CHAPITRE XI

Le mardi matin, Oliver avait quitté le plus tard possible le bateau, l’esprit profondément troublé. Il avait jeté quelques pièces au batelier, qui les avait examinées puis l’avait ramené en toute hâte vers la ville.

Le mur dressé en bord de mer s’était couvert de pièces de linge humide retenues par de gros cailloux. Draps et chemises claquaient joyeusement au vent. Il passait à côté quand une lavandière aux bras écarlates prit dans son panier une énorme pile de linge dégoulinant. Un coin lui échappa. Avant même qu’il touche le sol, Oliver le rattrapa du plat de son épée et le lui présenta.

— Fais attention, la mère, ou tous tes draps vont s’envoler à la prochaine saute de vent.

— Attention vous-même ! lui lança-t-elle. Déchirez mes draps et vous verrez ce qui vous arrive. Je vais aller chez vous pour voir vos propres draps… et celui qui s’y vautre quand vous n’êtes pas là, ajouta-t-elle malicieusement. Je m’occupe très bien de mes affaires, merci, messire.

— Ça, je n’en doute pas, fit-il en souriant. Merci pour le conseil !

Il lança quelques piécettes dans son panier et repartit vers la ville. La lavandière le regarda partir, saisit les pièces et les fourra dans son corsage.

 

La question est, se demanda-t-il en prenant la direction du palais, quelles sont mes affaires en ce moment ? La réponse était simple et plutôt désagréable. Même si les efforts qu’il déployait devaient se révéler vains, il avait entrepris de découvrir pourquoi Pasqual était mort. Ceux qui l’avaient tué savaient-ils qui il était et pourquoi il s’était établi à Gérone ? Si oui, ils en savaient plus que ce que l’on avait cru bon de dire à Oliver.

Il ne servait à rien de spéculer là-dessus dans les rues de Barcelone. Pasqual Robert était mort à Gérone, à son retour de Castille. La réponse ne se trouvait pas ici.

Il n’était pas plus utile de partir pour Gérone en pleine matinée. Surtout un jour où les pierres qui pavaient les places écrasées de soleil étaient si chaudes qu’on les sentait à travers les bottes. Non, il s’en irait juste avant vêpres, chevaucherait jusqu’à la tombée de la nuit, se reposerait en attendant que la lune décroissante vienne illuminer la campagne, puis reprendrait la route pour arriver vers tierce à Gérone. Il n’avait donc rien à faire pendant le reste de la matinée.

Fort de cette conclusion, il arriva aux écuries du palais. Il prit sa monture, partit au galop vers le couvent de Sant Pere et passa près d’une heure, usant de finesse et de diplomatie, à tenter de savoir de quel couvent pouvait venir Clara. Comme il le répéta plusieurs fois à l’abbesse, il était tout à fait clair que sœur Alicia l’avait reconnue. Un quart d’heure plus tard, il se tenait devant un grand portail, se répétant les explications qu’il fournirait quand on lui apprendrait que sa nièce bien-aimée avait échappé à sa bonne maîtresse, pour aller courir les rues, sans aucun doute.

Il ferait l’étonné, c’était décidé, mais il l’aiderait malgré ses défaillances. C’était une réaction raisonnable de la part d’un oncle affectionné. Il actionna la cloche.

Le nom de Clara n’évoquait pas grand-chose à l’abbesse.

— Ce couvent a été durement frappé par la Peste noire, lui dit-elle calmement. Ce fut une période troublée que la fin de l’été de l’année de la peste. Mais nous avons des archives détaillées. C’est nécessaire quand on s’occupe d’enfants.

— Je suis très heureux d’entendre ces paroles, madame.

— Nous ferons tout notre possible pour vous aider à retrouver votre nièce, seigneur Oliver.

— Vous vous souvenez certainement d’elle. Clara, répéta-t-il. Des cheveux bruns…

— Non, le coupa l’abbesse, je suis nouvelle ici. Celle qui m’a précédée, cette noble et sainte femme, est morte il y a six mois. Elle a travaillé comme trois ou quatre femmes afin de garder ses enfants, trouver de l’argent pour les faire vivre et s’occuper de leur éducation, en plus de veiller sur les sœurs dont elle avait la responsabilité. On a dit que son âme avait tout simplement épuisé son corps. Mais elle est aujourd’hui avec Dieu.

— Je suis navré d’apprendre sa disparition.

