CHAPITRE II
Lundi 4 août
Au pied de la colline, la place somnolait paisiblement. Derrière la masse de la cathédrale, à l’est, le ciel commençait à s’éclaircir. Le discret grincement d’un gond de porte indiqua un mouvement dans la ville endormie : la poterne est du Call s’ouvrit pour laisser passer trois formes sombres. En entrant dans la lumière, elles révélèrent les silhouettes enveloppées de capes légères d’un homme barbu, grand et large d’épaules, d’un jeune garçon et d’une femme grande et mince. L’homme tenait à la main un long bâton ; les deux autres portaient un petit balluchon. Après un bref intervalle de temps, apparurent à leur tour trois formes, corpulentes au point d’en être grotesques, que l’alchimie des rayons de lune changea en un garçon de plus petite taille et deux femmes, tous lourdement chargés de paquets et de paniers.
Un oiseau solitaire chanta dans le jardin épiscopal.
Raquel, la grande jeune femme, rejeta son capuchon et se dirigea vers les trois derniers venus.
— Maman, pourquoi emportez-vous tout cela ? demanda-t-elle en la débarrassant d’un balluchon fait d’un morceau de lin.
— C’est un repas froid pour la route, dit Judith. Je connais les rations qu’on vous distribue en chemin. Je ne donnerais pas ça à un chien. Yusuf aura besoin de manger.
— Avec ce que vous lui avez préparé, il en aura assez jusqu’à son retour de Sardaigne. Où sont les autres ? ajouta-t-elle en regardant alentour.
— Aux écuries, dit son père. Je les entends à présent.
La nuit régnait encore sur cette partie de la place, mais le bruit de sabots ferrés sur les pavés trahit la présence de deux gardes : leurs montures demeurèrent pratiquement invisibles jusqu’à ce qu’elles émergent de l’ombre des murailles et entrent dans la lumière née à l’est.
— Son Excellence viendra-t-elle dire au revoir à Yusuf ? demanda doucement Raquel.
— Je le crois, répondit Isaac. Il serait déçu si ce n’était le cas.
Arriva alors le capitaine de la garde épiscopale, qui traversa la place d’un pas rapide et se dirigea vers eux.
— Et où est mon élève ? demanda-t-il avec vivacité, comme un homme qui a bien dormi et déjeuné de bon cœur.
— Ici, messire, dit Yusuf en réprimant un bâillement.
— Je t’ai apporté ton épée, dit-il en s’inclinant légèrement comme s’il l’offrait à un roi de fraîche date. Ceins-la bien. Jusqu’à ton retour, tu es au service de Sa Majesté et dois t’en aller armé, prêt à tout.
Il lui passa le baudrier sur l’épaule et attendit en silence qu’il le referme. Ceci fait, il lui tendit l’épée et attendit qu’il la mette en place.
— Merci, messire, dit Yusuf. J’avais oublié que j’en aurais besoin, murmura-t-il, gêné.
— Sa Majesté s’attend à ce que l’on fasse usage de ses généreux présents. Je sais que tu me feras honneur, et je ne doute pas de ton courage, mais rappelle-toi ce que je t’ai enseigné.
— Je me souviens de tout, répondit le garçon avec une certaine suffisance.
— Quand un ennemi est-il le plus dangereux ?
— Quand il semble être défait, dit très vite Yusuf.
— Oui. Et cela se produit chaque fois que nous croisons le fer, non ? Je fais une pause pour reprendre haleine et tu baisses la garde. J’aurais pu te tuer à dix reprises ou plus encore.
— Oui, capitaine.
— Et ne t’arrête pas pour te réjouir quand tu sembles être sur le point de l’emporter : avance et achève ton adversaire. Un tel comportement a entraîné la chute de maint jeune guerrier plein d’impudence. La guerre n’est pas une partie d’échecs, Yusuf. Un ennemi rusé feindra la faiblesse pour t’attirer dans un piège. Ne fais confiance à personne et serre les coudes, dit-il en lui donnant une tape sur l’un d’eux.
— Oui, capitaine. Je vous le promets, messire.
À cet instant, un sergent et un autre garde arrivèrent à cheval, suivis de garçons d’écurie menant quatre mules chargées de bagages ainsi que la jument baie de Yusuf dont la belle robe luisante était à peine visible dans la lumière qui s’affermissait.
