CHAPITRE VII
Les quarante chefs de sécurité et leurs adjoints, ce qui fait environ quatre-vingts personnes, prennent place dans le gigantesque amphithéâtre souterrain capable d’accueillir dix fois plus de monde.
Convoqués par le gouvernement central, ils ont quitté chacun leur province et sont tous au rendez-vous. Il n’en manque pas un. Il ne leur serait même pas venu à l’idée de boycotter la conférence.
Mar Curty, seul à la tribune, devant un microphone, contemple avec satisfaction l’assemblée. Il sait que personne ne manque à l’appel. Aussi il parle sans complexe, assuré qu’il sera écouté jusqu’au bout.
— Messieurs…, vous n’ignorez rien du problème qui nous préoccupe. Je vous ai réunis pour que nous trouvions, ensemble, une solution. Aussi j’écouterai vos suggestions avec la plus extrême attention. Je ne vous le rappelle que pour mémoire. La planète entière est frappée de « léthargie ». Enfin, qualifiez cela du terme que vous voulez. Nous constatons que toutes les populations sont atteintes du même mal. Les deux milliards d’habitants de la terre dorment et leurs hypnors ne peuvent pas les réveiller. Cela avait commencé par la province H. Maintenant, depuis quarante-huit heures, le phénomène s’est étendu d’un seul coup à toute la planète. Le gouvernement a pris les mesures nécessaires pour que tout le personnel des centres administratifs soit à l’abri des zones d’influence des hypnors.
L’assemblée se compose de quarante colonels et d’autant de lieutenants. Ces officiers respectables, dotés de pouvoirs très élargis à l’échelon de leur province respective, savent parfaitement que la zone d’influence d’un hypnor se limite à un rayon de cinq cents mètres. La société nouvelle a tellement bien fait les choses que les hommes, pour la plupart, ne sortent pas de ce périmètre pour se rendre sur leurs lieux de travail. Sauf exceptions, bien entendu.
— Toute activité ayant cessé, continue Curty, le monde est paralysé. Fort heureusement, si le phénomène frappe la grande majorité de la population, les services de sécurité fonctionnent.
Mollen se dresse, se penche sur le micro qui se trouve devant lui :
— Justement, parce qu’ils échappent à leurs hypnors. J’en parle en connaissance de cause car j’ai été moi-même victime du phénomène. Vous vous en souvenez, monsieur Curty ?
Celui-ci acquiesce et donne quelques explications à ce sujet pour ses collègues. Puis il poursuit :
— Depuis que le monde est plongé dans un sommeil hypnotique, nous avons constaté que le satellite de télécommunications ne répondait plus à nos appels. Une équipe, envoyée sur place, a trouvé le satellite vide. Oui, messieurs, les six techniciens de l’espace ont disparu mystérieusement.
La nouvelle, tenue secrète jusque-là, fait sensation. Comme une bombe ou un coup de tonnerre. Les chefs de sécurité commentent l’information à voix basse. Cela crée un certain brouhaha dans l’amphithéâtre, un certain tumulte. Enfin, la stupeur passée, les colonels et leurs adjoints reprennent leur sang-froid. N’empêche. Ils devinent une menace suspendue sur leurs têtes.
— Vous avez fouillé le satellite ? demande un lieutenant.
— Oui, répond le représentant du gouvernement. Les installations ne paraissent pas avoir été touchées, sabotées. Elles fonctionnent apparemment normalement. Mais les techniciens ont déserté leurs postes.
— Ou on les a kidnappés ! suppose Clarc.
L’assemblée entière proteste. Des voix s’élèvent et même des sifflets. Tout le monde n’apprécie pas la suggestion de Hen.
— Qu’allez-vous imaginer, jeune homme ! vitupère un vieux colonel. Vous savez très bien que depuis la mise en service des hypnors, et la loi sur les Kréols, aucun délit n’a été commis sur l’ensemble de la planète.
— Admettons, se défend Clarc. Mais si des individus échappaient aux hypnors ?
— Des incontrôlés ? C’est impossible.
— Admettons, répète l’adjoint de Mollen. Je pense sérieusement, d’autre part, que le satellite joue un grand rôle dans la propagation des ondes hypnotiques qui frappent les hommes. L’antenne parabolique du satellite pourrait bien transmettre ces ondes aux hypnors, qui seraient alors autant de relais individuels. C’est la seule façon d’arroser la terre.
Les idées audacieuses de Hen suscitent pas mal de remous chez ses confrères. D’âpres discussions s’engagent, entre voisins de table. Des partisans, des opposants, fractionnent l’opinion. Enfin Curty rétablit, non sans mal le silence.
