CHAPITRE XIII
Clara et Mundina avaient été abordées sur la grève par un petit contingent de la garde de Sa Majesté.
— Attendez ici, je vous prie, dit l’un des soldats quand elles se trouvèrent à proximité d’une tente surmontée des bannières de la maison royale de Sicile ainsi que celles d’Aragon, de Catalogne et de Valence. Je vais annoncer votre arrivée. Sa Majesté la reine daignera peut-être vous recevoir.
Les deux femmes remirent de l’ordre dans leurs habits.
Des hommes gardaient le périmètre du secteur où elles venaient d’arriver, mais elles avaient laissé derrière les hordes de soldats oisifs. Clara écarta son voile afin de laisser la brise caresser son visage.
— Je ne me sens pas très bien, dit-elle.
— Pendant tout le temps que vous avez passé sur le navire, avec toutes ces vagues, vous n’avez rien eu, dit Mundina. Et maintenant que nous sommes en sécurité, loin du danger, ça ne va pas. Je n’y comprends rien.
— Et si elle ne m’aimait pas ? Que se passerait-il ?
— Je doute qu’elle vous fasse trancher la tête parce qu’elle n’apprécie pas votre couleur de cheveux. Son pire ennemi ne l’a jamais accusée d’un tel comportement. Et pour ce qui est de votre vie, vous avez connu pire situation, non ?
— Je n’avais pas le temps de penser à ce qui m’arrivait. Maintenant, je ne cesse de songer à tout ce qui aurait pu se passer. Je ne suis pas assez sotte pour croire le danger écarté.
— Sa Majesté ne va pas non plus vous vendre comme esclave. Une jeune dame comme vous ? Impossible.
— Je ne suis pas une jeune dame, Mundina, dit Clara en regardant ses mains. Je suis une fille de cuisine.
— Le seigneur Oliver a précisé que vous ne deviez jamais utiliser le mot cuisine tant que vous êtes ici.
— C’est la même chose que mentir.
— Peut-être. Je vous répète seulement ses instructions. Quant à moi, j’ai faim, ajouta Mundina. Je me demande si on va nous donner à manger ou s’il va falloir quêter un quignon de pain auprès des soldats.
— Ils ne nous obligeraient certainement pas à ça ! s’écria Clara, horrifiée.
— Non, ma petite, ils n’en feront rien. Vous voyez, il n’y a pas de quoi s’inquiéter.
Le soldat ressortit de la tente et leur fit signe d’entrer.
— Sa Majesté souhaite vous voir sur-le-champ.
Mundina examina Clara, lissa sa robe et en chassa toute trace de poussière.
— Allez, courage, dit-elle en poussant Clara vers la tente.
Clara entrevit Eleanora de Sicile, reine des vastes domaines d’Aragon, assise très droite sur un siège imposant, avant de s’abîmer en une profonde révérence.
— On m’a dit que tu t’appelais Clara, dit Doña Eleanora, dont le regard était attiré par la chevelure sombre, étrangement coupée de la jeune fille.
— Oui, Votre Majesté, dit Clara toujours inclinée.
— Et il semble que tu ne prétendes à aucun autre nom, mais nous en reparlerons plus tard. Tu peux te relever, Clara.
Elle le fit de manière assez gracieuse malgré ses jambes qui flageolaient, mais elle garda les yeux baissés.
— J’ai reçu une lettre des plus mystérieuses te concernant, mon enfant, dit la reine en portant sur elle un regard interrogateur. Mais l’homme qui l’a rédigée est un fidèle serviteur à qui nous devons beaucoup. Il nous supplie de prendre soin de toi et, par égard pour lui, nous le ferons. Ta suivante et toi-même devez être épuisées et affamées après une telle traversée.
Clara était en proie à une telle confusion qu’elle ne put répondre et se contenta d’une nouvelle révérence.
La reine se leva et fit un pas comme pour inspecter de plus près sa nouvelle recrue. Doña Eleanora était grande et mince comme un lévrier et portait une ample robe de soie chatoyante. Quand elle était perdue dans ses pensées, comme en cet instant, son visage était grave, serein, très beau, tel celui de la statue de marbre d’une sainte qui vous contemple pendant la messe, songea Clara.
— Si tu es l’espionne ou l’assassin que l’on prétend, envoyée ici pour aider les Sardes ou détruire Sa Majesté le roi, tu m’as l’air trop petite et mal nourrie pour un tel rôle. C’est la raison pour laquelle les gens porteront sur toi un regard suspicieux, Clara, ma nouvelle dame de compagnie. Ta réputation t’a précédée.
Blême, Clara regarda la reine pendant un temps qui lui parut infini.
Sa Majesté se mit à rire et s’installa sur une couche moelleuse.
— Tu as un visage très éloquent, mon enfant. Je trouve cela rassurant.
Une jeune fille aux grands yeux sombres et au teint basané du Sud vint arranger les plis de sa robe et placer auprès d’elle une petite table.
— Que l’on m’apporte une boisson fraîche, dit la reine, et la petite esclave disparut derrière un rideau. Maria, vous prendrez soin de cette pauvre enfant.
Une femme belle et élégante s’approcha et fit la révérence.
— Certainement, Votre Majesté, dit-elle avant de tendre la main à Clara.
— Est-ce vrai ? demanda Clara à Doña Maria López de Heredia alors qu’elles s’approchaient de la seconde tente.
