CHAPITRE VIII
Rody a raison. Quand Kome arrive, ça barde cinq minutes. Jer perd même son sang-froid, entre dans une rage folle. Il tempête. Et pour ponctuer sa réprobation, il expédie son poing dans la figure de Shap.
— Idiot ! hurle-t-il. Triple idiot ! Ne vois-tu pas que tu flanques par terre le plan des Kréols ? Imagines-tu les conséquences de ton acte de sauvage ?
Rog, projeté à terre, se relève, la lèvre saignante. Il gémit, en tamponnant sa bouche tuméfiée :
— Écoute, Jer… Les flics auraient résisté. Ils avaient des armes, des pistolets à rayons et des parais. Si nous n’avions pas frappé les premiers…
— Les agents de la sécurité, d’accord…
Mais les autres, les employés innocents, sans défense, des types comme ces deux-là…
Kome désigne Ju et Ren, pelotonnés dans un coin, terrorisés. Il ajoute, d’une voix vibrante :
— Hein ? Ceux-là, tu les as amochés aussi. Tu n’en as pas épargné un seul. Vois-tu, Rog, je t’apprécie comme ingénieur-électronicien, mais comme homme, c’est une autre histoire. En te désignant comme le chef de ce commando, en te demandant de te rendre maître du centre, tu passais un test.
— Un test ? s’étonne Shap, le regard flamboyant.
— Oui, un test psychologique. Je voulais savoir jusqu’où ton excitation pouvait t’emporter. Tu ne te maîtrises pas. De mauvais instincts te caractérisent, te dominent. Tu représentes le spécimen idéal du Kréol à chromosome supplémentaire. Ton action me désole, sape mes espoirs. Je croyais que nous serions récupérables pour la société. Je me trompe. Tu me lances un défi, Rog. Tu me déçois.
— Écoute, Jer…, proteste l’ingénieur qui monopolise l’intérêt de ses camarades réunis.
— Non, ne parle plus, c’est inutile, tranche Kome avec dédain. Provisoirement, je t’écarte de mes effectifs. Rody m’a expliqué comment tu te comportais. Il était là pour t’épier. En définitive, je me demande si les hommes n’ont pas eu raison de voter la loi du 10 avril sur la ségrégation. Les porteurs de chromosomes supplémentaires restent des hors-la-loi en puissance et seul le régime de la prévention peut protéger la société.
Angela intervient. Restée jusque-là muette, elle éclate, les mains jointes, le regard bouleversé. Elle s’accroche au bras de son mari :
— Jer… Comment peux-tu prononcer de telles paroles, toi, un Kréol ? Depuis dix-huit ans, tu souffres sur Jupiter, à cause de ceux qui ont voté la loi stupide sur la prévention. Tu souffres, tu te tortures l’esprit, tu as misé dans la réhabilitation. Ton courage flanche-t-il ?
Kome observe ses compagnons interdits, frappés de stupeur. Ceux-ci attendaient un autre discours de leur chef. Aussi Jer exécute une légère machine arrière. Mais un ressort s’est cassé en lui :
— Notre réhabilitation ne s’opérera pas dans le sang, dans la haine, dans la violence. Si nous voulons démontrer que le fait de posséder un chromosome supplémentaire n’engendre pas forcément de mauvais instincts, alors nous devons surveiller nos actes, nos pensées. Constamment, sans relâche. La nature nous a dotés d’un chromosome en plus, en forme de Y. La science a prouvé que notre organisme était sensible à certains penchants brutaux, que nous étions prédisposés au vol, au crime, aux mauvaises actions. C’est peut-être vrai. Je ne veux pas soulever la polémique avec les savants qui ont établi de telles conclusions. Mais je m’élève contre la généralisation du procédé. Nos frères normaux ne nous ont jamais offert une chance, la chance de nous dominer, de dominer nos sentiments. C’est cette chance que je veux donner aux Kréols. Si nous donnons raison à la loi du 10 avril, alors nous n’avons plus qu’à retourner sur Jupiter.
Les Kréols encaissent la leçon comme un sermon. Ils se regardent les uns les autres, un peu dépassés par les événements. Shap, le principal responsable de cette scène, baisse la tête. Son impulsion l’a entraîné plus loin qu’il ne voulait. Mais le regrette-t-il ? Il n’en sait rien lui-même. Il s’est vengé, soulagé de plusieurs années d’oppression, d’incarcération. Il vide un abcès.