— Si cela était, la destruction du satellite amènerait la solution radicale. La mise hors service de l’antenne parabolique suffirait même. Mais cela ne résoudrait pas la profondeur du problème. La recherche systématique du « pôle émetteur » apparaît comme plus logique.
Des murmures d’approbation courent sur l’assistance et Curty récolte quelque succès. Il bombe avantageusement le torse :
— Je donnerai des instructions dans ce sens. Il sera peut-être difficile de localiser l’émetteur clandestin, s’il existe.
Clarc reste railleur. Il n’estime guère Mar Curty et il lui mettrait plutôt des bâtons dans les roues. Ce supérieur est le type à profiter des idées des autres.
— Le gouvernement trouve-t-il une autre hypothèse ? lance Hen.
— Je vous l’ai dit au début de la séance. Je vous ai réunis pour écouter vos suggestions. Pas pour en donner.
Mollen se dresse une seconde fois et monopolise momentanément les regards.
— Mes adjoints et moi sommes partisans de mettre les hypnors hors circuit, de façon à empêcher les « relais ». Il suffira que des agents du centre passent chez les particuliers avec leurs clémettrices spéciales. Ainsi les hommes seront libérés de leurs machines et de leur sommeil hypnotique.
— Vous le croyez sincèrement, Mollen ? insiste Curty. Vous prenez une décision lourde de conséquences.
— C’est la seule façon de vérifier si nous sommes l’objet d’une attaque extérieure. Des opposants s’ingénient probablement à renverser le régime.
Nouveaux remous dans l’assistance. Curty ramène encore une fois le calme. Sa voix se durcit :
— Des rebelles ! D’où viendraient-ils ? Nos centres contrôlent chaque individu.
— Les Kréols, Curty. Vous les oubliez ?
Le représentant gouvernemental s’étrangle :
— C’est votre adjoint Clarc qui vous a soufflé cette idée ?
— C’est moi, en effet, avoue Hen sans réserve. J’ai convaincu le colonel Mollen. Les Kréols n’échappent-ils pas à l’influence des hypnors ? Supposons…
— Vous supposez beaucoup, ironise Curty. Beaucoup trop.
— Supposons, continue Clarc imperturbable, qu’un groupe de Kréols ait réussi à quitter Jupiter. En définitive, nous n’exerçons sur eux aucun contrôle. Ces anormaux sont livrés à eux-mêmes et jouissent de l’autonomie.
Les quatre-vingts assistants parlent tous à la fois. Certains prennent Clarc pour un fou, pour un détraqué. D’autres hochent la tête et méditent. Les opinions se partagent comme tout à l’heure.
Le délégué du gouvernement n’apprécie guère l’excès de zèle d’un petit lieutenant. Il remet les choses à leur place :
— Pourquoi donc, Clarc, ne supposeriez-vous pas plus simplement que, parmi le personnel des centres administratifs, des oppositions se manifestent plus ouvertement ? Que parmi les collaborateurs les plus appréciés de l’État, certains aient soif de pouvoir ?
— Vous dites ça pour moi ?
— Pour vous et pour d’autres. Mais, voyez-vous, je suis beau joueur et j’autorise votre essai. La province H pourra se passer des hypnors momentanément. Si l’expérience s’avère concluante, je la généraliserai. Mais si elle tourne à la catastrophe, vous en endosserez les responsabilités. Vous entendez, colonel Mollen ?
Celui-ci grogne une vague approbation. Lui non plus ne porte pas Curty dans son cœur, pour des tas de raisons. Il s’entend ajouter :
— Toutefois, conformément à notre Constitution, nous allons procéder au vote électronique. Les partisans du « pour » appuieront sur le signal bleu. Les partisans du « non » sur le signal rouge… Désirez-vous donc que la province H soit une province-test ? Allez-y, messieurs, appuyez.
Devant eux, sur leurs pupitres, les congressistes disposent de deux touches : la rouge et la bleue. Déjà, sur le mur opposé, des résultats s’inscrivent. Des chiffres définitifs. Quatre-vingts votants. Quarante-trois « pour ». Trente-sept « contre ». Un vote, par conséquent, très serré mais qui donne pourtant la victoire à Mollen.
Curty lève la séance, satisfait d’avoir trouvé une solution provisoire. Mais il aurait préféré que l’initiative ne vienne pas de Mollen.
Les quatre-vingts participants s’écoulent vers les sorties. Des ascenseurs les ramènent à la surface de la terre, dans une région aride, abrutie de soleil. Du sable s’étend à perte de vue. Seules, les cheminées d’aération du centre gouvernemental émergent du sol et trahissent la présence des hommes. Tout un monde souterrain vit, grouille, sous le béton. Les entrées sont filtrées sévèrement, les contrôles fréquents. Un monde qui est le cœur névralgique, le cerveau de l’humanité, le centre de coordination.
