CHAPITRE V
Octobre dore les feuillages. Les premières neiges sont tombées sur les sommets, mais la montagne reste extrêmement belle, d’autant que l’arrière-saison se prolonge par un beau temps exceptionnel.
Plusieurs hommes volettent vers le mont Blanc. Munis de « monohels », ils chevauchent les vallées, remontent au long de la pente du seigneur alpin. Le ciel d’un bleu azur tend sa toile gigantesque. La neige fraîche étincelle sous le soleil.
Les quatre silhouettes approchent du sommet. Elles volent à une dizaine de mètres du sol, avec facilité, dans un léger bruit de turbine. Revêtues d’une chaude combinaison, casquées, masque à oxygène sur le visage, elles ressemblent à des puces, sautant les obstacles naturels.
Finalement, elles se posent quelques centaines de mètres avant la cime. Les turbines de leurs hélicos à bretelles soufflent la neige, provoquent un tourbillon blanc. Puis, lentement, le brouillard se dissipe. Les détails émergent.
Kome quitte son inhalateur d’oxygène.
— Nous voici arrivés. Comme vous le constatez, tout est admirablement camouflé.
Les trois hommes qui l’accompagnent lancent des regards de tous côtés. Ils cherchent quelque chose, des indices d’une activité qu’ils savent fébrile. En vain. Le dôme du mont Blanc reste apparemment vierge. Seules, des traces de pas maculent la neige tombée dans la nuit.
Nas observe son chef, sourit devant l’ahurissement des deux autres personnages. Ceux-ci se débarrassent à leur tour de leur matériel volant.
— Chapeau ! reconnaît Klé Hoker, un ingénieur atomiste. Extérieurement, rien ne trahit votre activité. En somme, vous vous enterrez.
— Effectivement, explique Jer, nos installations sont souterraines. Vous comprenez facilement ces précautions. Mais Mok avait raison. Depuis le début de nos travaux, voici plusieurs mois, aucun engin n’a survolé le massif.
— Ça prouve bien, dit Hug Allan, que la police ne soupçonne rien. Vous savez, les régions montagneuses sont abandonnées à elles-mêmes. La vie se concentre dans les agglomérations et le tourisme n’existe plus depuis longtemps. Qui, diable ! aurait l’idée de survoler les Alpes ?
Les quatre hommes suivent les traces de pas imprimées dans la neige. Ils arrivent ainsi à l’entrée d’une galerie qu’un mur de glace camoufle admirablement.
Ils entrent. Des lampes électriques éclairent les lieux. Le souterrain a été creusé dans une veine rocheuse, ce qui évite l’étayage. Dix mètres plus loin, le boyau s’élargit considérablement, forme une salle assez spacieuse.
Là, des hommes s’affairent sous la lumière des projecteurs. Ils construisent un abri à l’aide d’éléments préfabriqués, en panneaux isolants. L’abri ressemble à une casemate, à un cube qui occupe à peu près tout le volume de la salle souterraine. Le gros œuvre est terminé. Des techniciens achèvent les installations intérieures.
Allan désigne les ouvriers, une bonne douzaine :
— Tous des Kréols ?
— Oui, opine Kome. Des spécialistes, venus de Jupiter grâce à Viac. Mok nous a procuré tout le matériel dont nous avions besoin. Je suppose que vous êtes pour quelque chose dans tout ça.
Hoker hoche la tête :
— Allan et moi connaissons Mok depuis longtemps. Quand il nous a contactés, et expliqué ce qu’il voulait, nous avons marché dans la combine et nous avons facilité sa tâche. C’est ainsi qu’Allan s’est particulièrement occupé du matériel électronique. Moi, je me suis chargé de la pile atomique.
Jer désigne un blockhaus en béton et en plomb, au fond de la salle souterraine :
— Votre pile, monsieur Hoker, est en place. Elle fournira assez d’énergie à notre station. Je vous remercie pour tout ce que vous avez fait pour nous.
