— Une antenne ? grogne Klé Hoker. Et télescopique par-dessus le marché. Je comprends mieux. Elle dépassera du sol lorsqu’elle fonctionnera et en dehors des moments d’émission, elle rentrera dans sa gaine. Façon comme une autre de la camoufler.

Allan se place à son tour sous la cheminée :

— Ça m’a tout l’air d’un studio de radio ou de T.V.

— Vous frôlez la vérité, apprend Jer. Mais ce n’est pas tout à fait ça. En tout cas, aucune image ne passera sur les écrans T.V. Si vous pensez à une station-pilote, vous vous trompez.

— Vous ne voulez pas intoxiquer le public par de la propagande anti-gouvernementale ? s’étonne Hoker. Pourtant, c’est une solution.

— … Idiote ! précise Kome. Les hypnors contrebalanceraient les effets de notre propagande. Vous oubliez que tout le matériel électronique installé ici ne provient pas exclusivement de votre générosité, messieurs. Mon équipe de recherches a amené de Jupiter certains appareils, en pièces détachées, et elle les a remontés puis mis en place. Ils trouveront leur application très bientôt.

— Le moment approche ? halète Hoker.

— En effet. Je vais assener un grand coup. Vous y aurez contribué et je vous exprime encore ma gratitude.

Comme les deux ingénieurs se dirigent vers la sortie, Shap retient Kome par le bras. L’angoisse se lit dans son regard :

— Vous êtes imprudent d’avoir amené ces deux types ici. S’ils parlaient ?

— Nous avons eu besoin d’eux, explique Jer, pour édifier notre relais. Mok ne nous a pas déçus. Or, il répondait de Hoker et d’Allan comme de lui-même. Pourquoi penses-tu que le monde entier est contre nous ?

— Je ne le pense pas. Je me méfie seulement.

— Moi, je mets ma confiance en ces hommes qui veulent changer le régime actuel, celui qui les mène droit à l’abrutissement.

— Oui, mais plus tard, nous accepteront-ils parmi eux, quand les machines ne domineront plus l’homme ? J’ai l’impression qu’ils se servent un peu de nous, qu’ils utilisent notre propre terrain et que, en fin de compte, ils tireront les marrons du feu.

— Seuls, nous étions incapables d’arriver à un résultat, Rog. Cela, tu devrais te l’enfoncer dans le crâne. Notre plan reposait sur des complicités.

Jer rejoint hâtivement les deux ingénieurs à la sortie de la galerie. Il mesure l’ampleur des travaux accomplis depuis cinq mois. Quand il avait choisi le mont Blanc comme emplacement pour le montage de l’antenne, il n’existait qu’une montagne couverte de glace. Il a fallu creuser le roc, la cheminée verticale, monter les appareils élément par élément, avec patience.

Nas attend près des « monohels » :

— On retourne au camp ?

— Oui, Jer, opine Kome.

Hoker, Allan et les deux Kréols endossent leurs hélicos individuels. Ils bouclent leurs bretelles. Un air glacial circule sur la montagne, soulevant la neige. À plus de quatre mille mètres, le thermomètre accuse moins dix, en plein jour. Dans leurs combinaisons de vol, les hommes triomphent du froid.

Les deux ingénieurs décollent les premiers, se balancent quelques secondes à un mètre du sol puis commencent la descente. Ils ont ajusté leurs inhalateurs.

Nas désigne son bracelet-radio :

— Rody m’apprend que Viac est de retour, avec cinq autres Kréols. Sa soucoupe s’est posée il y a un quart d’heure près du camp.

— Bon, allons-y, décide Jer. Je crois que dans une semaine, nous serons totalement prêts.

Les yeux de Jer Nas brillent :

— Une semaine ? Tu es sûr ?

— Oui. Alors, en pleine nuit, nous frapperons notre coup décisif. La première partie de notre programme sera accomplie.

— Le reste, Jer… Tu penses au reste ?

— Oh ! oui. Il y aura encore beaucoup à faire. Mais tout sera plus facile.

Kome ignore qu’au contraire ses difficultés commencent. Il oublie trop vite que les Kréols possèdent un chromosome supplémentaire. Que c’est à cause de cela qu’une loi les a déportés sur Jupiter.

* *
*

Le centre administratif, c’est quelque chose de très important, un complexe extraordinaire. Situé sous terre, sous des tonnes et des tonnes de béton, il se trouve protégé de l’extérieur par tout un réseau de sécurité. Pour entrer dans le centre, il faut montrer patte blanche. Tous les employés, du subalterne au directeur général, possèdent un laissez-passer spécial.

