CHAPITRE XII

Pénétrant dans le bureau de Mar Curty, le policier à l’uniforme rouge se figea au garde-à-vous. La crosse de son revolver dépasse de son étui et un casque anti-radiation couvre sa tête. Là-dessous, il ressemble à l’un de ces anciens coureurs automobiles du siècle dernier. Il ne lui manque que les lunettes.

— C’est Aim Bowl, annonce-t-il d’une voix un peu rauque.

Curty fronce les sourcils, rassemble ses souvenirs. Il possède tellement de noms dans le crâne qu’il ne parvient pas toujours à les trier correctement. Enfin, il hoche la tête :

— Ah ! Bowl… Le bioélectronicien de la province H. Exact. Il m’a fixé un rendez-vous. Recevez-le.

— Nous prenons les précautions d’usage ?

— Évidemment. N’oubliez pas, il vient de la métropole annexe 4, sous contrôle kréol. C’est peut-être un espion.

— Il n’est pas Kréol, lui ? s’effare le garde.

— Vous plaisantez ! sourit le représentant du gouvernement. Il n’aurait pas le culot de me demander une audience. Non. Bowl est l’un des meilleurs bioélectroniciens de la planète. Il qualifie son entretien d’extrêmement sérieux et urgent. Aussi, introduisez-le.

Le policier salue, se retire. Il va dans une salle d’attente, avise Aim, l’invite à le suivre dans un dédale de couloirs. Enfin, le savant pénètre dans le bureau de Curty.

— Laissez-nous seuls, ordonne celui-ci.

Le garde tourne les talons. Mais Bowl connaît toutes les ficelles. Il sait que les gros bonnets du gouvernement s’entourent d’un formidable réseau de protection. Des caméras, placées à différents endroits du bureau, filment le visiteur et envoient leurs images à une salle de contrôle. Là, des types de la sécurité veillent en permanence et peuvent à tout moment intervenir par simple pression sur des touches commandant une décharge de rayons paralysants.

Ces tubes, invisibles, amovibles, téléguidés, suivent tous les gestes de Bowl. Celui-ci ne pourrait pas faire un geste sans recevoir une décharge, immédiatement. Des policiers l’ont fouillé à l’entrée et il n’est du reste pas venu dans l’intention de perpétrer un attentat contre Curty. Attentat d’ailleurs inutile et voué d’avance à l’échec.

— Asseyez-vous, Bowl, Invite courtoisement Curty, désignant un fauteuil face à son bureau.

Sa main frôle l’un des multiples boutons d’un clavier surmonté d’un écran et qui orne l’angle droit de sa table de travail. Il coupe ainsi le son avec l’extérieur, s’isole complètement, neutralise les micros et les amplificateurs. Le bureau devient une pièce étanche, hermétique. Un vase clos.

— Vous avez quelque chose de confidentiel à m’apprendre, je crois. Bon. Allez-y, je vous écoute.

Aim laisse à la porte ses préjugés. Il sait qu’il trahit certains de ses camarades, qu’il se livre à une mauvaise action. Mais un jour, il a juré de prendre sa revanche sur les Kréols et le moment est arrivé. Il ne s’en prive pas. Au contraire, il le fait avec une sorte de délectation et il aimerait voir à cet instant la gueule de Vor, ou même de cet imbécile de Chen.

— Vous comprenez, commence-t-il, une communication T.V. pouvait être interceptée. Les Kréols déploient beaucoup de précautions.

— Vous êtes parvenu à quitter la province H. C’est déjà une performance. Comment avez-vous fait ?

Bowl reste modeste. Il ricane :

— Oh ! Vor, et même Jer Kome, me font confiance. J’ai marché à plein dans leur combine.

Curty s’impatiente visiblement :

— Ne me faites pas perdre mon temps.