— Elle courait en tous sens, mais ses archives étaient soigneusement tenues, répéta l’abbesse.

Elle sonna et envoya chercher la sœur responsable des documents.

Le coffret arriva, et elle ouvrit le registre à une certaine page sur laquelle elle fit courir son doigt. Elle fronça les sourcils, passa à une autre page.

— Non, dit-elle, aucune fille nommée Clara et âgée de plus de deux ans n’est arrivée dans ce couvent pendant l’été 1348… et j’ai regardé d’avril à novembre. Une fillette de six ans a été amenée en septembre par sa mère, mais celle-ci l’a reprise deux ans plus tard quand sa situation s’est améliorée. Elle s’appelait Emilia. Plusieurs groupes d’enfants sont venus pendant cette période, il y a eu une sœur et deux frères, deux sœurs…

— Non, ce n’est pas ça. C’est curieux, tout de même. J’ai trouvé une certaine sœur Alicia, qui m’a dit qu’il y avait eu ici une petite Clara dont la description correspond fidèlement à celle de ma nièce.

— Sœur Alicia… je vois, dit l’abbesse qui sonna une fois de plus.

Une religieuse entra.

— Ma sœur, nous recherchons une fillette nommée Clara, placée ici pendant la peste, en septembre, c’est du moins ce que croit son oncle.

— Je me souviens très bien d’elle, dit la sœur. C’était peu après mon arrivée. Je ne sais pas exactement combien de temps elle est restée, ma mère.

— J’étais loin du royaume, s’empressa d’expliquer Oliver, à me battre. À mon retour, on m’a confié une lettre émanant de ma pauvre sœur. Elle était datée de septembre et parlait de la peste. Elle disait qu’elle avait emmené, ou peut-être envoyé la petite Clara chez les sœurs, et me suppliait de la retrouver pour lui donner un foyer.

— Ah, je comprends, fit l’abbesse. Il ne s’agit pas de la première année de la peste. Nous allons essayer les années suivantes, quand elle est revenue, moins virulente il est vrai.

La sœur et elle-même prirent quatre feuillets, se les répartirent et les examinèrent consciencieusement.

— La voilà, dit enfin l’abbesse. Il ne faut pas s’étonner si nous ignorions qu’elle avait un oncle, señor. Elle nous a donné si peu d’informations. Impossible de dire si elle était ignorante ou si elle refusait de parler. Elle est arrivée avec un peu d’argent, cinq sous, et quelques habits de rechange. Elle a dit s’appeler Clara. L’abbesse a noté qu’elle a été surprise d’apprendre qu’on ne l’attendait pas parce que sa mère lui avait enjoint d’aller trouver les religieuses en lui assurant que nous saurions quoi faire d’elle. Pauvre enfant ! Elle devait être en grande détresse, et sa mère comptait trop sur nous. Les gens simples croient souvent que nous détenons les réponses à tous les problèmes de l’existence. Si c’était vrai…

Oliver ne crut pas utile de répliquer que Clara ne venait pas d’une maison de « gens simples ».

— Est-ce là tout ce que révèlent vos archives ?

— Oh non ! Nous l’avons placée comme fille de cuisine auprès d’une bonne famille. Il semble qu’elle avait déjà douze ans. Elle n’avait aucune éducation, sinon elle aurait pu trouver un meilleur travail. Je vais toutefois vous donner leur adresse, ajouta l’abbesse. Je suis certaine que vous pourrez racheter son contrat pour une somme modique. S’ils se montrent difficiles, faites-le-moi savoir.

À nouveau, elle fit tinter la cloche avec l’air d’une femme très affairée qui vient de faire de son mieux. Elle écrivit quelques mots sur un petit morceau de papier et le lui tendit.

— La sœur tourière va vous ouvrir.

— Merci de votre assistance, madame, dit-il en s’inclinant.

La sœur qui lui avait ouvert la porte le reconduisit jusqu’au portail.

— Avez-vous trouvé ce que vous cherchiez ? lui demanda la sœur tourière, qui semblait ne pas dédaigner la conversation.

— Ma petite nièce ? Clara ? J’ai découvert où elle se trouve à présent, dit-il, et je vous en suis très reconnaissant.

— Clara ? Vous êtes l’oncle de Clara ? Vous ne lui ressemblez pas. Un homme bien bâti comme vous l’êtes…

— Ma sœur ressemblait à Clara. Malingre et pâle. Comme notre mère. Je tiens plus du côté de mon père.

