CHAPITRE V

Les ombres s’allongeaient sous les arbres proches du petit torrent. Les trois gardes ne remplissaient plus leur fonction : Miquel se reposait près des bagages et Narcís dans la prairie. Quant à Gabriel, il sommeillait à même le sol. L’herbe frissonnait parfois au souffle du vent ; les mules et les chevaux paissaient, somnolaient ou marchaient dans l’eau, à leur gré. Le silence régnait.

Oliver avait dormi profondément pendant une heure et était maintenant bien réveillé. Apparemment, le garçon qui se tenait à ses côtés n’avait pas bougé de l’après-midi. Combien de temps avait pu s’écouler, se demanda-t-il, entre le moment où il avait mangé pour la dernière fois et celui où ils s’étaient rencontrés ? Des jours, probablement. Il ne servait à rien de le réveiller tout de suite, mais Oliver jugea que ce garçon n’aimerait peut-être pas apprendre qu’il avait dormi si longtemps sur la jambe d’un étranger, sa cuisse plus précisément. Doucement, il se remit en position assise, prit son paquetage et le glissa sous la nuque de Gil pendant qu’il déplaçait sa jambe.

Il se leva, s’étira voluptueusement et se dirigea vers l’autre côté de la clairière où ils avaient établi leur petit campement. Il s’assit près du sergent, à l’écart des autres.

— Qu’est-ce que vous en pensez, Domingo ? lui demanda Oliver.

— Que ce petit gars s’est trouvé une couche agréable, répondit le sergent d’un ton amusé.

— C’est tout ce que ça vous inspire ? dit Oliver en riant. J’ai beaucoup bourlingué, mon ami, et vous en avez fait de même. Je puis vous l’assurer, il ne s’est pas conduit avec moi comme un gosse des rues.

— Il est peut-être aux ordres de quelqu’un. Certaines personnes aimeraient connaître nos points faibles, suggéra le sergent en levant les yeux vers le ciel.

— C’est possible. On a déjà essayé sur moi. Des femmes et aussi des enfants. Mais ne vous inquiétez pas. Je l’ai à l’œil. J’ai essayé de le sonder sur son passé au moment où il tombait de sommeil.

— Et alors ? Vous avez appris quelque chose ?

— Il raconte qu’il a un parent à Gérone, ce qui est peut-être vrai, peut-être pas. Je n’ai pu lui arracher le moindre nom. Il essayait de m’expliquer pourquoi il n’avait pas besoin de notre aide quand ses yeux se sont fermés et qu’il s’est écroulé au beau milieu de sa phrase. J’ai cru un instant que quelqu’un l’avait assommé. Ça m’a fait l’effet d’un chaton sauvage qui joue et s’endort brusquement contre vous. J’avoue que je me laisse facilement apitoyer.

— Il doit se sentir en sécurité ici, dit le sergent. Ce qui veut dire que s’il est honnête, il n’est pas bien malin. Il ne peut savoir si nous sommes vraiment ce que nous prétendons être.

— C’est possible, mais nous n’aurons pas longtemps à nous en soucier. J’ai pensé le laisser demain chez une femme discrète, une de mes connaissances qui habite Santa Maria. Chez elle, il ne craindra rien. Et elle sera à même de lui donner du travail. Plus tard, s’il ne s’est pas enfui entre-temps, je pourrais lui trouver une activité plus intéressante que de trimer dans une arrière-cuisine. Certains amis ont une dette envers moi.

— C’est ça l’inconvénient quand quelqu’un vous aide, fit remarquer le sergent. On se sent obligé à tout jamais. Voulez-vous que nous levions le camp, ou attendrons-nous que les ombres s’allongent un peu plus ?

— Je dirais dans une heure. Laissons dormir les enfants, dit Oliver avec un geste de la main qui englobait Gabriel, Yusuf et Gil. Je vais relever Narcís jusqu’à notre départ.

— Je viens avec vous. Je dois jeter un coup d’œil aux bêtes puis remplacer Miquel, qui somnole au lieu de veiller sur les bagages.

