CHAPITRE XXI

Trois jours plus tard, Oliver de Centelles était installé dans un grand fauteuil garni de coussins moelleux et jouissait du soleil de cette fin de matinée. Raquel brodait non loin de lui, perdue dans ses propres réflexions. Elle ne songeait pas à l’homme solidement charpenté, aux traits plaisants mais burinés, assis tout près d’elle, mais à un grand et beau jeune homme au visage doux et timide qui aurait déjà dû être revenu de Constantinople.

 

Dans sa tour, assise près de la fenêtre, Serena veillait sur Guillem, occupé à élaborer une construction compliquée à l’aide de cubes de bois, mais elle portait surtout ses regards vers la campagne, comme à son habitude.

Elle les entendit avant de les voir. Quelqu’un chantait avec une voix de basse – cela venait de la grand-route. Puis une saute de vent porta vers elle un nuage de poussière. Elle le regarda se dissiper et entrevit, sur la route bordée d’arbres qui conduisait à la finca, un cheval au robuste poitrail. Elle s’approcha de la fenêtre mais resta dissimulée, par habitude. Quatre lanciers en armes, montés sur des destriers, atteignaient le portail. Derrière chevauchaient quatre femmes, elles-mêmes suivies de deux palefreniers, de mules chargées de bagages et de quatre autres lanciers. Un officier fermait la marche.

Elle prit Guillem dans ses bras et descendit l’escalier en courant.

— Ouvre la porte, cria-t-elle à Dalmau, la porte de devant !

Dès qu’il eut fini de batailler avec la barre et les serrures, elle sortit, posa Guillem et attendit.

Les quatre lanciers s’écartèrent, permettant ainsi à deux des femmes d’atteindre les marches. Les palefreniers s’empressèrent de les aider à mettre pied à terre. La plus petite sauta à bas de sa monture et se mit à courir.

— Maman ! s’écria-t-elle, avant de prendre dans ses bras Serena qui s’était penchée pour l’accueillir.

— C’est qui, la dame ? questionna le petit garçon, caché derrière sa mère et affolé par l’arrivée de tant de monde.

— C’est ta sœur, lui expliqua Serena. Clara. Clara qui nous est revenue.

— Du ciel ? demanda-t-il, sceptique.

— Non, Guillem, dit Clara, de Sardaigne. C’est de l’autre côté de la mer, mais pas aussi loin que le ciel.

Elle se tourna vers la jeune femme qui l’accompagnait.

— Doña Tomasa, j’aimerais vous présenter ma mère. Maman, Doña Tomasa a été très bonne pour moi lorsque j’étais en Sardaigne.

— Doña Tomasa, fit Serena. Je suis très honorée. Mais si je ne m’abuse, il y a dans la cour quelqu’un qui vous attend toutes deux.

Elle les conduisit vers un lourd portail de bois, qui s’ouvrait sur une vaste cour formée par le corps de bâtiment principal, son aile unique et deux gros murs de pierre. Un autre portail donnait sur l’extérieur. Là, dans cette retraite paisible, un siège avait été placé à l’ombre d’un arbuste, le dossier tourné vers la maison.

— Monseigneur, dit Serena, je vous ai amené des amies. Je vous laisse profiter de leur compagnie.

L’homme qui occupait ce siège se leva lentement, avec difficulté, puis se retourna.

— Oliver ! s’écria Tomasa en le prenant affectueusement par les mains. Mais que vous est-il arrivé ?

Clara se redressa comme si elle venait d’être foudroyée puis elle les regarda l’un et l’autre, alternativement. Ils avaient tous deux la même charpente, les mêmes boucles couleur de miel, le même teint de peau, les mêmes yeux gris.

— Monseigneur, dit Clara en faisant la révérence, vous vous ressemblez… cela ne m’avait pas frappée.

— Je plains cette pauvre Tomasa si c’est la vérité. A-t-elle oublié de vous avouer qu’elle est ma sœur ? dit Oliver.

— Allons, Oliver, répondit Tomasa, vous m’avez demandé de n’en rien faire.

— Heureusement, son père, Sant Climent, le second mari de notre mère, a meilleure allure que mon propre père, de sorte que la ressemblance n’est pas trop frappante. Je suis heureux de vous revoir toutes les deux, ajouta-t-il. Quant à moi, j’ai été pris au dépourvu par une brute armée d’un bâton et d’un couteau. Cet homme avait apparemment l’intention de m’assommer et de me trancher la gorge.

