CHAPITRE XI

Les provinces H et M sont devenues des régions « pilotes ». Chose bizarre, aucune action militaire n’a été tentée contre elles. Pour une raison simple. Le gouvernement ne dispose que d’une force de sécurité aux effectifs limités. Une absence d’entraînement donne à ces hommes un champ d’action restreint, malgré leur armement. Le courage, l’initiative, leur font défaut. Enfin, les centres administratifs, et tout leur système de contrôle, restent les véritables bastions de l’ordre public. Les armées de jadis, inutiles, ont disparu, et il faut bien reconnaître qu’il s’agit là d’un énorme progrès dans la mentalité humaine.

L’État économise donc sa force de police et ne cherche pas à prendre l’initiative le premier, initiative qui lui coûterait plus cher que ce qu’elle rapporterait car les Kréols s’avèrent d’excellents combattants. Par contre, dans les autres provinces, et particulièrement dans les centres administratifs, les mesures de sécurité ont été considérablement renforcées. On s’attend à une nouvelle action imminente des partisans de Kome, de plus en plus nombreux parmi la population.

Car les foules se cassent en deux. Et même en trois. Il y a ceux qui approuvent l’initiative des Kréols. Ceux qui la désapprouvent. Enfin, une troisième catégorie reste hésitante. Pourtant, ni les uns ni les autres ne manifestent ouvertement leurs sentiments, les autorités ayant interdit les rassemblements dans la rue.

C’est que, depuis le retrait des hypnors, les hommes paraissent un peu désorientés. Ils émergent d’un grand vide, rassemblent leurs souvenirs. Ils ont perdu l’habitude de penser, de réfléchir, puisque les machines le faisaient à leur place. Ils ne savent plus que faire de leur peau, de leurs loisirs. Des loisirs quotidiens de vingt heures, si l’on compte le temps consacré au sommeil.

Aussi, dans les deux provinces occupées par les Kréols, Kome tente une rééducation des masses. Il utilise la télévision, qui atteint tous les foyers sans exception. Il diffuse des programmes spéciaux.

Les speakers tiennent à peu près ces propos :

« Pendant vos loisirs, quittez vos appartements, vos villes. Observez la nature autour de vous, la nature qui vit, qui palpite, symbole de pureté. Nous vous aiderons par nos conseils. Actuellement, nous rénovons certains vieux villages de montagnes, des villages du siècle dernier. Nous y installons des habitations confortables qui pourront accueillir le citadin. Une restructuration des méthodes s’avère nécessaire. »

Ces discours s’agrémentent généralement de films sur la campagne, la montagne. Les vues sont toujours prises sous le meilleur angle publicitaire. Il s’agit de faire sortir les hommes de leur apathie, de leur réserve. C’est un travail colossal de rééducation psychologique.

Pourtant, ces programmes alléchants ne sont pas compris de tout le monde. Ils butent sur certaines réticences. La preuve en est surtout fournie dans les centres médicaux.

Ce matin-là, dans l’un de ces centres, un vieil homme se présente à la consultation gratuite. Le docteur l’examine et son diagnostic est rapide :

— Vous faites de l’emphysème. Quel âge avez-vous ?

— Soixante-sept ans.

— Le centre vous a déjà soigné pour ça, remarque le médecin, consultant la fiche de l’intéressé.

Le malade affiche un air accablé. Il voûte ses vieilles épaules :

— Oui. Mais il se passe autre chose, docteur.

— Quoi donc ?

— Je vis seul. J’ai perdu ma femme depuis quelques années. Vous savez, c’est dur, très dur, et depuis que mon hypnor ne fonctionne plus, mon moral s’en ressent énormément. Je traverse de longues crises d’anxiété. L’hypnor, lui, m’aidait à m’endormir, m’assurait que j’étais en bonne santé et que je n’avais pas à m’inquiéter. Quand j’ai perdu ma pauvre femme, j’ai passé ce cap pénible sans difficulté.

Le praticien hoche la tête. Ce n’est pas la première fois que des malades lui font cette remarque. Il pourrait citer des tas d’exemples. En général, les hypnors adoucissaient les souffrances psychiques, par persuasion. Ils masquaient la vérité, d’accord, mais le soulagement obtenu compensait largement les inconvénients de la méthode. Les machines, en fin de compte, avaient supprimé l’usage souvent abusif de tranquillisants.

— Docteur, insiste le vieux, vous n’êtes pas un Kréol, vous ?

— Non, évidemment.