— Dans ce cas, dit Oliver, vous allez m’aider à porter mes effets personnels. Il y a là-bas un petit tertre rocheux où je peux les dissimuler et être certain de les retrouver dans une semaine ou deux. Je les récupérerai à notre retour.

 

Le soleil commençait à prendre une teinte rougeâtre quand Oliver et le sergent réveillèrent les autres. Les gardes grommelèrent et se rassemblèrent assez rapidement sous le regard sévère de leur sergent. Yusuf eut du mal à s’arracher à un profond sommeil ; il finit par s’asseoir et à regarder alentour, l’œil vitreux. Sur le conseil des autres, il alla au torrent s’asperger la tête d’eau froide. Malgré toute cette agitation, Gil ne bougea pas.

— Debout, mon gars, lui dit le sergent. On s’en va.

Gil eut un mouvement de recul, comme s’il voulait se cacher sous terre.

— Réveillez-le ! lança le sergent à Oliver. C’est votre problème. Il faut que je surveille le chargement, sinon ils vont encore tout faire porter à cette pauvre Golondrina. Elle va finir par boiter.

Oliver se pencha au-dessus de l’enfant.

— Gil ! dit-il d’une voix assez forte. Allez, debout !

Pas la moindre réaction. Il cria plus fort et, comme le garçon ne réagissait toujours pas, posa la main sur son épaule et le secoua.

— Allez, lève-toi, mon gars, ou on te laisse là !

Il le secoua encore, et l’enfant se redressa brusquement, terrorisé.

Il cligna des yeux et regarda autour de lui comme s’il ne savait où il se trouvait.

— Señor, finit-il par dire. Pardonnez-moi. Je me suis endormi.

— Tu peux le dire, oui. Va te laver dans le torrent, ça te réveillera. Nous partons dans un instant.

Le sergent, Miquel et Yusuf s’étaient tous débarrassés de leurs chemises et se lavaient à la hâte. Oliver remarqua avec un certain amusement que son petit protégé était soit très timide, soit très nerveux, car il alla se cacher derrière un buisson pour se déshabiller.

Yusuf s’avança vers lui.

— Allez, je sais ce que tu peux ressentir, murmura-t-il. Mais ne t’en fais pas pour les gardes. Ils racontent des bêtises, mais ils ne t’embêteront pas. Ils dépensent toute leur solde chez les femmes. Je les ai vus.

Nulle réponse ne sortit des broussailles. Yusuf haussa les épaules et entreprit de remettre ses habits. Quand le garçon apparut, il avait de toute évidence changé d’avis à propos de la baignade. Il n’avait ôté que sa culotte et ses souliers déchirés. Il attendit que les autres fussent sortis, puis s’avança pieds nus dans le torrent, s’empressa de laver son visage et ses bras dans l’eau froide, et revint en courant vers la rive.

Le chargement des bêtes se passait bien. Le sergent regardait d’un air pensif les plats et les cruchons.

— Laisse-les là, dit-il à Miquel. La paysanne qui les trouvera en fera bon usage, je n’en doute pas.

— Mais ils appartiennent à maîtresse Judith, dit Yusuf qui imaginait la réaction de Naomi devant la disparition d’une partie de sa vaisselle.

— Je lui en rachèterai à Barcelone, dit le sergent. Après tout, les mules ne porteront à leur retour qu’un nombre insignifiant de choses destinées au palais.

— Nous pouvons monter en selle, sergent ? demanda Miquel. Ou faudra-t-il marcher ?

— Nous allons répartir le poids et monter. Où mettrons-nous le petit gars ? dit-il à Oliver.

— Il peut venir avec moi, dit Yusuf. Il n’a pas l’air de peser très lourd.

Oliver tendit la main, saisit Gil par la taille et le souleva doucement de terre. Mais l’enfant poussa un cri étranglé et se mit à trembler.

— Par tous les saints, mon garçon, lui dit Oliver, calme-toi. À moins que quelqu’un ne t’ait caressé les côtes. Si c’est le cas, pardonne-moi. Je vais y jeter un coup d’œil.