À bord des « hélairs », les délégations regagnent leurs provinces, leurs sièges administratifs. Mollen et Clarc montent dans leur engin après avoir serré les mains de leurs collègues.
— Notre décision a été jugée spectaculaire, estime le colonel, se renversant sur un siège. Curty semblait vexé.
— Parce qu’elle émane de nous. C’est normal. Il ne nous porte pas dans son cœur, et nous lui rendons bien la politesse. Mais je me demande comment les hommes vont réagir lorsqu’ils seront libérés des hypnors. Ça me tracasse, avoue Clarc.
Le pilote s’installe aux commandes. Le sas s’obture et la soucoupe décolle verticalement. Elle atteint rapidement les hautes couches de l’atmosphère puis pique vers la Méditerranée. À mesure qu’elle approche de l’ancienne Europe, des nuages se forment, s’épaississent. L’engin discoïde vole au-dessus d’un matelas de brume.
Mollen s’inquiète :
— Vous regrettez votre décision, Hen ? Pourtant, je vous ai cédé. J’ai misé sur votre initiative. J’ai misé gros : ma responsabilité est énorme.
— Je ne regrette rien, murmure le lieutenant. Mais nous avons opéré une cassure dans l’unité des centres. Le vote en témoigne. Or, notre intérêt consiste à nous serrer les coudes.
Son regard brille derrière ses lunettes et il ajoute :
— De toute manière, il nous sera toujours possible de remettre en route les hypnors, si quelque chose clochait. Voyez-vous, je préfère voir tous les habitants de la province chez eux, dans leur lit, plutôt que dans la rue en poussant des slogans anti-gouvernementaux.
— Curty a parfois raison quand il vous dit que vous imaginez trop, tempête le colonel avec une voix maussade. Vous brandissez l’épouvantail des manifestations de rues. Cela ne s’est plus vu depuis cinquante ans, et davantage. Pourquoi voulez-vous que les hommes reviennent à ces méthodes de sauvages ?
— Mais, colonel, parce que les hypnors ne les modéreront plus et que l’homme, quoi qu’on fasse, conserve ses vieux instincts.
— Bah ! nous verrons, soupire Mollen. La foule, j’en fais mon affaire, avec des effectifs même réduits.
L’« hélair » se pose sur l’astroport de la métropole annexe 4. Quelques techniciens contrôlent le trafic extrêmement limité mais quand Mollen, Clarc et leur pilote sortent de la soucoupe, ils sont entourés par un groupe d’individus armés.
Le colonel contemple avec étonnement les pistolets à rayons braqués sur eux. Il fronce les sourcils.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? s’informe-t-il.
Shap, à la tête du commando kréol, montre l’« hélair » du doigt :
— Remontez, messieurs, en vitesse. Nous sommes maîtres de l’astroport.
Les trois fonctionnaires refluent vers leur engin, grimpent à reculons l’échelle amovible. Ils pensent aux six techniciens du satellite et comprennent qu’ils ont affaire à la même équipe de truands. Ils croyaient de telles scènes révolues à jamais.
— Où nous emmenez-vous ? bredouille Mollen, le front baigné de sueur.
Sans ménagement, Shap pousse le colonel dans un fauteuil. Il lui cloue un revolver sur le ventre et ricane :
— Ça ne vous regarde pas. De toute façon, les choses sont en train de changer sur la terre.
Mollen, Clarc et le pilote ne sont encore pas revenus de leur surprise que déjà le commando kréol prend place dans l’« hélair ». Puis celui-ci décolle à destination du mont Blanc. Une nouvelle victoire s’inscrit à l’actif de Jer Kome.
* *
*
Leur service terminé, Ju et Ren quittent le centre. Par l’ascenseur anti-gravitationnel, ils gagnent le toit-terrasse. Trois fois, ils ont été fouillés avant leur sortie.
— Dis donc, remarque Ju, ils se méfient rudement les gars de la sécurité. Pensent-ils que nous emportons des armes sur nous ?
— Des armes ? Pour quoi faire ? s’étonne Ren.
— Pardi ! pour lutter contre le gouvernement. Car on en parle dans les milieux autorisés de cette hostilité contre l’État. Même que les rebelles marqueraient des points. La preuve :
Ils ont réussi à endormir les deux milliards d’habitants de la terre(1) !