— Et vous vous pliez aux exigences de cette bande d’anormaux ? Franchement, approuvez-vous leur vaste programme de rénovation ?

— Écoutez, ce que je pense ne regarde que moi. Mon travail consiste à soigner des malades. Quelques sédatifs ramèneront le calme dans votre esprit.

Quand le vieux sort du cabinet, nanti de son ordonnance, le médecin réfléchit davantage, se demande si son client n’a pas raison. Incontestablement, les hypnors protégeaient les hommes de la dépression, de la mélancolie. Leur suppression risque d’amener une nouvelle vague de déprimés, d’anxieux. Toutes les méthodes possèdent leur double tranchant. Il faut dresser la liste des avantages et des inconvénients, peser le pour et le contre.

Or, la grande difficulté pour Kome vient des hommes eux-mêmes. Ils ne savent plus prendre les décisions et fuient les responsabilités. Avec le règne des hypnors, ils s’enterraient dans l’insouciance, la béatitude, et vivaient en dehors des réalités. Leur reprise en main s’avère plus laborieuse que prévu. Mais, déjà, des progrès sensibles se réalisent, s’affirment. Les Alpes accueillent leurs premiers touristes.

— Bon, bon, dit Théo Vor à l’adresse du Kréol couché sur la table d’expériences. Tu peux t’en aller, je n’ai plus besoin de toi.

Il aide l’homme à se débarrasser de tout un harnachement électrique. De multiples électrodes couvraient son corps, des pieds à la tête, et toutes les impulsions ont été enregistrées sur des graphiques.

Le volontaire descend de la couchette, hoche la tête :

— Je serais heureux si vous pouviez arriver à un résultat, professeur.

Le généticien pousse le Kréol hors du labo, referme soigneusement la porte. Puis il se tourne vers Lu Chen, beaucoup plus âgé que lui. Environ cinquante ans.

— Alors, c’est probant, non ?

Chen manifeste un enthousiasme mesuré à la suite de cette nouvelle tentative. Il examine les graphiques, tire au clair les renseignements obtenus par les oscillographes.

— Incontestable, approuve-t-il. Nous avons suivi le long cheminement de l’anticorps produit par l’organisme du volontaire lorsque nous l’avons soumis à une onde hypnotique.

Théo éponge son front ruisselant de sueur. Ses nerfs ont vibré pendant toute l’expérience et ce n’est pas la première fois qu’il se livre à de tels essais. Maintenant, sa conviction est établie.

— Chaque fois, le même processus recommence. Dès que l’onde hypnotique assaille le cerveau du volontaire, l’organisme réagit au niveau des chromosomes et envoie vers le cerveau un anti-fluide qui neutralise l’onde hypnotique.

— Ça nous avance à quoi, cette découverte ? grimace Chen. Nous nous doutions depuis longtemps que le chromosome supplémentaire était responsable de cette neutralisation.

Vor semble beaucoup plus excité que son collègue. Il travaille sur ce sujet depuis de nombreuses années tandis que Lu n’est vraiment entré dans le bain que depuis quelques semaines. C’est toute la différence.

— Nous savons désormais comment réagit l’organisme : par la production d’un anti-fluide. Nous pouvons dès lors orienter nos recherches dans une direction bien précise. Il nous faudra découvrir une substance capable de neutraliser à son tour cet anti-fluide. Peut-être est-il indispensable de modifier les hypnors.

— Ce domaine sort de nos compétences. C’est de l’électronique.

— Eh ! bien, nous collaborerons avec des électroniciens hautement qualifiés, et même avec des bioélectroniciens.

Dans ce laboratoire ultra-moderne du centre de génétique, les deux hommes évoluent avec aisance. Ils connaissent à fond tout leur art, et ils ont mis en commun leurs connaissances. C’est le triomphe de la coopération car Chen n’est pas un Kréol.

Pourtant, Lu ne partage pas forcément les idées de son collègue. D’inévitables questions viennent à ses lèvres.

— Pourquoi Kome se donne-t-il tant de mal pour que nous découvrions un moyen de rendre les Kréols sensibles aux hypnors ? Cela va à contresens de sa politique.

Vor hausse les épaules :

— Je sais. Je l’ai interrogé là-dessus, mais Jer s’est montré muet. Il ne démasque pas facilement ses batteries.

— Ne met-il pas sa confiance en vous ?

— Si. Seulement il craint des fuites dans mon entourage et il s’entoure d’énormes précautions. Je ne peux pas lui en vouloir.

— Évidemment. Vous avez tout de même une idée personnelle ?

