CHAPITRE II

Jer Kome appuie son front contre le verre épais de la baie. Il contemple le monde invivable de Jupiter. Aussi loin que porte son regard, il aperçoit une terre de désolation, plate, froide. On se croirait aux îles Kerguelen.

Un temps brumeux baigne constamment le paysage, noie des détails inexistants. L’établissement pénitentiaire, le « bagne » comme l’appellent les « Kréols », a été édifié au centre d’une plaine immense, caillouteuse. Rien n’y pousse, hormis un lichen verdâtre, quelques mousses. Le soleil lointain n’arrive qu’avec parcimonie, filtré par une atmosphère totalement dépourvue d’oxygène mais riche en azote et en ammoniac. Des températures effroyablement basses, voisines de moins soixante-quinze, durcissent le sol. La journée, le thermomètre remonte de quelques dizaines de degrés. Et encore, la région jouit des meilleures conditions climatiques de la planète. Ailleurs, c’est l’enfer.

Autant dire que toute sortie est impossible sans vêtement protecteur. Les scaphandres isolent du froid et sont pourvus d’un appareillage respiratoire autonome.

Kome médite sur tous ces inconvénients. C’est un homme de trente ans, l’un des plus vieux de l’établissement. Depuis dix-huit ans, il se morfond sur Jupiter. Il a été l’un des premiers déportés, l’une des premières victimes de la fameuse loi du 10 avril 2050, décidant que tout « Kréol » serait transféré aux confins du système solaire.

Depuis, des milliers et des milliers de Kréols ont afflué, sans espoir de retour. D’autres établissements ont dû être construits, pour hommes et femmes. Maintenant, Kome dirige l’un d’eux, un exemple de modernisme, d’organisation. C’est une sorte de promotion sociale qu’il a arrachée, qu’il défend avec acharnement. Il met son expérience au service des nouveaux arrivants dont il essaie d’atténuer le dépaysement. Quand ils arrivent sur Jupiter, les Kréols ont douze ans. Ils s’adaptent assez vite, mais ils ne comprennent pas pourquoi ils sont ici. Ils le comprennent plus tard, bien plus tard, quand ils se posent des questions.

Kome se retourne vers son bureau directorial. Il observe sa table de travail entourée d’écrans, de claviers. Dans des salles adjacentes, ses collaborateurs l’aident. Il fait face à un service administratif énorme. Il tient à jour des milliers et des milliers de fiches. Des ordinateurs suppléent les hommes, facilitent leur tâche.

Le gouvernement central de la Terre, en votant la loi du 10 avril 2050, visait deux objectifs utilitaires. Il éliminait d’abord les Kréols, ces anormaux chromosomiques, et il donnait au centre administratif de Jupiter une main-d’œuvre énorme qui dispensait du même coup un recrutement difficile de volontaires pour les mines de « penchar ». Car personne n’était bien chaud pour s’exiler aux confins du système solaire et l’État envisageait le recrutement obligatoire. Les Kréols amenèrent la solution adéquate et les mines de « penchar » ne furent plus exploitées que par eux.

Jer Kome soupire, s’assied à son bureau. Un écran s’allume et le visage de son bras droit, Dan Pial, apparaît.

— Ils sont là, Dan ?

— Oui, ils attendent avec un peu d’anxiété.

— Tu les as enregistrés ?

— Oui. Ils sont une centaine. Tu veux les voir ?

— Bien sûr, opine Jer. J’arrive immédiatement.

Il éteint l’écran, se lève, traverse la pièce. Une cloison coulisse devant lui, automatiquement. Il se retrouve dans une autre salle, en face de Dan Pial. Les deux hommes ne se ressemblent pas. Jer est maigre, sec, osseux. Pial est gros, charnu, massif. Une sorte d’ours, souvent de mauvaise humeur. Parfois, il ne se montre pas tendre avec les nouveaux arrivants et Jer préfère s’en occuper personnellement.

Kome est patient, attentif au moindre détail. Il ne néglige rien et veille particulièrement au confort des nouveaux. Des gosses, arrachés à leurs parents par une loi inhumaine, incompréhensible. La science fait d’innocentes victimes et la société croit progresser.