— Et il n’y a pas réussi. Je m’en réjouis. J’aurais été attristée de vous perdre. On a toujours besoin d’un frère. Moi, en tout cas.

— Il m’a surpris, reprit Oliver d’un ton offensé. Il s’est laissé tomber d’un arbre comme un gros fruit trop mûr. D’où ces blessures. Mais je l’ai touché à deux reprises. Je l’aurais achevé, n’eût été ce bâton…

— Je suis heureuse de me trouver ici, dit Tomasa, où l’on se bat vraiment. J’étais lasse de cette vie paisible sous une tente. Sa Majesté la reine parle de passer l’hiver en Sardaigne. Ou en Sicile. Comment vais-je trouver un mari si je me déplace constamment ? C’est pourquoi j’ai supplié d’accompagner Clara. Mais maintenant, ma tâche va consister à vous ramener chez votre mère. Je suppose qu’elle sera ravie de voir ses enfants voyageurs. Oliver, reconnaissez-vous Clara maintenant qu’elle n’est plus vêtue en garçon ? Ou en moine ? Si tel est le cas, vous devriez lui parler. Aimablement.

— Je constate qu’à la cour vous n’avez pas perdu votre talent pour débiter des phrases à toute allure, Tomasa, répondit son frère qui chancelait, le visage blême.

— Il vaudrait peut-être mieux que le seigneur Oliver s’asseye, dit Clara. J’aimerais m’entretenir avec ma mère, avec votre permission, madame. Je vous laisse avec votre frère.

 

— Où est ma mère ? demanda-t-elle à Dalmau, la première personne qu’elle trouva.

— Dans sa tour, maîtresse, en haut de cet escalier.

Clara gravit les marches à toute allure, comme si elle n’avait pas chevauché depuis le lever du jour, et fit irruption dans la pièce.

— Maman !

Elle tomba à genoux et enfouit sa tête dans le giron de sa mère.

— Je vous croyais morte. Pourquoi n’êtes-vous pas venue me chercher ? dit-elle enfin, le visage baigné de larmes. Je n’ai cessé d’espérer, mais vous ne veniez pas, et j’en ai déduit que vous étiez morte.

— J’ignorais où tu te trouvais, chérie, répondit Serena en lui caressant les cheveux. J’ai cherché, cherché, mais partout c’était la même chose, l’on ne savait rien de toi.

— Je n’ai jamais révélé à quiconque qui j’étais.

— Pourquoi ?

— Vous me l’aviez demandé, fit-elle, surprise. Pour notre sécurité, je ne devais pas dévoiler le nom de papa. C’est ce que j’ai fait.

— Je ne me rappelle pas avoir exigé de toi pareille chose. Ce jour terrible…

Elle s’arrêta de parler, les yeux pleins de larmes.

— Sans cela, je t’aurais retrouvée. J’ai fouillé toute la ville. Et puis l’on m’a dit que l’on avait retrouvé un balluchon dans les bras d’une petite fille morte au milieu de la foule. On me l’a donné : c’était le tien.

— Elle me l’avait volé, expliqua Clara. Elle me l’a arraché. J’ai essayé de le lui reprendre, mais il y avait tant de monde…

— Je l’ai ensevelie, Clara, en pensant que c’était toi. La pauvre petite…

Elle serra sa fille contre elle.

— Mais où étais-tu ? Qu’as-tu fait tout ce temps ?

— Eh bien, fit Clara qui ne savait pas trop comment présenter la chose, je suis restée un temps au couvent, où j’aidais les sœurs à s’occuper des enfants. Elles ont été très bonnes avec moi, maman. Ensuite, j’ai travaillé.

— Travaillé ? Qu’entends-tu par là ?

— Comme fille de cuisine, maman. Vous n’imagineriez pas à quel point j’étais mauvaise. Et puis, je… je me suis enfuie, parce que la cuisinière m’a fait comprendre que je n’étais pas en sécurité : la maîtresse allait m’envoyer Dieu sait où.

