CHAPITRE XX

Au matin du deuxième jour à la finca, Isaac s’éveilla après avoir dormi d’un sommeil léger. Les piaillements des oiseaux annonçaient l’aurore. Il resta allongé, immobile, pour écouter : quelqu’un se levait dans une pièce voisine. Au grincement d’un gond de porte, il se leva, fit ses ablutions, se vêtit et dit ses prières matinales. Avant de prendre son bâton, il réveilla Yusuf qui dormait dans la même pièce, sur un lit improvisé.

La cuisine débordait déjà d’activité. Les feux avaient été allumés et, à ce qu’il entendait, deux personnes au moins étaient déjà au travail.

— Bonjour, maître Isaac, lui dit la cuisinière. Dès que le four sera assez chaud, j’y ferai cuire le pain. Si vous avez faim, il m’en reste encore d’hier.

— Merci beaucoup, mais je vais attendre pour déjeuner, répondit-il en se dirigeant vers la porte.

— La señora doit être dans la vigne, maître Isaac. Elle aime y réfléchir le matin. Le garçon va vous accompagner si vous voulez vous joindre à elle.

— Je peux trouver mon chemin tout seul, maîtresse. Ne vous inquiétez pas pour moi. Vous avez déjà assez de travail.

— C’est vrai, dit la cuisinière qui façonnait de petits cylindres de pâte qu’elle mettrait ensuite au feu. Il a une façon de se repérer, c’en est étonnant, ajouta-t-elle à l’adresse du garçon.

Mais ce dernier était si affairé qu’il ne l’entendit pas.

Isaac quitta la maison, humant l’air matinal et écoutant les sons de la campagne. Il trouva le chemin qui menait au ruisseau, localisa le petit pont et le franchit. De là, il marcha d’un pas confiant vers le banc installé dans les vignes.

— Maître Isaac, appela Serena, venez vous joindre à moi si vous le souhaitez !

— J’en serais enchanté, señora.

— Prenez place, là, près de moi. C’est ici que je viens trouver la paix.

— Ce doit être un endroit charmant. Tous ces fruits, ces fleurs odorantes, ces oiseaux qui chantent, le bruissement de cette eau…

— Oh oui. J’étais là, à examiner les grappes, dit-elle d’une voix qu’elle maîtrisait parfaitement, quand le seigneur Oliver m’a apporté la nouvelle de la mort de Gil.

Elle s’arrêta pour reprendre sa respiration.

— Je vivais cette triste expérience pour la seconde fois, maître Isaac. Mais on ne s’y habitue pas.

— La seconde fois ? s’étonna le médecin. Je ne comprends pas.

— La première fois, c’était à Barcelone, expliqua-t-elle. Gil se rendait à un rendez-vous, important et secret, quand il fut attaqué. Il s’en est tiré de justesse. Il semble que l’un de mes fidèles serviteurs était un espion. Quelqu’un a décidé qu’il valait mieux que ses adversaires croient qu’ils avaient réussi. On m’a dit qu’il était mort.

— A-t-on cru que vous étiez l’espion en question ?

— Non, mais on a voulu que je me comporte comme s’il était mort. Pendant six terribles semaines, j’ai souffert horriblement avant que l’on me dise qu’il était vivant mais en danger. On souhaitait qu’il reste mort, officiellement, pour que ses adversaires ne le cherchent plus. Je me devais de vivre comme toute autre veuve et me préparer à gagner ma retraite. On ne me demandait pas de feindre le chagrin, mais j’étais séparée de Gil et je craignais tant pour lui que je n’avais rien d’une femme heureuse.

— Un terrible sacrifice, señora.

— Oui. Mais quand je me suis installée ici, nous étions ensemble plus souvent que le sont certaines femmes avec leurs maris. Et quand je m’assieds parmi les plants de vigne, j’aime à croire que ces heureux temps sont revenus. Car nous étions heureux, ici, lorsque Gil était parmi nous.

— Jusqu’à ce que l’on vous rattrape.

— Son Excellence pense que quelqu’un m’a retrouvée, dit Serena, mais ce ne sont peut-être pas les mêmes ennemis.