— Où est le bailli ? demanda le sergent, arraché par le capitaine à ses tâches habituelles pour veiller sur le chargement précieux et la personne tout aussi précieuse du pupille du roi.
— Oliver ? Je ne l’ai pas vu, répondit le capitaine. Il doit être avec Son Excellence.
— La journée s’annonce plus chaude qu’hier, reprit le sergent. Et les mules sont lourdement chargées. Il va nous falloir partir bientôt si nous voulons être à Barcelone avant la tombée de la nuit. Ou nous procurer d’autres bêtes de somme.
— Écoutez, Domingo, si cela ne peut se faire en un jour, tant pis. Allez jusqu’où vous pourrez, vous terminerez la route demain. Ce que l’on attend de nous, c’est d’amener ces paquets sans dommage à Barcelone.
— On pourrait partir tout de suite, sergent, dit un des gardes. Et laisser Oliver Climent nous rattraper.
— Voilà qui déplairait à Son Excellence, dit le sergent. Elle désire que nous étendions notre protection au bailli de son ami.
— Le bailli de son ami m’a l’air capable de se protéger tout seul, murmura le second garde, un dénommé Gabriel, à l’air peu angélique, cependant.
— Qui est cet Oliver ? s’enquit Judith qui, jusqu’à présent, avait étonnamment gardé le silence. Est-il digne de confiance ?
— C’est le subordonné d’un ami de monseigneur l’évêque, expliqua Isaac, et il est apparemment robuste et habile à l’épée. Son Excellence tient à ce qu’ils voyagent de concert.
— Et il leur faudra rôtir au soleil parce que cet Oliver traîne au lit, dit Judith. Regardez… il fait presque jour. Ils n’auront pas besoin de la lune pour éclairer le chemin, le soleil sera bientôt là.
— C’est vrai, maîtresse Judith, dit le sergent. Et les palefreniers n’ont pas fini de charger les mules. Holà ! leur cria-t-il. Qu’attendez-vous, paresseux ? Au travail !
Il s’avança vers la montagne de bagages en provenance du palais et de la cathédrale.
— Vous croyez que ces coffres vont grimper tout seuls sur les bêtes ?
Quand le chargement fut achevé, deux gros paniers et trois balluchons étaient encore posés à terre.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda le sergent.
— Ils partiront avec vous, répondit Judith.
— Maman craint que vous ne mouriez de faim sur la route de Barcelone, expliqua Raquel. Elle a préparé un petit dîner froid.
— Et comment allons-nous l’emporter ? Les mules en ont déjà trop pour une telle distance et par une telle chaleur.
— Ma fille et mon époux chevaucheront à vos côtés pendant la première partie du trajet, dit Judith. Ils n’ont pas de bagages avec eux. Leurs mules pourront porter le repas et revenir avec les paniers.
— Ils vont venir avec nous ? Son Excellence a négligé de nous en parler.
— Mon père a pensé que Yusuf aurait peut-être du mal à nous quitter, dit Raquel.
— Ce n’est pas un bébé, fit remarquer le sergent.
— Non, mais il va manquer à mon père. À moi aussi. Ne vous inquiétez pas. Nous ferons demi-tour quand vous vous serez arrêtés pour déjeuner.
— Ah, voici Son Excellence, fit Judith avec soulagement. Enfin.
Elle n’avait cessé d’observer le visage du sergent, où l’exaspération avait cédé la place à une incrédulité qui se changeait maintenant en colère.
Comme l’évêque descendait le flanc de la colline, deux autres mules vinrent rejoindre les voyageurs impatients.
À cet instant – heureusement pour sa réputation –, Oliver Climent arriva. Il montait un lourd cheval, d’apparence puissante, et conduisait sa mule croulant sous les bagages. Dans un tourbillon d’activité, les derniers paquets furent attachés et les derniers adieux échangés. Il ne restait plus qu’à partir quand, l’air passablement agité, le secrétaire de Son Excellence dévala le flanc de la colline, un petit paquet à la main.
En soupirant, le sergent mit pied à terre pour aller voir quel était ce nouveau problème.
Au nord, de l’autre côté de la place, un portier à moitié endormi bâillait et entreprenait d’ôter la barre et de déverrouiller la porte menant à Sant Feliu puis à la Via Augusta, cette grande route romaine qui joignait les terres mauresques et castillanes, au sud et à l’ouest de Valence, aux frontières nord-est de la Catalogne – non pas que le portier se souciât de l’origine et de la destination de la route en question.