— Vous ne le perdrez pas, je vous le garantis. Les Kréols possèdent une équipe de généticiens remarquable, à la tête de laquelle s’illustre Théo Vor. Kome a eu l’idée de faire collaborer son équipe avec celle de Lu Chen. C’est ainsi qu’en association étroite, ils ont découvert comment un chromosome supplémentaire peut protéger un cerveau de l’influence des ondes hypnotiques.

Le délégué gouvernemental tique. Il se sent soudain prodigieusement intéressé. Ses traits s’animent.

— Oh ! Oh ! glousse-t-il.

— Ce n’est pas la principale information, ajoute Aim. Chen, voué maintenant à la cause de Jer Kome, m’a demandé ma collaboration. Je ne la lui ai pas refusée parce que je mûrissais une idée. Une idée simple, qui me trottait dans la tête depuis longtemps. Seul, je n’aurais pu parvenir à un résultat.

— En somme, vous tirez les marrons du feu, remarque Curty en souriant.

— Nous tirons les marrons du feu, rectifie le bioélectronicien. Je vais vous le prouver. Je n’ai pas fait ça pour la gloire, pour une promotion personnelle. Non. Je pensais à l’humanité entière, aux structures de notre société que les Kréols désirent modifier, modeler à leur image. Or, les Kréols, je ne peux pas les sentir.

— Vous avez un motif de haine ?

La question surprend Bowl. Son visage s’allonge.

— Voyons, je partage l’avis unanime de la majorité. La loi du 10 avril 2050 n’a pas été faite pour les chiens. Elle met les anormaux à leur place véritable. Elle les regroupe. Ainsi la communauté est-elle débarrassée de ses parasites.

— Vous êtes marié, Bowl. Vous avez des enfants, je crois.

— Oui, deux.

— Sont-ils Kréols ?

— Non, sursaute Aim. Mais j’en aurais eu un que je l’aurais repoussé, renié. Pour que la société s’épure de ses mauvais germes.

Curty soupire :

— Tous les parents qui possèdent des enfants normaux raisonnent comme vous. Moi aussi, j’ai deux enfants. Ma femme en attend un troisième… Je ne sais pas quelle serait ma réaction si on m’annonçait que ce nouveau-né était Kréol. Probablement que je consentirais des sacrifices, dans l’intérêt de la communauté. Mais ce doit être terrible.

Curty découvre sa sensibilité. Il ne possède pas un cœur de pierre, comme il le paraît. Au gouvernement, il occupe un poste important et fait partie de la direction collégiale. Son travail consiste à veiller sur la coordination parfaite entre les diverses provinces qui forment la Fédération. Mais son devoir, il l’accomplit sans faille, avec conscience, et il est très attaché aux problèmes humains, psychologiques. Il souhaite une société pure, fraternelle, dépouillée de ses sentiments sordides. C’est pourquoi il pense que les hypnors ont apporté la solution idéale.

Il regarde fixement Aim, le détaille jusqu’au plus profond de lui-même, le dépouille littéralement. Il juge très vite les hommes, par expérience, et il se trompe rarement.

— Vous trahissez donc la confiance des Kréols ?

— Vous me le reprochez ? se rebiffe le savant.

— Non, je le constate simplement. Vous avez toujours été pro-gouvernemental, Bowl, et je vous en félicite. Vous nous servez utilement.

— Encore beaucoup mieux que vous ne l’imaginez ! En feignant d’accepter la proposition de Chen – c’est lui le traître ! – j’entrais dans les plans des Kréols. J’ai appris ainsi qu’ils projetaient de construire un hypnor, ou de modifier ceux en fonction, capable d’influencer le cerveau d’un individu à chromosome supplémentaire. L’équipe a réussi, et j’ai participé à l’opération. J’en suis fier. Parce que, maintenant, nous pouvons neutraliser facilement tous les Kréols. Il suffit d’édifier un super-hypnor qui inondera toute la terre d’impulsions psychiques. C’est exactement comme cela qu’a procédé Jer Kome.