— Que l’on ait raconté que vous pourriez être un assassin ? dit Doña Maria. Oui. Je ne pense pas que Sa Majesté la reine le croie, mais ces rumeurs l’intriguent et l’intéressent. C’est une femme intelligente, très au fait des affaires de l’État. On ne la trompe pas aisément, ajouta-t-elle.
— Mais on m’a dit que j’étais là pour coudre, dit Clara quand elles pénétrèrent sous la tente.
— À quoi d’autre pourriez-vous vous occuper ? demanda Doña Maria avant d’éclater d’un rire sonore. Croyiez-vous réellement que l’on vous avait envoyée ici pour ravauder ? Pauvre enfant. Que devez-vous penser de Sa Majesté, pour imaginer qu’elle puisse transformer une jeune dame en une couturière ? Pourquoi pas laver les écuelles à la cuisine ? Vous avez envie de faire un brin de toilette, je pense, ajouta-t-elle en recouvrant son sérieux, et de souper. Nous aurons le temps demain de parler de vos devoirs.
Le lendemain, la suivante de Doña Maria conduisit de nouveau Clara vers la seconde tente, où plusieurs dames de compagnie de la reine étaient occupées à broder en bavardant librement. Clara prit place près de l’entrée. Il y avait là six femmes d’âges divers assises sur des bancs ou des chaises et trois ou quatre autres, debout ou affairées à table. Elles étaient toutes élégamment vêtues de robes d’été légères, et il était difficile de distinguer les maîtresses des suivantes. Elle suscita des regards curieux, des hochements de tête et des sourires, mais personne ne parla.
Apparemment, Doña Eleanora n’était pas encline à poursuivre son enquête sur la situation de Clara. La seule personne que la jeune fille connût, Doña Maria, se trouvait auprès de la reine. Elle s’assit donc, oisive malgré elle, et regarda les autres bavarder et rire tout en brodant. Finalement, n’y tenant plus, elle se tourna vers la dame assise le plus près d’elle.
— Permettez-moi de démêler ces fils de soie, dit-elle avec timidité.
La dame parut surprise.
— Je ne vois pas pourquoi vous feriez cela.
— Mais je n’ai pas d’autre occupation… Je n’ai pas d’ouvrage avec moi. Et quand les fils de soie de ma mère étaient emmêlés…
— Blanquina, Doña Clara a un œil d’aigle, fit en riant une des autres femmes. J’ai entendu dire que vous n’avez pu apporter grand-chose avec vous, Doña Clara.
— Mon départ a été un peu précipité.
— Et la robe ? demanda une femme aux yeux vifs et aux cheveux abondamment bouclés. En attendant que l’on trouve pour Doña Clara de l’étoffe lui permettant de constituer sa propre toilette… Sancha, apporte-moi la robe ! lança-t-elle par-dessus son épaule.
Une suivante entra, porteuse d’une lourde robe de soie dont l’encolure, les manches et le corsage étaient brodés d’hermine. L’ourlet était doublé de vair, et la soie était de la douce couleur verte de l’eau d’une crique paisible. Doña Eleanora portait la même couleur quand Clara l’avait entrevue pour la première fois, plusieurs années auparavant.
— Puisque vous voulez vous rendre utile, dit la dame de compagnie aux cheveux bouclés. Sa Majesté désire que l’on change la bordure de cette robe. Vous pourrez m’y aider. Venez vous asseoir auprès de moi.
— Que faut-il faire ? demanda Clara en s’installant sur le siège qu’on lui avançait.
Sancha disposa la robe sur les genoux des deux femmes et disparut.
— Il faut la débarrasser de son hermine, Doña Clara, et mettre plus de vair sur l’ourlet.
— Cela ne devrait pas être trop difficile. Mais puis-je demander à qui j’ai l’honneur de m’adresser ? ajouta-t-elle d’une voix si basse que l’on eût dit un chuchotement.
— Bien entendu, fit la femme bouclée en prenant la main de Clara. Pauvre enfant. Nous oublions les manières dans ce campement. Personne ne vous a présentée. Mais voyez-vous, nous connaissons votre nom, vous devez par conséquent apprendre le nôtre. Je m’appelle Tomasa, Doña Clara, Tomasa de Sant Climent.
— Climent ? répéta Clara.
— Oui. Vous connaissez un membre de notre famille ?
— Non, répondit-elle vivement, je ne le pense pas.
— Cela ne me surprend pas. J’ai un demi-frère et une demi-sœur, mais leur nom n’est pas Climent. Et je ne vois pas pourquoi vous auriez entendu parler d’eux. La dame à côté de qui vous étiez assise s’appelle Blanquina. Celle-ci s’appelle Antonia. À côté d’elle, c’est Elvira, et à côté encore Beatriu.
— Merci, Doña Tomasa. Toutes les dames de Sa Majesté sont-elles là ?
— Oh non. La plupart sont restées au palais. La reine nous a amenées ici, ainsi que sa petite esclave, Catalineta – elle est perdue sans Catalineta –, quelques musiciens et une poignée de suivantes. Elle a laissé ses nains derrière elle, il n’y a donc personne pour nous distraire. Êtes-vous bonne lectrice ? Parce que, si vous êtes lasse de coudre, vous pourriez nous faire la lecture tandis que nous poursuivons notre ouvrage. Nous avons un livre de contes et d’aventures.