— Ce sont des choses qui arrivent. C’est amusant, dès l’instant où j’ai posé les yeux sur cette pauvre créature, j’ai su qu’elle était issue d’une bonne famille. Ses vêtements étaient de belle qualité, à l’exception d’une déchirure qu’il fallait réparer, son langage était excellent et elle était propre et bien éduquée. Elle n’avait rien d’une fille des rues.

— Vous l’avez connue, donc.

— Oh oui ! Nous l’aimions toutes beaucoup. Nous n’étions plus que quatre, vous savez. Toutes les autres sœurs étaient mortes, et elle allait nous aider à nous occuper des petits. Un jour, elle a dit qu’elle avait un petit frère, et l’on eût cru qu’elle détenait un terrible secret.

— Son frère… ah oui. Le cher enfant est mort peu avant ma sœur. Clara lui était très attachée.

— Ce fut une époque terrible. Clara avait le cœur brisé – les enfants le sont tous en arrivant, sauf ceux qui sont trop jeunes pour comprendre –, mais elle était aussi apeurée. Terrorisée, même. Elle s’est très vite mêlée aux autres, comme si elle redoutait de se faire remarquer. Elle essayait de parler comme eux, mais on voyait qu’elle se forçait.

— Quel âge avait-elle alors ?

— Onze ans, presque douze. Mais elle paraissait plus jeune. Si elle avait eu une dot, notre révérende mère l’aurait prise comme novice. Elle a tout fait pour qu’un riche gentilhomme la dote convenablement. Elle l’a gardée ici le plus longtemps possible, et puis un jour, Clara a dû être placée.

— Elle devait beaucoup l’aimer.

— Oh oui ! Je suis heureuse qu’un membre de sa famille l’ait retrouvée. Elle est trop bien pour travailler dans une cuisine. Je suis attristée que notre révérende mère ne l’ait pas su, ajouta-t-elle d’un air sombre. Elle aurait été si heureuse.

Ses yeux s’emplirent de larmes.

— Dieu vous accompagne, señor. Et transmettez tout notre amour à Clara. Peut-être viendra-t-elle me voir un jour.

— Elle viendra, ma sœur. J’y veillerai.

Perplexe, il monta à cheval et s’éloigna. La seule chose qui lui paraissait claire était que la maîtresse de Clara n’était pas venue au couvent afin d’avoir des explications sur sa disparition. Voilà qui était plus que surprenant.

 

La matinée s’achevait quand il alla enfin voir l’homme à qui il rendait des comptes, Bernat d’Olzinelles, trésorier du royaume. De par cette fonction, d’Olzinelles était entouré d’une armée de greffiers qui vérifiaient, notaient, comptaient et recomptaient toutes sortes de notes de frais ou de factures, autant de documents que le trésorier semblait capable d’avoir en tête en même temps.

— Étant donné ce que je sais, fit-il avec une certaine stupéfaction, la mort de Pasqual, à Gérone, me semble tout à fait incompréhensible.

— Bien des choses le sont, monseigneur, dit Oliver. Où que je me tourne, c’est la confusion.

— Peut-être la situation s’éclaircira-t-elle maintenant que vous êtes déchargé de vos autres responsabilités, dit le trésorier d’un ton aigre.

— Ce ne fut pas un fardeau, monseigneur. Et je n’ai pas été distrait de mon objectif principal. Peut-être avez-vous d’autres informations qui apporteraient quelque explication ?

— Rien, répondit d’Olzinelles. Reste l’hypothèse que ce fut une agression non préméditée, comme chacun peut en être victime aujourd’hui.

— Je n’y crois pas.

— Moi non plus. Et par conséquent, nous procéderons comme si Pasqual Robert avait été tué justement parce qu’il était Pasqual Robert.

— Devrais-je soumettre au Prince un rapport sur les circonstances de sa mort ?

Oliver faisait référence à l’oncle du roi, qui s’occupait des affaires de l’État pendant l’absence de Leurs Majestés.

— Le prince Pere ? dit d’Olzinelles en levant un sourcil bien dessiné. Il est actuellement trop occupé pour s’intéresser à ce qui se passe sur la frontière avec la Castille. De plus, ce n’est pas nécessaire. Vous avez des ordres, ajouta-t-il avec impatience. De même que j’ai les miens. Je dois m’assurer que vous remplissez comme il se doit votre mission et noter toutes vos dépenses. Soumettez-les-moi en partant. Quoiqu’elle se trouve en Sardaigne, Sa Majesté suit votre projet avec beaucoup d’attention. Comme vous le savez, elle s’intéresse à tout moment au moindre aspect de chaque parcelle de son royaume. Même hors du pays, elle s’attend à ce que ses desseins soient menés à bien.

