CHAPITRE XXII
— Maître Isaac, je vous ai fait appeler pour une agréable raison, dit Berenguer.
— Votre Excellence n’est pas souffrante ?
— Nullement. J’ai appris que le seigneur Oliver de Centelles arrive en ville et qu’il escorte votre estimable fille. Ils viendront d’abord ici, parce qu’elle tient à s’assurer qu’il se porte bien après ce voyage.
— Il n’a reçu ces blessures que depuis huit jours et, même s’il les tient pour bénignes, elles auraient pu tuer plus faible que lui.
— J’ai lu un rapport de lui disant, entre autres choses, qu’il a l’intention d’épouser la fille de la señora Serena pour assurer sa sécurité. Mon bon sergent m’a rapporté que dès l’instant où il l’a vue, même piètrement vêtue, il est tombé amoureux d’elle. Ce n’est donc pas étonnant.
— Il s’est mis en danger pour cette famille. Je pensais que c’était par affection pour Pasqual Robert – ou Gil de Finestres, puisqu’il faut l’appeler ainsi.
— J’aime à croire que c’est pour ces deux raisons, dit l’évêque. Mais, maître Isaac, je m’étonne que maître Luis Mercer se soit embarqué dans une aventure aussi folle. Ce n’était pas un homme amène et il avait d’étranges manies, mais je ne l’aurais jamais cru fou à ce point.
— De la folie, Votre Excellence ? Je ne pense pas que ce soit cela. L’avidité est la seule mère de tels actes. Il y a eu tant de morts et d’héritages inespérés que notre époque a engendré une armée de voleurs et de menteurs. J’en suis affligé, mais c’est désormais une composante de la vie ordinaire. Luis Mercer n’était pas fou.
— Ce n’était pas un parent de Gil.
— Non, Votre Excellence, mais c’était un cousin éloigné de la señora. Elle m’a raconté que le père de Luis avait approché sa famille à elle alors qu’il était encore enfant. Il semble qu’il ait élevé son fils dans une optique bien particulière : il devait l’épouser pour rétablir sa fortune.
— Allons, un homme sain d’esprit ne nourrit pas une telle fureur pendant tant d’années.
— Ce ne fut certainement pas le cas, Votre Excellence. Après tout, il a fait un beau mariage, raconte-t-on, mais son épouse et son enfant sont morts tous deux. Je crois qu’il disait la vérité en déclarant que l’insomnie et la mélancolie le torturaient depuis deux ans.
— On prétend qu’il pleurait toujours la mort de sa femme.
— Je crois surtout qu’il pleurait le riche mariage qu’il n’avait pu faire lui-même. Considérez ceci, Votre Excellence. Mercer se trouvait à Barcelone quand sa cousine a épousé Gil de Finestres. Il les a vus descendre les marches de l’église. Pasqual Robert s’est installé ici il y a deux ans, et Luis Mercer l’a reconnu. Il ne voyait pas le valeureux serviteur du roi, seulement l’homme qui avait épousé Serena à sa place. Il était peut-être le seul dans cette ville à connaître la véritable identité de Pasqual Robert. Le rencontrer chaque jour à la bourse de commerce a dû le ronger comme une maladie fatale.
— Voulez-vous dire, maître Isaac, qu’un homme aussi secret que la tombe et aussi prudent qu’une bête fauve a été reconnu par un individu qui ne voyait en lui que le mari de la femme dont il désirait la fortune ?
— Exactement, Votre Excellence. Il a cru qu’elle s’était donnée avec toute sa fortune à un simple greffier, un être qui lui était inférieur en toutes choses.
— Il lui a ainsi porté le coup le plus cruel en l’assassinant. Qui sait, peut-être espérait-il toujours l’épouser.
— Elle attend un enfant, vous savez, fit remarquer le médecin. Son état l’a aidée à supporter le choc.
— Il y a de bonnes nouvelles parmi tout ce chagrin. Mais je crois que ces bruits annoncent l’arrivée de votre fille et de Sa Seigneurie.
— Qu’as-tu donc, Raquel ? lui dit sa mère avec impatience. Les fêtes commencent dans deux jours, il y a énormément de choses à préparer, et toi, tu restes à rêvasser dans ton coin comme si tu étais une grande dame pourvue d’une centaine de serviteurs.
— Je suis fatiguée, maman. J’ai travaillé dur.
— C’est ridicule.
— Ces cinq derniers jours, soit j’ai consolé une veuve qui a perdu celui qu’elle adorait, soit j’ai écouté les bavardages incessants de deux jeunes femmes qui se croient amoureuses. J’ai dû d’abord pleurer par sympathie puis donner mon avis sur ce que les amants entendent quand ils se disent telle ou telle chose. Sans parler des soins à apporter à un malade qui refuse de faire tout ce que je lui demande. Oui, je suis fatiguée.
— Te voici revenue.
— Elles ne cessaient de pleurer dans mon giron, maman, alors que l’une d’elles avait son amant à proximité et que l’autre n’était qu’à deux heures de cheval !
Elle éclata en sanglots.
— Il va revenir, dit Judith en s’asseyant sur le banc et en prenant sa fille par les épaules.