— Vous êtes une femme très brave, señora. Revenir ici pour affronter cet homme, quel qu’il soit…

— Non, maître Isaac, je ne suis pas brave. Je suis en colère. Et je ne suis pas seule. Vous m’êtes d’un grand réconfort. J’espère que votre absence ne dérangera pas Son Excellence.

— Ne vous méprenez pas. Si elle a besoin de moi, elle s’empressera d’envoyer quelqu’un me chercher.

— Ah, ce sont des jours difficiles ! dit la veuve à voix basse. Et je dois prendre soin de moi. Dans l’intérêt de ma fille et de mon fils, ainsi que… et aussi pour la mémoire de mon époux. C’est une lourde tâche.

— Vous portez un enfant, señora ? demanda le médecin.

— Comment le savez-vous ?

— Ce n’était qu’une supposition. Était-il au courant ?

— Nous nous en réjouissions, dit Serena d’une voix douloureuse. On eût dit une jeune épousée et son mari.

— J’en suis heureux pour vous. Cela explique aussi pourquoi il a dit « veillez sur mes petits ». Cette phrase m’avait surpris puisque vous n’aviez qu’un fils et que l’on n’avait pas encore retrouvé votre fille.

— Et ainsi vous en avez déduit…

— Cela et d’autres choses encore. Peut-être votre chagrin était-il d’une qualité différente – celui d’une mère autant que d’une épouse. Je ne puis dire, en vérité, comment je l’ai su. J’ai pensé qu’il en était ainsi, tout simplement. Mais, señora, votre tristesse ne doit pas vous empêcher de manger, ajouta-t-il.

— Je vous obéirai. Je suis venue ici dans l’intention de cueillir une poire bien mûre dans le verger, mais je me suis assise afin d’écouter la rivière et les oiseaux.

Pendant tout ce temps, Blanqueta, le molosse à la robe pâle, n’avait cessé de dormir aux pieds de sa maîtresse. Elle releva soudain la tête et se mit à gronder doucement.

— Du calme, Blanqueta ! lui ordonna sa maîtresse. Nous avons des invités, tu ne vas pas guetter chacun de leurs mouvements.

— Faites silence, señora, lui murmura Isaac. Gardez le chien auprès de vous et écoutez.

Pour Serena, tout était aussi paisible qu’avant le lever du soleil. Dans la cour, un coq chanta. Les oiseaux cessèrent leur babillage. Le vent leur apporta l’odeur du pain qui cuit et le claquement de la porte de la cuisine. Puis une branche craqua, et elle serra plus fort la nuque de la chienne.

— Vous étiez plus maligne avant, dit une voix rude.

Isaac se leva et se retourna, brandissant son bâton devant lui comme pour se défendre.

— Qui est là, demanda Serena, pour venir ici à cette heure ?

Isaac perçut le bruissement de sa robe quand elle se retourna pour regarder derrière elle.

— Messire, vous êtes sur ma propriété sans ma permission.

Dans sa voix, la détermination avait remplacé l’angoisse.

— Partez, ou d’autres viendront vous chasser.

— Je suis armé, fit l’inconnu. Dans ce chêne, mon archer est caché, prêt à décocher une flèche dans la tête de votre charmant molosse si vous faites le moindre mouvement ou ne le maîtrisez pas.

Isaac entendit Serena se lever.

— Et pourquoi un étranger s’introduirait-il chez moi ? Qu’attendez-vous de moi, messire ?

— Un étranger ? Moi ? Je ne puis y croire, Serena. J’avais prévu tant de problèmes. Je m’attendais à ce que vous soyez entourée d’hommes en armes ou claquemurée dans votre forteresse. J’étais prêt à affronter un molosse, oui, mais vous trouver seule, sous la protection d’un aveugle…

Il s’arrêta un instant, comme s’il réfléchissait.

— Non, vous voulez m’abuser. Vous me connaissez parfaitement.

— Je n’ai pas la moindre idée de votre identité. Je sais seulement que vous devez être fou.

