CHAPITRE IV
Jer lève la tête vers le bloc d’habitation B.18 de l’îlot K.A.9. Six heures du matin. Personne n’est encore levé car généralement la journée de travail commence à neuf heures, sauf pour quelques spécialistes.
Kome s’engouffre dans l’ascenseur antigravitationnel. L’émotion tord son ventre, noue sa gorge. Non pas parce qu’il monte dans un ascenseur. Non. Mais parce qu’il foule sa planète natale, qu’il circule librement dans une agglomération. Il considère déjà sa performance comme une victoire.
Quand il aborde l’étage 27, il songe brusquement à Dan Pial. À Pial resté sur Jupiter à la tête des Kréols. Pourquoi évoque-t-il soudain son ami ? Il n’en sait rien. Il pense peut-être que son lieutenant possède moins de chance que lui, qu’il reste là-bas, sur son monde invivable.
Dans le couloir circulaire, il s’arrête devant l’appartement 412. Il entre dans le champ de la caméra. Un gros voyant clignote. Puis le Kréol attend quelques minutes. Lia doit dormir, mais elle a dû percevoir la légère sonnerie d’appel. Probablement cherche-t-elle le nom de ce visiteur inconnu, matinal.
Elle télécommande l’ouverture de sa porte, sans méfiance. Les hommes ne discernent plus le mal du bien car les hypnors les persuadent que le mal a totalement disparu. Alors, pourquoi se montrerait-on méfiant ? Méfiant de qui, de quoi ?
— Madame Sergos ? demande Kome. Je viens de la part de votre mari, Pié. Je suis son ami.
— Pié ? ânonne Lia, abrutie par son sommeil hypnotique.
Jer hoche la tête, comprend que la jeune femme ne se trouve pas dans son état normal. Il se dirige vers l’hypnor à l’œil clignotant, sort une clémettrice de sa poche, la glisse dans l’alvéole de marche, stoppe la machine. Les éclairs mauves de l’œil se tarissent en même temps que les ondes psychiques.
Lia retrouve sa lucidité. Elle contemple Jer avec étonnement :
— Vous n’êtes pas habillé d’orange ?
— Non. Je ne suis pas un agent du centre. Je viens de Jupiter et votre mari m’a remis ce message pour vous.
Kome sort une minuscule bobine magnétique de sa poche, la tend à Lia. Celle-ci la prend avec émotion, se dirige vers son salon, introduit la bande dans un magnéto. Elle place les écouteurs sur ses oreilles et Jer ne peut rien entendre.
— La voix de Pié…, murmure Mme Sergos.
Elle écoute, subjuguée, les explications de son mari. Sa pâleur s’accentue. Fréquemment, elle regarde Jer, avale sa salive. Quand le message se termine, des larmes bordent ses cils.
— Mau ! gémit-elle, quittant les écouteurs.
Elle s’effondre sur un fauteuil, enfouit la tête dans ses mains. Elle sanglote.
— Mau est sur la terre ! répète-t-elle.
— Oui, dit Kome. Je l’ai amené. Vous pourrez le voir quand vous voudrez, après votre travail.
— Tout de suite !
— Non, c’est impossible. Si vous ratiez votre journée de travail, le centre serait alerté. Vous travaillez dans une usine qui fabrique des pièces détachées pour les hypnors, je crois ?
— Oui.
— Bien. Si ça ne vous dérange pas, j’attendrai ici votre retour de l’usine. Puis, Viac viendra nous chercher.
Lia se lève, chancelante, tend sa main fine à Jer :
— Pié me dit d’avoir pleinement confiance en vous.
— Je m’appelle Kome. Jer Kome. Je suis Kréol.
La Jeune femme ne sourcille pas. Son mari lui a expliqué brièvement les choses dans son message.
— Pour Mau, je ferai n’importe quoi.
— Votre mari aussi. La preuve. Il m’a aidé, puisque j’ai réussi à quitter Jupiter. Il m’a même donné une clémettrice… Il était agent du centre, dans cette métropole, avant sa mutation pour Jupiter ?
— Exact. Il s’occupait du quartier M.O.19.
— Je ne lui ai pas demandé comment il avait subtilisé une clémettrice. Ça n’a pas d’importance. Toujours est-il que désormais j’ai la possibilité d’interrompre la marche d’un hypnor. De n’importe quel hypnor puisqu’ils fonctionnent tous suivant le même modèle.