— Je suis au courant…

— Elle m’a coupé les cheveux, j’ai mis une vieille tunique et je suis partie. J’espérais retrouver notre cousin de Gérone. Au lieu de ça, j’ai rencontré le seigneur Oliver, le frère de Doña Tomasa. Il m’a envoyée auprès de la reine.

— Dieu soit loué, murmura la mère.

— Et Sa Majesté m’a renvoyée auprès de vous. Maman, qui est notre cousin de Gérone ?

— L’homme qui a tué ton père et voulu te vendre à des étrangers. Il me haïssait, il ne s’intéressait qu’à nos terres et notre fortune.

— Alors c’est tant mieux si je n’ai pas atteint cette ville. Toutefois, quand vous m’avez parlé de lui, vous auriez dû me révéler ce qu’il était vraiment, ajouta-t-elle sur un ton de reproche.

— Je pensais ne jamais le revoir, chérie. Il avait treize ans lors de notre dernière rencontre. J’en avais dix-sept et je le trouvais méprisable. Nous n’avons plus eu affaire à lui après ce jour. Il y a peu, j’ai appris qu’il était mort de la peste. Il n’était pas de notre sang, sais-tu ? C’était le fils du beau-frère de mon grand-père, né d’un premier mariage.

— Pourquoi vous détestait-il autant ?

— Je lui avais dit que je préférerais m’enfermer dans un couvent plutôt que de l’épouser.

— Où est-il à présent ?

— Mort. Je l’ai vu périr, mon cœur. J’ai cherché à le tuer de mes mains, murmura Serena. Dans les vignes. Que dois-tu penser de ta maman ? J’étais certaine d’avoir réussi, mais le seigneur Oliver me jure que non. Il certifie avoir achevé Luis en combat loyal.

— Comme vous êtes brave, maman ! Je l’ai toujours su.

— Savais-tu également que Sa Seigneurie et ton père travaillaient ensemble au service de Sa Majesté le roi ? Mais il faut que je me repose. Nous aurons tout le temps de bavarder, mon amour. Va rejoindre tes amis dans la cour. Trop de bonheur me fait défaillir.

— J’irai dans un moment, maman. Dites-moi d’abord comment vous vous portez.

 

— Une autre personne est assise ici, fit remarquer Tomasa. Existe-t-elle réellement ?

— Très certainement, répondit Oliver. Son père et elle m’ont sauvé la vie. Maîtresse Raquel, appela-t-il. Excusez mon manque de courtoisie, je vous en prie, mais puis-je vous demander de quitter un instant votre confortable siège pour faire la connaissance de ma sœur ?

Raquel traversa la cour et fit la révérence.

— Il n’était pas utile de hausser la voix, monseigneur, je vous entends parfaitement. Je suis très honorée, Doña Tomasa. Et je me permets de vous rappeler, monseigneur, que vous êtes ici pour prendre du repos dans la cour de la propriété de Doña Serena. Pas pour vociférer et déambuler.

Tomasa éclata de rire.

— Votre bravoure m’impressionne, maîtresse Raquel. Rares sont ceux qui osent parler ainsi à mon frère.

— Elle me terrifie, ajouta Oliver. Mais elle est surtout très habile.

Un bruissement d’étoffes le fit se retourner, réveillant sa blessure à l’épaule. Il eut un instant le souffle coupé, et Raquel se pencha au-dessus de lui pour lui tamponner le front.

— Vous êtes en sécurité ici, monseigneur, le rassura-t-elle. Il est inutile d’être sans cesse sur vos gardes. Ce n’est pas bon pour vous.

— Me voilà une fois de plus réprimandé. Doña Clara, je croyais avoir reconnu votre pas, mais mon médecin m’interdit d’aller à votre rencontre.

— Maîtresse Raquel, dit la jeune fille, ma mère vous sera à tout jamais reconnaissante de ce que vous faites. Votre présence ici lui apporte le plus grand réconfort. Elle m’a confié que, sans votre aide, elle n’aurait jamais été retrouvée par ceux qui désiraient nous réunir.

— J’ai fait peu de chose, mais ce fut de bon cœur. Permettez-vous, Doña Clara, que je place ici une chaise ? Ainsi le seigneur Oliver pourra converser avec vous sans se tordre en tous sens ou hausser la voix.

Indifférente aux joues écarlates de Clara, elle fit signe à Dalmau de déplacer le siège.

