CHAPITRE PREMIER

Lio Tchek prend un flacon étiqueté dans le porte-éprouvettes, l’élève à hauteur de son regard, l’agite doucement par habitude. Au fond du tube une minuscule masse gélatineuse, grosse comme un petit pois, nage dans un liquide légèrement bleuté. L’agitation ne dissout pas le nodule protoplasmique, grisâtre.

Satisfait, le biologiste hoche la tête, vide le contenu du flacon sur une plaquette de verre, séparant ainsi le liquide conservateur de l’agglomérat cellulaire. Puis à l’aide d’un outil spécial, il découpe plusieurs lamelles extrêmement fines dans la masse gélatineuse.

Sa préparation achevée, il la place sous un microscope électronique accouplé à un écran de télévision. Il s’approche d’un clavier, appuie sur plusieurs boutons. Un léger ronronnement monte du puissant appareil d’optique. L’écran T.V., en couleur, s’allume aussitôt et plusieurs cellules apparaissent nettement avec une brillance extrême.

Tchek opère un grossissement. Une seule cellule se découpe maintenant sur l’écran amplificateur. Le noyau se détache, sombre, et au-dedans, quelque chose se précise. Des filaments colorés, apparemment entremêlés, mais que Lio interprète avec facilité, sans hésitation. Il reconnaît les deux chromosomes en forme de X et Y.

Il sursaute instinctivement. Dans ces fils emmêlés qui ne signifient rien pour un novice, il discerne l’anomalie. Le chromosome fautif se cache, s’amalgame aux deux autres, mais l’amplificateur de brillance le démasque. Le travail de Lio consiste justement à déceler de telles anomalies. Il ne fait que ça depuis dix ans. Et chaque fois qu’il découvre le chromosome responsable, il marque un tressaillement involontaire. Il sait ce que sa découverte signifie. Il le sait d’autant mieux qu’il possède un neveu avec un chromosome supplémentaire !

Ça n’arrive pas souvent, heureusement. Les pourcentages varient selon les régions, les périodes. Environ un pour cent de la population est touché. Ce n’est pas grand-chose. Une goutte d’eau. Mais une goutte d’eau qui risque de faire déborder le vase.

— Aug ! appelle Tchek d’une voix rauque.

Dans le labo, un second biologiste se retourne. En blouse blanche lui aussi. Il achève une préparation microscopique et exécute le même travail que son collègue. Son propre écran lui renvoie une image négative, comme c’est le cas habituellement.

— T’en fais une tête, Lio ! remarque-t-il.

— J’ai découvert un « Kréol ».

— Aïe ! grimace Aug. Ça ne s’était pas produit depuis longtemps… Tu es sûr ?

Tchek hausse les épaules, désigne l’écran qu’il a laissé éclairé :

— Ne te gêne pas. Regarde. C’est visible, non ?

Aug Clerc lance un coup d’œil vers l’image de la cellule. Il se fait rapidement un diagnostic car c’est aussi un spécialiste de l’analyse chromosomique, comme Lio. Son front se plisse :

— Bien caché, le fautif, mais sa présence est indubitable. Il y a un chromosome supplémentaire.

— Et en forme de Y, ajoute Tchek.

— Tu classes donc ce nouveau-né dans la catégorie des « Kréols ». Pour lui, son calvaire commence… Ça te fait quelque chose ?

— Bah ! soupire Lio.

— Je comprends. À cause de ton neveu. Je suis désolé pour lui.

— Tu me l’as déjà dit cent fois et ça ne change rien. Tu sais où ils finissent les « Kréols » ?

— Oui, oui, marmonne sombrement Clerc.

— Eh bien ! suppose que ton fils soit un « Kréol ». Tu passerais par toutes sortes d’angoisses. Le découragement te terrasserait. Ton amour paternel souffrirait terriblement.

— Les hypnors remédieraient à ces crises de cafard.

— D’accord. N’empêche, les problèmes psychologiques demeurent, même avec les hypnors. Ils sont atténués, voire éliminés pendant un certain temps.

Aug lève les bras au ciel :

— Ne te casse donc pas la tête chaque fois que tu découvres un nouveau « Kréol ». D’ailleurs, quand tu sortiras du labo, tu laisseras à la porte tes préjugés et la vie redeviendra un paradis.

— Un paradis truqué.

— Un paradis quand même, insiste Clerc. C’est l’essentiel. Les hypnors possèdent au moins ça de bon. Crois-moi. C’est une sacrée invention, ces machines. Quand on pense que, avant leur création, les hommes vivaient en permanence avec leurs soucis quotidiens… Maintenant, notre existence est allégée.