Curty retient sa satisfaction. Bowl apporte ni plus ni moins sur un plateau la capitulation des rebelles. Il cherche dans ses poches, en retire une enveloppe bourrée de papiers, qu’il jette sur le bureau :

— Tenez. Voici les plans de fabrication du « neutraliseur » bio-radiant. En l’annexant à un hypnor, vous influencez le cerveau d’un Kréol et vous le rendez inoffensif.

— Kome sait bien qu’il se suicide en agissant ainsi ! remarque le délégué gouvernemental. Il nous donne une arme contre lui, contre les siens. Ça paraît insensé.

— Non, explique Aim calmement. Kome est aux prises avec des difficultés internes, au sein de sa propre société. Les instincts se déchaînent. Des vols, des crimes ont été commis. Les fautifs sont tous des Kréols. Aussi Kome a-t-il décidé d’entrer en lutte contre ses propres troupes.

— Je comprends, devine Curty. L’utilisation des hypnors modifiés permettra d’amadouer certains esprits échauffés.

Il rassemble ses deux mains, joint ses doigts, arrête déjà un plan de bataille. Le bioélectronicien lui apporte un horizon tout neuf et pratiquement sa victoire est déjà acquise.

— Maintenant, Bowl, après vos déclarations très importantes, je dirais même capitales, je vais vous révéler autre chose. Nous ne sommes pas restés inactifs depuis le déclenchement de l’offensive des rebelles. Nous avons mobilisé tous nos savants, tous nos techniciens. Nous nous doutions bien que Kome avait utilisé un super-hypnor pour inonder la Terre d’ondes psychiques, puisqu’il a réussi à endormir les deux milliards d’hommes peuplant la planète. Aussi, nous avons misé sur le même tableau que lui. Nous avons réussi également à construire un super-hypnor. Naturellement, pour des raisons de sécurité, je ne vous divulgue pas le lieu où nous avons installé les antennes géantes.

Aim ne pensait pas que les travaux étaient aussi avancés. Décidément, de part et d’autre, la lutte s’organise avec des moyens de plus en plus scientifiques, en faisant appel aux plus grands cerveaux. Ça devient une lutte de la technique.

— Quand votre super-hypnor émettra, il faudra un relais aux ondes. Or, vous oubliez que le satellite de télécommunications se trouve entre les mains des Kréols.

Curty observe son visiteur avec un air ironique. Sa bouche se plisse comme une cicatrice. Il ne laisse rien au hasard et il le prouve. Sa voix vibre de sûreté.

— Voyons, Bowl, nous prenez-vous pour des idiots ? Nous lancerons un autre satellite de télécommunications lorsque le moment sera venu. Cela nous coûtera moins cher que d’essayer de reprendre l’autre plate-forme. Et c’est tellement plus facile !

— Évidemment ! admet Aim, convaincu.

Il se dresse de son fauteuil. Curty l’imite et lui tend franchement la main. Il ne doute pas un instant que les plans soient vrais car quel intérêt le savant aurait-il eu en venant jusqu’ici ?

— Je vous remercie, Bowl. Grâce à vous, les Kréols tomberont sous notre coupe et nous pourrons les renvoyer sur Jupiter. Par mesure de prudence, et pour ne pas éveiller l’attention de vos collègues, vous devez retourner dans vos labos. Inutile de vous conseiller le silence absolu.

Il feuillette les plans du neutraliseur bioradiant :

— Je suppose qu’il s’agit d’un double, non de l’original.

— Bien sûr, précise Aim. Je ne peux pas empêcher les Kréols d’utiliser notre découverte commune.

— Ça ne leur servira à rien.

Le représentant du gouvernement réenclenche le contact sonique. Il se penche sur un interphone :

— Ramenez M. Bowl. Entretien terminé.

Le policier en uniforme rouge réapparaît.