Lia lâche la main de Jer. Une certaine crédulité enflamme son regard :
— Méfiez-vous. Le centre pourrait vous repérer… Vous entreprenez quelque chose d’immense, de démesuré, au-dessus de vos moyens.
— Je sais, opine Kome. Mon but est énorme. Si je n’avais pas foi en moi, je plaquerais tout. Et puis des milliers et des milliers de Kréols comptent sur ma réussite.
— Je vous aiderai, dans la mesure de mes moyens. Je crois que tous les parents d’un petit Kréol soutiendront votre action.
— Merci, madame Sergos. Mais l’heure s’avance. Je vais remettre votre hypnor en action… Cela ne vous fait rien que j’attende Viac chez vous ?
— Absolument pas.
Jer retourne dans le hall. À l’aide de sa clémettrice, il redonne le départ à l’œil électronique. Le faisceau rotatif reprend ses éclairs mauves provisoirement interrompus. Des ondes psychiques assaillent de nouveau Lia Sergos.
Huit heures trente. La femme de Pié, prête, sa toilette achevée, quitte son appartement, oublie la présence de Jer. Son hypnor, réglé sur son énergie cérébrale, la guide jusqu’à son usine, à proximité de son domicile. Chaque individu dispose donc d’un hypnor particulier et un appartement peut abriter au maximum cinq machines, selon le planning familial.
Pendant les quatre heures de travail de Lia, Jer se détend, prend une douche, se sèche aux infrarouges, avale quelques pilules nutritives, puis fait une petite sieste. Quand Mme Sergos rentre, Kome est encore couché.
Rapidement, le Kréol interrompt l’hypnor avec la clémettrice. Il ne reste plus qu’à attendre sagement Viac. Celui-ci arrive une heure plus tard. Son « hélair » est posé sur le toit-terrasse.
Lia et Jer embarquent dans la soucoupe. Une certaine liberté existe tout de même car les véhicules ne sont soumis à aucun contrôle.
D’ailleurs, généralement, les gens utilisent les moyens de transport uniquement pour les nécessités de leur travail.
L’« hélair » fonce vers les montagnes, rejoint le vieux village au cœur du massif du Mont Blanc. Arrachée à l’influence de son hypnor, Mme Sergos s’extasie sur la beauté du spectacle. Elle contemple les cimes neigeuses avec étonnement. C’est peut-être la première fois depuis longtemps qu’elle reprend contact avec la nature.
Elle s’imprègne le regard des alpages verts, des torrents aux eaux claires, des arbres majestueux. Jer enregistre les réactions de la jeune femme.
— Vous voyez, And, souffle-t-il au pilote. L’individu réagit tout autrement hors de la zone néfaste d’une machine. Ça prouve que sa sensibilité demeure, mais elle est étouffée par les assauts psychiques des hypnors.
Lia pleure quand elle serre Mau dans ses bras. Elle épanche son émotion et Angela contemple la scène en hochant la tête.
— Suppose, Jer, que tous les Kréols retrouvent leur famille. Nous assisterions à des milliers et à des milliers de scènes analogues.
— Oui, dit mélancoliquement Kome. Ce serait le couronnement de notre triomphe.
Viac rejoint le groupe des Kréols. Il pense au moment où Lia sera obligée de s’arracher à son fils, dans quelques heures. Alors, de retour chez elle, elle aura bien besoin du secours de son hypnor pour lui changer les idées.
— Kome…, intervient le pilote.
— Appelez-moi Jer. Je vous appellerai And, rectifie le mari d’Angela.
— D’accord, Jer… Vous savez que dans trois jours, je repars pour Jupiter. Mon J.14 m’attend. Le « penchar » aussi.
— Ennuyeux… Mais je le savais. C’était inéluctable. Or, il faut absolument que nous conservions ce trait d’union entre la Terre et Jupiter. Ce trait d’union que vous représentez… Vous pourrez remettre un message à mon adjoint, Dan Pial ? Enfin, Pié le remettra à Dan.
— Naturellement, approuve le pilote. Je me suis déjà mouillé avec vous. Autant que, désormais, je plonge complètement dans le bain.
Jer tend à Viac une bobine magnétique qu’il a enregistrée sur le magnéto de Lia Sergos. Il n’en cache pas le contenu :
— Je demande à Pial qu’il tienne prêt au départ le commando n° 2. Nous avons besoin d’effectifs, ici. Je suppose, And, que vous pourrez ramener cinq autres clandestins.