D’Olzinelles soupira : le roi exigeait également que ses fonctionnaires travaillent aussi dur que lui.

— On sait que Sa Majesté s’attache à chaque détail, reprit Oliver. Fidèle à son exemple, je pars pour Gérone dans quelques heures, avant vêpres en tout cas. J’y arriverai demain matin. Si je ne découvre rien de plus, je poursuivrai ma route.

— Il vous faudra alors un budget supplémentaire. Faites une estimation et présentez-la-moi sur-le-champ. Je vais m’assurer que vous disposez des fonds avant votre départ. L’amour de Pasqual pour les rapports écrits a peut-être causé sa perte. Souvenez-vous-en. Si vous voulez me tenir informé, passez par l’évêque.

Sur ces mots, le trésorier se tourna vers son assistant.

— Vous m’avez dit que quelqu’un attendait ?

— Un instant, monseigneur…

Oliver se sentit congédié et salua.

 

Les cloches de Gérone sonnaient tierce quand Oliver arriva devant le palais épiscopal. Refusant tout rafraîchissement, il grimpa quatre à quatre les escaliers menant au cabinet de Berenguer et s’assit.

— Nous l’avons enseveli mercredi, dit l’évêque, occupé à signer des documents. Avec tous les honneurs.

— Merci, Votre Excellence, répondit Oliver. A-t-on trouvé quelque chose d’intéressant ? Pour ma part, je n’ai rien appris.

— Des broutilles. J’ai envoyé chercher mon médecin et sa fille, qui ont un petit incident à relater, et Bernat nous apporte le contenu de son sac de voyage. Voilà qui peut nous intéresser. Mais comme il leur faudra un moment pour arriver, je vous suggère de boire et de manger pendant que vous en avez encore la possibilité.

Il adressa un signe de tête à un serviteur, qui laissa entrer deux garçons de cuisine porteurs de plateaux chargés de pain, de viandes froides, de fromages et de fruits, mais aussi de cruches contenant du vin, de l’eau et une boisson à la menthe bien fraîche.

— Je vous remercie, dit Oliver après avoir avalé un peu d’eau et placé un morceau de viande sur une tranche de pain. Je n’ai rien pris de la nuit, hormis l’eau d’un ruisseau et une poire à peine mûre volée dans un verger. J’ai faim.

— Où vous êtes-vous arrêté ?

— À l’endroit où nous avons trouvé l’orpheline. J’avais dissimulé mon armure et quelques armes.

Il continua de manger en silence, et Berenguer en profita pour s’octroyer un fruit ainsi que du vin coupé d’eau.

Leur silence fut rompu quand Bernat sa Frigola, secrétaire de Son Excellence, apporta des papiers. Son scribe le suivait avec un petit coffre.

— Voici les objets que vous avez demandés, Votre Excellence. Je ne me suis cependant pas arrêté pour retirer la somme d’argent du trésor…

— Je doute que les pièces elles-mêmes soient importantes, dit Berenguer. Si c’est le cas, le seigneur Oliver pourra les examiner dans le trésor.

— De l’argent pour les dépenses courantes, dit Oliver, rien de plus. À moins qu’il n’y en ait eu une quantité importante ?

— Substantielle mais pas inhabituelle, monseigneur. Elle se compose de pièces appartenant à diverses monnaies : le total avoisine les deux cents sous, précisa Bernat. Nous avons aussi des effets personnels, un portrait sur bois et une lettre. En fait, il y en avait deux, mais l’une est codée, de toute évidence. Son Excellence a ordonné qu’on l’envoie à Barcelone. Voici l’autre.

Sans plus de commentaires, il la tendit à Oliver.

— Dieu du ciel ! s’écria-t-il. Mon très cher ? Une propriété ? Votre fils ? Saviez-vous qu’il était marié, Don Berenguer ?

— Non, je ne l’ai même jamais imaginé.

— Je croyais ne rien ignorer de cet homme, mais il était encore plus discret que je le pensais. Ou peut-être suis-je plus incompétent, ajouta-t-il en baissant la voix.

— Moi aussi, je pensais le connaître, dit l’évêque.