Il reconduit le visiteur. Quand Curty se retrouve seul, il s’assied à son bureau, se met en rapport avec son adjoint :

— Réunissez immédiatement les responsables du projet « Grand H ». J’ai à verser des éléments précieux au dossier… Ah ! Avertissez aussi la base de lancement des satellites. Donnez le feu vert. L’opération doit être montée dans les délais les plus brefs.

Curty s’isole de nouveau, se penche sur les plans du neutraliseur bio-radiant. Naturellement, il n’y comprend pas grand-chose et il chargera des techniciens hautement compétents pour vérifier les formules et les schémas.

Il se frotte les mains, ravi. Puis un doute l’assaille. La trahison de Bowl ne ferait-elle pas partie d’une combine ourdie par les Kréols ? Mais, dans ce cas, pourquoi avoir chargé le bioélectronicien d’une mission semblable auprès du gouvernement ? Même si les plans étaient faux, qu’est-ce que cela changerait pour Jer Kome ?

Non. Curty a beau se creuser la tête, il ne voit pas ce que la démarche de Bowl pourrait rapporter aux Kréols. Au pire, le savant pourrait raconter à Kome que le gouvernement se prépare à lancer un satellite de télécommunications et qu’il dispose d’un super-hypnor. Ça n’empêcherait pas le plan « Grand H » de voir le jour. Car il n’existe aucune parade. Aucune. Kome, lui-même, l’a prouvé en installant son super-émetteur hypnotique dans le massif du mont Blanc. Tous les cerveaux ont été touchés, sans exception.

Car les techniciens gouvernementaux ont vu largement plus loin que Jer. Leur super-hypnor peut fonctionner sans relais, sans le secours des hypnors ordinaires. C’est pourquoi Curty se frotte les mains. Son plan « Grand H » ne peut pas être voué à l’échec.

* *
*

En une fraction de seconde, la vie s’arrête sur la Terre comme sous l’effet d’un coup de baguette magique. Deux milliards d’hommes sont frappés au même moment d’une paralysie complète. Ils sombrent dans un sommeil artificiel, abrutissant. Ils dorment où ils se trouvent. Chez eux, dans la rue, dans les magasins, à leur travail.

C’est un spectacle extraordinaire que celui de ce monde soudain figé. Peu de temps auparavant, des consignes avaient été données aux centres administratifs. Pas un « hélair », pas un monohel, ne volait au moment du phénomène. Ces précautions limitèrent donc au maximum les accidents.

Par contre, dans les provinces sous contrôle kréol, plusieurs soucoupes volantes, des hélicos à bretelles, se cassèrent la figure avec leurs passagers surpris par l’événement. Fort heureusement, certains hélairs voyageaient en pilotage automatique, ce qui réduisit les catastrophes.

L’activité, toute l’activité physique et cérébrale des individus, stoppe donc à la même seconde. Dans une région seulement connue de quelques privilégiés, loin de toute agglomération, un super-hypnor lance ses ondes psychiques vers un satellite de télécommunications qui circule à peu près sur la même orbite que le précédent. À trente mille kilomètres d’altitude.

Cette plate-forme spatiale occupée par des techniciens gouvernementaux, vient juste d’être satellisée et elle fonctionne correctement. Elle réexpédie vers la Terre les ondes du super-hypnor auquel a été annexé un neutraliseur bio-radiant. Pas une parcelle de la planète n’échappe à cet arrosage en règle.

Au siège du gouvernement, quelque part au cœur de l’ancien continent africain, sous le sable du désert grillé de soleil, des hommes affrètent un hélair. Ils portent tous des casques spéciaux, transparents, surmontés de deux courtes antennes. Des casques anti-H, qui les immunisent contre les ondes hypnotiques. Car les techniciens ont bien fait les choses. Ils ont mis au point un super-hypnor susceptible d’atteindre les cerveaux sans relais intermédiaires, mais ils ont aussi découvert le moyen de s’en protéger.