— Ma mère dit qu’elle se sent faible. Est-elle malade ? demanda Clara.

— Non, mais elle a eu beaucoup de chagrin et une très grande joie. Je suis certaine qu’elle vous expliquera tout ce qui s’est passé mais, pour l’heure, elle est épuisée. Je vais la rejoindre.

— Et je m’assiérai à votre place, maîtresse Raquel, dit Tomasa, car moi aussi je suis épuisée par ce voyage.

Tomasa paraissait plus agitée qu’exténuée, en réalité. Après quelques instants de calme pendant lesquels le pépiement d’un oiseau constitua le gros de la conversation, elle se releva.

— Je n’ai pas apporté de broderie avec moi. Je ne puis rester ici comme une oisive tandis que vous bavardez. Je vais aller voir ce que sont devenus mes bagages.

Et, sans attendre une réponse, elle disparut.

Entre la cour et sa chambre, elle parut perdre tout intérêt pour son ouvrage. Elle ouvrit la porte, regarda à l’intérieur, constata que tout était bien rangé et referma.

— Où puis-je trouver la señora ? demanda-t-elle à Joana, qui passait par là, les bras chargés de linge propre.

La servante tenta une révérence.

— Là-haut. Désirez-vous…

— Inutile, fit Tomasa avant de s’élancer dans l’escalier.

 

— Veuillez me pardonner cette intrusion, dit Tomasa. Surtout quand vous avez besoin de repos. Mais j’ai décidé que, si je ne quittais pas cette cour, mon pauvre frère serait incapable de prononcer le moindre mot. Je lui fais l’effet d’un haut mur de pierre…

— Un mur, Doña Tomasa ?

— Oh oui, répondit la jeune femme en tirant un tabouret et en s’installant près de la couche de Serena. Oliver est d’habitude aussi téméraire qu’une troupe de lions, et je sais que Clara est charmante et pleine d’esprit. Mais, señora, ils sont assis là comme deux statues. Mon frère m’a écrit en des termes tels que je ne puis m’empêcher de me demander s’il n’est pas épris d’elle.

— Voyons, Clara n’a que…

— Elle a seize ans, señora.

— C’est vrai. Il ne m’a pas été donné de la voir se transformer en jeune femme. Quel choc !… Ainsi, madame, ajouta-t-elle avec un petit sourire, vous préparez une union, n’est-ce pas ?

— Je l’aimerais comme une sœur. Je prise beaucoup sa compagnie. Et en le voyant ici, tout malheureux, tout rouge de confusion, je crois avoir raison. C’est surprenant, señora, parce que les femmes – de grandes dames très bien dotées – se jettent à son cou depuis qu’il a du poil au menton. Mais il n’a voulu en épouser aucune, au grand désespoir de ma mère. Et il est opiniâtre.

— Je dois y réfléchir, dit Serena. Et parler à Clara. Mon époux aimait beaucoup votre frère – il l’aimait comme son fils ou son cadet. Il avait en lui une confiance absolue. Mais elle est si jeune…

— Voyons ce que les autres pensent de cette union. Qu’avez-vous à dire, maîtresse Raquel ?

— J’apprécie votre frère, madame, répondit Raquel, mais il faut tenir compte des sentiments de la jeune fille.

— Oh, une adepte des mariages d’amour ! Mais c’est excellent ! Êtes-vous mariée, maîtresse Raquel ?

— Non, madame, dit-elle en baissant les yeux.

— Fiancée, peut-être ?

— Oui, madame.

— Comme j’aimerais l’être ! fit Tomasa d’un ton mécontent. Maman ne cesse de m’en parler.

— Aimeriez-vous être fiancée à quelqu’un en particulier ? s’enquit Serena. Ou désirez-vous simplement avoir votre propre maison ?

— Si mon frère épousait quelqu’un que j’aime, dit Tomasa en guise de réponse, je pourrais vivre avec lui. Les terres de son père ne sont pas loin d’ici. Une jolie finca, même si elle n’est pas aussi vaste qu’elle le fut autrefois. Mais il s’est rebellé contre Sa Majesté, ce qui ne fut ni loyal ni intelligent.

— Est-ce important, demanda Raquel, de n’être pas loin d’ici ?