— Je ne devrais pas être si dure, reprit Raquel en reniflant. Maîtresse Clara a terriblement souffert, et la mère de Doña Tomasa cherche à l’unir à quelqu’un d’autre. Elle a été généreuse envers moi. Elle a fait déposer un paquet dans mon coffre avant qu’on ne le referme. Je vais regarder ce que c’est.
Sans cesser de grommeler, Leah alla chercher ledit paquet.
— Elle a précisé que c’était de leur part à elles deux. Pour nous remercier d’avoir sauvé le seigneur Oliver.
Judith regardait de l’autre côté de la cour, par-delà Raquel.
— Tu me le feras voir plus tard, dit-elle sèchement, je dois demander à Naomi de…
Elle avait déjà disparu.
Raquel dénoua le ruban qui retenait le paquet. Elle découvrit une robe exquise faite d’une lourde soierie, brodée de fils blancs et argentés.
— Maman, regardez ! dit-elle en la tenant à bout de bras. Ce sont des lions qui folâtrent !
Et puis elle se souvint qu’elle était seule.
— Eh oui, ce sont des lions, dit une voix grave derrière elle. Après tout, mon nom est Daniel.
— Daniel ! s’écria Raquel en se levant brusquement. Je vous croyais perdu en mer !
Elle jeta les bras autour de son cou.
— Alors que vous m’attendiez ? Pas question !
— Quand êtes-vous revenu ? demanda-t-elle en se rasseyant. Nous n’avions aucune nouvelle.
— Je suis encore couvert de la poussière du chemin. Ma tante ne sait même pas que je suis là, il me faut la retrouver aussitôt. Mais je devais d’abord passer vous voir. Vous êtes plus charmante que jamais, dit-il. Mais vous avez pleuré.
— Et vous voilà aussi sale et hâlé qu’un marin. Mais vous n’en êtes pas moins le bienvenu !
— Je ne parviens pas à comprendre comment une mère peut perdre ainsi son enfant, dit Judith.
Ils venaient de souper et étaient assis dans la cour. Le vent avait éteint la bougie, et Judith n’avait pas cru bon de la rallumer.
— S’il y avait eu la guerre ou une émeute, oui, reprit-elle, mais là… elle s’est montrée bien insouciante.
— Elle s’en fait reproche, ma mie, répondit Isaac. Et elle aime ses enfants aussi passionnément que toute autre mère. Nous ignorons quelle était leur vie, n’est-ce pas ? La guerre et la maladie qui se sont abattues sur le royaume ont eu des effets inattendus et persistants. Elle a fui le danger, pensant que son enfant était en lieu sûr.
— Tout de même, envoyer sa fille chez les religieuses… Même pas chez des amis. Ce n’est pas comme laisser Miriam aller seule chez Dolsa5.
— Ne vous montrez pas trop dure à son égard, Judith.
— Je n’aime pas entendre les horreurs qui peuvent arriver aux enfants. Je suis heureuse que Daniel soit de retour. Je commençais à beaucoup m’inquiéter.
— Et pourquoi, ma mie ? Vous semblez mal à l’aise.
— Nullement. Vous me parliez de la señora, Isaac, et je vous ai interrompu.
— Je m’efforçais d’expliquer en quoi la présence de Raquel était importante.
— Elle veillait ce grand seigneur, n’est-ce pas ? Il m’avait l’air d’un plaisant homme, même quand nul ne savait quel était son haut rang.
— Il n’a pas changé. Mais dès l’instant où je l’ai rencontrée, j’ai pensé que Serena de Finestres portait un enfant, c’est pourquoi j’ai été très inquiet de voir son chagrin et sa détresse l’empêcher de boire et de manger. Raquel était davantage là pour la veiller que pour s’occuper du seigneur Oliver qui, malgré sa blessure, aurait pu s’en tirer très bien tout seul. La fille de Doña Serena la remplace à présent, et je les soupçonne de très bien s’occuper l’un de l’autre.
— Comment l’avez-vous deviné pour la señora ?
— Comment dire ? Il y a chez une femme qui porte un enfant un je ne sais quoi… une attitude, une façon de parler, peut-être même un parfum…
— Je me demande alors pourquoi vous n’avez rien remarqué en moi. Ou n’est-ce valable que dans le cas d’une étrangère ?
Il y eut un long silence, rompu seulement par le crissement des insectes dans la nuit tiède.
— Oh, ma très chère amie, dit-il enfin, est-ce vrai ? Je ne puis croire qu’après tout ce temps…
— Les jumeaux n’ont que huit ans. Il y a aussi l’enfant que j’ai perdu. Non, il n’y a pas si longtemps. Et je ne suis pas si vieille.
— Vous ne l’êtes certainement pas, ma mie. Un mariage, un enfant. Je suis le plus fortuné des hommes.
Le médecin aveugle fit doucement courir ses doigts sur les traits de Judith, ces traits qu’il se rappelait si bien.
— Allons, ne tenez pas de tels propos. La chance n’a rien à voir là-dedans, vous le savez bien.
Et elle éclata de rire quand il la serra dans ses bras.