— Je crains de ne pas être très bonne, confia Clara.
— Et moi, je suis très mauvaise. Beatriu lira peut-être. Ou nous devrons nous chercher une autre distraction. Quel âge avez-vous ? J’ai dix-sept ans et ne suis pas encore fiancée. Je fais le désespoir de ma mère, qui espère pour moi un grand mariage.
— J’en ai presque seize.
— Vous ne les paraissez pas. Je vous en donnais douze ou treize. Mais j’aimerais avoir votre visage et vos cheveux soyeux. Pourquoi sont-ils si courts ?
Clara sortit ses ciseaux de sa poche et adressa un regard innocent à Tomasa.
— Ils se sont accrochés et il a fallu les couper pour me libérer. Ensuite, Mundina a dû égaliser…
— Je vois. La même chose est arrivée à ma sœur. Elle est tombée de cheval et s’est prise dans les épines. Êtes-vous sûre de vouloir m’aider à arranger cette robe ? Doña Maria a dit que vous étiez habile à manier l’aiguille. Sinon nous pouvons laisser le travail à une suivante.
— J’aimerais vous aider. C’est une superbe robe. Mais ne pensez-vous pas que le corsage et les manches auront l’air un peu tristes sans ces queues d’hermine ? Est-ce ainsi que Sa Majesté la veut ?
— Non. Elle aime les couleurs chatoyantes et les jolis motifs, mais peut-être a-t-elle décidé de donner cette robe à la fille de Sa Majesté le roi, qui a des goûts plus simples. Que suggéreriez-vous ?
— Si c’était la mienne, Doña Tomasa ?
Elle contempla la robe étalée sur ses genoux puis ferma les yeux.
— Puisqu’elle est du vert de la mer, dit-elle en les rouvrant, j’y broderais des jeux de dauphins. Ce serait superbe avec quelques fils d’argent çà et là. Sur les manches aussi, peut-être, ajouta-t-elle, soudainement exaltée.
— Je verrai. Mais nous devons nous limiter à ôter l’hermine tant que nous ignorons ce que désire Sa Majesté.
Soigneusement, les deux femmes retirèrent les fils qui tenaient l’hermine attachée à la robe. Vers la fin de la journée, Clara avait beaucoup appris sur la famille et l’enfance de Doña Tomasa, mais elle avait très peu parlé d’elle-même. Elle s’installait doucement dans une routine qui lui semblait à la fois étrange et familière.
Le quatrième jour de son séjour en Sardaigne, elle se rendit à la tente pour découvrir que personne n’était assis à travailler, à déjeuner ou même à se promener dans la fraîcheur matinale. Tout le monde était rassemblé au milieu de la tente et parlait en même temps. Tomasa la vit arriver et quitta ses amies. Elle était blême et semblait angoissée.
— Que se passe-t-il ? demanda Clara. Nous sommes attaqués ?
— Pis encore, répondit Tomasa. Sa Majesté la reine est partie nuitamment, emmenant Maria López et Catalineta avec elle.
— Où donc ?
— Dans la tente du roi. On dit que Sa Majesté se meurt des fièvres.
— Le roi ?
— Oui, et l’infant Johan n’a même pas quatre ans. La reine pourrait assurer la régence – elle est intelligente et connaît assez les affaires de l’État pour cela –, mais ils sont nombreux à vouloir asseoir l’oncle du roi sur le trône. Ma chère Doña Clara, dit-elle en lui serrant le bras, si Sa Majesté le roi meurt, ce sera à nouveau la guerre civile. Je le sais.
La veille au soir, Yusuf s’était rendu sous la tente du roi afin de l’informer de l’évolution de l’état de santé du seigneur Pere Boyll. Le jour précédent, il avait transmis le message à un aide de camp, qui l’avait remercié. Ce soir-là, il pensait que les choses se dérouleraient de la même façon et avait par conséquent établi comment il passerait le reste de la soirée.
— Sa Majesté aimerait entendre votre rapport de vos propres lèvres, lui dit l’aide de camp en soulevant la draperie permettant d’accéder à la tente royale.
Pedro d’Aragon avait pris place sur son siège à l’extrémité de la table et écoutait avec attention l’un de ses généraux. Il était pâle et quelques gouttes de transpiration luisaient sur son front bien qu’un air frais pénétrât dans la tente.
— Voilà qui ne nous aide pas, dit-il, irrité. Nous devons décider rapidement – ce soir même, si possible – s’il convient de renvoyer les malades à Valence. Une poignée de chevaliers qui se plaignent de leurs maux et de leur inactivité ne perturberont pas les décisions que nous avons prises à leur égard. Es-tu au courant ? dit le roi en se tournant soudain vers Yusuf. Tu es au milieu des malades.
— Les chevaliers que j’ai entendus se plaindre ne sont pas ceux placés sous ma responsabilité, ils sont en effet trop atteints pour s’inquiéter de ce genre de chose. Non, ce sont les oisifs qui s’ennuient.
— Précisément. Et nombre d’entre eux feignent la maladie. Qui leur a suggéré cette attitude ? Est-ce pour nous créer délibérément des problèmes ? Et dans ce cas, pourquoi ? Comment va le seigneur Pere ?
— Il est très malade, Votre Majesté, mais il lutte ardemment.