Les deux agents prennent pied sur la plate-forme supérieure. Ils s’insinuent au milieu des cheminées d’aération. Les masses sombres des « hélairs » se découpent dans l’ombre. Les sunlights se sont éteints progressivement et la nuit plonge dans le noir l’immense agglomération. C’est l’heure du repos, de la tranquillité, du silence.
Les deux fonctionnaires marchent vers le garage des monohels. En deux minutes, ils franchiront l’avenue, atterrirent sur le parking de leur immeuble, rentreront chez eux, s’endormiront comme ils pourront. Car le centre a fait débrancher leurs hypnors. Pour la première fois de leur existence, aucune machine ne les prendra en charge.
Cette perspective les inquiète. La hantise d’une nuit blanche les assaille. Des tas de problèmes encombrent leurs esprits. Sans hypnor pour les guider, ils se sentent un peu perdus, désorientés. Ils espèrent bien que cette situation ne s’éternisera pas.
Quand ils ont quitté leurs postes, les « patrons » n’étaient pas encore rentrés de la conférence, au siège du gouvernement. Normalement, ils étaient attendus pour sept heures, ce soir. Il est neuf heures et l’« hélair » de Mollen reste muet. De sombres pressentiments agitent les agents du centre.
— C’est pas possible, grogne Ju, cherchant son hélico à bretelles dans le garage. Leur « hélair » doit avoir une avarie. Ils nous ont signalé qu’ils partaient du siège gouvernemental.
Il trouve enfin son engin, vérifie son numéro (le même que celui de son matricule individuel), décroche le monohel du portique. Il fixe déjà les courroies à ses épaules quand plusieurs hommes surgissent dans le local juste éclairé par une veilleuse.
Six hommes exactement. Ils brandissent des pistolets à rayons et l’un d’eux intime d’une voix autoritaire :
— Ne bougez pas. Si vous nous obéissez, vous aurez la vie sauve.
Ju et Ren s’immobilisent, figés. Leurs jambes fléchissent, leurs gorges se serrent. Ils sentent battre leur cœur dans leur poitrine et ils regardent, fascinés, ces armes braquées sur eux. Jamais ils n’auraient cru la chose possible. Ils cherchent à mettre des noms sur ces visages décidés, mais ils y renoncent.
Shap rejette le monohel de Ju dans un coin.
— Vous n’en aurez pas besoin. Passez devant et conduisez-nous jusqu’au centre. Faites gaffe aux contrôles. Dites que vous avez oublié quelque chose dans votre travail, mais ne nous trahissez pas. Sinon vous tomberiez en poussière.
Les deux fonctionnaires n’ignorent rien de la puissance des armes à rayons. Elles calcinent, elles désintègrent. Aussi bien la matière inerte que la matière vivante. Peut-être même davantage la matière vivante. Alors Ju et Ren se tiennent à carreau. Ils n’éprouvent pas l’envie de finir dans un aspirateur !
Ils sont poussés sans ménagement au-dehors du garage. Là, ils constatent que quatre autres hommes attendent dans l’ombre. Eh tout, dix individus qui manifestent d’inquiétantes intentions.
Shap désigne une bouche d’ascenseur :
— Donnez le numéro d’appel, gronde-t-il, tourné vers Ju. Grouillez-vous. Seuls, les employés du centre le connaissent.
Ju s’exécute. Il sent que le chef du commando ne plaisante pas. Naturellement, il ignore que des Kréols se sont échappés de Jupiter mais même s’il le savait, cela ne changerait pas grand-chose à la situation.
Le numéro d’appel libère le panneau obturant la cage d’ascenseur. Shap franchit ce premier obstacle. Les autres seront plus coriaces car les policiers disposent de paralysants.
Le commando s’abandonne au puits anti-gravitationnel. Il descend lentement vers les étages inférieurs. Ju et Ren prennent pied au deuxième étage, le système de numérotage étant inversé puisque le centre est construit en profondeur.
Les deux agents s’arrêtent devant un poste de garde. Une barrière électro-magnétique boucle le couloir et deux policiers sont installés dans une cabine, devant des claviers et des écrans. Ils reconnaissent les employés.
— Vous venez de sortir. Qu’est-ce que vous fabriquez ?
— Heu !…, bredouille Ren, embarrassé. Nous venons voir si Mollen et Clarc sont rentrés.
— Non, dit l’un des types du contrôle. Ça vous tracasse à ce point ? Allez donc vous coucher, les gars.
À ce moment, Shap et ses hommes interviennent. Ils envahissent le couloir et comme ils bénéficient d’un effet de surprise spectaculaire, ils acquièrent rapidement l’avantage. D’ailleurs, Rog ne s’embarrasse pas de scrupules. Par deux fois, il appuie sur la détente de son pistolet. Sans bruit, un double rayon gicle et les deux policiers tombent, désintégrés.