— J’aimerais tant qu’il y ait un nom, un lieu. Elle ne signe que d’une initiale.

— C’est vrai, il n’y a pas un seul nom propre dans toute cette lettre, reconnut Bernat. Au cas où l’on s’en serait pris à sa femme pour avoir un ascendant sur lui ?

— C’est possible, dit Oliver. Mais très peu de gens devaient savoir qu’il était marié si moi-même je l’ignorais.

— Ce portrait est-il le sien ? demanda Berenguer. Bernat, vous l’avez ?

— Oui, Votre Excellence.

— Montrez-le-lui. Peut-être la connaît-il. Elle pourrait nous en apprendre beaucoup. En tout cas, il faudrait la prévenir de la mort de son époux.

Oliver prit délicatement le portrait ovale et l’approcha de la fenêtre.

— L’avez-vous déjà vue ? demanda l’évêque. Si le peintre est fidèle à la réalité, alors c’est une remarquable beauté.

Il se tourna vers la porte qui s’ouvrait pour laisser entrer le médecin et sa fille.

— Ah, soyez les bienvenus, maître Isaac, maîtresse Raquel. Nous parlions de la mystérieuse dame du portrait.

— Bonjour, maître Isaac, maîtresse, dit Oliver sans détourner son attention du portrait. Je n’ai jamais vu cette dame, Votre Excellence, mais je connais quelqu’un de sa parenté. Une sœur, ou peut-être l’enfant défunte à laquelle elle fait allusion et qui, hier matin, n’était pas plus morte que moi.

— Pourrait-ce être sa mère ? demanda Bernat.

— La mère de qui, père Bernat ? intervint Raquel.

— Celle de Pasqual Robert. L’homme qui a été tué lundi matin, maîtresse Raquel, lui répondit-il.

Il lui présenta le portrait.

— Elle est trop jeune pour être sa mère.

— Voyons, maîtresse Raquel, nous ignorons quand ce portrait a été peint, fit Berenguer d’un ton aimable mais vaguement condescendant. Peut-être était-il enfant à l’époque. Peut-être n’était-il même pas né.

— Non, Votre Excellence. La passementerie de son corsage et la coupe des manches sont très nouvelles. J’ai vu ce genre de robe sur des grandes dames quand nous étions à Barcelone, au printemps. Le portrait a été exécuté cette année, au plus tard l’année dernière, à moins qu’elle ne vive en un endroit où la mode a un ou deux ans d’avance sur nous.

— Me voilà mouché pour mon arrogance, fit Berenguer en riant. Vous avez tout à fait raison.

— C’est l’opinion d’une experte, ajouta Oliver. Je suis d’accord avec elle, mais je n’y aurais pas pensé tout seul. La coiffure, également, n’est pas du tout démodée.

— Effectivement, dit Raquel.

— C’est donc son épouse.

Oliver rangea le portrait dans son étui et le glissa sous sa tunique.

— Savons-nous où elle vit ? demanda Isaac.

— Nous ignorons tout d’elle, expliqua l’évêque. Nous ne détenons que ce portrait, mais nul ne l’a jamais vue. Peut-être vit-elle en Aragon ou en Castille…

— Je dirais quant à moi qu’elle vivait à Barcelone, dit Oliver, et je ferai de mon mieux pour la retrouver.

— Maître Isaac, dit Berenguer, je ne vous ai pas encore remercié d’avoir répondu à mon appel, comme si vous n’aviez d’autre occupation que de satisfaire mes caprices.

— Je suis toujours au service de Votre Excellence, répondit Isaac.

— Parfait. Dans ce cas, pouvez-vous parler au seigneur Oliver, avec le plus de détails possible, de l’homme que vous avez soigné chez la mère Benedicta ?

Rapidement mais de façon précise, Isaac décrivit l’état et l’emplacement de la blessure, la fièvre, les délires de l’individu.

— D’après ce que nous avons pu entendre, c’est un Castillan.

— Pourriez-vous dire quand il a été blessé ? le pressa Oliver.

— Il faut quelques jours, quatre ou cinq, pour qu’une blessure de cet ordre entre en putréfaction. Ensuite, la progression du mal est rapide, ajouta Isaac. Nous sommes allés le voir mercredi soir. Sa blessure pourrait dater du mercredi ou du jeudi précédent, à un ou deux jours près.

— Je dois parler à cet homme ! s’écria Oliver.