— Viens avec moi, Dan, demande Jer.

Pial grommelle, mais obéit. Il respecte Kome, en tant qu’homme et chef hiérarchique. Il l’admire. Jer est une force de la nature qui essaie d’organiser sur Jupiter une société d’anormaux chromosomiques. Son mérite est immense. Il sait que son dévouement ne sera pas récompensé, que personne sur Terre ne soutient ses efforts. Il forme avec sa communauté un noyau à part, un noyau humain de plus en plus ample, aux effectifs sans cesse accrus. Mais un groupe coupé du monde. Pourtant, les Kréols ne sont pas contagieux. Si ce n’était pas leur chromosome supplémentaire en forme de Y, ils ne se différencieraient pas des autres. Sur le visage, rien ne prouve qu’on est Kréol. Il faut une analyse cellulaire.

Jer et Dan traversent des couloirs, parviennent dans l’amphithéâtre où les nouveaux ont été regroupés. Ils débarquent fraîchement de la Terre. Des moniteurs s’occupent d’eux, leur donnent à chacun un vêtement analogue. Comme dans un pensionnat. Ici, l’égalité entre tous s’avère encore plus poussée que dans la société normale.

Jer compulse les fiches que lui remet un moniteur. Les gosses viennent des quatre coins de la planète. Ils parlent tous la même langue puisqu’il n’existe plus qu’un seul dialecte, une race unique métissée qui est un amalgame des anciennes races. Noirs, Blancs, Jaunes, se sont fondus, mêlés. Un seul État est né de cette fusion, avec un gouvernement central et des annexes.

Kome demande le silence, s’adresse aux cent garçons rassemblés :

— Pour vous, il s’agit du terme d’un long voyage. Avant votre départ, on vous a sûrement dit que vous partiez pour Jupiter afin d’y achever vos études. Vous l’avez cru. Persistez à le croire. Un temps viendra où vous apprendrez la vérité. Pour le moment, vos préoccupations se bornent aux jeux, aux loisirs, à la culture. Ici, sur un monde glacé et inhospitalier, vous mesurerez la différence avec la Terre. Ne soyez pas exigeants. Les jeux, l’éducation, sont adaptés en fonction du climat, des nécessités. Vous formez l’embryon d’une société nouvelle. Vous formez l’avenir. Et je puis vous assurer que nous préparons cet avenir avec foi, patience. Un avenir plein de promesses, où vous jouirez de la liberté retrouvée, où vous vous ébattrez dans un décor qu’on vous refuse actuellement.

Les gosses, tous des garçons, écoutent Kome comme ils écoutent leurs professeurs, d’une oreille un peu distraite. La notion de « Kréol » ne signifie rien pour eux. Transplantés brutalement hors de leur planète, ils vivent une sorte de rêve.

Jer achève son discours par ces mots, devenus traditionnels :

— Je vous souhaite la bienvenue parmi nous. J’espère que vous ramènerez un bon souvenir de votre passage sur Jupiter.

Ses traits se figent, se contractent. Il serre les poings. Une fois de plus, il ment. Ses mensonges lui deviennent odieux. Il ment à des gosses de douze ans. Il ne le supporte plus. Il lui faudra trouver autre chose. Peut-être que la vérité serait bonne à dire et mettrait les nouveaux en face de leur destin. Mais doit-on priver ces jeunes adolescents de leurs illusions ?

Jer quitte précipitamment l’amphithéâtre. Une boule lui serre l’estomac. Il sait pourtant que les gosses ne manqueront de rien et occuperont les nouveaux locaux construits tout récemment. Le « bagne » s’agrandit sans cesse, prend des proportions gigantesques. D’autres « centres » annexes ont dû ouvrir leurs portes pour éviter une trop grande concentration.

Dan rejoint son « patron » dans le couloir :

— Jer… Ton discours, à un moment, dépassait ta pensée, remarque-t-il d’une voix rauque.

