CHAPITRE XV
Le jour où la galée appareilla, les dames de compagnie de la reine ne parlaient que d’une chose, la mort de Don Manuel.
— Était-il malade ? demanda Doña Tomasa.
Doña Elvira de Vilafranca leva les yeux de sa broderie.
— Don Manuel ? Non. Il s’était remis depuis longtemps des fièvres. Ma suivante m’a rapporté qu’il se trouvait en compagnie d’un ami parti ce matin même pour Valence. Ils ont bu pas mal de vin et étaient assez joyeux. Mais quand son serviteur est allé le réveiller, ce matin, ce fut pour le trouver sur sa chaise, froid et raide. Il y avait quelque chose dans son vin, ajouta-t-elle en baissant la voix, et l’on pense qu’il l’avait lui-même ajouté, mais son serviteur n’y croit pas, selon ma suivante. Il pense que son compagnon de beuverie l’a empoisonné.
— Et qui était-ce ? demanda paresseusement Clara.
— Gueralt de Robau. Bel homme. Un fils cadet, sans avenir, dit brièvement Doña Elvira pour résumer la situation. La nièce de ma cousine a jadis soupiré pour lui. Son père s’est empressé de la marier à meilleur parti. Vous le connaissez ?
— Non, répondit Clara. Nous l’avons croisé sur la route de Barcelone alors qu’il voyageait avec son père.
— Qu’avez-vous pensé de lui ? Je voudrais comprendre l’émoi dans lequel fut plongée ma famille. Est-il beau à ce point ?
— Il l’est assez, mais il est aussi trop enclin à plaisanter et questionner, dit Clara en reprenant son ouvrage. De plus, il n’a pas reconnu les couleurs de Son Excellence l’évêque de Gérone.
— C’est étrange. Les couleurs de votre protecteur sont pourtant connues de tous.
Riches de cette première véritable information à propos de Doña Clara, les dames se tournèrent vers Doña Elvira dans un bruissement de satisfaction.
— Qu’avez-vous appris d’autre sur Don Gueralt ?
— Pensez-vous que je devrais répéter cette roue sur l’autre pan ? demanda Clara. Ou en réaliser une autre de la même taille, en or, avec des animaux différents ?
Les dames de compagnie passèrent les vingt minutes suivantes à s’extasier en toute franchise sur la bordure de la robe de Sa Majesté. Et quand la décision fut prise, elles avaient complètement oublié Don Manuel et Gueralt de Robau.
— Vous êtes une femme intelligente, Doña Clara, murmura Tomasa. Mais un jour je souhaiterais connaître le fin mot de l’histoire. J’ai d’excellentes raisons pour vouloir être votre amie.
À l’aube du troisième jour, Yusuf se sentait comme un voyageur et médecin expérimenté, avec deux douzaines de patients se portant assez bien malgré des conditions parfois difficiles. Vers tierce, sa confiance vacilla. Des vents de travers firent rouler et tanguer la galée, et il s’accrocha au bastingage, plutôt nauséeux.
— Nous dirigeons-nous vers l’orage ? demanda-t-il à un marin.
— Non, messire. Ce sera du beau temps, aussi loin que vous pouvez voir. En approchant des îles, les vents sont un peu contraires. Mais ne vous inquiétez pas. On arrivera au port en bonne forme.
Le timonier eut un sourire.
— Ne le croyez pas. Mais vous vous serez fait au roulis quand il aura cessé.
Sur ce, il éclata de rire et reprit sa barre.
À cet instant, le serviteur de Don Ramón de Ruisech fit son apparition.
— Jeune maître, dit-il. C’est mon seigneur. Il va très mal ce matin. Il refuse d’ingurgiter votre mixture.
— C’est le gros temps. Il affecte tout le monde, dit Yusuf.
— Je ne crois pas, messire. Vous devriez le voir.
— J’arrive. Laisse-moi le temps de prendre mon panier.
Il passa par sa cabine et se rendit auprès de Don Ramón. Celui-ci était dans un état désespéré.
Yusuf s’assit auprès de lui et l’épongea. Il lui fit couler dans la gorge une boisson aux plantes sucrée et du bouillon. Mais Don Ramón ne gardait rien. Yusuf dut recommencer à maintes reprises, lui donnant de l’eau, puis sa décoction, en vain à chaque fois. Se souvenant de son maître, il mit dans de l’eau une goutte d’un remède contre la douleur provenant de sa réserve personnelle et en tamponna les lèvres sèches et craquelées de Don Ramón. Il dormit alors si longtemps que Yusuf craignit de l’avoir tué. Mais il n’allait pas mieux quand il se réveilla.