— Oh ! bien sûr, opine Théo. Je pense que Jer cache son jeu et que, en définitive, il ne lutte pas tellement contre les hypnors. Il critique les machines uniquement pour s’allier certaines complicités. Comme Viac et Sergos, par exemple, partisans de la suppression des hypnors. Mais, en réalité, Kome prépare un autre avenir. Songez, Chen, que si nous parvenions à rendre les Kréols sensibles aux ondes hypnotiques, nous supprimerions la différence chromosomique qui existe entre les deux communautés.

— Comment ça ? s’étonne Lu. En neutralisant l’anti-fluide des Kréols, cela ne leur ôtera pas leur chromosome supplémentaire.

— D’accord. Mais soumis aux hypnors, au même titre que les autres individus, ils ne pourront plus extérioriser leurs sentiments agressifs ou malveillants. Ils rejoindront l’anonymat, la masse. Ils seront guidés, surveillés, avec impossibilité de s’écarter d’une ligne de conduite précise, rigoureuse. Vous comprenez.

— Je vois. J’ai pourtant parlé avec Kome dernièrement. Il paraît bien décidé à la suppression définitive des hypnors. La rééducation par la T.V. a déjà commencé.

Théo tient à son idée :

— Ne vous y fiez pas. Vous savez, Jer cherche surtout la réhabilitation des Kréols. Il s’apprête à des sacrifices, à des conciliations. Les hypnors lui offrent peut-être le seul moyen de triompher. Il saisira toutes les chances. Au fond, je me demande s’il n’a pas raison, s’il ne vaut pas mieux subir l’influence pernicieuse des hypnors et vivre en société, plutôt que d’être déportés sur Jupiter. Vous ne connaissez pas Jup, Chen. C’est une planète effroyable. Faire vivre des hommes là-bas est franchement inhumain. Alors, si nous coupions la poire en deux ?

Lu s’assied devant un clavier, allume un écran.

— Nous n’en sommes pas encore là, Vor. Il reste à neutraliser l’anti-fluide. Alors commençons par travailler, voulez-vous ?

Il appelle un correspondant dont le visage apparaît sur l’écran :

— C’est vous, Aim ? Passez donc au labo de génétique. J’ai du travail pour vous. Du travail extrêmement intéressant.

— Vous collaborez avec les Kréols, je crois, remarque Aim.

— Exact. C’est un obstacle ?

— Non. Moi, vous savez, je suis plutôt du genre conciliant. Je me fous si mes collaborateurs possèdent ou non un chromosome supplémentaire. Je leur demande surtout d’être d’excellents bioélectroniciens. D’accord, Chen. J’arrive immédiatement.

Quand Lu coupe la communication, il pousse un long soupir. Un moment, il a eu peur que Aim lui refuse son aide.

* *
*

Assis au bureau du colonel Mollen, Kome réfléchit aux derniers événements. Il évoque la scène horrible, où, l’espace d’un éclair, il a eu envie de serrer le cou d’Angela. De serrer jusqu’à l’étranglement. Tout ça parce que la malheureuse ne peut pas lui donner d’enfant, parce qu’elle est stérile !

Il soupire. C’est vrai, la stérilité d’Angela est irréversible. Aucun médicament, aucun traitement chirurgical ne pourront la modifier. Mais était-ce une raison de meurtre volontaire ? Non, certainement. Jer a eu un moment d’égarement. Il le regrette énormément et ne s’en consolera peut-être jamais.

Le calme est revenu dans la province M. Nas, installé à la tête du centre administratif, contrôle maintenant toutes les activités de la région. Les hypnors ont été neutralisés et les hommes vaquent à leurs occupations. L’inquiétude se lit sur leurs traits. Ils s’inquiètent de l’avenir malgré les slogans rassurants lancés par la T.V.

Kome organise le monde de demain. Le monde avec les Kréols incorporés, adaptés, égaux en droits. Tâche exaltante, mais difficile, rebutante. Cent fois, Jer aurait abandonné si Angela ne le soutenait pas de son courage indomptable. Il a besoin de la jeune femme, de son appui moral. Alors, comment a-t-il pu, un seul instant, envisager la suppression de cette créature pétrie d’amour et de pureté ?

Sur le bureau, une lampe clignote au-dessus d’un écran. Jer presse un bouton et la communication T.V. s’établit. Le visage animé de Théo Vor apparaît. Terriblement animé. Sa voix trahit une émotion intense. Son regard reflète quelque chose d’important.