Les joues de Tomasa virèrent au rose.

— J’ai, du côté de mon père, un cousin éloigné qui est à la fois charmant, timide et courtois. Il est aussi très brave, sauf avec les femmes. Ma mère ne l’aime pas. Il n’est pas aussi riche que mon père, et il ne cherche pas à progresser à la cour. Elle préférerait que j’épouse un vicomte, suivant ainsi son exemple. Je lui rétorque que ce n’est pas bien parce que les vicomtes se querellent avec le roi, sont bannis et meurent jeunes, comme le père d’Oliver.

— Pas tous, certainement, dit Serena en réprimant un rire. Et qu’en pense votre père ?

— Papa l’aime bien, mais maman monte la garde, et il n’aura pas le courage de demander ma main.

— Il vit près de la finca de votre frère ? voulut savoir Raquel.

— Comment le savez-vous ?

— Je l’ai simplement deviné, madame.

— Parlez-moi de votre fiancé, lui demanda Tomasa.

Raquel s’embrouilla en évoquant leurs relations, expliquant avec embarras qu’il lui avait fallu longtemps pour se rendre compte des merveilleuses qualités de Daniel.

— Son oncle l’a envoyé à Constantinople, et je tremble de peur quand je songe aux périls d’une telle traversée.

— Balivernes ! fit Tomasa. Je suis allée en Sardaigne et j’en suis revenue, et Clara a fait de même. Constantinople ne doit pas être beaucoup plus loin. Quand reviendra-t-il ?

— Je l’ignore, fit Raquel d’une petite voix. Bientôt, j’espère…

— La maman de Clara s’endort à moitié à nous entendre bavarder ainsi. Retournons auprès de mon frère.

 

— Votre sœur a quitté précipitamment la cour, dit Clara. Je me demande pourquoi.

— Oh, je la connais, fit Oliver, elle a dû se rappeler qu’il lui fallait mettre une broche sur sa cape ou une épingle d’argent dans ses cheveux.

— Doña Tomasa n’est pas si futile. Et j’aurais été bien seule en Sardaigne si elle n’avait été là. Pas une fois elle ne m’a demandé d’où je venais ni qui j’étais, contrairement à toutes les autres dames. Elle sentait que je me refusais à en parler.

Oliver rougit.

— Elle a bon cœur, mais avant que vous ne la canonisiez, je dois confesser que l’une des lettres qui vous accompagnaient sur le bateau était destinée à Tomasa : je lui annonçais votre venue et la priais de ne pas vous questionner car d’importantes affaires d’État étaient en jeu.

— Vous devriez avoir honte, monseigneur, de m’avouer que ma plus tendre amie ne fut bonne pour moi que parce que vous le lui aviez demandé !

— Non, répliqua-t-il avec calme. Elle s’est attachée à vous dès qu’elle vous a rencontrée. Et personne, pas même son frère, ne peut obliger Tomasa à agir contre son gré. Posez la question à ma mère. Mais si elle s’est interdit de vous interroger, c’est probablement pour honorer ma requête.

— En êtes-vous certain ?

— Oui. J’ai ici une lettre qui ne cesse de chanter vos louanges. Un jour peut-être vous la montrerai-je. Ou peut-être que non. Clara, j’ai une chose à vous demander…

— Oui ?

— Quelle était la longueur de vos cheveux avant que vous ne les coupiez ?

Clara se mit à rire.

— Quelle curieuse question ! Mais je veux bien y répondre. Jusqu’ici, dit-elle en désignant un endroit à mi-hauteur de son dos. Ils vont repousser, vous savez.

— Vous êtes… extraordinaire.

— Que dites-vous, monseigneur ? Je suis extraordinaire ?

— Oui. Brave et intelligente. Vous pouvez me rendre fou, mais vous savez aussi me faire rire.

Il s’adossa à son siège, essoufflé.

— Je pense que si vous portiez une tunique déchirée ou un froc de moine, je pourrais vous parler plus facilement. Cette robe de soie et cet endroit agréable me lient la langue.

— Je vous fais rire, mais vous me préférez garçon. Un petit frère ? demanda-t-elle d’une voix soudain tendue. Ou quelqu’un pour seller vos mules ?

— Je ne vous l’ai jamais demandé, Clara.