— Hélas, monseigneur, ce n’est plus possible. Nous l’avons installé dans un endroit plus sain – plus frais, mieux aéré – et avons fait le maximum pour lui, mais il était déjà condamné avant notre première visite. Je sais que le capitaine s’est rendu plusieurs fois à son chevet pour lui soutirer des informations avant qu’il ne trépasse, mais j’ignore s’il en a tiré le moindre renseignement.

— On pourrait me le décrire ?

Raquel fit de son mieux, insistant sur le fait qu’il devait avoir plus fière allure avant d’être blessé.

— C’est vrai, maîtresse, dit Oliver, mais cela ne change en rien sa taille, la couleur de ses cheveux et celle de ses yeux, la forme de son nez. Je le reconnais. C’était l’un des hommes qui nous suivaient. Ils ont importuné Pasqual. La nuit de sa disparition – jeudi –, il m’a déclaré avant que je m’endorme qu’il comptait faire quelque chose à leur propos. Cette blessure infectée que vous avez soignée pourrait bien avoir été causée par l’épée de Pasqual. Ou sa dague.

— Il s’appelait Martín, dit l’évêque. Et il venait de Tudela, comme le médecin vous l’aurait appris si vous lui en aviez laissé le temps.

— Mes excuses, maître Isaac.

— Ce n’est rien. L’autre personnage était certainement ce maître Geraldo, poursuivit le médecin. Quand Martín de Tudela délirait, il ne cessait de supplier son maître de venir le secourir. Nous lui avons demandé son nom, et il a répondu Geraldo. Apparemment, il n’était pas tenu à la discrétion en ce qui le concernait.

— Geraldo ? Je m’en souviendrai, dit Oliver.

— Resterez-vous longtemps à Gérone, monseigneur ? demanda Raquel.

— Jusqu’à ce que la température baisse assez pour me permettre de partir. Je dois d’abord trouver l’assassin. Puis je reviendrai chercher la femme de mon ami.

— Un travail fastidieux, dit Isaac, mais pas impossible.

— Et comment vous y prendriez-vous, maître Isaac ? lui demanda Oliver, amusé.

— Si je voyais ? Je fouillerais dans les archives des transferts de propriété associés à une dot. Vous me dites que c’est une dame parée de riches habits à la mode. Sa lettre évoque des terres, des achats de vignes et de prairies. Il ne s’agit pas là de paniers de pommes ou de mesures de farine qu’on se procure au marché contre quelques pièces.

— Une dot ? Pourquoi pas des transactions récentes ?

— La dot vous indiquera son nom de famille et celui de son mari. Ce qui pourrait s’avérer utile. Également la ville où se situe cette terre.

— Très utile, en effet.

— Et je commencerais ici avant d’aller ailleurs.

— Pourquoi ?

— Ne vous êtes-vous pas demandé pourquoi le señor Pasqual s’est enfui jeudi soir et n’a réapparu que lundi matin ?

— Si, mais il lui est déjà arrivé de disparaître dans le cadre d’une mission. Il s’expliquait toujours à son retour.

— Pour ma part, j’ai toujours été surpris qu’un homme possédant le talent du señor Pasqual se contente d’un modeste emploi à la bourse de commerce, dit Isaac. Mais ceci s’explique s’il avait ainsi la possibilité de vivre caché et de rendre de temps en temps visite à sa femme.

— Vous avez peut-être raison, reconnut Oliver, mais je crains que nous ne devions encore attendre. Quand j’irai la voir, ce sera pour lui apporter la tête de la crapule qui a tué son mari ! lança-t-il d’un ton sinistre.

Il se leva et s’inclina.

— Bien, je dois prendre congé de vous, messires, maîtresse Raquel. Je pars vers l’ouest pour dénicher un assassin.

— Nous vous souhaitons un bon voyage, dit Isaac.

— Et une bonne chasse, ajouta Raquel à la surprise de tous.

 

Leah et Naomi s’étaient empressées de débarrasser les assiettes et d’ôter la nappe. C’était vendredi, et elles avaient encore beaucoup à faire dans la cuisine avant que le soleil ne disparaisse derrière l’horizon. Isaac resta seul dans la cour, près de la fontaine, perdu dans ses pensées.

Quand la cloche sonna, il réprima un geste d’ennui et appela Ibrahim pour qu’il aille ouvrir.

— C’est inutile, papa, dit Raquel en dévalant le petit escalier. Il doit déjà dormir. Je vais y aller.