— Sommes-nous si en retard que les portes de la ville s’entrouvrent déjà ? cria Oliver.
— Je ne sais rien de votre vie, bailli, dit le portier en se tournant vers lui. Je sais seulement que je dois ouvrir tôt ce matin.
— Mais pas pour nous, certainement ?
— Pourquoi ferais-je ça ? répondit le portier en crachant dans la poussière de la chaussée. Je n’ai pas senti le poids de votre argent. Il y a dans cette ville d’autres gens qui ont des affaires importantes à mener, et l’un d’eux attend la venue de tant de richesses qu’il paiera un bon prix pour me tirer du lit avant que chacun s’éveille. Maintenant laissez-moi retourner à mes occupations.
— Rien ne me ferait plus plaisir, dit Oliver.
À cet instant, un autre personnage traversa la place et dévala la colline en direction de la porte nord.
— Holà, appela-t-il, portier ! Mon charretier est-il arrivé ?
— Pas encore, maître Luis, répondit l’homme. Tout est calme jusqu’à maintenant.
Il acheva de fixer le deuxième battant au montant du grand portail de pierre, jeta un coup d’œil à l’extérieur, ne vit ni n’entendit la moindre charrette, puis se retira dans sa petite loge, prêt à bondir pour extirper au charretier un ou deux sous supplémentaires.
La place recouvra le calme qui était habituellement sien en ce début de matinée. Hormis le murmure de la conversation que tenaient le sergent, l’évêque et son secrétaire, le seul bruit était celui de sabots dans le lointain et du pépiement des oiseaux. Le médecin mit pied à terre et se joignit aux autres. Les quatre hommes parlèrent à voix basse, puis hochèrent la tête et se séparèrent, et l’on n’entendit à nouveau plus que les oiseaux et le cavalier qui se rapprochait.
Ce demi-silence fut rompu par un cri rauque, un claquement de sabots, puis le bruit sourd, insupportable, d’un corps qui se heurte à quelque chose de dur. Pendant un moment interminable, chacun se figea.
— Qu’est-ce que c’était ? demanda Judith.
— Par là, dit Yusuf en désignant la porte nord.
Un homme était apparu sous l’arche de pierre. Son capuchon était retombé sur ses yeux ; son bras gauche serrait un paquet contre sa poitrine, et de sa main droite il se tenait au mur.
Il fit un autre pas puis tituba.
— Encore un ivrogne, dit un garde.
— Je ne crois pas, le corrigea le sergent en faisant faire demi-tour à sa monture. C’est du sang que l’on voit derrière lui sur le pavé.
Une mule apparut au coin de la rue, les rênes traînant sur la chaussée.
Alors que les autres discutaient entre eux, Oliver Climent mit pied à terre et courut vers l’homme qui chancelait. Il le prit par la taille et le souleva, aussi facilement que si c’était un enfant. Puis il se retourna vers les autres et cria :
— Allez chercher un chirurgien ! Il a été poignardé. Trouvez qui a fait ça !
Deux des gardes éperonnèrent leur monture et disparurent. Après un autre regard au blessé, le sergent les suivit.
Oliver déposa doucement le blessé sur le flanc.
— Quelqu’un est parti quérir un chirurgien ?
Il dénoua son capuchon et en fit un oreiller qu’il plaça sous la tête de l’homme.
— L’aveugle et sa fille en feront plus pour lui que tous les chirurgiens du monde, dit le capitaine. Ils sont tout près de moi. Maître Isaac, on a besoin de vous.
— Papa, fit Raquel, un homme a été grièvement blessé…
— C’est ce que j’entends. Où est donc ce satané garçon ?
— Yusuf ? s’étonna Raquel.
— Mais non, le petit Judah, le garçon de cuisine. Il doit apprendre à tenir le rôle de Yusuf. Ah, Judah, conduis-moi au blessé.
— Dois-je venir aussi, papa ?
— Bien entendu, répondit-il avec un certain énervement. À moins que tu ne penses qu’il a seulement besoin d’être lavé ou qu’on lui fasse la conversation. Ce sont pour l’heure les seules capacités du petit Judah.
— Oui, papa, dit-elle, surprise par la colère de son père.
Raquel s’agenouilla sur le pavé, derrière le blessé ; son père s’accroupit en face d’elle et se pencha jusqu’à ce que son oreille touchât le flanc de l’homme.
— Il frissonne de froid et de douleur, dit le médecin.
