CHAPITRE XIX
— Sommes-nous enfin sur le point de savoir qui a tué son époux ? demanda Oliver alors qu’ils se trouvaient de nouveau dans le cabinet de Berenguer.
— La carte est-elle en rapport avec la mort de Gil ? voulut savoir Isaac.
— La carte ? C’est la route de la finca, dit-il en la présentant dans un sens, puis dans un autre.
Bernat se tenait derrière le siège d’Oliver pour mieux examiner le document.
— C’est une portion de route non loin de la finca, mais pas la propriété elle-même. Il y a là la rivière, mais on ne voit pas la courbure de celle-ci ni la chute d’eau. En revanche, ajouta-t-il en tendant la main, voici la route qui mène à Hostalric. Et là, c’est une auberge.
— L’auberge où nous sommes descendus, oui, approuva Oliver. L’étranger était le mystérieux Luis qui désirait tant donner cent sous contre une carte. Celui qui a dû tuer Pasqual. Enfin, Gil.
— Cela n’a aucun sens, déclara Berenguer. S’il connaissait déjà l’auberge où séjournait Gil de Finestres et la direction qu’il empruntait chaque nuit, pourquoi acheter cette carte ?
— Ce n’est pas la partie de la carte qu’il s’est procurée, déclara calmement Isaac. Il a acheté le reste, où l’on voit quelle maison appartient à Gil de Finestres.
— Dans ce cas, pourquoi ne pas l’attaquer dans un endroit désert, près de chez lui ou n’importe où sur la route ? Pourquoi attendre le lundi matin et le tuer à la porte de la ville ?
— Il n’a peut-être pas eu la carte avant le dimanche, suggéra Oliver. Et s’il savait que Gil et moi partions le lundi matin, il lui a paru moins compliqué de laisser Gil venir à lui que d’aller le chercher.
— Il semble que les faits et gestes du señor Gil étaient connus de chaque membre du diocèse, dit Isaac. Après tout, il était suivi depuis la Castille. Ce sont les déplacements de la señora Serena qui étaient inconnus.
— Personne ne l’a importunée depuis la mort de son mari, objecta Oliver.
— Je me demande… commença Isaac. Si Votre Seigneurie et Votre Excellence n’y voient aucune objection, j’aimerais émettre une suggestion…
— Impossible, trancha Oliver. Ça ne marchera pas.
— Il faut que je réfléchisse, dit Berenguer. C’est peut-être réalisable.
— Uniquement si tout le monde en ville est au courant, précisa Isaac.
Le mardi suivant, Serena de Finestres quitta la protection du palais épiscopal et regagna lentement sa finca, à plusieurs lieues de la ville. Elle n’était accompagnée que de sa servante, de son jeune fils, du médecin, de sa fille et de Yusuf. Isaac et ses aides étaient là pour s’assurer qu’elle supportait bien les rigueurs du voyage. Ils devaient s’en revenir le jour suivant.
Elle arriva sans le moindre incident à la finca et, selon un voisin qui passait par là, disparut aussitôt dans sa maison barricadée comme une forteresse.
En ville, l’opinion était divisée quant à la sagesse et à la nécessité d’un tel déplacement.
— J’aurais fait de même. Je n’aurais pas aimé séjourner au palais de l’évêque en un moment aussi douloureux, dit la femme de Pons Manet, qui était très attachée à son mari. J’aurais préféré rentrer chez moi.
— Mais on prétend que sa vie est en danger, rétorqua sa belle-fille, une jeune femme timide prénommée Francesca. Et elle n’a plus de mari pour la protéger à présent. Non, je resterais le plus longtemps possible au palais.
Sur la grand-place, le marchand de grains aborda Pons Manet.
— On raconte que l’évêque l’a chassée. Je suis bien de son avis. Elle a une belle propriété et elle a besoin d’un homme pour veiller dessus. Ce n’est pas au palais qu’elle en trouvera un.
— Donnons à cette pauvre femme le temps de pleurer son mari, dit le bon maître Pons, qui songeait à son épouse affectionnée. Qu’elle séjourne un temps là où elle se sent le plus en sécurité.
— Qui doit se sentir en sécurité ? interrogea Luis Mercer, qui les avait abordés.
— La femme de Pasqual, lui répondit le marchand de grains. L’évêque l’a renvoyée chez elle. Las de la voir traîner dans le palais, à mon avis.
— Vraiment ? fit Mercer. Ça ne lui ressemble pas.
— Eh si, pourtant. Je le tiens de source sûre.
— Ah oui ? Le poissonnier Bartolomeu ? Vous ne croyez tout de même pas ces bavardages de bonnes femmes !