— Non, non, j’ai été surpris, c’est tout. Excusez-moi.

— Ce n’est pas la peine de t’excuser. Il ne pèse pratiquement rien, sergent, dit Oliver. J’ai une autre idée. J’ai caché une partie de mes affaires. Mon cheval portera le reste, et Gil montera sur Neta. La jument de Yusuf prendra quelques-uns des bagages des mules.

Le sergent se tourna vers le pré. Le cheval d’Oliver paissait paisiblement avec les autres bêtes : il était assez fort pour porter un homme en armure légère et ne rechignerait certainement pas si à son maître s’ajoutaient quelques lourds paquets.

— Cela devrait aller, dit-il. Amenez ici les bêtes, ajouta-t-il à l’adresse des gardes. On va voir ce qu’on peut faire. Golondrina prendra les deux gros coffres : ils tiendront dans ses paniers de bât, de plus ils sont rembourrés. Si elle n’a que ça, tout ira bien.

— Tiens, pendant que je faisais le tri dans mes effets, dit Oliver, je t’ai trouvé ça, mon gars. Ce n’est pas une armure, mais ça te protégera tout autant.

Il lança un vêtement gris à Gil.

— Enfile-le. Tu sais monter ?

— Je vais essayer, señor, répondit Gil avec cet air fier et opiniâtre qui s’affichait parfois sur son visage.

Il déplia le vêtement et le contempla : c’était un habit de moine.

— C’est à vous ?

— Non, je ne suis pas un religieux, lui dit Oliver, si c’est ce que tu désires savoir. Pour l’instant, cette robe m’appartient. Elle a été coupée pour quelqu’un de plus petit que moi, mais, je le crains, de plus grand que toi. Si tu la remontes à la taille, elle ne traînera pas à terre et ça ne choquera pas. Avec de l’entraînement, tu apprendras à déambuler avec. Prends-la. Elle est à toi.

Gil l’arrangea si bien qu’il avait tout l’air d’un moinillon.

— Parfait, dit le sergent. Voilà qui amusera Son Excellence. Il ne lui manque plus que la tonsure !

Gil sursauta et porta la main à son crâne.

— Ne t’inquiète pas. Si nous voyons quelqu’un susceptible de te nuire, rabats le capuchon sur ta tête et fais semblant de prier.

Le sergent rit de bon cœur pour la première fois depuis le matin.

La petite troupe se remit en chemin. Elle avait tout juste parcouru un peu plus d’une lieue que les cloches d’une église lointaine appelèrent aux vêpres.

— Nous sommes en retard, dit Oliver.

— C’est possible, mais nous allons à un meilleur rythme, répliqua le sergent. Si nous le maintenons, nous arriverons à la côte avant d’avoir à nous arrêter.

 

La route serpenta, puis monta et redescendit sous le soleil qui déclinait. Celui-ci disparut enfin derrière l’horizon et, très lentement, la lumière baissa. Ils venaient de franchir la crête d’une petite colline quand parvint aux narines de Yusuf l’odeur inimitable du sel et des poissons.

— La mer, je la sens d’ici…

— C’est exact, dit le sergent en se rapprochant de lui. Exactement là où elle est censée se trouver. Nous devons maintenant songer à faire halte. À votre avis, pendant combien de temps pouvons-nous encore chevaucher ? demanda-t-il à Oliver avec la politesse requise pour s’adresser à un homme de statut supérieur.

— Une heure, peut-être.

— Pas plus. Nous devrions aussi resserrer notre formation, dit-il en désignant le groupe de mules et de gardes qui s’étirait sur le chemin.

— C’est aussi mon avis. Vous avez des archers ?

— Pourquoi croyez-vous que nous avons emmené avec nous cet imbécile de Narcís ?

— Il est bon ?

— Il n’y a pas meilleur que lui. Et il est peut-être temps qu’il bande son arc. Gabriel aussi, même si ce n’est pas un expert.

 

— Il y a un village de l’autre côté de cette colline, dit le sergent avec une certaine nostalgie dans la voix.