Kome ordonne d’emmener Shap dans une salle du centre, de l’y enfermer, et de le surveiller étroitement. Puis il se tourne vers Ju et Ren, qui croyaient leur dernière heure venue.
— Je suis désolé pour vos camarades, dit-il d’un air navré. Je vous promets que de tels actes criminels ne se reproduiront plus. Ou alors ils seront punis avec la plus extrême sévérité.
Angela hoche la tête :
— Tu comptes prendre des sanctions contre Shap ?
— Oui, je dois faire un exemple, tu comprends. Si je me laisse gagner par mes partisans, alors je ne pourrai plus rien tirer d’eux.
Jé Nas soupire :
— Tu crois Rog récupérable ?
— Je n’en sais rien. Je l’espère. Mais je vous mets en garde. Le fait de nous replonger dans la société va solliciter notre esprit. Notre cerveau, très influençable, réagira forcément. Il faut absolument qu’il réagisse normalement, qu’il écarte les tentations morbides avec toute la vigueur désirable. Nous commençons une lutte interne, lourde de conséquence. Une lutte plus difficile que celle que nous menons sur le plan extérieur, je vous avertis. Moi-même, je ne suis pas certain de gagner ce combat psychologique contre mes tentations. Aucun Kréol n’est sûr de gagner. Mais nous engageons le pari, un gigantesque pari. Nous devons nous aider les uns les autres en surveillant son voisin, en lui signalant très vite quand il bascule sur la mauvaise pente. Les défauts des autres, nous les décelons. Nos propres défauts, nous les ignorons.
Jer visite alors le centre administratif. Il parcourt les huit étages, apprécie l’organisation des services. Il s’installe dans le bureau de Mollen. La pendule électronique indique vingt-deux heures.
Kome dicte quelques ordres, ne modifie pas son plan initial. Il tient toute la province H sous sa coupe. La question du satellite de télécommunications le préoccupe car de cette antenne parabolique dépend la diffusion sur la terre des ondes psychiques émises par la station du mont Blanc.
Il convoque Nas :
— Dis à Viac qu’il emmène quelques hommes sur le satellite avec mission d’en interdire l’accès aux gouvernementaux. Ceux-ci chercheront sûrement à accaparer la plate-forme et s’ils découvrent que Shap a « bricolé » l’antenne à notre profit, ils détruiront les installations, malgré le sacrifice que cela leur coûterait. Car eux aussi ne pourraient plus rien émettre.
— J’envoie des Kréols là-haut ? demande Jé.
— Non. Viac possède des hommes sûrs. Il se débrouillera… Ah ! Renforce aussi la garde aux étages du centre. Et convoque Vor.
— Vor ? s’étonne Nas.
— Oui, Théo Vor, le biogénéticien. Il faisait partie du troisième voyage de Jupiter. Il a actuellement installé un labo de fortune dans une maison du vieux village alpin. Il mérite des locaux plus adaptés et j’ai l’intention de lui offrir ceux du centre de génétique de la métropole annexe 4. Il n’y sera pas dépaysé et collaborera avec des savants éminents.
— Tu crois à la collaboration entre Kréols et normaux ?
— J’y crois, parce qu’elle s’avère indispensable pour notre reclassement dans la société.
Jé quitte le bureau et transmet les instructions de Kome. Tout un réseau s’organise autour du centre administratif. Une demi-heure plus tard, un « hélair » se pose sur le toit-terrasse du blockhaus souterrain et Théo Vor se présente devant Jer.
Vor est un jeune, de la même génération que Kome. Il croupissait sur Jupiter depuis seize ans et ses qualités de biogénéticien ont immédiatement attiré l’attention de Jer, quand celui-ci a pris la tête des Kréols. Annexé dans l’équipe de savants et de chercheurs créée par le mari d’Angela, Vor poursuit des travaux bien précis.
Il serre la main de son aîné par-dessus le bureau. Jovial, il a confiance dans l’initiative des Kréols.
— Tu voulais me voir, Jer ?
— Oui. Tu vas t’installer dans le centre de biogénétique de l’agglomération. Je voudrais que tu accélères tes travaux.
— Lesquels ? Tu sais que je travaille sur deux branches. Je cherche les origines de notre anomalie chromosomique et peut-être parviendrons-nous un jour à prévenir notre « maladie ». D’autre part, je tente de trouver un traitement curatif à notre état. Je te le dis franchement, mes espoirs s’amenuisent. Je ne crois pas que nous pourrons « guérir » un chromosome supplémentaire. Par contre, je ne désespère pas de le « prévenir ». Le fruit de nos efforts récompensera les générations futures. Pour nous, tu sais…
Vor grimace. Jer se lève, s’approche de son camarade, lui tapote l’épaule. Il va lui demander quelque chose de stupéfiant.