— C’est un maximum à chaque voyage. Mais comptez sur moi. Je procéderai comme l’autre fois.
— Si vous vous faites pincer ? s’inquiète Jé Nas.
— Ça m’étonnerait. Le régime paraît si solidement implanté que la police relâche sa surveillance. Naturellement, un jour ou l’autre, l’éveil sera donné. Sûrement par vous, Jer. Je pense que vous n’avez pas quitté Jupiter uniquement pour vous soustraire à l’enfer de cette planète. Tôt ou tard, vous vous manifesterez.
— Évidemment, admet Kome. Le moment n’est pas encore venu. Mes effectifs conditionnent mon action.
— Je comprends, approuve Viac.
— Nous possédons tous les matricules des Kréols. Nous pourrions par conséquent rechercher leurs adresses. Si toutes les familles des Kréols basculaient déjà dans notre camp, nous formerions une force immense.
— Pas un raz de marée en tout cas, remarque And.
— Non, pas un raz de marée. Du reste, il nous serait impossible de contacter séparément ces familles. Nous jouerons sur un autre tableau. Le gouvernement central oublie que nous possédons dans nos rangs des techniciens, des ingénieurs, des chercheurs. Notre chromosome supplémentaire n’ôte rien à notre intelligence. J’ai formé une équipe de scientifiques sur Jupiter. C’est par la science que nous triompherons, par les mêmes méthodes qu’emploie le gouvernement central.
Viac fronce les sourcils :
— Vous mûrissez donc votre plan depuis longtemps ?
— Depuis des années.
Kome désigne Mau et Lia, dans les bras l’un de l’autre. Il sourit, ému :
— C’est pas beau, ça, attendrissant ? À quoi voyez-vous qu’il s’agit d’un enfant kréol ?
And pose sa main sur l’avant-bras de Kome. Des idées traversent son cerveau. Il imagine un monde sans hypnors car le problème des Kréols passe pour lui au second plan. Il combattrait plutôt les machines que les lois.
— Écoutez, Jer. J’ai un ami à la compagnies des astrojets. Je lui parlerai de vous.
— Pas de blague, hein ? Vous êtes sûr de sa discrétion ?
— Sûr. Il vous contactera. Vous pourrez lui demander tout ce dont vous aurez besoin. Il n’aime pas les hypnors lui non plus.
— Et les Kréols ?
— Bah ! Il prétend que la loi du 10 avril 2050 est franchement idiote, que rien ne l’étaie d’une façon suffisante.
— Bon, bon, And. Comment s’appelle votre ami ?
— Fra Mok. Comme moi, il s’opposerait volontiers aux méthodes gouvernementales. Il voudrait que les hommes sortent de l’enlisement.
Angela s’approche de Lia Sergos, lui entoure les épaules d’une main secourable. De la douceur émane de son regard :
— Ne vous en faites pas, Lia. Vous verrez Mau aussi souvent que vous le voudrez. Entre-temps, je m’occuperai de lui.
— Vous ne pourrez jamais avoir d’enfant, n’est-ce pas ? soupire la femme de Pié.
— Jamais, dit Angela en baissant la tête.
— Alors, vous aimerez Mau comme votre propre fils. Je suis tranquille pour lui. Il est dans de bonnes mains.
* *
*
Métropole annexe 14, province M. La région se situe approximativement sur l’ancienne Russie. L’agglomération ressemble à toutes les autres. Les énormes immeubles, les tours, se blottissent sous la gigantesque coupole translucide, protectrice. Un air épuré, aseptisé, circule dans les rues. Pas un souffle de vent n’agite les arbres d’essences spéciales. Les habitants et la végétation vivent en serre close, avec une température uniforme d’un bout à l’autre de l’année.
Ici aussi le ciel toujours bleu donne une fausse idée du temps. S’il neige à la périphérie, le soleil brille tout de même au-dessus de la cité. La science s’est ingéniée à fournir aux hommes le beau temps perpétuel. L’agréable des climats tempérés était justement la diversité des saisons. Cela n’existe plus. Comme beaucoup d’autres choses.
Jer trouve que sa ville n’a guère changé en dix-huit ans. Viac l’a déposé avec Angela au sommet de la tour qui émerge de la coupole. Une tour colossale, destinée à accueillir les « hélairs ». Ces tours sont réparties dans les divers quartiers de la cité et sont autant d’accès avec l’extérieur.