Il chevauchait à l’arrière de la procession aux côtés de Narcís, qui tenait son arc prêt à servir à la moindre alerte et scrutait attentivement le paysage environnant.

— Si nous n’étions pas si lourdement chargés, nous pourrions y trouver vin et bonne chère avant de nous installer pour la nuit. L’endroit que j’ai en tête n’est pas très loin derrière.

— Comment s’appelle ce village ?

— Je ne m’en souviens pas. J’ignore même s’il a un nom. La taverne est délabrée ; à côté, on trouve une paire de masures qui se dressent là de toute éternité. Mais le feu y est agréable en hiver, et en été, on peut s’asseoir à l’ombre des arbres et profiter de la brise marine. Une jolie fille vivait dans l’une de ces masures…

Mais comme il semblait peu probable qu’ils jouissent des délices de la maison, Narcís bâilla et se désintéressa de la conversation.

En tête du groupe, Oliver parvint au sommet de la colline et arrêta brusquement son cheval. Le puissant animal secoua la tête, agitant ses rênes. Derrière lui, les mules ralentirent le pas.

— Mon Dieu, regardez ! s’écria-t-il en désignant quelque chose.

En un instant, Narcís fut prêt à décocher une flèche et le sergent tira son épée. Mais Oliver se remit en marche et, au lieu de former une ligne de défense autour des mules, ceux qui venaient en tête continuèrent selon la même formation.

— Soyez sur vos gardes, dit le sergent avant de rattraper Oliver. Que se passe-t-il ? Je croyais que nous étions attaqués… Oh, Seigneur ! s’écria-t-il en apercevant le minuscule village.

— Des pillards, dit simplement Oliver.

Les deux hommes regardèrent la carcasse incendiée des deux masures et de l’auberge tant prisée par le sergent.

— Cela date de peu. Un petit endroit comme celui-là n’a rien pour se protéger.

— Des marchands d’esclaves, dit le sergent en repensant à la jolie fille.

— Oui. Il n’y a pas d’or ici, rien que des gens.

— Nous devrions poursuivre jusqu’à la nuit, conclut le sergent, plein d’amertume. Il fait de plus en plus sombre…

 

Alors qu’il y avait encore assez de lumière pour voir le paysage alentour, le sergent cria de s’arrêter.

— En haut de ce chemin, il y a un ruisseau et un abri. Si la cabane a disparu, il restera bien une botte de foin non loin de là. C’est plus sûr qu’une auberge, et on ne trouvera jamais mieux avant la nuit.

Ils empruntèrent le chemin qui suivait une pente assez douce et trouvèrent une cabane grossière faite de trois murs et d’un toit. Elle contenait du foin, et rien d’autre.

— Je me sentirais mieux avec une paire de molosses, dit le sergent.

— Ça ne va pas ?

— Si, mais j’ai hâte de retrouver la route.

— Sergent, l’appela Miquel, regardez !

À l’horizon, à peine visible dans la lumière qui se mourait, une grosse masse de nuages s’approchait d’eux à vive allure. Le sergent huma l’air.

— La pluie. Cette expédition est vraiment maudite.

— Il fera plus frais s’il pleut, dit Narcís.

— Tiens ta langue, imbécile, et entasse plutôt les bagages dans ce coin. Proprement, pour que nous puissions repartir avant la fin de la semaine prochaine ! Dès qu’on aura mangé, tu feras entrer les bêtes avec nous.

— On ne les laisse pas paître ? demanda Miquel.

— Ça, tu sais comment ça s’appelle ?

— Du foin, sergent.

— Exact. Pendant qu’on dort, je veux que les bêtes soient là-dedans. Les mules vont faire tout un remue-ménage si quelqu’un s’approche. Et il vaut quand même mieux qu’on reste au sec. Il va pleuvoir.

Au loin, un éclair ponctua sa prédiction.