— Je vais le couvrir.
Oliver prit la cape enroulée derrière sa selle et protégea le ventre et les jambes de l’homme.
— Papa, dit Raquel, je pense qu’il faut enlever le couteau.
— Je suis d’accord qu’il ne peut vivre avec un couteau comme celui-ci enfoncé en lui. Cela vaut la peine d’essayer, dit Isaac en se relevant, même si les chances de le sauver sont plutôt minimes. Mais nous sommes entre les mains du Seigneur, et nous devons porter secours même quand c’est apparemment au-delà de toute espérance.
— Nous allons l’emmener au palais, décréta Berenguer. On ne peut le laisser agoniser ici sur le pavé, comme une bête.
L’évêque se pencha au-dessus de lui et rejeta doucement son capuchon.
— Mon brave homme, nous allons vous conduire… Le Seigneur nous vienne en aide ! s’écria-t-il. C’est Pasqual. Il faut tout faire pour le sauver.
— Oui, Votre Excellence, dit Isaac. Mais il a une vilaine blessure.
Le médecin se tourna vers le capitaine.
— C’est le greffier de la bourse de commerce, n’est-ce pas ?
— Oui. Pasqual Robert.
Le capitaine chercha alentour des bras et des dos robustes.
— Vous deux, cria-t-il aux palefreniers venus regarder, aidez-nous à l’emporter au palais !
— Où est Yusuf ? demanda Isaac.
— Il est parti à la maison chercher ce dont vous pourriez avoir besoin, lui répondit sa femme, qui se tenait derrière lui.
— Brave garçon…
Judith se retint d’ajouter que c’était elle qui l’en avait prié ; elle se consacra plutôt à la tâche qu’elle s’était assignée, ramasser les effets du blessé, éparpillés sur le pavé lors de sa chute, et en faire un tas bien propre.
Dès qu’il eut vu Pasqual conduit au palais épiscopal, Oliver siffla son cheval et, le visage sombre, s’en alla trouver les officiers.
Essoufflé, Yusuf arriva peu après au palais. Il portait un grand panier plein de linges propres, d’herbes et de feuilles destinées à étancher le sang, de teintures contre la douleur, mais aussi de remèdes contre les fièvres et l’infection qu’il avait emportés de son propre chef. Il les déposa près de Raquel et recula d’un pas.
— Puis-je vous aider, seigneur ?
— Non, répondit Isaac, mais attends ici, nous pourrions avoir besoin de toi, ajouta-t-il en se consacrant à nouveau à son patient.
— Oui, seigneur.
Le garçon s’approcha de la fenêtre pour observer le ciel, qui passait du noir au gris. Il se pencha et leva les yeux, découvrant la lune, pâle sur fond clair. De l’autre côté du palais, le ciel allait virer au rose à l’approche du lever du soleil. Il était conscient que, derrière lui, on ôtait le couteau de la blessure et que, travaillant avec une rapidité qu’il savait ne pouvoir égaler, Raquel étanchait le sang et refermait les chairs. Il l’entendit murmurer quand elle voulut faire boire le patient pour apaiser sa douleur. Il en savait assez sur les blessures pour comprendre qu’on ne pouvait rien de plus pour lui aujourd’hui. Ils ne s’attarderaient certainement pas. Il était déjà tard, et son impatience à partir était énorme.
Il entendit alors le lourd pas botté d’un officier dans le couloir.
— Quelles nouvelles ? dit une voix hors de la pièce.
— Voilà qui est fait, répondit une voix familière.
La porte s’ouvrit et Oliver, le bailli, entra.
Ils allaient partir. Yusuf se retourna pour dire adieu à son maître et à Raquel, mais il s’immobilisa. Oliver n’était pas venu le chercher. Au lieu de ça, il avait tiré une chaise et s’était assis à côté de Pasqual comme s’il avait l’intention de passer toute la journée avec lui.
Perplexe, Yusuf revint à la fenêtre et tenta de comprendre. Oliver et Pasqual paraissaient être devenus très intimes en si peu de temps. Étrange. Aux yeux de Yusuf, Pasqual Robert était un être totalement dénué d’intérêt. Il connaissait la plupart des habitants de la ville et, en dehors de ce que chacun savait, n’avait jamais appris quoi que ce fût d’intéressant à propos de ce greffier. C’était un homme paisible, d’une taille légèrement inférieure à la moyenne, plutôt mince. Un homme timide qui, telle une souris, allait de son emploi à son logis en longeant les murs plutôt qu’en traversant les espaces découverts. Vraiment pas de quoi inspirer une telle dévotion, songea-t-il. Il y avait certainement autre chose.