— Pourrait-il voyager ?
Yusuf remarqua que la voix du roi s’était faite plus rauque et que son front était trempé de sueur.
— Oui, Votre Majesté, si quelqu’un est là pour veiller sur lui. Et s’il dispose d’une quantité suffisante de remèdes. Il lui faudrait une cabine aérée et confortable. Je le crois en pire état que la plupart de ceux qui demandent à partir.
— Ce garçon a-t-il raison ? demanda le roi.
La question s’adressait de toute évidence au médecin, car c’est lui qui répondit.
— Oui, Votre Majesté. Et ces chevaliers peuvent voyager. Mais serait-ce néfaste à notre cause s’ils devaient ne pas revenir ?
— Est-ce possible ?
— Oui, Votre Majesté. Dans certains cas. J’hésite à dire que c’est probable.
— Si nous n’apprenons rien de nouveau qui puisse nous faire changer d’avis, ce bateau appareillera demain avec ses malades. Ceux que nous avons remarqués partiront, mais aussi tous ceux que vous voudrez ajouter.
Il leva la main et son serviteur s’approcha.
— Notre cape, dit-il. Le vent est frais.
Yusuf regarda le roi le cœur serré. Puis il se tourna vers le médecin et comprit qu’il n’était pas le seul à remarquer que Sa Majesté, elle aussi, était tombée malade.
Il avait regagné sa tente en courant, comme si la maladie du roi lui avait rappelé qu’il devait s’occuper d’un certain nombre de patients. Le seigneur Pere dormait, plus paisiblement que la veille, et son front semblait plus frais. Marc avait quitté la tente dès l’arrivée de Yusuf en lui assurant que tout allait bien. Yusuf déambulait à présent entre les lits et examinait chacun des hommes alités.
— Mon garçon, lui dit un vétéran couvert de cicatrices qui n’avait pu prononcer un seul mot jusque-là, peux-tu m’apporter à boire ? Je meurs de soif.
Yusuf lui donna un peu de vin coupé de beaucoup d’eau.
— J’en avais besoin, fit-il en guise de remerciement. On dit que c’est dans cette tente qu’on a les meilleurs soins de tout le camp. Si c’est vrai, ce n’est pas étonnant que tant de malades veuillent rentrer chez eux.
— Lesquels souhaiteraient rentrer ? dit Yusuf en regardant autour de lui. Nul n’en a parlé, sauf dans leurs délires où ils m’ont pris pour leur mère ou leur nourrice.
— C’est ce qui se dit dans tout le camp sauf ici. Mais l’on sait que tu es l’oreille du roi.
— Ceux qui le prétendent savent peu de choses. Je suis l’oreille du roi au même titre que sa mule.
Il se pencha pour remettre de l’ordre dans les draps froissés du soldat.
— Ceux qui le croient ne m’adresseront certainement pas la parole. Si j’avais le temps de me promener dans le campement, je recueillerais toutes sortes de commérages, mais j’ai d’autres soucis, voyez-vous.
— Je préférerais être chez moi, dit l’homme. Je ne suis pas venu ici pour mourir des fièvres tandis que mes compagnons voient l’ennemi se rire de nous derrière ses murailles. Non, je suis venu me battre, me couvrir de gloire et m’enrichir un peu. Il y a dans ma famille plus de rejetons que de sacs d’or, dit-il tristement. Et nos terres sont plus riches en rochers et en cailloux qu’en vergers ou en prairies.
— Vous voulez abandonner Sa Majesté ? demanda Yusuf.
— Ne t’inquiète pas, mon garçon, je n’y songe pas. Mais de toutes les choses qu’on peut exiger d’un soldat, mener un siège est certainement la pire. Je ne suis pas seul à le penser. J’ai parlé à un vétéran qui a échappé à la peste alors que tout le monde se mourait autour de lui, et maintenant il est ici, couché sur de la paille, grelottant de fièvre. Il est ainsi depuis deux semaines, à deux doigts de la mort. Ce qu’il désire, c’est rentrer chez lui, retrouver un bon lit avec des draps de lin et laisser ses servantes le dorloter.
— Le voyage dure des jours, dit Yusuf. Je n’aimerais pas être ballotté par le vent et les vagues quand je suis déjà cloué au lit par la fièvre.
— Moi non plus, mon garçon. Marc et toi, vous vous êtes bien occupés de nous. J’aimerais mieux être debout et prêt à me battre. Car le temps d’attaquer à nouveau est venu. Ils ne s’y attendent pas et sont particulièrement faibles en cet instant.
Nous aussi, pensa Yusuf qui se rappelait le visage grisâtre et le front baigné de sueur de Sa Majesté.
— J’ai beaucoup à apprendre en matière de stratégie militaire, señor, dit Yusuf avec tact. Je suis heureux de ne pas avoir à prendre pareille décision. Mais d’où tenez-vous tous ces bavardages ?
— Le bouffon aux yeux vifs et son ami – celui qui se prétend l’ami du seigneur Pere –, ils étaient là ce soir. Sa Seigneurie dormait, mais ils n’ont pu s’empêcher d’ébruiter toutes ces choses.
— Vraiment ? Gueralt de Robau et Don Manuel sont des personnages intéressants. Puis-je vous apporter autre chose ?
— Non, mon garçon, dit le chevalier qui esquissa un sourire timide. Je crois que je vais dormir. Je vais peut-être mieux.