— Qui suis-je ? fit-il d’une voix chargée d’angoisse. Je suis l’homme à qui appartient toute cette propriété, Serena. L’homme qui a été dépouillé de ses droits et a vu sa vie détruite par vos intrigues et vos mensonges.

— Vous êtes effectivement fou, messire. Cette terre est mienne, elle m’a été donnée par mon grand-père pour que j’en sois la propriétaire, et je peux en disposer à ma guise, par vente ou par testament.

— C’était votre dot, Serena. C’est ce qu’il entendait par là. J’aurais dû l’avoir. Et vous avec. Vous m’appartenez, et vos enfants auraient dû être les miens. Je n’ai songé à pratiquement rien d’autre depuis ce jour où je vous ai vue descendre les marches de l’église au bras d’un autre – un rien du tout, un insecte insignifiant que nul ne connaissait. Maintenant, il est mort : seuls votre fils et vous me barrez le chemin. Quand vous mourrez, tout me reviendra, comme cela aurait déjà dû être.

— Luis ?

Elle secoua la tête d’incrédulité et ne put s’empêcher de rire.

— Seul Luis pourrait prononcer de telles paroles, reprit-elle. Ce doit vraiment être vous. On m’avait dit que vous étiez mort.

— Vous excuserez cette légère inexactitude. Elle m’a facilité beaucoup de choses. J’espère que cette nouvelle ne vous a pas bouleversée.

— Oh non, je vous l’assure, mon cher cousin Luis. Je vous reconnais maintenant, mais vous avez encore plus vilaine allure qu’à treize ans. Je ne puis croire que vous ayez jamais songé que je vous épouserais. Ne vous ai-je pas dit que je préférerais léguer tous mes biens à un couvent ? Et Dieu sait si je ne voulais pas être religieuse !

— Vous m’étiez promise ! cria-t-il.

— Par qui ? Pas par mon père. Ni mon grand-père, qui ne m’aurait jamais donné cette terre s’il avait pensé que vous la récupéreriez.

— Votre mère a juré à mon père…

— Pauvre maman, dit-elle de façon dédaigneuse. Papa y a mis bon ordre. Il n’en a plus été question une fois qu’il a su.

— Vous m’étiez promise !

— Il n’y a pas eu de fiançailles.

Elle s’arrêta un instant. On ne percevait que le bruissement des feuilles et le grondement sourd de la chienne.

— Et vous pensez que, parce que Gil a été tué, vous pouvez me tuer moi aussi, et mon enfant, et tout vous approprier ? Et ensuite ? Vous y avez réfléchi ? Comment allez-vous quitter ma propriété ? Le chemin en sera barré.

— Par qui ? Un vieillard gâteux, deux gamins et quelques servantes ? Les garçons de ferme sont partis au marché et il n’y a personne d’autre ici. Qui pourrait m’arrêter ? J’aurai encore moins de mal à vous tuer que j’en ai eu pour Gil, Serena. Et j’y ai parfaitement réussi.

— Est-ce vrai, Luis ? demanda-t-elle doucement. Avez-vous réellement tué mon mari ? J’ai du mal à le croire. Des hommes plus vaillants que vous s’y sont essayés dans le passé, et le chagrin de leurs veuves est là pour prouver que ce ne fut pas facile. Vous mentez, en espérant vous faire valoir grâce à un acte de bravoure.

— Je jure par la Très Sainte Vierge Marie que je l’ai tué, Serena. Je lui ai révélé qui j’étais – son plus farouche ennemi – et, comme vous, il s’est ri de moi, déclarant que je ne pouvais avoir aucune prétention sur lui, sa femme ou ses biens. Il m’a tourné le dos, Serena, afin de s’en aller. J’ai alors ajouté que j’hériterais de tout après sa mort, et je l’ai tué.

— Vous avez assassiné le meilleur homme qui fût, pour rien, dit Serena avec froideur. Parce que si vous vous débarrassez de moi et de Guillem, tout reviendra à ma fille Clara. Elle est vivante. Et en sécurité.