Il comprenait que son maître passât des heures, voire des jours, au chevet d’un étranger. Le médecin se sentait une obligation sacrée envers tout individu qui, malade ou blessé, remettait sa vie entre ses mains. Ainsi en était-il pour Raquel, même si, décida-t-il avec une certaine perspicacité, certains patients lui inspiraient moins de dévotion que d’autres. Mais pourquoi cet étranger venu d’on ne savait où et en route pour Barcelone s’inquiéterait-il pour Pasqual, le greffier ?
Yusuf les imaginait traîner là toute la journée, puis rentrer chez eux et se lever une fois encore en pleine nuit pour prendre la route le lendemain à l’aube. Trop énervé pour rester là à ne rien faire, il sortit dans le couloir.
Le père Bernat, le secrétaire franciscain jamais au repos de l’archevêque, se tenait près de la porte, inoccupé. Cela ne lui ressemblait pas. Tout le monde, hormis son maître et Raquel, se comportait de façon étrange.
— Pourquoi le bailli veille-t-il sur Pasqual ? demanda Yusuf.
Il avait découvert depuis quelque temps que la plus grande faiblesse de Bernat était le commérage et qu’il savait ainsi tout ce qui se passait aux abords du palais.
— Pasqual Robert a travaillé pour lui il y a peu, lui répondit Bernat. La dernière fois qu’il était ici, Oliver a demandé à Son Excellence de lui recommander quelqu’un de sérieux, et Son Excellence a suggéré Pasqual. Son Excellence est très contrariée, ajouta Bernat comme si c’était là l’aspect le plus grave de cet incident.
— Devait-il nous accompagner ? Personne n’en a parlé.
— Je l’ignore, dit le secrétaire en secouant la tête. Mais sa mule et lui ont disparu la semaine dernière. En pleine nuit.
— Je ne veillerais pas quelqu’un qui disparaît ainsi, répliqua Yusuf dans un bâillement. De toute façon, si nous attendons Oliver Climent pour partir, je ferais mieux de retourner à côté au cas où l’on aurait besoin de moi.
Quand Yusuf revint dans la pièce, le médecin était penché au-dessus de Pasqual, l’oreille collée à sa poitrine et la main posée sur son cou. Raquel se tenait à hauteur de l’oreiller, un linge dans une main et un gobelet d’eau dans l’autre. Le patient allait plus mal. Son visage était gris, ses traits tirés ; son corps semblait s’être ratatiné sur ses os. Mais ses yeux grands ouverts fixaient Oliver. Il avait saisi son bras robuste et lui parlait d’un ton précipité, à voix basse.
Le médecin se redressa.
— Raquel, murmura-t-il.
— Oui, papa ? fit-elle en tendant le verre et le linge à Yusuf.
— Sortons un instant dans le couloir. J’entends Son Excellence. Veille sur lui, Yusuf, et viens me chercher si besoin est.
— Oui, seigneur, répondit-il, s’étonnant toujours que le médecin pût deviner sa présence dans une pièce.
Il écoutait son maître, mais essayait également de suivre ce que disait Pasqual. Il y avait un sentiment d’urgence dans sa voix, mais il parlait si vite et avec un accent si étrange que Yusuf ne saisissait que des bribes.
Le blessé s’arrêta pour reprendre péniblement son souffle. Yusuf se pencha au-dessus de lui, porta le gobelet à ses lèvres et lui tamponna doucement le visage. Cela fait, il recula d’un pas avec tact.
— Je vais sur-le-champ le signaler, dit Oliver à voix basse quoique de façon très compréhensible. Mais ne pouvez-vous dire qui vous a fait ça ? Avez-vous entrevu quelque chose ? Ses habits ? Et sa voix ? Était-il à cheval ?
Un bruit à la porte fit sursauter Yusuf, et il vit que Son Excellence l’évêque était entré dans la pièce en compagnie de son maître et de Raquel.
— Je le connais, murmura le blessé avant de tousser douloureusement.
Yusuf s’empressa de nettoyer un peu de sang au coin de ses lèvres. Raquel chuchota à l’oreille de son père.