Il était temps de reconstituer leurs réserves de plantes. Le lendemain matin, avant que la rosée ne sèche, Yusuf était dans la colline avec le panier de Marc et cherchait ce qui l’intéressait. Quand le panier fut plein, il se laissa tomber dans l’herbe et observa les nuages blancs qui couraient dans le ciel.
Un instant, il se serait cru revenu à Gérone. Sous lui, l’herbe était semblable à celle des pentes que Raquel et lui foulaient en quête de simples. Brusquement, lui aussi eut envie de rentrer au pays, et il fut troublé de réaliser qu’il entendait par là les montagnes du Nord où il vivait désormais.
— Alors, le page de Sa Majesté s’offre un petit somme au soleil ?
Il sursauta. Une ombre s’allongeait sur lui.
— Bonjour, señor, dit-il en s’asseyant.
Il s’agissait de Gueralt, le fils d’Asbert de Robau.
— C’est un endroit agréable, dit Gueralt. Que faites-vous là ?
— Je cueillais des plantes. Et vous, señor ?
— Oh, vous me faites honte. Je suis là parce que je m’ennuie, c’est évident. Je n’ai pas la patience d’un soldat expérimenté, alors je déambule. J’ai grand besoin d’exercice, et les jeux de la guerre ne sont même pas là pour nous distraire. Ce serait charitable de votre part de bavarder avec moi.
Gueralt se laissa tomber sur l’herbe et s’appuya sur un coude.
— Je vous envie, mon garçon.
— Et pourquoi, Don Gueralt ?
— Parce que vous avez une occupation. Et que vous aidez ceux dont vous avez la charge. Quelles plantes avez-vous ramassées ?
— Ce sont des herbes destinées à soigner les malades, expliqua-t-il. Nos réserves commencent à s’épuiser.
— J’aimerais mieux ça que rien du tout. Je pourrais peut-être vous aider. Cueillir des herbes ne doit pas être trop compliqué quand on vous a enseigné l’escrime, l’équitation et les arts de la guerre, ajouta-t-il avec le ton moqueur qui le caractérisait.
— Je crains que vous ne sachiez lesquelles choisir.
— Vous pourriez me les indiquer.
— J’aurais aussi vite fait de les cueillir moi-même, dit Yusuf. J’en ai fini pour aujourd’hui.
— Hélas. Oh, Don Manuel… Joignez-vous à nous, je vous prie.
L’ami de Gueralt les rejoignit, haletant d’avoir grimpé à flanc de colline, puis ils reprirent leur conversation.
Yusuf sourit poliment et se tourna vers Gueralt.
— Peut-être n’y a-t-il pas de jeux guerriers parce que les participants sont malades…
— C’est vrai. Y compris Sa Majesté, dit Don Manuel quand il eut retrouvé son souffle. On dit qu’il est aux portes de la mort. La reine s’est précipitée auprès de lui la nuit dernière pour recueillir ses dernières paroles.
— Ah oui ? Je n’ai rien entendu de tel.
— C’est que vous faites preuve de beaucoup d’indifférence pour un page, dit Gueralt de son ton moqueur. À mon époque, on savait tout et l’on connaissait tout le monde.
— Je m’occupe des malades. Le roi a d’autres pages.
— Dans ce cas, vous ne l’avez pas vu, dit sèchement Don Manuel.
— Je l’ai vu. La nuit dernière.
— Était-il au lit ? s’enquit Don Manuel.
— Non, il avait réuni son conseil.
— Vraiment ? Il n’était pas malade ? J’en suis heureux. Je ne devrais pas écouter les commérages, ajouta Don Manuel en riant avec une certaine gêne.
— Il a bâillé quand je suis entré, précisa Yusuf. Par fatigue peut-être, à moins que les rapports ne fussent trop ennuyeux. Je n’en sais rien. Toujours est-il qu’il était tard et que la réunion s’achevait.
— Pour quelle raison y étiez-vous ? demanda Gueralt.
— Pour demander s’il avait des ordres à me transmettre. Je suis toujours son page, et Sa Majesté tient à ce que je lui fasse un rapport chaque soir.
— Et comment va mon ami Pere Boyll ? demanda Don Manuel. Il m’inquiète beaucoup.
— C’est ce que j’ai remarqué. Il va mieux.
— Les médecins ont une curieuse notion de la santé, dit Gueralt. Il m’a semblé être aux dernières extrémités.
Ce soir-là, Pedro d’Aragon était allongé sur sa couche, dans la tente royale, et grelottait de fièvre. La reine était assise auprès de lui, attentive au moindre détail, mais calme pour l’instant.
— Vous devez regagner le palais royal, Votre Majesté, lui dit le médecin. Un bateau peut appareiller dès demain matin.
— Oui, Votre Majesté, vous devez rentrer. C’est trop risqué pour votre santé. Laissez les généraux mener à bien la guerre, ajouta l’homme qui se tenait à ses côtés.
— Non, nous devons rester ici…
Le roi parlait d’une voix faible et enrouée, mais ses paroles étaient parfaitement audibles.
— Votre Majesté pourrait mourir si elle s’attardait, dit un autre.
— Nous pouvons mourir n’importe où, répliqua Don Pedro. Et nous ne souhaitons pas succomber dans une galée alors que nous nous enfuyons.