— Non, jette Kome en grimaçant. Ma pensée, tu la connais. Comme Rody, comme Nas, comme Angela la connaissent. Elle me poursuit, elle me hante. C’est pourquoi, parfois, elle s’extériorise.

— Si elle parvenait aux oreilles du centre administratif ?

— De la base ?

— Oui, aux oreilles des normaux. Ils étoufferaient tes idées dans l’œuf. Car ta pensée est déraisonnable. Tu le sais bien. À ces gosses, tu leur promets presque le retour sur la Terre. Tu parles de leur avenir comme si tu tenais cet avenir dans tes mains, dans tes mains seules.

Jer s’arrête, regarde fixement Pial. Une terrible volonté burine son visage. Ses yeux brillent.

— Mais je le tiens, Dan. Nous le tenons. Tu n’aurais plus confiance ?

Les épaules de Pial se voûtent, semblent supporter des tonnes. Il soupire :

— Le problème dépasse nos possibilités.

— Préfères-tu la soumission inconditionnelle ?

— Elle est dure, implacable, mais elle nous assure la tranquillité. Tu veux tout bouleverser. Es-tu certain de tes chances de succès ?

— Non, avoue franchement Kome. Tu le sais aussi bien que moi. Mais j’ai envie de faire quelque chose, de marquer mon passage dans la société. Au début, nous étions quelques centaines de Kréols. Aujourd’hui, nous sommes des milliers. Demain, nous serons des millions. Crois-tu que le gouvernement central se préoccupe de cette alarmante situation ? Il se contente de nous accumuler sur Jupiter, comme des déchets inutiles. Certes, la planète est vaste, immense. Elle peut accueillir une population cent fois comme celle de la Terre, sans saturation.

— Alors ? rétorque Pial. Pourquoi prendre des risques énormes ?

Kome réprime un geste d’énervement, hausse les épaules :

— À la fin, tu m’ennuies, Dan ! Tu raisonnes comme un idiot. Tu as le droit de partager ou de combattre mes idées. Je te croyais mon ami.

— Je suis ton ami, affirme Pial. Comment te le prouver ?

— En m’aidant. En aidant tous les Kréols. En nous serrant tous les coudes. Le moment approche où le grand mouvement se déclenchera. Rody, Nas et Angela cherchent des appuis, des partisans sûrs. Déjà, des groupes s’organisent. Nous sommes coupés du centre administratif et cela facilite notre tâche. Nous gérons nos propres affaires. Nous créons nos lois, nos disciplines. Nous formons une communauté autonome.

— Bon, admet Dan. Le centre administratif, la base, sont à notre portée… Mais la Terre ? Tu ne prétends pas dicter tes conditions à la Terre. Ils ne t’écouteront pas. Ils nous ravitaillent. Tu l’oublies trop vite. Cela en échange de notre travail. S’ils interrompaient le ravitaillement, nous serions rapidement asphyxiés. Sans compter les représailles militaires.

Kome entre dans son bureau, invite Pial à s’asseoir. Il mûrit son plan depuis longtemps. Il en a étudié les moindres détails.

— Tu penses à la révolte ouverte, Dan, à la rébellion. Je te croyais plus intelligent. Nous serions massacrés avant d’avoir levé le petit doigt. Non. Il faut jouer sur un autre tableau, agir dans l’ombre.

— Dans l’ombre ? Nous serons aussi démasqués.

— Nous échappons aux hypnors, grâce à notre chromosome supplémentaire. J’ignore comment il intervient, mais ça ne me préoccupe pas. Je constate que nous possédons cette faculté et peut-être la nature a-t-elle voulu nous rendre justice.

Jer suit sur un écran de contrôle l’entrée des nouveaux arrivants dans leurs locaux. Des cellules à quatre couchettes, pourvues d’une installation sanitaire ultra-moderne avec séchoir à infrarouge. Les adolescents poursuivront leur éducation commencée sur Terre, avec les professeurs kréols. Dès maintenant, ils échappent à leur milieu habituel et tombent dans l’orbite du pénitencier, ou plutôt du centre rééducatif comme l’appellent les officiels.