Une certaine quantité de casques anti-H – et une quantité rigoureusement délimitée – a donc été fabriquée. Les membres du gouvernement, les employés des centres administratifs et des services de sécurité, les policiers, ont été pourvus de ces protecteurs et à l’heure précise où le projet « Grand H » entrait en action, des hommes coiffaient à la hâte ces étranges couvre-chefs.

La soucoupe embarque donc ses passagers. Curty et son adjoint, Ja Pox, Ern Nol, puis cinq ou six policiers d’escorte. Le sol vomit l’engin discoïde qui s’élève droit dans le ciel, monte à une altitude vertigineuse, et se dirige vers la province M, but du voyage.

Les écrans panoramiques montrent des territoires entièrement privés d’activité. On dirait qu’un gigantesque cataclysme a frappé les hommes tout en respectant l’intégrité des villes. Des gens dorment partout, parfois entassés. Tout dépend des fuseaux horaires, si c’était la nuit ou le jour. En tout cas, le spectacle est impressionnant.

Nol, casque sur la tête, se rassasie de ces images extraordinaires. Personne ne l’a mis au courant et voilà qu’il découvre un monde nouveau.

— Que s’est-il passé ?

Curty jouit de l’étonnement grandissant du colonel. Il lui explique les différents objectifs du projet « Grand H » et ajoute :

— Cette fois, Nol, les Kréols tombent à genoux. Vous verrez ça dans quelques instants. Je crois que nous arrivons au-dessus de la province M. Vous allez pouvoir vous réinstaller dans votre bureau.

Le colonel doute encore car ce renversement soudain de la situation possède peut-être des failles. Trop beau pour être vrai, en somme.

— Kome, les Kréols… Ils vont réagir. Ils sont peut-être en train de combiner quelque chose.

Curty éclate d’un rire triomphateur : il désigne le panoramique :

— Tenez. Nous survolons la métropole annexe 14. Regardez donc.

Un pâle soleil brille sur les steppes glacées et les grandes plaines couvertes de neige. Dans cet écrin blanc, un gigantesque œuf translucide se détache. Au travers de la coupole demi-sphérique, l’œil distingue les buildings, les rues. Nol reconnaît tous les divers quartiers de sa cité. Mais quelque chose paraît changé.

— Est-ce votre super-hypnor qui a bouleversé tout ça ?

— Évidemment, glousse Curty. Alors, colonel, vous voilà convaincu ?

L’officier découvre lentement les dégâts du plan « Grand H ». Des hommes, des femmes, des enfants, gisent dans les rues, sur les terrasses. Immobiles, étendus, ils semblent morts.

En vain chercherait-on une présence vivante, mouvante, dans la ville. De plus, un étrange et fascinant silence émane de la métropole.

Nol s’inquiète :

— Ils sont morts ?

— Non, ils dorment sous l’effet des ondes hypnotiques, explique le représentant du gouvernement sur un ton rassurant.

L’hélair descend à la verticale du centre administratif, se pose sur une cheminée d’accès, juste au-dessus de la coupole. Les passagers traversent un sas et pénètrent sous l’armature qui isole la cité. Immédiatement, la température change avec l’extérieur. De moins dix, le mercure passe à plus vingt.

Ils enjambent des individus aux yeux clos, inanimés au milieu des rues. Ils reconnaissent parmi eux les vêtements vert pâle des Kréols. Les magasins sont bourrés de gens endormis. Ici, le phénomène a surpris la population en plein après-midi.

Ils parviennent sans difficulté jusqu’au centre administratif. Effondrés, les policiers de Kome ne bougent pas sur le passage des gouvernementaux. Curty se penche sur un Kréol, assis contre un mur, sa tête inclinée sur la poitrine. Il le pousse légèrement à l’épaule et le dormeur chancelle, roule sur le sol.

— Vous voyez, ricane Curty. Ils sont tous inoffensifs.