Lio éteint son écran, contemple le flacon étiqueté dont il vient d’analyser le contenu.

— Quel matricule ? demande Aug.

— I.M. 86 237-G, lit Tchek sur l’éprouvette vide.

— G… De la province Ouest, donc, déduit Clerc.

— Oui, de l’Ouest. Les matricules ont un code secret et nous ignorons exactement leur origine. Notre analyse comporte tellement une grosse incidence sur la destinée d’un enfant que nous travaillons à l’aveuglette, sans base de repère et sans indice d’identification. De toute manière, il existe une seconde analyse complémentaire pour plus de sécurité, faite par un autre laboratoire. Je ne m’illusionne pas. IM-86 237-G sera confirmé comme étant un « Kréol ».

— Quel sexe ? s’informe Aug machinalement.

— Masculin. Un chromosome en X, un autre en Y.

— Deux autres en Y, tu veux dire.

— Tais-toi ! implore Tchek. Parfois, mon boulot me dégoûte.

— Ça te dégoûte maintenant parce que nous sommes hors de l’influence des hypnors.

— Les hypnors aussi me dégoûtent.

Aug considère son compagnon avec stupéfaction. Vrai. Il a changé, Lio, depuis que son neveu est né, voici six mois. Tout simplement parce que le gosse est un « Kréol ». En dehors des périodes d’influence des hypnors, c’est-à-dire pendant les quatre heures de travail quotidien, Tchek raisonne drôlement.

— À ta place, Lio, je passerais un test de santé.

— Je ne suis pas malade. Je me sens même très bien.

— Ton psychisme se modifie, se dégrade. Tu cherches sans cesse des problèmes nouveaux. Tu te casses la tête pour rien. Décontracte-toi, bon sang !

— Toi, reproche Lio, tu es indifférent à tout. Tu as perdu complètement ta personnalité. Tu sais, nous ne raisonnons en homme que pendant les périodes de travail. Alors, j’en profite. Dans l’intervalle, notre cerveau ne nous appartient plus.

— Personne ne s’en plaint.

— Forcément. Les hypnors ont été inventés justement pour que les hommes ne se plaignent pas. Nous nageons au milieu de fausses réalités.

— Je préfère les fausses réalités aux vraies. Sinon l’existence ne serait plus qu’une succession de conflits internes. Nous sommes débarrassés de nos soucis quotidiens.

Aug décèle chez son collègue une perturbation psychologique. Ça arrive. En général, ce n’est pas grave et ça ne dégénère pas. De temps à autre, l’homme se défoule, exécute un retour sur lui-même. Ses vieilles habitudes, ses tendances, ne sont pas éteintes en lui et se réveillent par périodes. Les hypnors remédient à ce retour vers le passé. L’homme n’a plus de problèmes à résoudre. Les machines les résolvent pour lui. C’est l’ère de la facilité.

Au labo A.N.2, sont centralisés des milliers et des milliers de flacons contenant des échantillonnages cellulaires en provenance de plusieurs provinces du continent 2 N., l’ancienne Amérique du Nord. Tous les jours, pendant quatre heures, Tchek et Clerc effectuent des analyses chromosomiques. Il s’agit toujours de cellules prélevées chez des nouveau-nés.

— Si je comprends bien, tu critiques les hypnors, remarque Aug.

— En tant que machines, non. Il s’agit de mécaniques admirablement perfectionnées. Question technique, chapeau… Mais elles s’intègrent trop à notre vie. C’est ce que je leur reproche.

— Tu es mécontent de la société actuelle. Tu préférerais l’ancienne, avant les hypnors. D’autres pensent comme toi.

Clerc observe la pendule électronique. Les aiguilles marquent quatorze heures cinquante. Par les baies vitrées du labo entre un soleil généreux, artificiel. La ville entière est recouverte d’un gigantesque dôme translucide qui protège des intempéries. Hiver comme été, la température est identique, voisine de 20°. Un faux ciel immuablement bleu, parfois agrémenté de quelques nuages blancs, encapuchonne la cité.

— Dans dix minutes, glousse Aug, tu changeras d’avis. Ton esprit tourmenté s’apaisera. Tu retrouveras ton calme jusqu’à demain.

Un écran mural s’éclaire dans le labo et un type sévère fronce les sourcils. Sa voix se montre agressive :

— Messieurs, je vous observe depuis plusieurs minutes. Vous êtes distraits et votre travail en souffre. Je vous donne un avertissement et il sera transmis aux services administratifs.

Lio prend un autre flacon dans le porte-éprouvettes. Il provient comme le précédent de la province G. Avant l’heure de sortie, il lui reste le temps de l’analyser. Sur le fichier du matricule IM-86 237-G, il a porté une inscription en rouge.