Pasqual réussit à reprendre son souffle et continua de murmurer. Il s’arrêta et sourit. Ou peut-être, pensa Yusuf, était-ce une grimace de souffrance. Il semblait pourtant que ce fût un sourire. Puis il ferma les yeux comme pour concentrer sur sa respiration le peu de ressources qu’il lui restait.
— C’est maintenant ou jamais, Votre Excellence, dit le médecin en se retirant dans le couloir avec sa fille alors que deux autres prêtres entraient dans la chambre pour administrer les derniers sacrements.
Yusuf reposa linge et gobelet et s’empressa de sortir derrière eux.
Pendant le court instant passé dans cette salle, le jour s’était levé. Comme il ouvrait la bouche pour s’adresser à son maître, la clameur des cloches submergea toute chose. Quand elle cessa, il réalisa que, partout dans le palais, chacun était debout, vêtu, et vaquait à ses affaires. Les conversations allaient bon train, sans rapport aucun avec les événements survenus à l’aurore.
— Que sonnaient-elles donc ? demanda-t-il, soudain inquiet qu’il ne fût encore plus tard qu’il ne le pensait.
— Prime, dit Bernat d’un air absent.
— Il s’en va rapidement, dit avec douceur Isaac. Nous ne pouvions rien de plus pour lui.
— Personne n’en doute, reprit Bernat. Il est difficile de vivre longtemps avec une lame de cette taille plantée dans le dos.
— Vous avez vu l’arme ? demanda Isaac.
— Oui. C’est un bon couteau avec une lame d’une longueur inhabituelle : elle est d’un excellent métal et acérée à l’extrême.
— L’homme qui la portait ne se serait pas contenté de l’exhiber.
— Sans aucun doute, dit Bernat.
La porte s’ouvrit et Oliver apparut, suivi de l’évêque.
— C’est fini, annonça Oliver.
— Nous l’ensevelirons avec tous les honneurs, mon ami, lui assura l’évêque. C’était un brave homme. Je sais que vous devez partir, bailli, mais j’aimerais tout de même régler quelques problèmes. Bernat ?
— Certainement, Votre Excellence, dit Oliver.
— Oui, Votre Excellence, ajouta le secrétaire.
— Tu es prêt, Yusuf ? murmura Isaac.
L’enfant se rapprocha de l’aveugle.
— Oui, mais avec tout ce temps qui passe, voilà que j’ai faim.
— Ne t’inquiète pas. Judith ne nous laissera pas dépérir, dit Isaac en riant avant de poser doucement la main sur l’épaule de Yusuf, prêt à s’en aller.
Mais Berenguer paraissait désireux de régler quelques détails dans le couloir.
— Quand je suis entré dans la pièce, il était en train de parler, mais d’une voix si basse que je n’ai rien compris. Quels ont été ses derniers mots ? A-t-il nommé son agresseur ?
Oliver Climent secoua la tête.
— Il bredouillait comme quelqu’un dont l’esprit s’égare, Votre Excellence. Ce qu’il disait n’avait pas beaucoup de sens.
— Quels ont été ses mots exacts ? insista Berenguer.
— Si je m’en souviens bien, Votre Excellence, il a dit « le chien » et « une nouvelle robe » ainsi que « le chêne ». Et puis d’autres choses dont je ne puis me souvenir. Ah si. Il a parlé d’une balle et d’un poney.
— Des souvenirs d’enfance, intervint Bernat.
Berenguer semblait sceptique.
— Rien d’autre ?
— Sur la fin, dit Oliver, il a murmuré : « Dieu m’épargne et me pardonne de vous avoir failli. Priez pour moi, je vous en supplie. »
Yusuf leva les yeux, étonné, et s’apprêta à parler quand il sentit la main de son maître serrer son épaule. Oliver, il s’en rendait compte, le regardait fixement, et ce regard n’avait peut-être rien d’amical.
— Cette triste affaire vous aura retardés, dit l’évêque. Votre escorte vous attend. Le capitaine de ma garde vous accompagnera jusqu’à Caldes. Il reviendra avec maître Isaac et sa fille. Je ne les aurais pas laissés circuler seuls.
— Votre Excellence est trop bonne, murmura Isaac.
— J’ai encore quelques mots à dire à Oliver. Puis je descendrai pour vous voir partir.
Berenguer s’éloigna d’un pas résolu, suivi de près par Bernat et Oliver Climent.
— Venez-vous avec nous, seigneur ? demanda Yusuf.