— Elle était vivante. C’est vrai, dit-il avant de poursuivre sur le ton de la conversation. L’histoire de sa mort m’a paru bizarre, alors je l’ai cherchée. Vous l’aviez bien cachée, Serena, mais je l’ai tout de même retrouvée et je me suis assuré qu’elle serait si loin de ce royaume quand je revendiquerais mes biens que personne ne découvrirait qu’elle était encore vivante. Enfin, si elle l’est toujours…

— Quand l’avez-vous trouvée ?

— Il y a un mois. La faire livrer à des trafiquants d’esclaves m’aura coûté cinq cents sous, mais peu importe, je serai largement remboursé de mes dépenses.

— Vous avez dû vendre une autre fille, Luis. Il y a trois jours, Clara bénéficiait de la protection de Sa Majesté la reine. J’en ai la preuve. Alors quittez mon vignoble avant que je lâche mon chien.

— Je n’y crois pas ! s’écria-t-il. Elle est en Égypte. Il m’a juré qu’il la conduisait dans ce pays, où des acheteurs donneraient le maximum pour une telle créature. Vous mentez !

— Non. Peut-être avez-vous menti, trahi, poignardé dans le dos des innocents, Luis, mais pas moi. Je vous jure que tout ce que vous avez fait l’a été en vain. Elle est vivante et en sécurité.

— Dans ce cas, je la retrouverai, hurla-t-il, et je l’épouserai !

 

Yusuf quitta sa couche, s’habilla et descendit pieds nus dans la cour afin de tirer l’eau du puits. Il lava son visage et but tout son saoul avant de se rendre dans la cuisine, où la cuisinière lui tendit sans cérémonie un morceau de pain de la veille. Il la salua en guise de remerciement et partit vers le jardin clos ; les premiers rayons du matin baignaient déjà de chaleur et de lumière la partie haute du mur ouest. Comme un chat, il se fraya un chemin parmi les choux, grimpa sur le mur et observa avec intérêt la déambulation de son maître autour de la maison, dans la prairie et jusqu’aux écuries. À un moment, Isaac leva son bâton : Yusuf rangea dans sa tunique le pain qui lui restait et sauta de l’autre côté du mur.

Il courut en silence le long de la bordure est de la prairie jusqu’à atteindre la rangée d’arbres qui en marquait la limite sud. Il s’arrêta un instant pour écouter, puis suivit les arbres vers les écuries, s’arrêtant à hauteur du quatrième.

On lui avait dit de traverser la prairie sans être vu, mais il n’y avait rien pour se mettre à couvert entre le ruisseau et lui, rien que quelques animaux occupés à paître. Dans la vigne, on avait une excellente vue de toute la propriété, jusqu’aux arbres qui bordaient la route. Même s’il rampait, on pouvait le voir. Mais une aide inattendue s’offrit à lui. Non loin de là, une ânesse le considérait avec intérêt. Yusuf déchiqueta un morceau de pain et le tint à bout de bras de manière tentante. Elle le regarda, réfléchit, arracha une ultime touffe d’herbe, puis se dirigea vers lui, le regard rivé sur le pain.

Après une dernière hésitation, elle mangea dans sa main.

— Viens, ma belle, on va faire un tour.

Son plan consistait à effectuer deux diagonales dans la prairie jusqu’à atteindre le ruisseau : l’ânesse se trouverait en permanence entre la vigne et lui. Cela réussit au-delà de ses espérances. Deux chevaux et une mule manifestaient une vague curiosité à l’égard de leur compagne d’écurie : ils remarquèrent le pain. En un instant, il se retrouva au milieu d’une petite bande. Distribuant judicieusement des bouchées de pain, il traversa la prairie.

Il s’arrêta dans une petite cuvette, protégé par un buisson ; une fois encore, lentement, avec méthode, il scruta le paysage. Ses compagnons attendirent quelques instants puis, désintéressés, se dispersèrent en direction du ruisseau. Il fit un pas dans l’eau froide, puis s’accroupit, silencieux. Il marcha alors avec précaution sur les pierres, le gravier coupant, les flaques de boue. Quand il fut assez près du banc pour entendre, il s’arrêta.