— Pourtant l’air d’une galée est meilleur, Votre Majesté. Celui de Sardaigne est nocif.
— Balivernes ! Nous trouvons excellent l’air de cette île. Et nos généraux ne souhaitent certainement pas nous voir partir.
— C’est exact, Votre Majesté, mais seule les préoccupe l’évolution de la campagne.
— Et notre reine ? murmura-t-il. Qu’en pense-t-elle ?
— Mon seigneur roi, dit Eleanora, je crains que, si vous quittez la Sardaigne, nos troupes ne pensent que vous les avez conduites ici pour mener une guerre sans importance. Elles en seront cruellement démoralisées.
Elle se pencha vers lui.
— Nos ennemis reprendront courage dès l’instant où ils apprendront que Votre Majesté a embarqué sur une galée, ajouta-t-elle.
— C’est certain.
— Même si nous nous efforcions de tenir secret votre départ, Votre Majesté, ils le sauraient très rapidement, car parmi les dix mille loyaux sujets que nous avons ici, l’ennemi a pu placer quelques traîtres.
Elle posa la main sur son cœur et regarda droit dans les yeux son royal époux.
— Je jure par tous les saints que la vie de Votre Majesté m’est plus chère que tout. Je mourrais pour la protéger, et je lutterai pour la préserver. Mais je préfère le faire ici.
— Vous avez entendu notre reine. Nous devons rester, dit Don Pedro.
Avec l’ombre d’un sourire, il tourna la tête vers elle et sombra dans le sommeil.
Le lendemain matin, Yusuf avait à peine fini de se laver le visage et de boire un peu d’eau que le médecin du roi s’approchait de la tente, les paupières tombantes et la peau pâle à cause du manque de sommeil.
— Viens ici, mon garçon.
Ils allèrent à l’écart.
— Je suis venu te parler de…
— Oui, señor ?
— De ces préparations contre les fièvres que ton maître a concoctées, finit-il par dire comme si cela lui coûtait. Quelqu’un en a parlé à Sa Majesté la reine, et elle insiste pour les essayer, enfin. Elles semblent avoir eu d’excellents résultats avec les malades de ta tente – enfin, certains.
— Sa Majesté le roi a la fièvre ?
— Disons plutôt que c’est une résurgence de sa fièvre intermittente. La température et les maux de tête étaient très importants, puis ils sont retombés. C’est ainsi que se présente la fièvre intermittente, si tu l’ignorais.
— J’ai déjà vu ces symptômes, señor.
— Lors des attaques, la température de Sa Majesté augmente dans des proportions inimaginables. Si le roi devait mourir…
Il ne prit pas la peine d’aller jusqu’au bout de sa pensée.
— Je crois que ton maître a envoyé une mixture contre ce genre de fièvre.
— Effectivement, et je vais vous la confier très volontiers. Je souhaite sincèrement et je prie pour qu’elle fasse effet. Si l’on peut forcer Sa Majesté à en boire tout un bol…
— Nous essaierons, dit le médecin. Je vais envoyer quelqu’un la prendre.
— J’ai aussi des plantes à faire infuser dans de l’eau pour rafraîchir la tête et les épaules. Elles aussi me semblent utiles.
Le médecin hocha vivement la tête et s’en alla.
Deux jours durant, il ne se passa pas grand-chose dans le campement. Le second matin, chacun savait que Sa Majesté avait attrapé les fièvres, et les porteurs de rumeurs affirmaient que ses médecins désespéraient de lui ; ils ajoutaient que la reine organisait des préparatifs secrets pour s’en revenir en Sicile, abandonnant l’héritier, l’infant Johan, à son triste destin et plongeant ainsi le pays dans une nouvelle guerre civile.
Gueralt de Robau souleva à demi la tenture et adressa un signe de la main amical à Yusuf.
— Holà, Yusuf ! Je me demandais si une promenade matinale vous plairait. Manuel et moi-même avons découvert quelqu’un qui fabrique d’excellents petits gâteaux. Nous lui fournissons la farine, et ses poules les œufs. Vos convalescents les apprécieraient certainement.
— Je vous remercie, señor, dit Yusuf en sortant de la tente.
Il aperçut Don Manuel assis non loin de là sur un rocher.
— J’ai hélas des devoirs que je ne puis négliger.
— Alors, je vous en apporterai un plein panier. Venez-vous, Don Manuel ?
— Plus tard. Vous devez être la seule personne de ce campement à ne pas ignorer ses obligations. Tout le monde est sorti.
— Les sentinelles et les vigies vont certainement…
— Pas ces jours-ci, fit Manuel en secouant la tête. Don Pedro devrait ordonner à ses vaisseaux de s’éloigner un peu, sinon tout le monde va se jeter à l’eau pour monter à leur bord. Mais pardonnez-moi de tant bavarder. Avez-vous de meilleures nouvelles de la santé de Sa Majesté ?
— Je ne sais rien à son sujet, répondit Yusuf, prudent.
— Et comment va mon ami ? insista Don Manuel.
— Il va bien. Il m’enseigne à lire la langue mauresque.
— Ah, c’est parfait ! Quel plaisir que d’entendre cela !
Le lendemain, après le souper, Yusuf fut conduit dans la chambre à coucher royale ; là, le roi, pâle et fatigué mais alerte, était allongé sur des coussins, entouré par ses proches collaborateurs.