Isaac se tourna vers son apprenti.
— Pendant quelque temps quand la matinée est encore fraîche. Son Excellence a pensé que c’était une bonne idée. Et cela lui a permis de me faire confiance pour une autre affaire. À présent, Yusuf, raconte-moi ce que Pasqual a réellement dit.
— Comment saviez-vous qu’Oliver mentait ? lui demanda Yusuf.
— C’est toi qui me l’as dit. Tu as sursauté comme un lapin effrayé quand le bailli a pris la parole. Je crains qu’il ne l’ait remarqué, d’ailleurs.
— Eh bien, seigneur, il… Pasqual a parlé dans une langue étrangère. À la manière d’Aragon ou de Castille, je pense. Très vite aussi. J’ai eu du mal à comprendre. Quand ils conversaient ensemble, Oliver lui répondait de la même façon.
— Tu as dû comprendre quelque chose, sinon tu n’aurais pas sursauté.
— Oui, convint Yusuf, mais je n’ai pas entendu parler de poney, de chien, de robe ou de chêne. Il me semble qu’il lui a demandé de se tenir sur ses gardes, mais je n’en suis pas certain. À la fin, il parlait très lentement, et je crois qu’il a dit : « Soyez serein, mon ami. C’est une farce, une farce… le Seigneur Se rit de moi. Priez pour moi et veillez sur mes petits. » Ce ne sont peut-être pas les mots exacts, mais c’est le sens général.
— Se rit de moi ? répéta Raquel.
— Se rit de moi, confirma Yusuf.
Le petit rassemblement qui attendait sur la place s’était réorganisé. Les bêtes de somme avaient été délestées de leurs bagages et erraient en quête d’une touffe d’herbe, sous le regard endormi de l’un des garçons d’écurie. Les gardes avaient mis pied à terre et leurs chevaux avaient rejoint leurs cousines, les mules. Narcís, le plus jeune des gardes, était allongé, son paquetage derrière sa tête : il donnait. Le capitaine s’était absenté.
Naomi serra Yusuf dans ses bras quand il réapparut et lui tendit un panier d’où s’échappaient les arômes les plus prometteurs.
— Mangez ça tout de suite, jeune maître, dit-elle en soulevant l’un des coins de la serviette qui en recouvrait le contenu. C’est un dur voyage, et vous avez besoin de prendre quelque chose. Vous donnerez ensuite le panier et la serviette à ce bon à rien de Judah, il les rapportera à la maison. Je dois m’en aller à présent, les jumeaux vont se lever et ne trouveront rien à déjeuner. Vous devez me promettre de bien manger pendant que vous êtes absent, sinon vous tomberez malade et le maître ne sera pas là avec ses potions pour vous soigner.
Il lui jura de continuer à manger, bien qu’elle ne soit pas en Sardaigne pour s’en assurer, lui adressa un adieu plein d’affection et souleva la serviette. Le panier contenait les pâtisseries épicées de Naomi, de la pâte à pain fourrée de fromage et de toutes sortes de choses parfumées, puis frite. Il en tendit une à Raquel – qui avait travaillé dur – et une autre à Judah, le garçon de cuisine, qui avait toujours faim. Et soudain il prit conscience de la présence des gardes et du palefrenier resté avec les mules. Et aussi de son maître et de sa maîtresse, qui devaient être affamés. Les pâtisseries disparurent, tout comme la miche de pain tendre qu’il découvrit sous elles. Même les chevaux et les mules se rapprochèrent de lui pour mâchonner les quelques miettes qu’ils pouvaient quémander ou voler.
— Où se trouve Son Excellence ? finit par demander Yusuf.
— Et Oliver Climent ? ajouta le jeune garde.
— Va chercher l’un des pages, Narcís, et demande-lui quand nous devons nous remettre à charger les bêtes, ordonna le sergent. Cela devrait les faire bouger.
Après un autre interminable intervalle, un petit page dévala le flanc de la colline en provenance du palais épiscopal et murmura quelques mots à l’oreille du sergent. Le palefrenier lança un sifflement aigu et son camarade arriva sans se hâter pour l’aider à recharger les mules. Pour la deuxième fois, Judith serra Yusuf dans ses bras, prit le bâton de son mari et donna à Raquel des instructions précises à propos du retour de ses deux plus beaux paniers.
Le capitaine monta en selle, leva le bras et, avec trois heures de retard, la petite troupe quitta la ville.