— Quels bavardages ? voulut savoir Luis Vidal, qui avait rejoint le petit groupe.
— On raconte que maîtresse Serena est rentrée à sa finca. Je tiens la nouvelle du père Francesc, fit le marchand de grains avec indignation. Je n’écoute pas les commérages, moi.
— Quand je disais que vous prêtiez l’oreille aux vieilles femmes ! lança Luis Mercer, et les deux hommes éclatèrent de rire.
— Non, c’est vrai, reprit Luis Vidal. Je me suis levé tôt ce matin et je l’ai vue partir.
— Bien gardée, j’espère.
— Rien du tout, à moins que vous ne considériez l’apprenti du médecin comme un garde, dit Luis Vidal. Son maître et lui étaient les seuls hommes.
— Alors je prie pour qu’elle arrive saine et sauve chez elle.
Clara achevait la décoration de la robe vert de mer de Sa Majesté quand elle fut convoquée sous sa tente.
— Doña Clara, dit la reine, venez vous asseoir près de moi.
Clara obéit.
— J’ai reçu des lettres vous concernant, Clara de Finestres. Car tel est bien votre nom, n’est-ce pas ? ajouta la reine après une longue pause.
— Oui, Votre Majesté.
— Ces lettres apportent des nouvelles que je dois vous transmettre. L’une d’elles est joyeuse, mais l’autre n’est que chagrin.
— Oui, Votre Majesté ? fit Clara, à peine capable de parler tellement elle tremblait. Puis-je demander ce qui va m’arriver ?
— Vous découvrirez dans un instant la réponse à cette question, Doña Clara. Cela m’attriste beaucoup de vous apprendre que votre père, loyal et fidèle serviteur de Sa Majesté le roi, est mort de la main d’un assassin.
Le temps s’évanouissait, à nouveau elle avait onze ans.
— Mais, Votre Majesté, la chose s’est produite…
— Il y a un mois, reprit Doña Eleanora. En revanche, votre mère est en parfaite santé et impatiente de vous revoir.
— Ma mère ? Votre Majesté, ma mère est morte.
— Non, mon enfant. Votre mère est en vie et elle attend votre retour. Vous partirez au matin avec une escorte appropriée. J’envoie Doña Tomasa avec vous parce qu’elle aimerait voir son frère. Je ne doute pas qu’elle vous expliquera tout. Vous avez tout juste le temps de vous préparer. La galée appareille à l’aube.
Clara était pétrifiée. Les derniers mots de la reine résonnaient dans sa tête.
— Comprenez-vous le sens de mes paroles, Doña Clara ?
— Votre Majesté est le plus généreux des monarques, finit par dire Clara, les yeux pleins de larmes. J’ignore comment, mais vous m’avez sauvée et rendue à ma famille. Je vous dois ma vie et mon honneur. Comment vous rembourserai-je une telle dette ?
— Ne parlez pas de dette, mon enfant. Je n’ai pas retrouvé votre mère. D’autres s’en sont chargés. Vous aurez l’occasion de les remercier à votre retour. Je vous souhaite une plaisante traversée.
L’entrevue était terminée.
Clara rangea ses effets – à peine plus nombreux que lors de son arrivée – dans un coffre apparu comme par enchantement. Ils étaient bien loin de le remplir.
— Tomasa, dit-elle, regardez. Je pourrais rentrer dans ce coffre et il y aurait encore de la place.
Doña Maria López de Heredia écarta la tenture. Les deux jeunes femmes se levèrent brusquement pour faire une révérence.
— Je vous ai apporté quelque chose de la part de Sa Majesté, dit Doña Maria. C’est un cadeau de noces.
— Vraiment ? fit Tomasa. Mais ni elle ni moi n’allons…
— C’est pour Doña Clara, par égard pour son père et pour elle-même, dit Doña Maria sur un ton quelque peu solennel.
Elle s’écarta et sa suivante entra, porteuse de la robe verte sur laquelle Clara avait brodé des animaux fantastiques et des fleurs.
— Désirez-vous que je la range ? demanda la suivante, qui entreprit aussitôt de la plier proprement et de la disposer dans le coffre.
— Quel honneur ! dit Doña Maria. C’est un cadeau splendide.
Elle sortit de la tente.
— Ce qu’elle entend par là, expliqua Tomasa, c’est qu’elle aurait dû en être l’heureuse bénéficiaire. Je pensais qu’elle était destinée à l’une des nièces de Sa Majesté qui vivent en Sicile.
La suivante se releva, sourit et disparut.