— Empoisonnant ce contrôleur, hein, Lio ? sourit Aug en se replongeant dans son travail. Tu vois, les hypnors nous épargneraient une telle engueulade parce que, avec eux, nous n’aurions jamais été distraits. Moi, j’aimerais que les machines nous prennent en charge vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

— Pendant le boulot ? Tu radotes. Nous avons besoin de toutes nos facultés intellectuelles. Ou alors qu’on nous remplace carrément par des robots électroniques et qu’on se tourne les pouces.

— Ça viendra, Lio, dans une prochaine étape. La machine aura totalement libéré l’homme.

— Ou l’aura totalement asservi, rectifie Tchek. Ça dépend sous quel angle on se place.

Les deux biologistes examinent un dernier échantillon, ne décèlent rien de suspect. Ce nouveau-né mènera une existence normale.

Puis, à quinze heures précises, une sonnerie vibre dans le labo. Clerc et Tchek éteignent leurs microscopes, quittent la salle d’analyses. Au vestiaire, ils troquent leur blouse blanche contre un blouson en tissu synthétique.

Franchie la porte du centre A.N.2, ils sont pris en charge par les hypnors. Dès lors, ils n’ont plus conscience de leurs actes. Ils se dirigent mécaniquement vers la station de transport en commun d’où ils regagneront leur domicile respectif.

Déjà, ils ne pensent à rien. Ou plutôt si. Les hypnors les persuadent que le ciel est bleu, que le soleil brille, chaud. En fait, en levant la tête, ils aperçoivent la coupole bleutée d’un printemps éternel et la lumières des lampes U.V. Seuls les météorologues savent qu’en réalité il pleut, qu’il fait un temps exécrable dans toute la moitié nord du continent 2.

L’hiver s’est installé, froid, brumeux. Les hommes ne s’en aperçoivent pas. Ils vivent en vase clos, en dehors de la nature. Les hypnors déversent dans leurs cerveaux des flots d’ondes psychiques. La vie est rose, la santé excellente, la promotion sociale et professionnelle assurée. Tout marche comme sur des roulettes. Des loisirs dirigés attendent les travailleurs chez eux, dans leurs douillets et confortables appartements.

Tchek et Clerc s’ignorent lorsqu’ils arrivent à la station de transport. Ils se perdent de vue dans la foule. Ils deviennent anonymes. Des robots humains parmi d’autres humains. Ce n’est que demain, à neuf heures, à l’entrée du labo, qu’ils retrouveront leur personnalité et que les problèmes les assailliront. Jusqu’à demain, ils se relaxent et échappent au tracas quotidien. Tout semble parfait dans le meilleur des mondes.

* *
*

L’agent du centre administratif pénètre dans le bloc H.7 de l’îlot MG.14 L’ascenseur antigravitationnel le hisse au quarante-deuxième étage en quelques secondes.

Vêtu d’un uniforme orange, il ne passe pas inaperçu. Sa silhouette caractéristique se détache parmi la foule et tous les fonctionnaires possèdent une tenue similaire. Le centre, c’est quelque chose de très important dans la société actuelle, un énorme rouage essentiel qui gère, centralise, suggère, ordonne. D’énormes machines électroniques prennent en charge tous les habitants d’une région bien délimitée, les suivent vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Il existe ainsi plusieurs de ces centres répartis à la surface du globe. Une quarantaine. Un super-centre supervise les quarante annexes et fait office de gouvernement.

L’agent, entré dans le bloc H.7 de l’îlot MG.14, appartient au centre administratif 18 installé sous terre dans la métropole de la province G. Fréquemment, les fonctionnaires visitent leurs administrés. Ils conservent ainsi un contact direct, humain, avec la population. Telles sont les lois et personne n’y échappe. Le gouvernement a sûrement voulu compenser certains inconvénients relatifs à l’ère des hypnors. Bref, les citoyens ont l’impression que l’administration s’occupe d’eux personnellement et ce contact avec leur agent de quartier passe pour une conquête sociale. C’est dire qu’ils sont abusés et qu’ils ne s’en rendent pas compte.

L’homme à l’uniforme orange prend pied sur le palier du quarante-deuxième étage. Il enfile un couloir circulaire, car les immeubles ressemblent à des tours, dans le sens exact du terme. Des tours d’acier à l’aspect sévère et absolument dépourvues d’esthétique. Les architectes font du « fonctionnel », pas du « tape à l’œil ».