Sur Jupiter, on ne rééduque rien du tout. On parque des hommes, des femmes, des enfants, en nombre de plus en plus important. On accumule une main-d’œuvre énorme. Cela permet d’augmenter sans cesse le rendement d’extraction du « penchar », et son traitement dans des usines spéciales. Les astronefs n’emmènent vers la Terre que du minerai à l’état pur, directement utilisable.

Kome observe encore les gosses pendant quelques minutes, hoche la tête, puis éteint l’écran. Ici, les pensionnaires absorbent une nourriture parfaitement équilibrée en protéines, en sels minéraux, en vitamines et en oligo-éléments. Ils ne sont pas sous-alimentés et bénéficient de la même ration quotidienne que les « normaux ».

— Le gouvernement nous octroie un régime de semi-liberté, évoque Pial. Nous dirigeons les mines, les usines de traitement. Nous recevons en échange nos pilules nutritives. Comme nos frères de la Terre.

— Tu t’en contentes, Dan ?

— Bah ! grimace Pial, hésitant.

— Si on te proposait ta réintégration dans la société, tu accepterais. C’est ce que je veux pour tous les Kréols.

— De quel moyen disposes-tu ?

— De la volonté. Crois-moi, des tas de volontés associées forment une arme terrible, un poids redoutable. Je te le prouverai.

— Eh bien ! soupire Pial, je te souhaite de ne pas te tromper, de ne pas conduire les Kréols au massacre.

Un autre écran s’allume. Jer oublie momentanément son camarade, sourit. Ce sourire ressemble à une cicatrice sur son visage torturé par le problème de l’avenir. Mais il est le symbole de l’espérance et s’adresse à un visage de femme. Une femme belle, jeune, en pleine maturité de corps et d’esprit, au regard éclatant, aux lèvres épaisses.

— Angela…, prononce Jer avec admiration, comme subjugué par cette image vivante. Tu m’attends ?

— Oui. J’ai quelque chose à te confier, dit une voix veloutée. Au sujet de ce que tu m’as demandé.

— Ah ! Bon. J’arrive immédiatement. Dans deux minutes je serai à tes côtés, Angela.

Le visage de femme disparaît de l’écran. Kome se tourne vers Pial, impassible, figé :

— Angela met une énorme confiance en moi, comme je crois en elle. De notre couple jaillira la lumière.

— Tu veux te marier avec elle ?

— C’est déjà fait. Je te l’apprends. Tu sais, les formalités se réduisent au strict minimum et il ne s’agit que d’une convention. De toute manière, les femmes kréols ont été stérilisées avant leur déportation. Angela et moi, nous n’aurons jamais d’enfant. Mais nous œuvrons pour les autres, les autres Kréols, ceux qui viendront derrière nous.

Sa voix chaude vibre de passion. Pial reste seul, imagine Jer retrouvant Angela. Il hausse les épaules. Pour lui, jamais les Kréols ne reprendront leur place dans la société.

* *
*

Angela Guil porte le même uniforme anonyme que tous les Kréols. Un vêtement synthétique d’un vert très pâle. À hauteur du sein gauche, son numéro matricule apparaît visiblement.

Quand Jer Kome pénètre dans le bureau où attend Angela, il fronce immédiatement les sourcils. Un homme se tient aux côtés de la jeune femme. Pas un Kréol, mais un « normal ». Son habit orange prouve qu’il appartient au centre administratif.

Jer le connaît. C’est Pié Sergos, du centre E.T.3 (extra-terrestre 3) de Jupiter. Il est en poste depuis quelques mois et s’est porté volontaire. Un agent administratif se charge des relations entre la base et les Kréols. Car certains contacts sont indispensables. Les Kréols vivent en communauté recluse mais ils reçoivent leur nourriture de l’extérieur, ainsi que certaines matières premières et du matériel.

Sergos assure le « tampon » entre les deux sociétés. Le centre E.T.3 exige quelqu’un de très habile. Pié est doué pour ce genre de travail. Souple sans excès, dur quand il le faut. En tout cas incorruptible.