— J’attends autre chose de toi, Théo. Quelque chose de possible dans un délai beaucoup plus rapproché. Tu y mettras tout le paquet car c’est urgent.
— Diable ! s’étonne le savant.
— Débrouille-toi comme tu veux, mais il faut que tu me trouves le moyen pour que les Kréols subissent l’influence des hypnors.
— Hein ! sursaute Vor, abasourdi. Tu divagues ! Cette particularité constitue justement notre force. Tu veux nous abâtardir !
— Je te demande : crois-tu la chose possible ?
— Je n’y ai pas réfléchi mais des confrères ont dû travailler là-dessus. Tu parles ! Le gouvernement avait tout intérêt à ce que nous soyons sensibles aux hypnors.
— Je ne le pense pas, dit sincèrement Kome. Les chercheurs ont laissé tomber parce que s’ils avaient découvert ce moyen, l’État aurait été obligé de nous incorporer dans le circuit, comme les autres. Tandis qu’en conservant notre faculté, l’excuse était trouvée pour nous déporter sur Jupiter.
Théo hoche la tête. Il n’avait pas approfondi le problème autant que Jer. Peut-être que celui-ci a raison. En tout cas, il fournit des arguments convaincants.
— Qu’est-ce que tu mijotes ? Tu penses que si nous devenons réceptifs aux hypnors, le gouvernement révisera ses conceptions à notre égard et abrogera la loi du 10 avril ? Tu te fourres le doigt dans l’œil jusqu’au coude.
— Essaie toujours, conseille Kome en souriant, énigmatique. Je te l’ordonne même expressément. Laisse tomber tes autres travaux.
— Ça presse donc ? rétorque Vor. Je pensais que tu luttais aussi contre les hypnors, que tu voulais arracher l’humanité à la domination des machines. Je vois que tu n’en prends pas le chemin.
— Tu te trompes, Théo. Mais, pour le moment, je ne peux pas te divulguer mes projets. Trop d’événements imprévisibles peuvent se dérouler. Je ne suis maître ni du temps ni de l’avenir. Je prends des décisions selon les nécessités de l’heure. Alors, je t’en supplie, ne me déçois pas. Fais ce que je te demande, même si ça te déplaît. Tu me remercieras plus tard, j’en suis sûr.
— Bon, bon, se résigne le biogénéticien. Avec de la patience, je trouverai. Mais c’est un truc auquel je n’avais jamais songé.
Cinq minutes à peine après le départ de Vor, Nas revient, explique qu’il a transmis les ordres. Viac est déjà en route pour le satellite orbital.
Il ajoute :
— Ah ! Curty demande encore à parler à Mollen.
Jer fonce les sourcils :
— Curty, le délégué du gouvernement ? Bon. File chercher le colonel et Clarc et ramène-les en vitesse. De toute façon, il faudra bien que Curty sache, un moment ou l’autre.
Une demi-heure s’écoule. L’« hélair » de Nas revient avec Mollen et Clarc et les deux prisonniers sont emmenés dans la salle des télécommunications inter-provinces. Sur un écran, le visage anxieux de Curty apparaît.
— Ah ! vous voilà enfin, colonel. Je me fais des cheveux blancs pour vous. Votre centre m’a signalé que vous n’étiez pas rentré.
Jer pousse Mollen plus avant dans le champ de la caméra :
— Allez-y, colonel, dites la vérité.
Le chef de la sécurité tousse, s’éclaircit la voix. Il fait piètre figure et son regard cherche Clarc derrière lui. Enfin, il se décide après un minute d’hésitation :
— Je suis prisonnier, avec mon adjoint, et le centre se trouve entre les mains des sécessionnistes.
— Des sécessionnistes ! répète Mar Curty. D’où viennent-ils ?
Kome s’interpose carrément devant Mollen et se montre en entier :
— De Jupiter ! Ils viennent pour se réintégrer à la société.
— Les Kréols ! clame le délégué du gouvernement, très pâle.
— Oui, les Kréols, dit Jer avec force. Vous les aviez oubliés.
Le grand mot est lâché. Enfin ! Le monde entier sait maintenant pourquoi les hypnors ne fonctionnent plus, pourquoi les deux milliards d’habitants de la Terre dorment à poings fermés.