Pendant le sommeil de Don Ramón, Yusuf prit une plume et de l’encre et, malgré les mouvements de la galée, alla s’asseoir à l’extérieur pour noter ce qu’il venait de faire pour ce patient.
— Cela m’étonne que vous puissiez écrire par un tel temps, dit une voix familière.
C’était Gueralt de Robau, qui le regardait en souriant.
— Ce n’est peut-être pas parfait, mais je profite de ce que mon patient dort. Vous-même, que faites-vous ici ?
— J’ai aidé ces pauvres âmes et il me faut de l’air frais. Est-ce là la triste légende de mon ami Don Manuel ?
— Non, dit Yusuf en refermant son livre. Ce sont des notes relatives à la traversée et aux soins prodigués aux malades. Mais de quelle légende parlez-vous ?
— Je me flatte de voir clair en toute chose, dit-il avec un rire sardonique. Mais Don Manuel m’a fait connaître mes limites. Savez-vous qu’il n’a jamais été page chez le seigneur Pere ? J’admire un homme capable de raconter pareille fable, ajouta-t-il d’un ton léger, mais je pense qu’il est allé trop loin. Je l’interrogeais souvent sur la vie qu’on menait dans cette maison. J’ai fini par me rendre compte qu’il connaissait encore moins Valence que moi.
— Qu’avez-vous fait alors ?
— Ce que j’ai fait ? Mais rien. C’était un ami, Yusuf. Heureusement, je devais quitter le campement le lendemain. Cela m’a donné une bonne leçon. Je suis monté à bord de cette galée, et voilà. Mais ce fut douloureux.
— Pourquoi vous en aller ? s’étonna Yusuf. Vous ne semblez pas du tout malade.
— Ce sont les ordres. Je reviendrai quand…
Mais le serviteur de Don Ramón appela avant qu’il pût achever sa phrase.
— Il bouge, messire.
Yusuf rangea livre, plume et encre sous un rouleau de cordage.
— À plus tard, señor.
Don Ramón s’agitait en tous sens mais ne se réveillait pas malgré tous les efforts déployés.
— Fais en sorte que son visage et ses mains soient toujours frais, finit par dire Yusuf. Et tamponne d’eau ses lèvres. Je vais revenir.
— Et puis, seigneur Pere, quand je suis ressorti, je n’ai pu retrouver mon livre. La plume était bien là, et l’encre, mais pas le livre.
L’homme et le garçon étaient assis sur le pont dans un endroit abrité, non loin de l’escalier.
— Qu’y avait-il dans ce livre ? demanda le seigneur Pere en s’allongeant pour laisser le soleil caresser son visage.
— Des contes… des récits de chevalerie dans des contrées lointaines, des histoires d’amour et de magie. Je tenais un journal sur les pages vierges.
— Et de quoi y parles-tu ?
— De mes patients, de leur traitement, de leur issue. Ainsi que du temps et des événements survenus pendant la traversée.
— Relates-tu ce que tu as entendu sous la tente de Sa Majesté ?
— Certainement pas. Il a exigé qu’aucun mot prononcé en ce lieu ne soit répété.
— Même dans une autre langue ?
— Nombreux sont ceux qui sont plus aptes que moi à la lire.
— Et les propos des marins ?
— Parfois, quand ils me parlent de bateaux, dit Yusuf, mais ce n’est pas toujours facile à rapporter fidèlement. Tout le reste demeure dans ma tête. Je ne vois pas pourquoi on aurait dérobé mon livre. Si je l’ai mal rangé, peut-être est-il passé par-dessus bord.
— Certainement pas, si l’encre et la plume sont encore là, fit remarquer le seigneur Pere. Chacun croit que Sa Majesté t’a placé ici pour nous espionner. Celui qui t’a pris ton livre te le rendra quand il saura ce qu’il contient, ajouta-t-il en bâillant.
— Pensez-vous que je sois un espion ? demanda Yusuf.
— Ne le sommes-nous tous pas peu ou prou ? Ah, je me sens plus robuste de jour en jour, je pourrais marcher jusqu’au rivage !