Une sorte de forteresse, le cerveau, non seulement d’une métropole, mais de toute une province. Ici, une armée de fonctionnaires, aidée de machines électroniques, centralise des tas et des tas d’informations, se tient au courant minute par minute de la vie de la cité et de ses habitants, exerce son contrôle sur l’ensemble d’une région.

À tout moment, les services de la statistique peuvent donner le nombre d’habitants exact de la province, celui des naissances, des décès, des hospitalisés. Ils savent, sans erreur possible, combien une usine, un bureau, un magasin, utilisent d’employés. Ils connaissent les mouvements du personnel navigant, le débit quotidien des astroports, le nombre de véhicules en vol et celui des automobiles téléguidées sur les autoroutes.

Ce matin-là, dans l’une des multiples salles de contrôle, deux fonctionnaires attendent la relève. À dix heures, une autre équipe prendra leur place. Ju et Ren rentreront chez eux. Ils sont à leur poste depuis six heures du matin.

Habillés d’un uniforme orange, ils font face à plusieurs écrans. Des claviers sont à portée de leurs mains. Des micros, des haut-parleurs complètent toute une série d’appareils dont la manipulation exige une certaine technique.

— Neuf heures moins dix, remarque Ju, lorgnant vers la pendule. Les appels vont commencer.

Ils sont à l’écoute du quartier N.S.4. Normalement, tous les chefs d’entreprises, tous les directeurs de bureaux et de magasins du secteur doivent leur signaler les mouvements de leur personnel. Le nombre des présents, des absents. Ceux en congé ou en déplacement. En même temps, ils fournissent l’indice de production de la veille et celle qu’ils comptent atteindre aujourd’hui. En réalité, ce conciliabule avec le centre dure jusqu’à dix heures du matin, jusqu’à la relève de l’équipe. Après la journée de travail, le même processus recommence.

Comme les minutes tournent et qu’aucun appel ne se manifeste, Ju s’inquiète :

— Qu’est-ce qu’ils fabriquent, ce matin ?

Il a branché ses magnétophones et s’apprête à l’enregistrement des informations obligatoires. Une liste des établissements à contacter permet une vérification immédiate.

Neuf heures. Toujours aucun appel. Cette carence n’est jamais arrivée et l’inquiétude s’accuse chez Ju :

— J’en ai marre ! Je vais appeler le premier. Qu’est-ce que tu en penses, Ren ?

Son collègue, assis à une table voisine, hoche la tête :

— Ma foi, essaie.

Ju avance déjà la main vers un clavier lorsqu’un voyant clignote impérativement au-dessus d’un écran T.V. Le visage d’un homme à casquette apparaît :

— Je suis le gardien de nuit de l’usine AX.7. J’ai assuré la sécurité des machines pendant mes rondes… Seulement, il se passe quelque chose d’inexplicable. Ou alors toutes les pendules de l’établissement sont détraquées. Quelle heure est-il ?

— Neuf heures deux minutes, dit Ju.

— C’est bien ce que je craignais. Il se passe quelque chose. Le personnel n’est pas encore arrivé.

Le fonctionnaire du centre sursaute :

— Quoi ? C’est impossible. Ça ne s’est jamais produit.

— Eh bien ! ça se produit ce matin, confirme le gardien. Je ne quitte mon poste que lorsque tout le personnel est rentré. Or, sur les cent quatre-vingts employés, pas un ne s’est présenté. L’usine est déserte.

— Même pas le directeur, ou l’un de ses adjoints ? s’étonne Ju.

— Personne, je vous dis… Qu’est-ce que je fais ?

— Restez en place. Surtout, ne rentrez pas chez vous. Je vais alerter les services de sécurité. Dans quelques minutes, nous saurons le motif de cette absence collective.

Ju coupe la communication, se gratte la tête. Il n’y comprend rien. Il donne un ordre à Ren :

— Contacte chez lui le directeur de l’usine AX.7. Grouille-toi.

Ren consulte rapidement un fichier, compose un numéro sur un cadran. Une lampe-témoin signale que le contact est établi avec l’appartement du correspondant. Mais l’écran T.V. reste vide.

— Il roupille encore ! s’énerve le fonctionnaire. Son dossier va s’agrémenter d’un joli avertissement. Il pourra courir pour une augmentation de salaire !

— Doucement, Ren, remarque Ju sur un ton modéré. Le directeur n’est pas seul en cause. L’ensemble du personnel ne s’est pas présenté à l’usine.

— Est-ce qu’ils feraient grève ? C’est pourtant interdit par la loi et cela ne s’est jamais produit depuis la mise en service des hypnors. C’est de l’histoire ancienne cette forme de protestation !