L’agent porte une casquette à visière de même couleur que son habit et son numéro matricule est inscrit en haut et à droite de son uniforme. Tout est immatriculé. C’est l’ère des cartes perforées et des ordinateurs.

Le fonctionnaire s’arrête devant l’appartement 721. Il sait que ses locataires – car l’accession à la propriété a été abolie depuis longtemps – se trouvent chez eux, qu’ils sont hors de la période de travail obligatoire.

Il se place devant l’œil d’une caméra automatique. Il sait encore que M. et Mme Perker l’aperçoivent sans même bouger de leurs fauteuils, grâce à des écrans de contrôle installés dans toutes les pièces. Il le sait, mais il n’en manifeste aucune émotion. Il reste figé devant la porte dont il attend l’ouverture.

Un voyant clignote dans le couloir, prouvant la bonne marche du système. Les locataires sont donc avertis de la présence de l’agent. Celui-ci donne alors son matricule dans l’interphone.

Le battant coulisse, silencieux. Le fonctionnaire accède dans un hall, centre névralgique du logis. Des claviers, des écrans, encombrent les murs. Un petit ordinateur fonctionne sans arrêt et un œil électronique rotatif décoche toutes les secondes un faisceau de lumière mauve.

L’homme en uniforme s’approche d’un clavier, tire de sa poche une clémettrice spéciale, l’engage dans un alvéole. Aussitôt, l’œil électronique cesse d’émettre ses éclairs mauves. L’hypnor tarit ses ondes psychiques destinées aux locataires, et aux locataires seuls.

M. et Mme Perker apparaissent. Encore jeunes. Ils travaillent tous les deux dans une usine automatique qui fabrique des pilules nutritives. Quatre heures de travail quotidien, comme tout le monde. Ils ne touchent pas un salaire, mais des bons avec lesquels ils peuvent acheter n’importe quoi. L’argent n’existe plus, ou du moins plus sous la forme qu’on lui connaissait autrefois. Les bons portent tous le numéro matricule de leurs propriétaires.

— Bonjour, monsieur et madame Perker, dit l’agent en portant la main à sa casquette. Vous n’êtes plus sous l’influence de l’hypnor.

— Je sais, approuve Perker, désignant du pouce l’œil éteint. Mes facultés psychiques redeviennent normales. Je vous écoute.

Le fonctionnaire tâte une petite sacoche qu’il porte à la ceinture. Il l’ouvre, en sort un microfilm.

— Où se trouve votre appareil de projection ? demande-t-il.

La femme emmène l’agent dans le salon où existe déjà la télévision en colorelief. Elle appuie sur un contacteur. Sur une partie du mur, un vaste écran s’allume, brillant, faisant face à un projecteur cinématographique. L’appareil s’utilise aussi pour la projection des journaux en bandes magnétiques car la lecture directe sur papier a disparu.

L’agent du centre introduit son microfilm dans le projecteur. Un déclic. Des images mouvantes défilent sur l’écran. Un nouveau-né.

Une nurse s’occupe de lui. Le film, haché de gros plans, est constamment agrémenté d’un matricule.

— Phil ! lâche la mère d’une voix attendrie.

— C’est bien votre fils ? insiste le fonctionnaire. Numéro matricule IM. 86 237-G.

— Oui, oui, confirme Perker. D’ailleurs, vous le savez aussi bien que nous. Rien n’échappe à vos services.

— Votre fils, Phil, est né voici un mois. La nurserie vous le gardera jusqu’à ce qu’il marche et qu’il parle. Naturellement, vous pouvez le voir quand ça vous plaît. Après, nous vous le confierons jusqu’à l’âge de douze ans. Mais il sera placé en régime surveillé.

La mère retient difficilement une crispation du visage. Son cœur s’arrête un moment de battre :

— Pourquoi nous racontez-vous cela ? Il n’y a rien d’anormal.

— Si, dit l’agent, visiblement gêné.

Il ôte le microfilm de l’appareil, le replace dans sa sacoche. Il grimace, se décide enfin :

— Votre gosse est un « Kréol ».

— Mon Dieu ! gémit Mme Perker, défaillante.

Son mari se précipite, attrape sa femme dans ses bras, l’entraîne vers un fauteuil, l’assied. Il lui tapote maladroitement les joues, les mains. À lui aussi ça lui donne un coup au cœur.

— Je suis navré, explique le fonctionnaire. Parfois, ma tâche est pénible. Rassurez-vous. L’hypnor vous fera oublier ce mauvais moment.

— Un « Kréol », répète le père, abasourdi par ce diagnostic terrible. Vous ne vous trompez pas ?