— Notre reine a avoué que le breuvage infâme que l’on m’a convaincu d’ingurgiter quand j’étais au plus mal avait été confectionné par ton maître, Yusuf, dit Don Pedro. J’ignore s’il faut en tenir responsables ses prières ferventes ou la mixture de ton maître, mais je me sens mieux à présent.
— J’en remercie le Seigneur, Votre Majesté.
— Le vaisseau qui doit ramener les malades à Valence n’a pas encore appareillé. Comment se porte le noble Pere Boyll ?
— Un peu mieux, Votre Majesté. Il est faible, mais il n’a plus de fièvre.
— Survivra-t-il ?
— Je le pense, fit le garçon avec hésitation.
— Notre chirurgien et notre médecin sont de ton avis, Yusuf. Le seigneur Pere embarquera demain, et tu l’accompagneras. Si tu devais apprendre à bord quelque chose qu’il nous est utile de savoir, fais-en part au noble Arnau Johan, gouverneur de Valence, ou à l’archevêque, le noble Huc de Fenollet. À personne d’autre. La même galée te ramènera ensuite à Barcelone. Notre secrétaire pourvoira à tes besoins.
— Je prie pour la guérison complète et rapide de Votre Majesté, dit Yusuf avant de se retirer en compagnie du secrétaire dans une autre partie de la tente.
— Sa Majesté a ordonné que l’on vous accorde une somme pour couvrir toutes vos dépenses, dit le secrétaire en déposant sur la table une bourse de cuir bien remplie. Gardez-la auprès de vous.
— Oui, señor.
— Et ces lettres vous donneront accès auprès du gouverneur et de l’archevêque de Valence, ajouta-t-il en poussant vers lui deux missives soigneusement pliées portant le sceau royal. Celle-ci est pour le Prince, son oncle. J’ai un seul conseil à vous donner, et il est d’importance : ne confiez rien à l’écrit.
— Je comprends, señor.
— Parfait. Je vous souhaite bon vent et bonne route.
Il faisait nuit noire. Yusuf empruntait une fois de plus le chemin qui le ramenait à sa tente quand il perçut des murmures provenant de la colline. Entendre prononcer son nom par une voix familière l’immobilisa sur place.
— Mais, mon cher Don Manuel, disait Gueralt, je ne comprends pas ce qui vous bouleverse ainsi.
— Je vous l’ai dit, j’ai parlé à une autre personne présente dans la tente de Sa Majesté – pas à Yusuf, non –, et elle aussi m’a assuré que Sa Majesté était parfaitement remise. Qu’elle n’est en aucun cas à l’article de la mort.
— Ne vous êtes-vous pas dit que tous pouvaient mentir ? Par crainte ou par loyauté. Sa Majesté la reine ne souhaite pas faire savoir qu’elle sera bientôt veuve et que notre nouveau roi sera plus en âge de s’amuser avec des jouets que de traiter les affaires de l’État. Qu’adviendra-t-il de nous alors ?
— Mais Gueralt…
Yusuf, par inadvertance, fit craquer une branche.
— Il y a quelqu’un, je crois, fit Gueralt.
— Qu’il soit maudit, ce bâtard ivrogne, pour m’envoyer ainsi en pleine nuit ! s’écria Yusuf en contrefaisant sa voix.
Il lança son pied dans une pierre. Quand elle retomba à terre, il jura à nouveau et se cacha en silence derrière un buisson.
— Un valet, dit Gueralt. Retournons au camp.
Yusuf attendit que le calme fût revenu. Quand il regagna sa tente, tout le monde dormait.
L’excitation tira Yusuf de sa couche avant l’heure de l’embarquement. Ses affaires étaient déjà emportées et la tente était en ordre. Il vérifia les provisions puis déambula en silence entre les lits pour voir comment allaient ses patients. Il s’arrêta près du seigneur Pere.
— Holà, mon garçon ! dit le noble.
— Monseigneur, vous devriez dormir. Puis-je vous préparer une tisane ?
— Je suis las de tes excellentes tisanes, Yusuf. Je n’espère qu’une chose, c’est une coupe de bon vin.
— C’est que vous allez mieux, monseigneur.
— Tes amis si sournois ont traîné par ici la nuit dernière alors que tu étais sorti, dit Pere Boyll. J’ai feint de dormir pour les éviter.
— L’un d’eux est votre ami, monseigneur, pas le mien. Vous ne l’avez pas reconnu ?
— Le reconnaître ? C’est une plaie venue de l’enfer, oui !
— Don Manuel a été page chez votre père quand il avait sept ans, dit Yusuf. Il m’a dit que vous avez été très bon pour lui, il se sentait si seul…
— Un page ! Chez mon père ? C’est absurde.
— En êtes-vous certain, monseigneur ?
— Non. Dis-moi, d’où est-il originaire ?
— D’Empúries, selon lui.
— Empúries ! Mon père n’a jamais eu de page venu du Nord. Je n’en ai jamais vu. Nous ne sommes pas des souverains pour échanger des pages dans le cadre d’intrigues et d’alliances fluctuantes. Il a menti.
— Mais pourquoi mentir à ce sujet ?
— Ce ne sont pas nos affaires. Rends-toi dans la tente de Sa Majesté et raconte tout à quelqu’un de fiable. Mais réveille Marc avant de partir. Je ne souhaite pas qu’on me tranche la gorge.