D’autres appels encombrent alors le centre de contrôle. Tous parviennent des gardiens de nuit qui notent l’absence générale des travailleurs. Ju essaie de contacter quelques magasins, des bureaux, où n’existe aucune surveillance nocturne. Vainement. Personne ne répond. Là aussi, le personnel fait défaut.

— J’alerte les services de sécurité, décide Ju.

Il se met en rapport direct avec le bureau de permanence, logé dans une partie du centre administratif.

— La sécurité ? Ici le contrôle du quartier N.S.4. Je vous signale qu’à l’heure actuelle, aucune usine, aucun magasin, aucun bureau, n’ont ouvert leurs portes. Le personnel ne s’est pas présenté.

L’écran T.V. montre un type en uniforme rouge. Il porte des lunettes. Loin de s’étonner, l’homme grimace, hoche la tête :

— Vous n’êtes pas le seul contrôle à m’appeler. Figurez-vous que je suis noyé dans les appels. Il en vient de tous les coins de la métropole, et même des cités satellites de la province. Tous les gens, apparemment, sont restés chez eux. Les rues sont désertes, les moyens de transport vides.

Ju reconnaît Hen Clarc sur l’écran. C’est un monsieur qui ne prend pas les vessies pour des lanternes. Son grade de lieutenant de police lui confère une certaine autorité. Il dépend directement du colonel Mollen, le grand responsable de la sécurité dans la province H.

— Mon lieutenant, balbutie Ju, qu’est-ce que je dis aux gardiens de nuit ?

— Qu’ils n’abandonnent pas leurs postes. J’ai envoyé des équipes dans les divers quartiers de la ville. Je crois que même au centre, il ne faut pas compter sur la relève de dix heures. Nous sommes bons pour des heures supplémentaires. En tout cas, personne ne doit rentrer chez lui.

Le visage de Ren s’allonge. Sitôt Clarc disparu de l’écran, il branche un panoramique. L’image montre l’entrée du centre administratif, puis le gigantesque toit-terrasse qui émerge à peine du sol. L’amorce de plusieurs rues apparaît.

— Pas un chat, note Ren, soucieux. Ça devient salement inquiétant. Personne ne répond au visiophone dans les appartements. Ils seraient tous morts que…

— Tais-toi ! tranche impérativement Ju, masquant son trouble.

Les deux fonctionnaires tombent pourtant d’accord. Quelque chose ne tourne pas rond.

Hen Clarc rejoint rapidement l’équipe devant le logement 923, au dernier étage d’un building dans le quartier du centre administratif. Les quatre hommes piétinent devant le palier et attendent l’ouverture de la porte.

Clarc colle sa bouche au parlophone, appelle :

— Colonel ! Colonel !

Il patiente encore une minute, comprend que Mollen n’ouvrira pas. Alors il se tourne vers les trois policiers de l’équipe dont les uniformes rouges se détachent singulièrement dans le couloir circulaire.

— Eh bien ! forcez la porte, ordonne-t-il.

Les flics hésitent, observent leur chef avec ahurissement.

— Vous entendez ? vitupère le lieutenant. Il faut savoir pourquoi ils ne répondent pas au visiophone. Le colonel comme les autres. Surtout le colonel.

L’un des policiers sort une clémettrice spéciale de sa poche ; la règle sur une certaine longueur d’ondes, puis l’introduit dans la serrure de la porte. Celle-ci coulisse immédiatement.

Les quatre hommes se précipitent, haletants. Clarc remarque tout de suite, dans le hall, l’œil double de l’hypnor qui fonctionne parfaitement. Il fouille toutes les pièces. Dans la chambre à coucher, il découvre Mollen et sa femme, étendus sur leur lit, immobiles.

Hen pense au pire :

— Colonel ! gémit-il.

Il se rassure très vite, perçoit les respirations régulières des deux dormeurs. Mais en vain secoue-t-il le chef de la sécurité. Il n’arrive pas à le réveiller.

— Ils dorment à poings fermés, constate Clarc. Partout, les gens doivent dormir comme des souches. C’est pour ça qu’ils ont manqué l’heure du travail.

— Leur hypnor aurait dû les réveiller, hasarde l’un des policiers. Les machines seraient-elles détraquées ?

— Des spécialistes les examineront, grogne le lieutenant.

— Si nous en trouvons un debout ! soupire un agent.

— Quoi ? bondit Hen. Vous avez de drôles d’idées.

Il se résigne, hausse les épaules, trouve que son subalterne a finalement raison. L’équipe visite ainsi plusieurs logements, constate que les habitants succombent à une curieuse maladie du sommeil. Seuls les employés à leur travail, pendant la nuit, ont échappé à l’épidémie. Mais ils sont peu nombreux. Environ deux pour cent de la population. Autant dire que, la province H, en quasi-totalité, est frappée par le phénomène.