— Hélas ! Nous avons reçu les résultats des deux analyses chromosomiques réglementaires. Votre fils possède un chromosome supplémentaire en forme de Y. Jusqu’à douze ans, ses troubles du comportement ne s’extérioriseront pas. Aussi mènera-t-il une existence normale et son éducation n’en souffrira pas. Il sera seulement en régime surveillé. Mais à la puberté…

Très pâle, au bord de l’évanouissement, Mme Perker hoquette :

— Il sera déporté, n’est-ce pas ? Nous ne le reverrons jamais plus ?

— C’est la loi, soupire l’agent du centre. Je n’y peux rien. Consolez-vous en songeant qu’environ un pour cent des enfants naissent avec cette tare.

Perker remet un peu d’ordre dans son esprit. Il essaie de dominer la situation. Ses mains s’agitent, tremblent. Il raisonne en homme, avec ses sentiments paternels.

— La loi n’a pas d’âme, de cœur. Elle ne se place pas au niveau des malheureux parents obligés d’abandonner leurs enfants.

— La loi, commente le fonctionnaire, a été instituée pour que tous les parasites de la société soient éliminés. Nous vivons dans une communauté saine, dépouillée de ses sentiments pervers. Jetez un coup d’œil sur le passé. Les hommes volaient, tuaient, parfois sans motifs valables. Ne vaut-il pas mieux prévenir que guérir ? C’est une loi de prévoyance sociale, morale, qui nous est imposée. Reconnaissons son efficacité. Vous savez bien d’autre part que les « Kréols » échappent à l’influence des hypnors justement à cause de leur chromosome supplémentaire. S’ils n’étaient pas déportés, ils seraient en totale liberté dans notre société.

Il tend la main aux parents effondrés, tâche de leur apporter un réconfort :

— C’est votre premier enfant ?

— Oui, opine la mère, retenant ses larmes.

— Vous pourrez en avoir deux autres et ils ne seront pas forcément des « Kréols ». Ils ont même toutes les chances d’êtres normaux. Pour Phil, ce sera dur quand il sera en âge de comprendre mais il s’adaptera. Il paraît que le régime des « Kréols » s’est bien assoupli et qu’ils vivent comme les autres. Enfin, presque. Ils n’ont plus le droit de revenir sur la Terre.

Ils sont coupés définitivement du reste du monde.

Perker raccompagne l’agent dans le hall. Il surmonte sa douleur. Certes, sa femme pourra avoir deux autres enfants, nombre autorisé par le planning familial. Après quoi toute mère est stérilisée. N’empêche. Phil, c’était le premier. Ils auraient bien voulu le garder, mais ils entrent dans un processus irréversible. Aucune intervention, aucune faveur, ne peut contourner la loi. Une justice équitable règne partout, dans tous les milieux sociaux, dans toutes les couches de la communauté. Les privilèges ont été abolis. Nul ne s’en plaindrait s’il n’y avait pas le problème des « Kréols ». Un problème enfoncé comme une épine dans la chair du peuple, qui menace tous les foyers. Le gouvernement l’a résolu avec détermination, avec courage, car certains dirigeants possèdent eux-mêmes des enfants « kréols ».

Le fonctionnaire remet en marche l’hypnor installé dans chaque appartement. L’œil rotatif expédie de nouveau ses faisceaux orientables. Des ondes psychiques touchent les cerveaux des locataires. L’hypnor domiciliaire est réglé pour les habitants de l’appartement et n’influence pas les voisins soumis, eux, à leur propre machine.

L’agent du centre prend congé, promettant une autre visite ultérieure. Il s’occupe des problèmes administratifs, veille sur la santé de son quartier. C’est un ange gardien, estimé. Pour parvenir à ce poste, le centre exige des qualités humaines et morales exceptionnelles.

Perker revient dans le salon. La pâleur de sa femme s’atténue.

— Au fond, chérie, la loi protège la société. Si Phil devenait un assassin, crois-tu que nous serions fiers de lui ?

— Certainement pas, assure Mme Perker d’une voix plus tranquille. Phil sera déporté à sa puberté. Il changera de milieu. Mais au moins possédera-t-il un casier judiciaire vierge.

— Tu vois ! triomphe le père, satisfait. Je suis heureux que tu le prennes sur ce ton, dans cette conception d’esprit. Un moment, j’ai eu peur que tu ne tournes le problème au tragique. À quoi cela aurait-il avancé ?

Pourtant, les parents de Phil, matricule IM. 86 237-G, raisonneraient tout autrement s’ils n’étaient pas sous l’influence pernicieuse de l’hypnor dont les faisceaux entretiennent sans cesse dans l’esprit des locataires de l’appartement 721, un climat d’euphorie et de tranquillité morale.