerait guère aux Kréols une évasion.
— Ni à ceux qui les ont aidés, ajoute Jer.
La menace ne décourage pas le pilote. Il précède ses passagers dans l’immense nef, les conduit dans la cale où il a aménagé un recoin. Il explique à Kome qu’il ne devra pas bouger, sous aucun prétexte.
Un air terrestre circule dans tout le vidojet. Jer et ses compagnons quittent leurs scaphandres, s’installent pour le long voyage vers la Terre. Un voyage de trois semaines.
And désigne des boîtes en plastique.
— Vous avez de la nourriture concentrée.
De toute manière, je viendrai faire un tour de temps en temps.
Il disparaît, boucle le réduit où il a disposé hâtivement cinq couchettes. Tout autour s’accumulent des containers de « penchar ».
À la lueur de minuscules veilleuses, les clandestins attendent fiévreusement le moment du départ. Le vidojet ne décolle qu’à l’aube et l’inquiétude taraude les visages. Tous donneraient très cher pour être plus vieux de quelques heures.
Jé Nas et Al Rody partagent l’angoisse de leur chef. Ils émettent même des hypothèses alarmantes :
— Si Viac nous trahissait ? suppose Nas.
Kome démontre le ridicule de cette idée :
— Il serait dans le sac, comme nous.
— Je veux dire, complète Jé très sérieusement, s’il était de connivence avec l’Administration ? Si nous servions justement de lièvres.
— Tu crois qu’une fois débarqués sur la Terre, la police nous prendrait en filature ? sourcille Jer.
— Histoire de connaître nos projets, achève Nas.
L’hypothèse ne paraît plus idiote à Kome. Pendant tout le voyage, elle lui trotte par la tête. Mais il se garde bien de l’aborder avec ses compagnons, d’en discuter. Il est sûr, pourtant, que Rody et Angela n’en veulent pas à Nas. Jer a jeté l’angoisse parmi eux et il en paraît désolé le premier. Il répète sans cesse qu’il aurait mieux fait de garder ses impressions pour lui.
* *
*
Comme les autorités officielles n’ont jamais mis les pieds dans les établissements pénitentiaires de Jupiter, elles ignorent totalement l’organisation sociale, administrative, des Kréols. Ceux-ci gèrent leurs propres affaires et leurs échanges avec l’extérieur se pratiquent au niveau d’un représentant, qui joue le rôle d’ambassadeur. Pié Sergos tient donc ce rôle présentement. Il est seul qualifié. Cela veut dire que les anormaux chromosomiques n’ont droit à aucune représentation sur Terre, et même au centre E.T.3. L’État leur laisse une semi-liberté à condition qu’ils ne se livrent à aucune activité politique.
En somme, les Kréols vivent sous un régime de prévention. Ils sont séquestrés pour éviter qu’ils ne tombent plus tard dans des délits de droit commun.
Ce système, Kome ne l’admet pas. Il le refuse catégoriquement, avec énergie. Il ne comprend pas qu’une société évoluée, en plein XXIe siècle, pratique encore la discrimination raciale. Car c’est un peu ça. Or, les Kréols n’ont pas demandé à venir au monde avec un chromosome supplémentaire. D’ailleurs, chez les normaux, on trouve aussi des voleurs et des assassins, de moins en moins nombreux il est vrai depuis l’avènement des hypnors.
Kome a donc mûri un plan d’action. Il ignore encore s’il triomphera mais il jette toutes ses forces dans la bataille. Bien sûr, il cherche des complicités parmi la société. Des hommes comme Sergos et Viac lui sont indispensables. Il ne lutte pas seulement pour les Kréols mais pour l’humanité entière.
Le débarquement du vidojet J.14 sur la Terre s’opère sans incident. Le voyage a été un peu long, inconfortable, pour les passagers clandestins.
Un quart d’heure après l’atterrissage, Viac libère les Kréols. Un large sourire illumine sa face :
— Je me suis débrouillé pour me poser de nuit. Venez.