— Peut-on lui faire confiance ?
— Il le faut, dit le seigneur Pere. Marc a l’air plus franc que la plupart. Et toi, Yusuf, marche sans bruit vers la tente royale.
Yusuf adressa une requête soigneusement préparée au garde placé devant la tente du roi. À son étonnement, ce fut Sa Majesté en personne qui l’accueillit quand celle-ci s’ouvrit.
— Tu souhaitais nous dire autre chose qu’adieu, Yusuf ? Si tel est le cas, faisons ensemble quelques pas, loin des oreilles indiscrètes.
Quatre soldats les suivirent à distance et Yusuf transmit son message, le plus brièvement possible.
Don Pedro secoua la tête.
— Le petit Don Manuel… Je suis surpris qu’il ait le cran de conspirer contre nous. C’est un maladroit, même en fourberie. Un tel mensonge se vérifie si facilement !
— Peut-être, Votre Majesté, pensait-il que le seigneur Pere allait bientôt mourir.
— Sans aucun doute. Et il attendait la même chose de nous. Mais le seigneur Pere n’a pas trépassé. Et nous non plus. Un homme d’expérience ne compte pas sur ce que Dieu seul connaît. As-tu entendu autre chose des lèvres de son ami, Gueralt de Robau ? En plus de ce qui a été dit la nuit dernière ?
— Non, Votre Majesté. Parfois, il m’aide en prétextant l’ennui, mais je sais qu’il ment. Je serais bouleversé d’apprendre que deux des chevaliers de Votre Majesté sont devenus des traîtres.
— Il est peut-être aussi loyal que nos chiens de chasse, dit le roi. Je penserais que le père et le frère aîné de Gueralt ont plus de qualités pour faire de loyaux chevaliers. La déloyauté, jeune Yusuf, est engendrée par la rapacité, et elle est le plus souvent l’apanage des cadets.
Le roi fit plusieurs pas en silence.
— Loyal ou pas, il part pour Valence avec un coffret plein de messages à porter. Le problème ici sera donc éliminé.
— Pour Valence, Votre Majesté ? s’étonna Yusuf.
— La meilleure manière d’éliminer un problème éventuel, c’est de tenir occupé ailleurs celui qui pourrait en être la source. Ah, j’ai appris à accepter de telles choses. Car un homme est heureux quand il a déjà un ou deux loyaux camarades. Des hommes à qui il peut confier sa vie ou, plus difficile encore, ses pensées. J’ai été le plus heureux des princes, poursuivit Pedro. Dans ma jeunesse, Dieu m’a entouré d’ennemis qui m’ont beaucoup appris, puis Il m’a donné quelques hommes à qui j’ai pu confier les secrets de mon cœur. Dans Sa grande bonté, Il m’a accordé depuis une reine loyale dont la science de l’État dépasse celle de la plupart des princes, plus quelques hommes dont l’avis vaut d’être entendu.
Le roi s’arrêta et contempla le camp endormi.
— Ton navire m’a apporté la dure nouvelle qu’un des loyaux compagnons de ma jeunesse avait été tué à mon service.
— Peut-être, un jour, serai-je digne de votre confiance, murmura Yusuf.
— Je le crois, répondit le roi. Puisse Dieu te protéger pendant cette traversée.
Marc attendait devant la tente avec le paquetage de Yusuf quand ce dernier revint.
— Quelqu’un a fouillé dans les remèdes, dit-il doucement.
— Quand ? fit Yusuf. Et comment ?
Car au moins l’un des deux avait dormi chaque nuit dans l’entrée du petit entrepôt.
— La nuit où nous étions tous les deux dehors, certainement. Le garçon qu’ils nous ont envoyé dormait à poings fermés à mon retour. Les trompettes du Jugement dernier ne l’auraient même pas réveillé.
— Quelque chose a disparu ?
— Votre flacon cacheté, répondit Marc. Il était plein ?
— Oui.
— Il ne l’est plus. J’ai dit qu’il serait bien tentant.
— Mais nul n’était au courant de son existence. Hormis toi et moi.
— Nous en avons parlé, dit Marc. Quand vous êtes arrivé…
— Allons, ils étaient tous trop malades…
— Pas les deux qui ont eu l’autorisation de sortir le lendemain matin.
— Je ne sais même pas qui ils étaient, fit Yusuf d’un air misérable. Je ne les ai pas remarqués.
— L’un d’eux était le bon ami du seigneur Pere Boyll, Don Manuel. Mais vous feriez mieux de partir, jeune maître, votre bateau va appareiller.
Quand les gardes arrivèrent pour conduire Don Manuel auprès de Sa Majesté, ils le trouvèrent effondré sur un siège. Une coupe à vin en argent était tombée de sa main. Un des hommes se pencha pour lui toucher la joue.
— Je crois qu’il est trop tard, messire, dit-il à son capitaine. Il est froid comme une grenouille et raide comme un tronc. Mort depuis la nuit dernière, à mon avis.
— Voilà qui nous évitera des ennuis.
Quand le roi apprit la nouvelle, il se contenta de soulever un sourcil.
— Bien. Où se trouve son ami ?
— Il a pris le bateau pour Valence, Votre Majesté, l’informa le capitaine. Comme vous l’aviez demandé.
— Parfait.