Kome sonne à l’appartement 622. Une intense émotion l’agite. Malgré ses efforts, il dissimule mal son trouble. Angela comprend cette attitude et presse fortement la main de son mari dans la sienne.
— Maîtrise-toi, Jer.
— J’essaierai. C’est difficile. Je ne sais pas s’ils me reconnaîtront.
Enfin, la porte coulisse. Les deux Kréols entrent dans le hall vide. Immédiatement, Kome repère l’œil triple de l’hypnor. Ça signifie que trois personnes logent ici. En quelques secondes, le mari d’Angela interrompt les faisceaux psychiques de la machine. Les trois yeux électroniques s’éteignent.
Dans le salon, car tous les appartements sont standardisés, un homme et deux femmes regardent le programme T.V., couleur et relief, que diffuse l’unique chaîne gouvernementale. L’une des femmes, très jeune, ne dépasse pas une vingtaine d’années. L’autre est beaucoup plus vieille, avec des cheveux gris.
Kome s’avance en titubant. Il tend ses mains, la gorge serrée. La salive lui manque et ses jambes plient sous lui.
— Père… Mère…, balbutie-t-il.
Les deux vieux se dressent, comme projetés par un ressort. Ils lorgnent vers le hall, remarquent que l’œil triple de la machine ne fonctionne plus.
— L’hypnor…, s’inquiète l’homme.
— Je l’ai stoppé, dit le mari d’Angela. Papa… Maman… Vous ne me reconnaissez pas ? C’est moi, Jer.
Les vieux tressaillent. Ils observent mieux le visiteur, car Angela se tient un peu à l’écart, s’efface volontairement. Elle ne veut pas troubler la rencontre. Enfin, la vieille halète :
— Jer…, Jer… Ce n’est pas possible !
— Si. Je me suis évadé de Jupiter.
Des bras se tendent. Kome s’y précipite, s’y réfugie, comme s’il avait dix-huit ans de moins. Il lui semble que la vie, sa vie, repart à cette date précise où, avec un contingent d’autres gosses, il s’était embarqué pour les confins du système solaire.
Des larmes, des étreintes, des sanglots. Une scène poignante, pathétique, bouleversante de sincérité. Puis le fils retrouvé contemple la jeune fille, figée, immobile.
— Rosa ? dit-il, hésitant.
— Oui, oui, Jer, c’est ta sœur, opine le vieux. Elle a vingt-deux ans maintenant.
Le frère et la sœur s’embrassent, comme deux étrangers. Ils ne se connaissent pas. Rosa avait quatre ans quand Jer a été déporté. Elle ne se souvient pas de Jer. Mais celui-ci se rappelle très bien d’elle.
Kome se retourne vers Angela, lui fait signe d’approcher. Il lui prend la main, la pousse doucement vers ses vieux parents.
— Je suis marié, explique-t-il. Voici Angela.
Hors de l’influence de l’hypnor, le père de Jer raisonne froidement. La soudaine présence de son fils le plonge dans un abîme de réflexions.
— Ils t’ont relâché ?
— Non. Je te répète que je me suis évadé.
— Je croyais qu’on ne s’évadait pas de Jupiter.
— La preuve. Je n’ai pas pu résister au désir de vous revoir.
— Nous avons vieilli, n’est-ce pas, ta mère et moi ?
— Bah ! C’est normal… Mais nous ne pouvons pas nous attarder. Un ami nous attend sur la tour. Jurez-moi que vous ne me trahirez pas, que vous ne répéterez à personne que je suis ici.
— Voyons, Jer, nous, tes parents, nous ne vendrons pas la mèche ! dit la mère de Kome.
— Mais Rosa ? doute Angela.
— Je me tairai, affirme la jeune fille, parce que Jer est mon frère. Je ne doute pas qu’il ait souffert pendant dix-huit ans.
— Tu ne peux pas savoir, Rosa ! soupire Kome. Terribles, ces dix-huit ans. Je n’ai vécu que pour ce moment, celui où je vous reverrai. Maintenant, je dois repartir. Je reviendrai.
La mère s’accroche au bras de son fils. Elle est bouleversée. Des larmes roulent sur ses joues ridées.
— Tu ne restes pas avec nous ?
— Je ne peux pas. Je vous expliquerai plus tard.
— Viens, Jer, intime Angela, désirant soustraire son mari le plus rapidement possible à cette chaleur familiale, contagieuse.