Kome, Rody, Nas, Angela et le petit Mau s’extirpent avec précaution de leur réduit, où ils ont passé trois longues semaines, entassés. Ils sont un peu courbatus, abrutis. Quand ils apparaissent au sas du vidojet, ils respirent à pleins poumons un air vivifiant, pur, frais. Des millions d’étoiles brillent au ciel.
Ils posent le pied sur le sol avec émotion. Surtout Kome. Dix-huit ans qu’il attend ce moment. Une certaine ivresse grise son cerveau.
— La Terre ! balbutie-t-il. Je n’espérais plus la revoir.
Une sourde rumeur monte des bâtiments de l’astroport. Des projecteurs éclairent les aires d’envol et plusieurs astronefs dressent leur nez vers le ciel. À côté, les hommes semblent des fourmis.
— Mon équipage est déjà parti, explique Viac. Le déchargement du « penchar » ne commencera pas avant le jour.
Il montre un « hélair », sorte de soucoupe volante ultra-rapide à propulsion atomique, d’une dizaine de places, frappé aux cocardes gouvernementales : un globe terrestre entouré de plusieurs ellipses.
— Je suis agent de l’État, non ? gouaille And devant l’étonnement de Kome. J’ai droit à utiliser un « hélair » pour mes déplacements. Un pilote spatial, c’est quelqu’un de bien considéré. En général, j’emmène mon équipage avec moi, jusqu’à la ville. Cette fois, je me suis débrouillé pour être seul. Montez sans hésitation.
Viac paraît tellement sincère que Jer oublie la sombre hypothèse de Nas. Il s’installe avec ses amis sur les sièges confortables de l’engin discoïde, entièrement automatique.
— Où sommes-nous ? demande Angela.
— Astroport de la métropole, annexe 4, au cœur de l’ancienne Europe.
— Province H, alors, dit Jer. Celle de Pié.
— La mienne aussi, commente And. Pié et moi sommes de vieux amis, nés dans la même métropole.
Avec un sifflement, la soucoupe s’élève à la verticale, survole l’astroport, puis fonce rapidement vers une chaîne de montagnes.
— Les Alpes, apprend Viac. Pié m’a conseillé de vous emmener loin d’une métropole. Vous y serez en sécurité.
Le véhicule perd de l’altitude. Ses gros projecteurs se braquent vers le sol, balaient des sommets encore enneigés, des pentes couvertes de sapins ou de prairies. Des rivières coulent au fond d’étroites vallées.
— Vous connaissez le coin ? s’informe Rody.
— Vaguement, opine And. Avec Pié, nous étions amoureux de la nature. Mais cette mode a changé depuis l’avènement des hypnors. Les machines distribuent le rêve à volonté et les hommes ne sortent plus de chez eux. Ils deviennent casaniers, se replient sur eux-mêmes, abandonnent des plaisirs sains au bénéfice d’une évasion psychique sur commande. Je vous dis, ça me déplaît ce système ! Et si notre société revenait aux temps d’avant les hypnors, eh bien ! tant mieux !
La soucoupe descend lentement dans le rugissement de ses tuyères. Les gaz nocifs sont entièrement brûlés à leur sortie grâce à un dispositif spécial et des grilles d’absorption atténuent le bruit.
Les projecteurs éclairent un vieux village en ruine. L’un de ces villages antiques du XXe siècle où les gens de l’époque pratiquaient des sports de neige. Mais depuis, toutes les régions montagneuses ont été désertées et les populations se concentrent exclusivement dans les villes. Grâce à la loi sur le planning, le nombre d’habitants a diminué fortement.
Viac et les Kréols visitent le vieux village abandonné. Quelques maisons encore debout peuvent à la rigueur abriter du froid nocturne. Le confort manque totalement.
— Vous êtes sûr que personne ne vient par ici ? s’inquiète Jer.