Jer tend la main au fonctionnaire. Celui-ci la serre avec une certaine chaleur et Angela explique tout de suite :

— Tu m’avais demandé une enquête au sujet de Pié. C’est fait.

— Désolé, Sergos, remarque Kome, l’air navré. Vous comprenez mes précautions. Vous affirmez que vous désirez nous aider. J’ai voulu vérifier.

— Tout à fait d’accord, acquiesce le fonctionnaire. Je comprends votre méfiance. Si j’étais à votre place, j’en aurais fait autant.

Angela tend une carte perforée à Jer :

— Voici la fiche éjectée par le psycho-détecteur. Probant, non ?

Kome parcourt d’un œil intéressé les signes en code. Ces signes traduisent le résultat d’une analyse approfondie du cerveau de Sergos. Le psycho-détecteur électronique a fouillé la pensée de Pié et en a conclu qu’il ne mentait pas. Pié se trouve donc lavé de tous soupçons si la machine ne se trompe pas. Et elle ne se trompe pas dans quatre-vingt-dix-neuf pour cent des cas. La marge d’erreur se trouve donc réduite à un minimum.

Jer soupire :

— Je me félicite de ce résultat et je vous remercie, Sergos, de vous être prêté de bonne grâce à cet examen. Vous n’étiez pas obligé.

— Appelez-moi, Pié, voulez-vous ?

— Volontiers. À condition que vous me nommiez Jer, sourit Kome, plus détendu.

La glace semble rompue entre les deux hommes. Longtemps, Jer s’est demandé si l’offre de Sergos ne dissimulait pas quelque fourberie. Aussi avait-il exigé que Pié passe au psycho-détecteur. Pourtant, cette aide spontanée de la part d’un fonctionnaire cache sûrement quelque chose.

— Vous n’êtes pas actuellement sous l’influence d’un hypnor ? s’inquiète Kome.

— Non, répond Sergos. Je suis ici parce que j’avais certaines formalités administratives à remplir, à cause des nouveaux arrivants. Je m’informe aussi de vos besoins en pilules nutritives et en boissons vitaminées. Mlle Guil m’a suggéré…

— Mme Kome, rectifie Jer, obligeamment.

— Ah ! Bien. Parfait. Félicitations, approuve Pié, sincère. J’ignorais qu’on se mariait chez les Kréols car vous ne pouvez pas avoir d’enfant.

— Même pas les trois autorisés par le planning ! soupire Angela.

— Je sais, opine Sergos d’un ton navré. Je disais donc que j’ai profité de ma visite pour me livrer à ce test de vérité. Maintenant, vous voilà rassurés.

Jer ne manifeste pas un enthousiasme excessif. Il cherche la confirmation du psycho-détecteur et ne donne pas son amitié à la légère. Il sait par expérience que les « normaux » considèrent les Kréols comme des parias de la société.

— Le gouvernement n’a jamais voulu que nous fabriquions nous-mêmes nos pilules nutritives, dit soudain Kome, branchant la conversation sur un thème différent.

— Pourquoi parlez-vous brusquement de ça ? sourcille le fonctionnaire. C’est important ?

— Assez. En nous refusant cette autonomie nutritionnelle, l’État sait qu’il nous tient à sa merci, qu’il peut à tout moment nous tarir les vivres si les besoins l’exigent. C’est une menace suspendue en permanence au-dessus de nos têtes. D’autre part, comme nous échangeons nos rations protéinées contre notre travail dans les mines de « penchar », vous comprenez davantage le problème.

— Ça ne me concerne pas, proteste Sergos.

Par contre, je puis vous aider à constituer des stocks de produits nutritifs. Je me débrouillerai. Je maquillerai les bordereaux de commandes.

Jer lance un coup d’œil à Angela. Celle-ci approuve muettement de la tête. Entre eux s’échange un dialogue inaudible.

— Bon, bon, opine Kome. Cela nous rendra probablement service, Pié. Mais j’attends autre chose de vous puisque vous vous dévouez à notre cause.

— Parlez. Je suis prêt à tout. Dans la mesure de mes moyens, évidemment.