 

La lumière qui pénétrait par les fentes des volets réveilla Raquel. Elle sauta à bas du lit, entrouvrit la porte et tendit l’oreille. La maison était encore endormie, à l’exception de quelques sons étouffés en provenance de la cuisine. Elle jeta un châle sur sa robe, se glissa dans la chambre du petit Guillem et se pencha au-dessus de lui. Elle posa doucement la main sur son front. Il était brûlant de fièvre. Dans l’autre lit, Joana, la nourrice, dormait à poings fermés. Raquel ne s’en étonna pas. Guillem avait passé une très mauvaise nuit, tourmenté par des cauchemars et une vilaine toux, et la nourrice l’avait veillé pendant des heures.

Malade ou non, Guillem ne pouvait rester là. Délicatement, elle le serra contre elle et l’emmena à la cuisine.

— Que prend-il le matin ? murmura-t-elle. Il est fiévreux et il a mal dormi.

— Du pain et du lait, répondit la cuisinière. Oh, pauvre petit ! Du miel aussi. Attendez un instant.

— Je vais le recoucher, dit Raquel dès que la cuisinière eut placé une écuelle dans sa main libre. Merci.

Au lieu de le ramener dans sa chambre, elle emprunta des couloirs étroits puis un escalier assez raide conduisant à la partie de l’habitation réservée à sa mère, une tour carrée sise à l’angle sud-ouest de la maison. Raquel savait que, de ses nombreuses fenêtres, on voyait la route, la cour, les vignes et les collines au-delà. C’est là qu’occupée à son ouvrage elle attendait le retour de son mari tandis que son fils jouait à ses pieds. Le petit Guillem aimait bien cette pièce. Il prit un peu de pain et de lait, toussa et se rendormit sur une pile de coussins.

 

— Et les autres ? demanda la cuisinière.

— Je ne les ai pas entendus, répondit son aide.

— La maîtresse ne sera pas contente, dit-elle en s’asseyant à la grande table. Allez, viens goûter mes pains. On n’aura plus beaucoup le temps de rêver quand ils arriveront.

Et la cuisine plongea dans le calme qui précède l’orage.

 

Oliver avait passé la nuit entière à attendre, couché dans la cabane dressée dans les vignes. De là, il avait une vue imprenable, quoique limitée, sur la maison, le ruisseau et les vignes. Il avait vu Serena arriver et Isaac se joindre à elle. Il ne s’attendait à rien en particulier, mais il était prêt à tout.

Quand l’étranger se présenta soudain dans son champ de vision, il concentra toute son énergie et s’accroupit sur le sol de terre battue.

Si les yeux et les oreilles de Yusuf ne lui faisaient pas défaut ou s’il ne continuait pas à dormir dans son lit, Oliver n’avait au fond rien à craindre de ce qui se trouvait à l’ouest de la cabane. Lui-même pouvait voir assez bien la majeure partie du paysage qui s’étendait à l’est. Il ne quittait plus du regard le nouveau venu. S’il s’agissait bien du Luis auquel pensait Oliver, il n’était pas venu seul. Avec précaution, il rampa hors de la cabane, à l’affût du moindre bruissement.

L’attaque fut aussi violente qu’inattendue. Un corps massif s’abattit sur lui, l’écrasant au sol.

Il roula sur le côté, sentit une lame caresser ses côtes et tira une longue dague de l’une de ses bottes. Il frappa une fois, entamant la chair et se donnant ainsi le temps de se relever.

Le poignard le toucha à nouveau, au bras cette fois-ci, comme il plongeait vers la main qui le tenait. Puis le métal heurta le métal, et son adversaire fut désarmé. L’homme fit un bond pour échapper à Oliver et ramassa un lourd bâton avec lequel il se mit à exécuter des moulinets.

 

Le soleil était apparu au-dessus des collines et les autres serviteurs se levaient quand Joana poussa un hurlement. Des portes s’ouvrirent et se refermèrent en claquant, des bruits de pas résonnèrent sur les pierres du sol. Des cris retentissaient dans les salles avec des appels au secours désespérés.