 

Tout au fond de la cabane, dans un coin, quelqu’un avait disposé des planches afin de fabriquer une sorte d’étagère grossière, à peu près à hauteur du visage d’Oliver. Il en éprouva la solidité, hocha la tête de satisfaction et y jeta plusieurs brassées de foin.

Les rations du soir – du pain, du fromage, du jambon sec et du vin – avaient été distribuées et l’on avait fait entrer les bêtes. L’intérieur de la cabane était sombre, chaud, lourd d’humidité. Le tonnerre roulait dans le lointain, et des éclairs déchiraient la nuit. Oliver leva la lanterne équipée d’une unique bougie et regarda. Tout le monde était à l’intérieur, mollement installé – à l’exception du garçon. Il chercha le petit balluchon de Gil. Lui aussi était invisible.

Bien qu’il eût prédit au sergent que Gil s’esquiverait à la première occasion, Oliver se sentait à la fois troublé et ridicule. Que le garçon se fût enfui sous le coup de la panique n’avait pas d’importance. Ou qu’il l’eût fait après réflexion. Il avait attendu de manger puis s’était glissé au-dehors, profitant de ce que l’on rentrait les bêtes – pour rejoindre un complice, peut-être… cela voulait dire qu’ils avaient tout intérêt à rester sur leurs gardes. Il se fraya alors un chemin parmi les animaux jusqu’à l’entrée, où des cordes et des planches éparses formaient une barrière symbolique.

C’est alors qu’un éclair zébra le ciel et qu’il vit une petite silhouette mal vêtue trottiner en direction de la cabane, un paquet sous le bras.

— Où étais-tu passé ? lui dit Oliver, à voix basse pour ne pas déranger les autres.

— Au ruisseau, je suis allé me laver, répondit l’enfant.

— Tu as vu quelqu’un dans les environs ? demanda Oliver, gêné d’avoir ainsi réagi, mais toujours soupçonneux.

— Non, señor. J’ai essayé de passer inaperçu. J’ai cru entendre quelqu’un là-bas, sur la grand-route.

— J’ai pensé que tu étais le seul d’entre nous à ne pas être armé. Nous pourrions avoir des problèmes cette nuit. J’ai voulu t’arranger un coin où dormir.

— Des problèmes ? répéta Gil d’une voix tremblante.

Oliver ne répondit pas.

— Où vais-je dormir ? Pas dehors ?

— Avec l’orage ? Ne sois pas ridicule. Entre. Et ne marche sur personne. C’est bondé, ici. Tiens, là, ajouta-t-il à voix basse quand ils furent arrivés au fond de la cabane. Il y a du foin pour faire un lit. Je crois que tu es assez menu pour y tenir, et les planches vont pouvoir te supporter. La seule personne assez petite pour coucher là, c’est Yusuf, et il s’est déjà trouvé un coin à lui.

— Comment vais-je y monter ?

— Ah, tu ne grimpes jamais aux arbres ? Tiens, dit-il en croisant ses doigts, je vais t’aider.

Le garçon se hissa sur l’étagère et passa quelques instants à arranger le foin et à disposer ses affaires personnelles. Puis il se pencha et dit :

— Merci, señor, et bonne nuit. Où allez-vous dormir ?

— Juste dessous.

— C’est pour me protéger ou me garder prisonnier ?

Suscité par l’indignation et un sentiment de culpabilité, un démenti lui vint aux lèvres, mais il préféra éclater de rire.

— C’est à toi de décider, mon garçon.

Malgré tout, il choisit soigneusement la position dans laquelle il dormirait. Gil ne pourrait se sauver ni même s’approcher sans monter sur celui qui s’était institué son protecteur.

 

L’orage éclata et ce fut un déchaînement d’éclairs, de pluie tombant à seaux et de tonnerre assourdissant. Les bêtes se serrèrent les unes contre les autres, mais aussi contre les hommes qui dormaient, somnolaient ou veillaient, chacun selon son tempérament propre. Le sergent assura le premier tour de garde, debout à l’entrée de la cabane, tourné vers l’extérieur. Il était inquiet. À l’intérieur, rangés le mieux possible, de véritables trésors destinés au roi. Seuls Oliver Climent et lui savaient exactement ce qu’ils transportaient : ils n’avaient pas voulu éveiller la cupidité des vautours qui étaient légion entre Gérone et Barcelone. Le chemin était déjà suffisamment périlleux.