— Évidemment, répète Jer. Pour l’instant, j’aimerais que vous répondiez à quelques-unes de mes questions. Le psycho-détecteur a conclu que vous disiez la vérité, mais il n’a pas extirpé vos pensées… Depuis combien de temps êtes-vous en poste au centre E.T.3 ?

— Quatre mois.

— Vous vous êtes porté volontaire pour Jupiter ? Vous saviez que les séjours ne sont pas drôles, ici. Coup de tête ?

— Non. J’avais profondément réfléchi.

— Vous êtes marié, je crois.

— Oui. J’ai un enfant.

Sergos se trouble, baisse les yeux. Enfin, il avoue :

— Un enfant qui se trouve avec vous depuis un an.

Angela et Kome sursautent. Ils ne s’attendaient guère à cette confidence. Aussitôt, la méfiance s’installe chez Jer :

— Vous avez un enfant kréol ? Alors, l’administration aurait dû refuser votre demande de mutation. Vous savez bien que si un agent de l’État possède un « Kréol » dans sa famille, il est automatiquement refoulé de Jupiter. Cela, vous ne pouviez pas l’ignorer.

— Je me suis débrouillé, explique Pié. Je suis passé au travers du contrôle. C’est même pour revoir mon fils que je me suis porté volontaire pour Jupiter. Ma femme, elle, n’a pas pu me suivre jusqu’ici. C’est formellement interdit. Les volontaires sont obligés d’accepter ces conditions. C’est pourquoi, en général, le centre E.T.3 recrute des célibataires. Mais il prend ce qu’il trouve car les amateurs ne foisonnent pas.

— Je croyais, s’étonne Angela, que les privilèges n’existaient plus, même dans les rangs supérieurs.

— Officiellement, oui, sourit Sergos. Mais le piston, le système D, ça se pratique toujours de temps à autre. Les machines fonctionnent quand même grâce à des hommes. Ne l’oublions pas. Si les machines sont incorruptibles, les hommes, eux, ne le sont pas.

— Si je comprends, résume Kome, vous nous offrez votre aide en échange de quoi vous voyez votre fils à chacune de vos visites.

— Exactement. C’est honnête, non ? De plus, je m’élève contre cette loi du 10 avril 2050. J’estime que la science se trompe et qu’un chromosome supplémentaire en forme de Y n’est pas forcément l’indice inéluctable d’un trouble du comportement, dès l’âge de la puberté.

— Tout à fait d’accord avec vous, approuve Jer… Vous permettez ?

Il s’avance vers un clavier, manipule des boutons. Aussitôt, un écran s’éclaire et montre Pial à sa table de travail.

— Dan… Consulte le fichier général.

Il se tourne vers Sergos :

— Le matricule de votre fils ?

— F.G.78432 H., dit Pié.

Kome fait de nouveau face à l’écran :

— Tu as entendu, Dan… F.G.78432 H. Regarde donc si nous avons ce numéro.

En moins d’une minute, Pial interroge le grand fichier électronique, centralisateur. Il lit une carte perforée :

— Oui, oui. Il est chez nous. Son nom est Mau Sergos.

— C’est bien lui ! soupire Pié, ému.

Jer coupe la communication avec son adjoint. Il regarde fixement le fonctionnaire.

— Bon. Je vous autorise à voir votre fils. Quelques instants seulement.

Il demande à Al Rody d’accompagner Sergos. Quand celui-ci a disparu, Angela se jette dans les bras de son mari, l’embrasse, l’œil chargé de tendresse.

— Chéri… Tu crois que Pié peut nous être utile ?

— Certainement. Il faut chercher le meilleur atout que nous pouvons tirer de lui. J’ai déjà une idée.

— Ton cerveau fourmille d’idées, Jer, constate Angela avec admiration. Quelques fois, tu m’effraies. Bien sûr, j’ai confiance en toi. Mais quand je pense que nous avons toute la Terre contre nous, mon enthousiasme s’effondre. Pas le tien ?

— Non, Angela. Je garde un espoir inébranlable. Un jour, le monde entier comprendra que la loi du 10 avril 2050 n’a été votée que pour se débarrasser de nous.