— Merci, ma chérie.

— Maîtresse Benedicta aimerait vous voir, papa.

— Est-elle malade ?

— Non, papa.

— Fais-la entrer.

La mère Benedicta traversa la cour d’un pas rapide et dans un bruissement de jupons qui trahissait son impatience.

— Je vous demanderai pas pardon de vous déranger, maître Isaac, parce que je crois que vous allez apprécier ce que je vous apporte, dit-elle. Et si c’est pas vous, ça sera monseigneur l’évêque, mais c’est du pareil au même, hein ?

Elle parlait avec force, comme si le médecin allait contredire chacune de ses paroles.

— Je vous en prie, maîtresse, prenez un siège. Aimeriez-vous vous rafraîchir ? C’est une chaude journée, et j’imagine que vous avez bravé les ardeurs du soleil pour venir me trouver. Raquel ?

— Oui, papa. J’ai apporté des boissons fraîches.

Elle versa deux grands verres d’un mélange de menthe et d’orange et laissa le cruchon sur la table. Puis elle se retira dans le cabinet de son père, d’où elle pourrait suivre discrètement la conversation.

— Quand le capitaine de la garde de l’évêque a emporté mon client, sans un adieu et sans même me demander ce qu’il me devait, commença Benedicta, j’ai rassemblé ses affaires. Je me suis dit qu’il allait envoyer quelqu’un les chercher, mais pensez-vous ! et je les ai toujours. Faut que vous sachiez qu’il y avait là une somme d’argent, que je l’ai comptée et que j’en ai pas pris un sou, même si d’après mes comptes il m’en devait quinze avant de passer l’arme à gauche, sans parler de toutes les fois que j’ai dû grimper les escaliers pour voir si ce pauvre gentilhomme était toujours en vie.

— Avez-vous tout apporté ? lui demanda Isaac.

— Oui.

— Parfait. Raquel ? Peux-tu venir nous aider, ma chérie ? Et apporte-nous du papier, de l’encre et une plume. Nous allons vous donner un reçu en échange de ce que vous avez là.

— Et qu’est-ce que vous allez en faire ?

— Le confier à Son Excellence : c’est elle qui prendra une décision.

Raquel s’assit à table devant une petite feuille de papier et se tourna vers l’aubergiste.

— Si vous voulez bien nous présenter ces affaires, je vais établir une liste.

La mère Benedicta ramassa un petit paquet et le posa sur la table.

— Voilà. J’ai tout emballé dans sa cape. Et d’une, dit-elle en regardant Raquel. Écrivez.

Raquel nota « 1 cape ».

Benedicta lui lança un regard soupçonneux, comme si la jeune fille allait lui jouer un vilain tour, puis elle continua d’exposer le contenu du paquet.

C’était un piètre trésor. Une chemise de rechange, une autre paire de souliers, une outre à vin et une capuche.

— Elle est quasiment neuve, dit-elle. C’est là-dedans que j’ai trouvé sa bourse… une autre. Il y avait cinq sous. Le capitaine les a pris et m’a jamais donné de papier, lui. Mais cette bourse-ci est spéciale. Il y a une pièce d’or. Vous voyez, maîtresse ?

— C’est exact, mère Benedicta, il s’agit bien d’une pièce d’or. Il y a aussi trois pièces d’argent et…

— Quinze sous et deux deniers. Mais si vous regardez dedans, vous verrez sa carte.

— De quoi parle-t-elle, Raquel ? demanda Isaac.

— D’une carte géographique, papa. Je ne sais de quelle région, mais c’en est une, effectivement.

Elle compta soigneusement toutes les pièces, en écrivit le détail et présenta la liste à la mère Benedicta, qui n’avait aucun mal à lire les chiffres. Puis elle ajouta, d’une plume sûre, « 1 carte ». Elle relut la liste et signa Raquel, fille d’Isaac le médecin de Gérone. Dessous, elle écrivit « Benedicta, aubergiste à Sant Feliu », et poussa le papier vers la femme.

— Faites une marque sous votre nom, maîtresse, et prenez grand soin de cette liste.

Isaac sortit sa bourse de sa tunique et tendit une pièce à la femme.

— Vous avez rendu un grand service à Son Excellence en prenant soin des effets de Martín. Voici pour vous de sa part.

Benedicta examina la pièce de monnaie, leva un sourcil, balbutia des remerciements et déguerpit avant que quelqu’un se ravise et la lui réclame.