— Personne, affirme And. Ça fait peur aux gens des coins aussi isolés. Les hommes sont de moins en moins courageux. L’isolement les effraie. Ils ne se sentent plus aucune vocation. Triste déchéance, vous ne trouvez pas ?
— Les hommes l’admettent eux-mêmes, mais ils ne font rien pour sortir de cet enlisement. Leur volonté s’émousse graduellement. Le monde a terriblement changé en un siècle.
Viac tend la main vers une montagne, de l’autre côté de la vallée :
— En face de vous, c’est le mont Blanc, le plus haut sommet de la province. Paradis des glaciers. Un bien beau spectacle pour vous qui êtes habitués au décor austère de Jupiter.
— Ah ! Ne parlez pas de Jupiter ! tempête Angela. Une planète infernale. Le bagne. Des conditions climatiques épouvantables.
— Je comprends, vous exécrez Jup ! C’est normal. Un globe énorme, gigantesque, mais avec pas un sou d’accueil. Quelque chose de froid, de glacé, de morbide. Chaque fois que je fais un voyage là-bas, je retourne avec le cafard. Heureusement que mon hypnor me remet les idées d’aplomb quand je rentre chez moi.
Kome vrille un regard sévère sur le pilote :
— Je croyais que vous n’aimiez pas les hypnors.
— Eh bien ! bredouille And, ça dépend. Quelquefois, ils vous aident bougrement à remonter votre moral défaillant. Sans eux, la vie serait intenable.
— La vie, c’est eux qui la modèlent, la façonnent. Les hommes sont tributaires de ces machines. C’est un cercle vicieux dans lequel vous vous enfermez. Nous autres, Kréols, voyons les choses en face, apprécions les réalités, et sommes psychologiquement plus évolués que les normaux. Ça paraît illogique, mais c’est pourtant exact. Nous ne changerions pas notre destinée contre la vôtre. Enfin, je parle de votre destinée actuelle, telle que vous la montrent les hypnors.
Viac soupire, consulte sa montre :
— Comme pilote d’astronef, j’ai un horaire de travail spécial. Mais je dois rentrer. Mon hypnor va se mettre en route automatiquement et si je ne suis pas en place, il avertira le centre administratif. Je vous laisse et je reviendrai demain, pendant ma période de liberté psychique.
— Je retourne avec vous dans la métropole annexe 4, propose Kome. J’ai assuré la sécurité de mes amis. Pié m’a donné un message pour sa femme. Je dois le lui remettre en mains propres.
— Vous trouverez Lia chez elle, mais, à cette heure, elle est sous l’influence de son hypnor. Vous ne tirerez rien d’elle.
— Ne vous en faites pas, je me débrouillerai, dit Jer en souriant.
Il contemple les habits « civils » que Pié lui a donnés. Ainsi vêtu, il ressemble à n’importe quel citoyen.
— Je ne me ferai pas remarquer ? demande-t-il, légèrement inquiet.
— Non, assure And. Des gens circulent dans la métropole, même la nuit. D’ailleurs, le jour va se lever. Vous vous mêlerez à la foule des travailleurs. Si vous voulez, je vous mène chez Lia Sergos avant de rentrer chez moi.
Jer acquiesce. Il embrasse Angela et le petit Mau serre les mains de Rody et de Nas. Il reviendra rapidement, le plus tôt possible. Puis il embarque à bord de la soucoupe.
Angela regarde partir l’« hélair » avec émotion. Quand l’engin est complètement absorbé par la nuit, elle se tourne vers le fils de Sergos, le serre sur son cœur :
— Tu vas revoir ta maman, Mau. Tu es content ?
— Oh ! oui, pleurniche le gosse. J’aimerais aussi que papa soit là.
Le groupe des Kréols pénètre lentement dans l’une des maisons du village que Jer a choisie comme quartier général. Là, parmi les vieilles pierres du passé, il va s’organiser.
Au même moment, sur le versant opposé de la montagne, le soleil se lève, irisant la couronne de neige du mont Blanc. En ce début de mai, les Alpes éclatent de couleurs et de féerie.