Seule la tour était calme. La lourde porte au pied de l’escalier était barrée ; il eût fallu dix hommes munis d’un bélier pour l’ébranler. Raquel se pencha par la fenêtre, soucieuse de comprendre ce qui se passait mais, à l’exception de son père debout parmi les vignes, elle ne vit rien. Elle remarqua alors Serena assise devant lui. Quelque chose avait dû la perturber, car elle se leva et se retourna brusquement.

Dans la maison, le tumulte ne cessait de s’intensifier.

— Guillem a disparu et maîtresse Raquel avec lui ! s’écria Joana. J’ai fouillé dans toute la maison. Ils ont disparu !

— C’est ridicule, rétorqua la cuisinière. Maîtresse Raquel est descendue avec lui prendre du pain et du lait avant de le ramener dans sa chambre.

— Dieu du ciel, mais comment je vais dire ça à la maîtresse ? Où est-elle d’ailleurs ?

Elle regardait autour d’elle, dans la cuisine, comme si elle s’attendait à la voir attiser le feu.

— La maîtresse aussi a disparu ! brailla-t-elle, prise de panique.

— Elle est dans les vignes, lui répondit calmement la cuisinière. Maintenant, va-t’en de ma cuisine, allez, ouste !

Tous sortirent en poussant des hurlements, Dalmau, la nourrice et les trois servantes, traversant à toute allure le potager pour se diriger vers le vignoble.

 

En entendant les cris qui venaient de la maison, Luis Mercer tira son épée et fit volte-face, tournant le dos au médecin et à Serena de Finestres pour se protéger d’une éventuelle menace.

Grelottant, trempé, Yusuf bondit du lit de la rivière pour venir en aide à son maître.

— Seigneur, une fois de plus je n’ai pas mon épée quand j’en ai besoin.

— Oublie-la, Yusuf, et va chercher Sa Seigneurie.

— Mais je ne sais pas où elle est !… Bon, j’y retourne.

Pour Serena de Finestres, rien n’existait en dehors de Luis Mercer.

— Les servantes et Dalmau seront peut-être incapables de vous arrêter, dit-elle paisiblement derrière lui, mais pas moi.

Elle lâcha Blanqueta et glissa la main sous son corsage. Elle fit deux pas pour se rapprocher de lui et, de toute la force que la fureur pouvait susciter en elle, lui plongea son arme dans le dos.

Ne se sentant plus tenue par sa maîtresse et soudain ivre de sang, Blanqueta bondit pour enfoncer ses crocs dans le bras droit de Luis, un peu au-dessus du poignet, avant de le plaquer au sol de ses pattes massives.

Luis hurla de douleur et d’étonnement. Des mains saisirent Serena aux épaules et l’écartèrent.

— Non, señora, dit Oliver d’une voix rauque. Vous devez apprendre à placer correctement votre couteau. Vous ne tuerez jamais un homme ainsi.

Yusuf entraîna Serena vers son maître.

— Je l’ai poignardé, maître Isaac, dit-elle d’une voix dépourvue de toute émotion. Mais il n’est pas mort. Blanqueta le maintient à terre et le seigneur Oliver le surveille de près.

— Asseyez-vous, señora, dit calmement le médecin. Là, tout près de moi.

Elle obéit comme un enfant. Isaac lui prit le poignet. Le sang battait dans son bras, mais ses doigts étaient glacés. Il le reposa doucement.

— Il a tué mon mari, et il allait tuer mon enfant. Je lui ai fait exactement ce qu’il a fait à Gil.

Là-dessus, elle se mit à trembler comme une feuille.

De lourds bruits de galoches sur le pont de bois annoncèrent l’arrivée de la nourrice, suivie du reste des serviteurs.

— Señora ! cria Joana, je ne trouve pas Guillem. J’ai regardé partout, il n’est nulle part. Ni cette Raquel.

Sa maîtresse la contemplait comme si elle parlait une langue étrange ou inconnue.

— As-tu songé à voir dans la tour ? Ils devaient s’y réfugier et barrer la porte.

— La tour ? Non, je n’y ai pas pensé, señora, murmura Joana avant de s’en aller.

— Rappelez votre chien, señora, dit Oliver, à genoux auprès de Luis.