— Jer…, halète-t-il. Victoire !

— Comment ça ? sourcille Kome, front plissé, très loin de la vérité.

— Tu ne trouves que cette réponse à me faire ? rétorque le généticien. J’attendais une explosion de joie. Ah ! oui, tu ne comprends pas… Eh ! bien, ce que tu m’as demandé, Jer… J’ai réussi !

Un trait de lumière fulgure dans l’esprit de Kome. Il se dresse de son fauteuil, comme projeté par un ressort. Ses yeux s’enflamment, sa poitrine se soulève rapidement. Son cœur bat à cent vingt pulsations-minute.

— L’hypnor, Théo ?

— Oui, oui, l’hypnor. Grouille-toi, nous t’attendons. Mais, d’ores et déjà, c’est dans la poche.

— Comment as-tu fait ?

— Je t’expliquerai. Je n’ai pas trouvé seul. Nous sommes toute une équipe. Chen, Bowl…

— Des normaux, eux ?

— Oui, des normaux. Ils m’ont aidé sans arrière-pensée. Ce n’est pas seulement une victoire scientifique, mais une victoire psychologique. Alors ne perds pas une minute.

— Bon, j’arrive.

Excité, Kome se précipite hors de son bureau. Dans le couloir, il heurte un policier kréol, ne s’excuse même pas, tant il paraît pressé et absorbé par ses pensées. Il sort du centre, endosse un monohel, et se dirige vers les labos de génétique.

Il survole les buildings au-dessous de la coupole de protection. Il ignore le ciel bleu et le soleil artificiel. Il se pose sur un toit-parking, se jette dans un ascenseur anti-gravitationnel. Comme un forcené, il fonce vers le labo expérimental.

Il entre, s’arrête sur le seuil. Il contemple la salle abondamment éclairée. Dans un angle, sur une couchette, un homme en habit vert pâle dort. C’est un Kréol. À cinq ou six mètres, l’œil mauve d’un hypnor clignote. La machine repose sur un socle et ressemble aux deux hémisphères d’un cerveau. Une cloche translucide protège le mécanisme délicat, ultrasensible, et un câble l’alimente en énergie électrique.

Jer serre des mains. Celles de Vor, de Chen, de Aim Bowl, le bioélectronicien. Les trois savants s’affairent autour de la couchette, testent, observent.

— Il dort, commente Théo, désignant le Kréol allongé. Il dort sans une seule électrode dans le corps. Parce que l’hypnor lui décoche un faisceau d’ondes.

Kome s’approche à son tour du dormeur, hoche la tête. Son enthousiasme se refroidit :

— Ça ne prouve rien. Le volontaire peut avoir sommeil et la coïncidence vous donne l’illusion…

— Ne te fatigue pas, Jer ! s’exclame le généticien en riant. Les tests sont significatifs. Le volontaire dort sous l’effet d’ondes hypnotiques. Nous attendons son réveil avec impatience. Il interviendra dans une dizaine de minutes.

— Comment peux-tu te montrer aussi affirmatif ?

— Nous avons réglé l’hypnor en conséquence, de façon que le cobaye dorme huit heures, avec un horaire très précis. Il dort exactement depuis sept heures et cinquante minutes, sans interruption. Je ne t’ai pas appelé plus tôt justement pour éliminer toute coïncidence. Je n’aurais pas voulu te déranger pour rien.

Effectivement, au bout de dix minutes très exactement, le volontaire ouvre les yeux. Il regarde autour de lui avec une expression d’abrutissement, mais très vite il reprend ses esprits. Il se dresse sur son séant, s’assied, pose ses pieds à terre. Il fait quelques pas dans le laboratoire et semble surpris de se trouver là.

Kome l’interroge :

— Comment t’appelles-tu ?

— Hug Alton.

— Tu es Kréol. Tu le sais ?

— Oui, évidemment. Je n’en ai pas honte.

— Qu’est-ce que tu ressens ?

Alton hoche la tête. Il semble parfaitement décontracté :

— Ce que je ressens ? Un bien-être immense. Une légèreté du corps et surtout de l’esprit. Jamais je ne me suis aussi bien porté de ma vie. Ma santé est florissante. Au-dehors, il fait un soleil magnifique et mon travail me plaît énormément. Je me sens de taille à affronter la vie. Tout est merveilleux.

Cet optimisme libère Jer d’une certaine inquiétude. Raisonnablement, si ce volontaire n’était pas sous l’influence d’un hypnor, il envisagerait l’existence sous un angle beaucoup moins rose. D’ailleurs Chen tient de solides arguments.