— Bah ! Votre projet nous emballe, assure Hug Allan. Mok nous a expliqué vaguement votre plan. Vous comptez vraiment triompher des hypnors ? Car je suis d’accord avec vous, Kome. Les hypnors gâchent notre vie. Il est même question qu’ils nous prennent en charge pendant nos heures de travail. Vous vous rendez compte ! Nombreux sur la planète pensent comme nous. Seulement ils n’osent pas se manifester. Et quand bien même le voudraient-ils, qu’ils ne le pourraient pas, justement à cause des hypnors qui contrôlent leurs pensées.
— Je suppose, sourit Jer, que vous êtes actuellement hors de l’influence des machines.
— Oui, affirme Hoker. En tant qu’ingénieurs, nous visitons surtout les usines et nous possédons des facilités de déplacement. Notre temps de travail est assez élastique.
Kome entre dans l’abri préfabriqué. Sur les murs, des spécialistes installent des claviers, des écrans de contrôle. Des câbles électriques traînent par terre, enchevêtrés. C’est un vrai chantier.
— Shap ! appelle Jer.
Un homme, en train de connecter des fils, lève la tête. Accroupi sur le sol, dans une position inconfortable, il se dresse, étire ses longues jambes. Comme tous ses compagnons, comme tous les Kréols, il ne dépasse pas trente ans.
— Salut, patron ! dit-il plaisamment.
Il lorgne vers le souterrain qui accède à la sortie, aperçoit Hoker et Allan.
— Qui sont ces deux-là ?
— Des ingénieurs, Rog, souffle Jer à voix basse. Des types au bras long, que Mok a contactés. Grâce à eux, nous avons obtenu le matériel nécessaire et, en contrepartie, je leur montre nos réalisations.
La méfiance subsiste chez Shap. Il fronce les sourcils :
— Tu es sûr qu’ils ont basculé dans notre camp ?
— Évidemment. Sinon ils n’auraient jamais accepté de marcher dans la combine. Mais ils ignorent encore ce que nous mijotons exactement.
Hoker et Allan se figent sur le seuil de l’abri. Ils observent avec étonnement tout l’appareillage complexe. L’intérieur du cube ressemble à un central de commandes.
Allan émet un sifflement admiratif :
— Eh bien ! pour installer tout ça, vous possédez des techniciens qualifiés.
Kome désigne Rog :
— Voici Shap, mon ingénieur en chef. Il coordonne toutes les opérations et il met la main à la pâte, comme vous le constatez. Sur Jupiter, il dirigeait mon centre de recherches.
— Vous maniganciez déjà quelque chose, remarque Hoker, car vous n’aviez aucun intérêt à avoir un centre de recherches.
— Aucun, logiquement, admet Jer. Notre autonomie de gestion nous laissant une grande liberté, j’ai tablé là-dessus. J’ai formé une équipe, monté des labos. Les Kréols sont capables de devenir de grands ingénieurs, comme les autres.
— Je n’en doute pas, dit Hoker hâtivement. Vos recherches ont donc abouti ?
— Oui. Après des années de travail, d’expériences, d’efforts. Nous allons battre le gouvernement sur son propre terrain.
La curiosité ronge particulièrement Allan :
— Je m’y connais en électronique, croyez-moi. Si j’en juge par vos installations, vous avez édifié une petite centrale énergétique. À quoi vous servira cette énergie ?
— Je vous en laisse la surprise, monsieur Allan, répond Kome en souriant.
Hoker s’avance au milieu de la cabine. Il lève la tête, aperçoit une sorte de cheminée à la partie supérieure. D’autres techniciens travaillent sur des échafaudages, tout au long de ce conduit, dont le sommet débouche à l’air libre. D’ailleurs, un petit carré de ciel bleu se découpe tout en haut et un air froid tombe sur les épaules.