Ce garçon lui causait des soucis. Fugitifs, abandonnés, voleurs, les jeunes garçons étaient aussi nombreux que souris en grange, se disait-il, et leur nombre était encore accru des innombrables orphelins survivants de la Peste noire. Certains – quand on réussissait à les attraper – pouvaient apprendre un métier et se rendre utiles. Le reste était condamné à une vie brève et famélique, et à une mort violente. Oliver avait comparé Gil à un chaton sauvage, et le sergent se dit que rien n’était plus juste. La plupart de ces jeunes garçons étaient en effet semblables aux matous farouches tapis dans les rues les plus sales. Le sergent ne se faisait aucune illusion à leur propos.

Mais chez celui-là, il y avait quelque chose qui n’allait pas : il ne ressemblait pas à ces petits fugitifs qu’avait vus le sergent. Cela l’inquiétait qu’Oliver, homme raisonnable apparemment, se fût entiché de lui. Le garçon ne poserait toutefois pas de problème cette nuit-là : il lui faudrait déjà descendre de sa planche sans marcher sur Oliver Climent.

Le gros de l’orage était passé tandis qu’il se perdait dans ses réflexions. Le tonnerre grondait dans le lointain, les sautes de vent s’apaisaient et la pluie allait finir par s’arrêter. Les bêtes se calmèrent, et les hommes paraissaient dormir à poings fermés. Mais les espoirs du sergent de cheminer au clair de lune s’étaient évanouis. Aux premières lueurs de l’aube, voilà qui était plus raisonnable. Il prit alors les mesures qui s’imposaient.

 

Comme la bougie se mourait, le sergent réveilla Miquel et s’installa pour dormir. La pluie était assez fine et l’on n’apercevait aucune éclaircie. Il s’interrogeait sur l’état du chemin menant à la grand-route quand le clapotis régulier sur le toit le plongea dans le sommeil.

Quand il s’éveilla, la pluie avait cessé, et le ciel nuageux prenait des teintes grises. Il avait trop dormi.

— Debout ! hurla-t-il. Qu’est-il arrivé au veilleur ?

— Je suis là, messire, dit Miquel qui, appuyé à l’un des murs, somnolait paisiblement tandis que le jour se levait.

Chacun se mut avec un empressement né de l’habitude. Le sergent tendit le pain à Gil. Le garçon en rompit un morceau pour chacun puis se hâta de sortir avec le sien. Yusuf harnacha et chargea sa jument avant d’aider à la préparation des mules. En un temps relativement bref, ils se retrouvèrent sur la route et foulèrent le chemin boueux qui menait à la mer.

— Tante Mundina vit dans un minuscule village tout près d’ici, dit Oliver. On devrait y être dans quelques instants.

— Plus tôt nous nous débarrasserons de ce gosse, mieux ce sera, répondit le sergent. Je le trouve bizarre.

— Bizarre ?

— Je ne sais pas. Son apparition soudaine. Son histoire. Quelque chose, quoi.

— Je sais. Ces gosses arrivent normalement par bandes entières. Rien n’indique qu’il a des amis. J’ai pourtant bien regardé.

— Alors, vous aussi, vous avez des soupçons ?

— J’ai toujours des soupçons.

 

Tante Mundina était une femme d’une quarantaine d’années, belle, énergique, l’air intelligent. Adossée à une colline du côté sous le vent de la route de Barcelone, sa petite maison semblait à la fois prospère et modeste. Mundina ne paraissait ni surprise ni effrayée d’être tirée du lit et de trouver devant sa porte cinq hommes, deux garçons et une douzaine de bêtes.

— Ça alors ! Mon bon Oliver ! Comme je suis heureuse de te voir ! Ainsi que tes amis, ajouta-t-elle, moins enthousiaste.