— Blanqueta, ici, au pied !

Elle se pencha et enfouit son visage dans le cou de la chienne. Le foulard qui retenait ses cheveux se dénoua ; sa lourde chevelure retomba sur Blanqueta, la cachant au reste du monde.

— Où est maître Luis ? demanda Isaac qui se leva et prit appui sur son disciple.

— À terre, murmura Yusuf en l’entraînant loin de Serena. Le seigneur Oliver est avec lui. Il l’a retourné et lui a enlevé le poignard du dos, seigneur. Il le nettoie avec une feuille de vigne.

— Prends-lui le couteau, lave-le dans le ruisseau et rends-le à Dalmau. Il saura où le ranger.

— Tout de suite, seigneur. Mon maître veut que je vous prenne ce poignard, dit-il à Oliver, que je le lave dans l’eau et que je le rapporte à la cuisine. Il est plein de sang.

— Elle a bien visé, dit Oliver en reprenant son souffle avec difficulté. Mais je l’ai blessé par-devant. De quoi satisfaire ceux qui veulent que les vermines soient abattues en combat régulier.

— Est-il mort ?

— Pas encore. Conduis-le à la maison et panse ses blessures. S’il survit, on pourra le pendre pour avoir attenté à la vie d’un officier de Sa Majesté.

— Vous aussi, seigneur, vous êtes blessé.

— Pas par cette créature, mais par le sauvage embusqué dans le grand chêne. Oh, ce n’est qu’une égratignure…

Sur quoi, il s’écroula à terre.

— Le sauvage embusqué dans le grand chêne ? répéta Yusuf.

 

Oliver de Centelles fut porté jusqu’à la maison et conduit dans une chambre où Raquel, aidée de l’une des servantes, s’occupa des blessures qu’il avait reçues au bras, au côté et aussi à la tête. Elle les nettoya, les banda, lui donna une décoction contre la douleur et lui dit que ses explications pouvaient attendre.

— Reste avec lui, ordonna-t-elle à la servante. Empêche-le de bouger ou de parler et appelle quelqu’un s’il n’est pas sage.

Comme elle parlait, le seigneur Oliver sombra dans le sommeil, et elle descendit en toute hâte aider son père et Yusuf à s’occuper d’un Luis Mercer plutôt mal en point.

— Comment va-t-il, papa ?

— Nous ne pouvons rien de plus pour lui que pour celui qu’il a tué, dit Isaac d’une voix qui ne trahissait aucune émotion.

— Je lui ai conseillé de ne plus songer qu’au salut de son âme, dit Serena. J’ai envoyé le garçon chercher un prêtre, mais il ne cesse de répéter qu’il n’en veut pas, il ne réclame que sa terre et tout ce qui m’appartient, l’insensé ! Mais comment va le seigneur Oliver ?

— Il s’est battu, dit Raquel. Il est blessé et a perdu du sang, mais j’ai étanché ses blessures et maintenant, il dort. Je ne lui ai pas permis de parler, j’ignore donc qui l’a agressé. Cet homme ?

— Luis ? Non, fit Serena. Il ignorait la présence du seigneur Oliver, mais il disait avoir amené quelqu’un avec lui.

— Il a dû s’enfuir, señora, fit remarquer Isaac.

— Pourquoi nous occupons-nous de cette charogne, cracha-t-elle avec amertume, comme si sa vie avait une quelconque valeur ?

— Allons, señora, c’est malgré tout une créature du Seigneur. Et peut-être a-t-il quelque chose d’important à nous révéler.

L’homme qui gisait sur le lit semblait avoir été réduit à un visage maigre et à des yeux caves, comme s’il était déjà privé de toute substance.

— Vous parlez comme si je n’étais pas ici, murmura-t-il. Mais j’entends chacune de vos paroles. Vous regretterez, ma jolie cousine, d’avoir épousé ce bon à rien quand vous auriez pu m’avoir… Lorsque mon loyal Enrique terminera le travail…

Il toussa. Du sang jaillit de sa bouche et ses yeux devinrent vitreux.

Isaac ôta la main de sa poitrine.