Il éloigne momentanément le Kréol et prend Kome à l’écart :

— L’hypnor domine psychiquement le cerveau de cet homme. Son comportement le prouve. D’abord, ce sujet ne possède pas l’excellente santé qu’il croit. Il est atteint d’une insuffisance thyroïdienne et il suit un traitement. Ensuite, il neige à l’extérieur et le soleil ne brille pas. Enfin, notre volontaire n’occupe actuellement aucun emploi. Nous l’avons d’ailleurs choisi méticuleusement avant de le livrer à l’expérience. Les résultats nous confirment que nous avons réussi.

— Tu entends, Jer ? s’exalte Vor.

Kome réfléchit, pensif. Cette victoire de la science le prend un peu au dépourvu. Il ne l’attendait pas si tôt. Pourtant elle doit donner un horizon nouveau à son programme. C’est dans ce sens qu’il avait demandé à Théo de multiplier ses efforts.

— Messieurs, je vous remercie, dit-il sourdement. Vous contribuerez au remodelage de la société et grâce à vous, nous franchissons un pas immense en avant.

Vor devine que son ami manque encore de conviction. Il veut effacer ce doute :

— Tu n’es pas entièrement satisfait, Jer ?

— Oh ! si. Mais votre succès…, est-il transitoire, momentané, ou…

— Définitif, mon vieux, définitif ! précise le généticien. Le volontaire restera soumis à l’hypnor aussi longtemps que celui-ci fonctionnera.

— Comment êtes-vous parvenus à ce formidable résultat ?

Vor jette un coup d’œil à Chen et à Bowl :

— Tu sais, c’est compliqué. Les termes scientifiques, tu n’y comprends peut-être pas grand-chose. Aussi je te les épargne. Grosso modo, notre chromosome supplémentaire crée un anti-fluide dans notre organisme chaque fois que celui-ci est assailli par une onde hypnotique. Une sorte de réaction défensive, si tu veux. Aussi Bowl a-t-il été amené à modifier un hypnor en lui annexant un « neutraliseur » bio-radiant.

— Une radiation ? sursaute Jer.

— Rassure-toi, elle est sans danger, mais elle combat les effets de l’anti-fluide. Ainsi, grâce à cette découverte, un Kréol se comporte exactement comme un individu normal face aux ondes hypnotiques.

Chen attend le moment propice pour demander, car la question lui brûle les lèvres depuis longtemps :

— Comment envisagez-vous l’application de notre découverte ? Vous pensez sérieusement à utiliser les hypnors pour l’ensemble des Kréols ?

Kome esquisse un pas dans la voie des confidences. Il doit une compensation aux chercheurs car, sans eux, son programme d’action devenait utopique. Maintenant, il détient une arme supplémentaire.

— Pas du tout. J’ai juré de réformer la société et de réhabiliter les Kréols. Mais vous ne voudriez pas que je précipite ceux-ci dans les griffes des hypnors. Sinon, il était préférable de rester sur Jupiter.

— Alors, insiste Vor, à quoi servent nos travaux ?

— Les hypnors modifiés serviront à la rééducation de certains Kréols récalcitrants, actuellement sous les verrous.

— Tu penses à Shap, à Rody ?

— À eux et à beaucoup d’autres, coupables d’exactions. Certaines passions, jusque-là étouffées, se déchaînent au contact de la communauté. Il faut absolument discerner chez les Kréols, les bons et les mauvais, les inoffensifs et les dangereux. Un tri s’impose. Scientifiquement, cette sélection s’avère impossible pour le moment. Aussi nous devons au moins tenter un traitement curatif chez les condamnables, et même chez certains sujets suspects.

— Une récupération, en somme, remarque Bowl avec une certaine ironie.

Jer lance un regard sévère vers le bio-électronicien.

— Appelez ça comme vous voudrez. Moi, je dis qu’il s’agit d’une opération-survie. Tous les Kréols ont le droit de vivre comme les autres.

— Excusez-moi, Kome, je ne voulais pas vous froisser, avoue Aim, gêné.

Le mari d’Angela tourne les talons, quitte le labo en claquant la porte. Vor hausse les épaules :

— Vous ne pouviez pas la boucler, Aim ? gronde-t-il, l’œil fulgurant. Vous oubliez trop vite que je suis un Kréol, moi aussi, que je possède un chromosome supplémentaire, et que, en fin de compte, animé d’instincts brutaux, je peux un jour vous étrangler !