* *
*
À la station souterraine du mont Blanc, Kome retrouve Hug Allan et Mok. L’ingénieur-électronicien semble particulièrement emballé par le résultat obtenu. Deux milliards d’hommes endormis ! Et ceci grâce précisément aux hypnors qui ont servi de relais.
Hug accueille Jer avec enthousiasme, la main tendue. La performance des Kréols prouve la supériorité des savants de Jupiter dans certains domaines.
— Ah ! C’est formidable. Formidable ! L’humanité entière figée, hypnotisée…
— Ne vous enthousiasmez pas, Allan, sourit le mari d’Angela. Notre super-hypnor peut bien davantage, et je vais vous le prouver aujourd’hui même… À propos, vous voulez remplacer Shap à la tête de mon équipe d’électronique ?
Hug sourcille, croit que le Kréol plaisante :
— Remplacer Shap ? Vous rigolez. Shap constitue votre point d’appui principal.
— Je l’ai écarté provisoirement pour des raisons personnelles, explique Jer ennuyé. Je cherche un remplaçant.
— Je ne suis pas Kréol, argue Allan.
— Et alors ? Vous avez fait vos preuves. Techniques et… morales. Vous avez adhéré à notre mouvement et si je vous demande de remplacer Shap, c’est justement parce que vous n’êtes pas un Kréol et que j’ai confiance en vous. Je prouve ainsi que nous pouvons collaborer étroitement, malgré notre différence chromosomique.
— Voyons, Kome, cette histoire de chromosome est idiote, vous le savez bien. Je pense comme vous. La science a trop généralisé le problème.
— Acceptez-vous ma proposition, Allan ?
— Avec joie. C’est vraiment trop d’honneur.
— Bon. Vous dirigerez la station souterraine. Je veux passer dès maintenant à la seconde phase car il faut prendre de vitesse le gouvernement. Celui-ci sait que les Kréols ont envahi la Terre et il va fermer le robinet de Jupiter en interdisant les vols vers la planète. Mais Viac pourra toujours faire le voyage.
— Attention ! prévient Hug, hochant la tête. Les gouvernementaux ouvriront le feu sur la fusée de Viac si elle force le blocus.
— Ne vous tracassez pas. Dan Pial a reçu des ordres. Avec Sergos, il doit actuellement occuper la base gouvernementale sur Jupiter. J’espère que tout se passera bien et là encore la surprise jouera en notre faveur.
Jer entre dans la station souterraine, salue les techniciens. Le super-hypnor envoie toujours ses ondes psychiques dans l’espace, vers le satellite orbital qui lui-même les réexpédie sur la Terre.
Allan admire les installations. Des techniciens veillent devant des écrans et des claviers. D’autres vérifient l’alimentation en énergie. Au sommet de sa gaine, dépassant largement en surface, l’antenne crépite sans interruption.
— Ils ne localiseront pas la station ? s’inquiète Hug.
— Non. Nous avons placé des champs anti-détecteurs. De toute manière, ils ne s’aviseront pas de survoler la province H qui se trouve en totalité sous notre contrôle.
Le mari d’Angela s’assied sur un siège, donne quelques ordres. Un technicien le coiffe d’un casque à électrodes, couple des isolateurs au fauteuil. Allan observe avec admiration cet homme audacieux qui a décidé de lutter contre le gouvernement central.
— Vous permettez que je vous appelle Jer ?
— Allez-y.
— Eh bien ! Jer, à quoi servira cette seconde phase ? Vous voulez vraiment le massacre ? Car la police tirera. Et elle possède d’énormes moyens.
— Justement. Je table sur la décision du gouvernement. Donnera-t-il l’ordre de massacrer des millions d’individus irresponsables ? Non, je ne le crois pas. En outre, les nécessités l’obligeront à interrompre le fonctionnement des hypnors. La Terre sera libérée des machines hypnotiques.
— Vous en serez une première victime, Jer. La mise-hors circuit des hypnors ne vous permettra plus de soumettre les hommes à votre volonté. Vous n’aurez plus de relais.
— Encore une fois, Allan, mon but ne consiste pas à prendre la relève du gouvernement. Je n’ai aucun esprit de domination, bien au contraire, puisque je souhaite rentrer dans le rang de l’anonymat. Mais j’exige avant tout certaines garanties.
Bien rivé à son fauteuil par des sangles magnétiques, les bras sur les accoudoirs, il ne peut plus remuer sa tête truffée d’électrodes.