Kome remet l’hypnor en route. Il sait que son départ ne sera pas dramatique, à cause de la machine. Celle-ci projette déjà dans les pensées des trois habitants du logement 622 des impulsions apaisantes. Rosa et ses parents deviennent la proie d’ondes hypnotiques. L’image de Jer s’efface des cerveaux.
Les deux Kréols regagnent le sommet de la tour. Quand ils atteignent la terrasse, une pluie froide s’abat sur leurs épaules. Un ciel bas noie l’horizon. La brume enveloppe la grande plaine désertique. Sous la coupole protectrice, les habitants de la métropole 14 se chauffent aux lampes U.V. et des décors lumineux donnent l’illusion d’une belle journée d’été.
Angela et Kome pénètrent dans la soucoupe volante. Viac, resté dans le véhicule, grimace :
— Sale temps ! On n’y voit pas à trente mètres.
— En bas, il fait soleil, ricane Jer. Les hommes semblent parfaitement heureux. Je me demande si je dois bouleverser leur existence.
— Vous vous dégonflez ? riposte aigrement And. Pourquoi, alors, vous avoir ramenés sur la terre ?
Kome boucle la porte de l’« hélair », hoche la tête :
— J’ai revu ma famille avec émotion.
— Ce n’est pas tellement prudent, reproche Viac. Un jour, vous vous ferez repérer. Supposez qu’un agent du centre en visite vous ait rencontré chez vos parents.
— Ne vous tracassez pas pour moi, And. J’ai pris mes responsabilités en venant ici.
— Bon. On retourne dans les Alpes ?
Jer acquiesce. La soucoupe décolle à la verticale, crève le plafond des nuages, vole à vingt mille mètres. Le pilotage automatique guide l’engin vers l’ouest. Le soleil se reflète sur le cockpit.
— Demain, explique Viac, je pars pour Jupiter. Je remettrai votre message à Pié, qui le donnera lui-même à votre adjoint Dan Pial.
Il tousse et ajoute :
— Je serai absent deux mois. Pendant ce temps, quels sont vos projets ?
Jer comprend que And cherche à percer son plan à jour. Il ne veut pas décevoir Viac, ni trop entrer dans la confidence. Toujours à cause de cette méfiance que Nas a éveillée lors du départ de Jupiter. Si Viac marchait dans la combine pour le compte d’un centre administratif ?
Kome fait une réponse de normand :
— Je ne pourrai rien entreprendre tant que mes collaborateurs ne m’auront pas rejoint. Cela exigera plusieurs mois. Finalement, nous ne serons guère prêts avant la fin de l’année.
— Bon, bon, rouspète And. Je n’arrive pas à vous tirer les vers du nez. Vous vous méfiez de moi ?
— Qu’allez-vous donc imaginer, And ! proteste Jer. Pié aussi ignore les détails de mon plan. Mais supposez que la police vous coffre et vous interroge. Saurez-vous vous taire ?
Viac se raidit. Une flamme illumine son regard :
— Vous me prenez pour une mauviette !
— Non. Mais je pense au psycho-détecteur. Aujourd’hui, la police possède les moyens de connaître la vérité. M’en voulez-vous de déployer autant de précautions ? Un jour, And, vous partagerez nos espoirs, je vous le promets. Pendant ces longs mois, il nous faudra réunir un certain matériel.
— Vous vous adresserez à Mok. Il a le bras long. Il vous procurera aussi des « monohels », ces hélicos à bretelles qui vous permettront des déplacements faciles dans la montagne.
Revenue au-dessus des Alpes à plus de trois mille kilomètres à l’heure, la soucoupe plonge vers le mont Blanc, dépose ses passagers dans le vieux village accroché à la pente.
Quand le pilote repart, Nas grimace :
— Alors, Jer, tu gardes toujours confiance en Viac ?
— Je crois en son dévouement, opine Kome. S’il est de mèche avec un centre administratif, nous ne tarderons pas à recevoir la visite de la police. Je vous demande à tous de veiller au grain.
Al Rody, le rouquin, hausse les épaules :
— Que veux-tu qu’on fasse si la police arrive ? Nous serions pris au piège comme des rats.
— Allons, tempête Angela, avez-vous fini de broyer du noir ? Vous auriez besoin d’un hypnor pour vous remonter le moral.
La nuit violette tombe sur les montagnes tandis que les derniers feux du soleil couchant incendient l’horizon, à l’ouest. La température fraîchit. Mais l’air est si pur, l’atmosphère si translucide, que les hommes restent longtemps au-dehors, à contempler la nature, malgré le froid mordant.