— Je n’ai pas l’intention de transformer ta maison en auberge, tante Mundina, lui répondit Oliver, mais j’ai par-devers moi un jeune garçon – son nom est Gil, et s’il en a un autre, je l’ignore – qui a grand besoin de passer quelques jours en lieu sûr.

Il prit l’enfant par le bras et le poussa vers la femme.

— Je ne l’ai pas arraché aux moines. Ce froc m’appartient, et il n’a pas plus que moi le droit de le porter. Cela mis à part, il n’offre aucune garantie, mais il me dit qu’il a l’habitude de travailler en cuisine. J’ai pensé qu’il pourrait se rendre utile.

Mundina tendit la main et releva le capuchon.

— Seigneur ! fit-elle en l’examinant attentivement. Tu es un bel enfant. Toi et moi allons devoir parler… mon garçon. Et tu voyages depuis combien de temps avec mon fils adoptif ?

— Un jour seulement, señora, répondit Gil qui devint écarlate.

— Je vois. Vous allez manger du pain et du fromage avant de reprendre la route, messires, dit-elle en les entraînant dans la petite cour où étaient dressés une table et des bancs. Asseyez-vous. Viens m’aider à porter les miches, mon enfant.

Tous deux disparurent dans la maison.

— Voilà une femme généreuse, dit le sergent.

— Elle a été ma nourrice, expliqua Oliver. Par la suite, quand j’ai grandi, c’est toujours chez elle que j’ai trouvé protection : contre les colères de mon père, les humeurs de mon tuteur, les maux de la vie.

— Des maux qui ont été nombreux vu que c’était un enfant plutôt difficile, ajouta Mundina qui venait de réapparaître, porteuse d’une miche et d’une cruche de vin. Gil a le fromage. Pose-le, petit ! lança-t-elle par-dessus son épaule. Tenez, servez-vous.

Elle rentra dans la maison et ramena le garçon avec elle.

— Elle saura lui tirer les vers du nez, dit Oliver en riant. On ne peut pas mentir à tante Mundina.

Avant même la fin de ce repas impromptu, Mundina revint seule.

— Peux-tu t’occuper de lui, tante Mundina ? demanda Oliver. Tu me rendrais un immense service.

— Bien sûr. Il est grand temps que quelqu’un le prenne en main. Je veillerai sur lui.

— Alors nous allons pouvoir repartir.

— Vous avez rencontré des pillards cet été, señora ? demanda le sergent.

— Appelez-moi tante Mundina. Si on a eu des pillards ? dit-elle comme s’il s’agissait d’une maladie. Non. Il paraît que ça a été terrible cette année, mais on y a échappé jusqu’à présent. D’autres villages de la côte ont été ravagés, et tous les enfants et les jeunes gens emmenés.

— Je t’ai expliqué à plusieurs reprises que tu devrais venir avec moi à Barcelone, tante Mundina, dit Oliver. Nous avons d’épaisses murailles pour nous protéger, quatre tours avec des guetteurs pour nous avertir de leur approche et des navires prêts à se lancer à leur poursuite.

— Tu veux dire que nous sommes mal lotis, c’est ça ? s’écria-t-elle en feignant l’étonnement. Nous avons un veilleur.

— Excellent.

— Certes, c’est un enfant de neuf ans, pas très futé de surcroît. Et puis il ne peut pas guetter tout le temps. C’est quand même mieux que dans certains endroits.

— Il risque plus d’attirer les pillards que de les chasser, fit remarquer Oliver.

— Il n’est pas là pour les renvoyer, mais pour nous prévenir.

— Vous pouvez donc prendre les armes ?

— Nous pouvons nous enfuir dans les collines. La dernière fois ils sont venus à deux ou trois barques de huit hommes chacune. Et nous n’avons au mieux que trois personnes en âge de se battre, armées seulement de gourdins. C’est pourquoi nous nous enfuyons.

— Quand attaquent-ils ? demanda Miquel.

— À ce moment même. Au petit matin. Ils abordent la grève et frappent avant que l’on ne parte aux champs. En fait, le gosse dit qu’il a vu deux embarcations la nuit dernière.