Il songe à Bowl. Sans lui, sans son précieux concours, le plan « Grand H » n’aurait pas connu un aussi éclatant succès. Les anormaux auraient échappé aux ondes hypnotiques et ils n’auraient trouvé en face d’eux que des hommes endormis, capables d’aucune activité. Primitivement, le plan « Grand H » était destiné à asphyxier les Kréols en leur coupant d’un coup l’aide apportée par les normaux.

Nol retrouve son bureau avec plaisir, et aussi avec un peu d’émotion. Un homme dort sur la table de travail, le buste penché en avant.

— Ôtez-moi ça, ordonne l’officier.

Les policiers d’escorte, casqués, s’exécutent. Ils traînent Jé Nas dans un coin, en attendant d’autres décisions. Sans doute tous les Kréols seront-ils rassemblés en vue de leur transfert sur Jupiter. Car le gouvernement pourra dès lors exercer une pression considérable sur le centre E.T.3, actuellement en sécession. Il possède des tas et des tas d’otages. À commencer par les grosses têtes de la rébellion.

Curty prend congé de Nol :

— Eh bien ! rassemblez votre ancienne équipe et dotez-la de casques anti-H. Vous reprendrez très vite en main la situation. Je vous laisse quelques policiers pour vous aider.

— Vous filez sans doute vers la province H ?

— Oui. Je tiens personnellement à arrêter Kome.

Le membre de l’assemblée collégiale, suivi de son inséparable adjoint, Ja Pox, retourne vers la soucoupe volante avec une escorte réduite de policiers. La hâte de tenir Jer à sa merci le tenaille, mais il ne doute pas un instant du succès.

Quand il survole la métropole annexe 4, première cité tombée au pouvoir des Kréols, son anxiété décroît rapidement. Il constate, là encore, les dégâts produits par le super-hypnor. Comme ailleurs, les gens gisent pêle-mêle dans les rues et Curty ne peut pas s’empêcher de penser que les normaux subissent le contrecoup du plan « Grand H ». Mais bientôt, la situation se normalisera. Les Kréols retrouveront leur univers concentrationnaire, sur Jupiter. Et l’utopie de Kome n’aura été qu’une flambée de passion sans conséquence.

Jer, comme tous les autres, a été surpris alors qu’il se trouvait au bureau de Mollen, dans le centre administratif. Il a été terrassé d’un coup et n’a pu réagir. Maintenant, Curty le contemple avec une sorte d’admiration mêlée d’inquiétude, car il s’agit avant tout d’un homme extraordinaire, d’un homme dont la volonté n’a jamais fléchi et qui pendant plusieurs mois a tenu en échec les forces gouvernementales.

Pox tourne autour de Kome comme une mouche autour d’un pot de miel. Le Kréol l’impressionne malgré son attitude inoffensive.

— Voilà donc le promoteur de ce grand coup de poker. Quand il se réveillera, son rêve s’effondrera.

— Respectons nos ennemis, Pox, dit Curty. Ils ont eu du courage. Je demanderai qu’aucune sanction ne soit prise contre eux.

Il donne des ordres aux policiers de sa suite :

— Débrouillez-vous, mais retrouvez Mollen et Clarc. Ils sont sûrement incarcérés du côté du mont Blanc. Ramenez-les ici et placez-leur un casque anti-H sur la tête.

Une demi-heure plus tard, l’un des policiers prévient Curty par le réseau T.V. :

— En effet, nous avons retrouvé Mollen et Clarc au milieu d’autres prisonniers. Ils dormaient comme des souches, dans une vieille maison du siècle dernier. Les Kréols ont aménagé un vieux village. C’est curieux… Ah ! Et puis nous avons aussi découvert leur station-pirate. Juste au sommet du mont Blanc.

Pox jubile :

— Eh bien ! chef, nous les tenons, cette fois !

Même les plus optimistes ne voient pas très bien comment les Kréols pourraient s’en sortir. À moins d’un miracle. Or, en plein XXIe siècle, ce terme a disparu du vocabulaire. Pour Kome, pour ses compagnons, c’est la fin d’une épopée.