Ahuris, pétrifiés, Ju et Ren contemplent la cabine vide. Des frissons secouent leurs corps. La peur les fascine. Ils éprouvent pour la première fois un sentiment de panique.
— Vous…, vous…, hoquette le premier, la sueur aux tempes. Vous n’auriez pas dû…
— Tais-toi ! aboie Shap. Sinon tu récoltes le même sort que les flics. Tu entends ?
Ju enfonce sa tête dans les épaules et n’ouvre plus la bouche. Il sait que les inconnus ne plaisantent pas. Surtout leur chef, maintenant penché sur les claviers.
Il tripote quelques touches. Des lumières clignotent.
— Ça marche ? demande-t-il à ses hommes.
L’un des Kréols n’est autre que Al Rody, le rouquin. Il essaie de traverser la barrière magnétique, n’éprouve aucune difficulté. Il passe sans encombre, puis retraverse pour une ultime vérification. Le courant électrique est neutralisé.
Le commando franchit le poste de garde, parvient dans un hall où des couloirs partent en étoile. Ren désigne l’un d’eux :
— C’est là qu’on travaille, explique-t-il.
Les Kréols se répandent dans les corridors, ouvrent des portes, déchargent leurs armes sur les agents du centre, surpris, sans défense. En moins de dix minutes, le deuxième étage passe sous le contrôle des assaillants.
— Combien de paliers ? demande Shap, braquant son revolver sur le ventre de Ju.
Rody se ramène avec un plan en coupe du centre administratif de la province H.
— Huit ! apprend-il. Tous de conception identique à celui-ci. Au milieu, les bureaux des services de sécurité. Un gros morceau.
— Bah ! dit Rog, grisé par sa victoire récente. Ils ne s’attendent pas à notre visite. D’autre part, Mollen et Clarc sont entre nos mains. C’est un excellent atout de marchandage si quelque chose clochait.
— On les descend tous ? hésite Rody.
— Oui. Ça débarrassera. Nous renouvellerons tous les cadres. La purge commence.
— Kome n’est pas partisan de cette méthode, remarque le rouquin.
— Jer est un idiot. Il prend des gants. S’il agit comme ça, il n’arrivera à rien. Si tu crois qu’ils ont eu de la pitié pour nous, eux !
— Évidemment ! admet Al. Tu prends tes responsabilités, Shap. Tu te débrouilleras avec Jer.
Ju et Ren écoutent la conversation. Ils frémissent, s’attendent eux-mêmes à succomber. Ils mettent la main au feu qu’il s’agit de Kréols évadés. Car seuls des individus anormaux sont capables de tels actes aussi barbares.
— Allez, liquide-moi tous ces fantoches, ordonne Rog, passablement excité. Nettoie la maison.
Rody désigne Ju et Ren :
— On commence par ceux-là ?
— Non ! crie Shap. Conservons des otages.
Le commando envahit les étages souterrains.
Un poste de garde commande l’accès de chaque palier, mais il n’a pas le temps d’intervenir.
L’attaque brusquée donne chaque fois l’avantage aux Kréols. En une heure, le centre tombe entièrement entre les mains des partisans de Kome, ceux-ci ne subissant aucune perte. Aucun fonctionnaire, aucun policier, n’envisageait l’éventualité d’une telle attaque. Conscients en l’efficacité de leur contrôle sur chaque individu, ils ne s’attendaient évidemment pas à l’arrivée d’étrangers.
Shap jubile :
— La totalité de la province H passe sous notre coupe. Nous allons pouvoir reprendre en main la population.
Rody modère son enthousiasme :
— La Terre est quadrillée par quarante centres analogues, Rog. Tu l’oublies. Le gouvernement organisera la lutte, mettra en branle d’énormes moyens. La sécession d’une province ne signifie pas pour autant la victoire totale.
Comme Shap hausse les épaules et élimine trop vite les obstacles, un Kréol arrive en courant :
— Un certain Mar Curty veut parler à Mollen. Paraît que ça serait urgent.
— D’où sort-il, ce gars-là ? grogne Rog.
— C’est un délégué gouvernemental. Il appelle Mollen par le canal des relais-T.V.
— Ah ! Bon, j’aime mieux ça. Dites-lui que le colonel n’est pas encore rentré.
— Justement, je crois que c’est pour ça qu’il appelle. Je préviens aussi Kome ?
— Oui. Apprenez-lui que le centre est entre nos mains.
Dans un coin, Rody hoche la tête et murmure entre ses dents :
— Quand Jer arrivera, ça bardera cinq minutes.