— La nuit dernière ? répéta Oliver.

— Ne t’inquiète pas, personne d’autre ne les a vus. Ce garçon raconte parfois des bêtises et voit des choses qui ne sont pas, mais on envoie tout de même quelqu’un vérifier.

— Il me fait l’effet d’un drôle de guetteur, dit Gabriel.

— Il voit peut-être plus que ce qui existe, mais jamais moins. Bon, vous devriez vous remettre en chemin si vous voulez arriver à Barcelone dans la matinée, fit Mundina en les poussant vers leurs bêtes comme s’ils étaient des oies égarées.

Ils étaient à peine en selle que Gil sortit en courant de la maison et posa la main sur l’étrier d’Oliver.

— Merci, señor, vous avez été bon pour moi. Je ne l’oublierai jamais.

— Tante Mundina va s’occuper de toi, mon gars. Tu peux lui faire confiance. Mais ne lui joue pas de mauvais tours, d’accord ?

— De mauvais tours ?

— Au revoir, mon garçon. Et à bientôt.

Le ciel était couvert de nuages et il faisait frais. La plupart des membres de la petite troupe se sentaient ravivés quand ils repartirent. Dans les collines, des cloches sonnaient prime.

— C’est bien, on repart à temps, dit le sergent à Oliver alors qu’ils attendaient que les mules les rejoignent sur la grand-route. Si Dieu le veut, on arrivera en ville avant midi. Là, je suis sur le point de croire qu’on conduira notre chargement à bon port. Parce que la nuit dernière, je n’aurais pas parié un sou sur nos chances.

— Et pourquoi, sergent ?

Oliver n’eut pas l’occasion de le savoir. Leur conversation fut soudain interrompue par un cri perçant qui provenait de la colline située derrière la maison de Mundina. Un petit garçon aux pieds nus dévala la pente à toute allure.

— Des bateaux, cria-t-il, des bateaux ! Dites-le à tante Mundina. Il y a des bateaux, et ils envoient des barques vers la grève !

— Il faut que je reste, dit Oliver.

— On devrait commencer par voir par nous-mêmes. Rappelez-vous que ce garçon a l’imagination fertile.

Narcís avait mis pied à terre et grimpait en courant la colline que le gosse avait dévalée.

— Je les vois ! cria-t-il. Deux galées au large. Ils envoient deux barques. Non, trois !

— Combien d’hommes ?

— C’est difficile à dire, sergent. Peut-être six ou huit par embarcation.

Gabriel grimpa à son tour en haut de la colline.

— Il y a une quatrième barque, avec huit hommes et un officier, me semble-t-il, sergent.

— Il a de bons yeux ! s’étonna Oliver.

— Excellents. Mieux qu’un faucon. Dommage qu’il ne tire pas aussi bien que Narcís. Ah, si on pouvait combiner les deux…

Mundina arriva en courant, traînant Gil derrière elle. Tous deux portaient de petits balluchons.

— Il faut s’enfuir, dit-elle.

— Non, lui conseilla Oliver. Montez tous les deux sur Neta. On les attend, sergent ?

— À cinq – pardon, Yusuf –, six contre trente ou plus ? On m’a demandé d’aller à Barcelone, pas de jouer les héros sur la grève. On va déguerpir le plus vite possible.

— Et les maisons ?

— On ne peut rien contre eux. Soyez réaliste, messire. Nous mettons en péril notre chargement et nos vies, et l’on risque aussi de perdre les maisons et leurs habitants.

— Ne vous inquiétez pas pour nos affaires, dit Mundina. Ils ne trouveront rien. Nos biens seront toujours là à notre retour.

— Et s’ils brûlent la maison ?

— Les choses importantes y seront toujours.

— Ne restez pas là à bavarder, trancha le sergent. Mettez la señora et le garçon sur votre mule, et partons.

— Et les autres ? s’étonna Oliver.

— Ils ont aussi leurs cachettes, dit Mundina. Comme j’ai la mienne.