— Maintenant que vous vous rendez compte que je suis une jeune femme riche et que je dois être traitée avec égard, vous êtes troublé, n’est-ce pas ? Pour qui me preniez-vous ? Une créature enfermée dans une jolie petite maison pour vous distraire quand vous vous trouvez en ville ? Si j’avais désiré une telle vie, j’aurais résolu mes problèmes il y a des mois et évité bien des souffrances, mais je n’ai pas voulu.

— Non, dit-il d’un air grave, c’était loin de mes pensées. J’ai vu que vous étiez étonnante et su que j’étais amoureux de vous.

— Amoureux, fit Clara avec amertume. Mon maître aussi me parlait d’amour. Et j’ai autant de mal à vous croire. Votre comportement… ce n’est pas ainsi qu’un homme traite l’objet de son amour.

— Que savez-vous du comportement d’un homme amoureux ?

— J’étais pauvre, monseigneur, mais pas privée de la vue, de l’ouïe ou de l’esprit. J’observais.

— Peut-être aviez-vous de piètres modèles sous les yeux, Doña Clara.

— Et quand êtes-vous tombé amoureux de moi ? demanda-t-elle. Quand vous avez vu ceci et compris que j’aurais une dot confortable ? Doña Tomasa m’a parlé à plusieurs reprises de son frère, trop pauvre pour se marier…

— Ma sœur a l’habitude de plaisanter avec l’argent pour taquiner notre mère. Non, Clara. Je connais bien des femmes qui ont plus de terres et des dots plus importantes. Mundina m’a révélé que vous étiez une fille, et je suis tombé amoureux de vous à cet instant. Même si le sergent Domingo m’accusa de l’être bien avant cela et a dû en être fortement troublé. Après tout, nous vous prenions pour un garçon de onze ans.

Elle ne put s’empêcher de rire.

— Un garçon pas très convaincant, je le crains.

— Vous avez tort. Vous faisiez un drôle d’aide de cuisine, mais j’étais persuadé que vous étiez un garçon. C’est votre passé que vous ne pouviez dissimuler. Si vous aviez été, comme votre allure le suggérait, une enfant des rues, vous aurais-je tout de même aimée ? Je le crois. Et j’aurais fait de mon mieux pour vous avoir près de moi et ne pas vous perdre. Mais sachant que vous deviez être une dame bien née, il me fallait vous mettre à l’abri de vos ennemis, loin de moi aussi.

— Chez tante Mundina puis en Sardaigne. Oui, j’étais loin de vous. Et je me sentais en sécurité. Mais certainement, ma réputation aurait pu être préservée sans que j’aille jusqu’en Sardaigne.

— Pas à l’abri de moi, Clara. Je voulais vous épouser, et je le veux toujours.

— M’épouser ? s’écria-t-elle horrifiée. Maintenant ?

— Quand, alors ? répondit-il en rivant sur elle ses yeux gris. Vous semblerai-je plus attrayant dans six mois ou dans un an ?

— Mais comment puis-je me marier avec des cheveux aussi courts ? dit-elle avec une détresse évidente. Et puis je veux passer quelque temps avec maman.

— Voir votre mère est raisonnable, mais je n’attendrai pas que vos cheveux vous tombent jusqu’aux reins.

Clara croisa les mains sur ses genoux et releva la tête.

— Dans ce cas, il vous faudra entamer des négociations avec ma mère. À moins qu’elle n’ait changé au cours de ces quatre dernières années, vous la trouverez à la fois féroce et astucieuse.

— C’est parfait, dit Oliver, et elle me trouvera aussi déterminé qu’elle est astucieuse.

— Il y a toutefois une chose que vous devez révéler à maman.

— Et quelle est-elle ?

— Sa Majesté la reine m’a offert un cadeau de mariage. Une robe splendide.

— Comment Sa Majesté était-elle au courant ?

— Oh, vous devriez peut-être interroger votre sœur. Je la soupçonne de tremper dans plus d’un complot.

— Moi aussi, j’ai une faveur à vous demander. Quand nous partirons d’ici, j’ignore quand, je vous conduirai au couvent.

— Pourquoi ? s’étonna Clara.

— J’ai promis à la sœur tourière que vous viendriez la voir. Elle sera très heureuse de découvrir votre véritable identité.