— Contact ! ordonne-t-il.
Un des techniciens presse un bouton. Des torrents d’énergie se précipitent dans le super-hypnor. Des étincelles multicolores s’enroulent autour des électrodes et grâce aux isolateurs, Kome évite l’électrocution.
Il concentre sa pensée, que des amplificateurs donnent en pâture au super-hypnor. Dès ce moment, la Terre entière est arrosée d’ondes hypnotiques en provenance du cerveau de Jer.
* *
*
Dans tous les coins du globe, même dans la province H, des millions et des millions d’hommes se réveillent au même instant. C’est prodigieux. Ils se lèvent, abrutis par des heures et des heures de sommeil consécutif. Ils titubent, marchent avec hésitation, puis prennent de l’assurance.
Ils ne parlent pas. Ils quittent leurs appartements, descendent dans les rues, les avenues, les squares, les places. Ils envahissent les artères, se pressent, s’agglutinent. Par la seule volonté de Kome, ils poussent des slogans anti-gouvernementaux. Ils réclament l’abrogation de la loi du 10 avril 2050 sur les Kréols et exigent la mise hors service, définitivement, des hypnors.
Foule hypnotisée, fluctuante, elle grossit sans cesse, marée humaine, hurlante. Des poings se brandissent. Les manifestants convergent tous vers les Centres Administratifs.
Des hélairs bourrés de policiers survolent ces étranges cortèges brusquement fanatisés. Sous les coupoles translucides des agglomérations, dans des miradors, des agents armés se demandent s’ils ne rêvent pas. Tous les Centres Administratifs sont sur pied de guerre. Ils ont mobilisé toutes les forces de l’ordre disponibles. Dans un délai très court, les rues peuvent être arrosées par des rayons nocifs qui, en une seconde, feront des milliers de morts.
À son siège souterrain, le gouvernement tient une séance extraordinaire motivée par la situation. Des éclats de voix scandent la réunion :
— Les Kréols attaquent. Ripostons avec la plus extrême énergie.
Curty, d’une tendance modérée, démontre l’inconvénient de la manière forte :
— Et après ? Nous tuerions des citadins pour rien car cela ne changerait pas le problème.
Un « dur » donne son opinion :
— Vous n’avez pas voulu la destruction du satellite orbital et de ses annexes, Curty. Pourtant, reconnaissez que les Kréols utilisent le satellite de télécommunications pour inonder la Terre d’ondes hypnotiques.
— D’accord. Mais la destruction de l’antenne orbitale constitue un suicide collectif. Toutes nos ondes passent aussi par le satellite.
— La plate-forme n’est plus en notre pouvoir.
— Elle le redeviendra peut-être et à ce moment-là, vous serez bien aise de l’avoir épargnée. Il existe une meilleure solution que d’ordonner un massacre général et inutile.
— Dépêchez-vous, Curty, le temps presse, remarque un représentant de province.
Le président ramène le calme dans l’hémicycle. Jamais il n’avait assisté à un débat aussi houleux, dans des circonstances aussi dramatiques. La victoire, ou la défaite, se joue peut-être dans les minutes qui viennent.
— Laissez parler Mar Curty, voulez-vous ?
Le délégué observe ses collègues avec ironie. Il devine leur impuissance, leur inquiétude. Il leur apporte la solution et il distille ses paroles :
— Nous avons démontré que les Kréols utilisaient les ondes psychiques, comme nous. Ils ont probablement construit un super-hypnor et ils nous battent sur notre propre terrain. Coupons-leur donc les ponts.
— Comment ça ? demande le président.
— En débranchant tous les hypnors individuels. Nous tarirons ainsi les ondes, de quelque origine que ce soit.
Un « dur » lève les bras au ciel :
— Vous n’y songez pas ! En renonçant à l’utilisation des hypnors, vous supprimez l’une des plus belles conquêtes du régime.
— Trouvez donc une autre solution, mon cher, gouaille Curty.
Finalement, la suggestion de celui-ci est retenue. Des ordres partent aux divers Centres Administratifs. Pour gagner du temps, toute l’énergie électrique est coupée dans les habitations. Par contrecoup, privés de courant, les hypnors cessent de fonctionner. Les clignoteurs mauves s’éteignent.
Les hommes, rendus à la liberté de pensée, sont brusquement désorientés. Ils se demandent ce qu’ils font dans la rue et leur premier réflexe est de rentrer chez eux. Mais ils vont se poser des tas de questions, sans le secours des machines.