CHAPITRE III
Quand ils arrivèrent en pleine campagne, le petit groupe était déjà dispersé. Raquel venait en tête : elle serrait dans sa main les rênes de la mule de son père et conversait avec le sergent. Isaac racontait à Yusuf les voyages qu’il avait effectués dans sa jeunesse, sur terre comme sur mer, et au cours desquels il avait acquis quelques-unes de ses plus utiles connaissances médicales. Oliver se tenait à l’arrière avec le capitaine, derrière les bêtes de somme. Gabriel, Narcís et Miquel, le troisième garde, chevauchaient de part et d’autre, vaguement en alerte.
— Vous vous appelez Domingo, n’est-ce pas ? demanda timidement Raquel, bien qu’elle eût déjà fait la connaissance du sergent sur la route de Tarragone, plusieurs mois auparavant1.
Malgré cela, cette question lui paraissait hardie.
— Eh oui, répondit-il en souriant, c’est effectivement mon nom. Mais pas pour tout le monde. Si ces deux tire-au-flanc, ajouta-t-il en désignant Gabriel et Narcís, osaient m’appeler ainsi, je leur parlerais du pays. Mais vous, maîtresse, ne vous en privez pas.
— Sommes-nous partis plus tard que vous ne le souhaitiez ? demanda Raquel afin d’éviter les questions trop personnelles. Ou vous attendiez-vous à un tel ajournement ?
— Je ne m’attendais surtout pas à ce que quelqu’un se fasse assassiner sous nos yeux, répondit sèchement le sergent. Non, je ne pensais pas partir si tard. Même si c’est une chose à laquelle je suis toujours prêt quand j’accompagne Son Excellence, ajouta-t-il au bout d’un moment.
— Vraiment ? Je n’aurais pas cru qu’elle fût si…
— Non, Son Excellence est toujours à l’heure, mais ses gens s’attroupent toujours autour d’elle pour lui demander mille sottises et rendre le départ impossible. La seule façon de l’éviter, c’est de s’en aller avant qu’ils soient éveillés. Je ne croyais pas rencontrer de difficultés aujourd’hui, cependant.
— En quoi serions-nous si différents ?
— Mes hommes sont debout et prêts à partir dès que je leur en donne l’ordre. La plupart du temps, le palefrenier s’occupe déjà de cette jument avant même que le soleil soit levé. Je ne pensais pas non plus qu’il y aurait de problèmes avec le bailli. À en juger par son comportement, ajouta-t-il, il a passé sa jeunesse dans l’armée, mais il est vrai que je ne m’aventurerais pas à le questionner sur son passé.
— Pourquoi ? s’étonna Raquel.
— Je dirais, en dépit de ses manières amicales, que nous ne sommes pas sur un pied d’égalité. S’il est bailli, maîtresse Raquel, eh bien moi je suis comte. Mais revenons à votre question : je pensais nous voir partis à la lueur de la lune. Nous ne serons pas ce soir à Barcelone, ajouta-t-il d’un air lugubre.
Raquel se retourna pour jeter un coup d’œil à Oliver, taciturne.
— Cela va le contrarier.
— Possible, fit Domingo, mais ça ne changera rien. Nous irons le plus loin possible, ferons la sieste et chevaucherons jusqu’à ce qu’il fasse trop sombre.
— Vous ne trouverez jamais d’auberge.
Raquel se rappelait les embarras que cela avait créés lors de son précédent voyage.
— Pas besoin d’auberge. Il n’y a pas de grandes dames à protéger cette fois-ci. Nous sommes six hommes armés. Les nuits sont chaudes et sèches, et nous trouverons bien un coin tranquille pour dormir en attendant que la lune soit assez haute pour nous éclairer la route de Barcelone. Quatre ou cinq lieues dans ces conditions et nous serons aux portes de la ville avant l’aurore, je vous le garantis. Et ce sera aussi bien comme ça, maîtresse Raquel.
— Pourquoi, Domingo ?
— Comme vous le savez, il fait plus chaud là-bas qu’ici à cette époque de l’année. Pas aussi chaud qu’à Grenade, naturellement, ajouta-t-il. J’y suis allé quand j’étais jeune. J’étais garde d’un émissaire de Sa Majesté. Il faisait vraiment chaud.
— À quel point ?
Raquel défit un peu son voile et se prépara avec délice à écouter le sergent égrener ses souvenirs.
Près de deux heures plus tard, le capitaine rattrapa Isaac.
— Maître Isaac, nous approchons de notre destination. Si vous voulez faire vos adieux, nous allons les laisser s’en aller.
— Oh, déjà, dit le sergent en feignant la surprise. J’ai tant pris plaisir à revivre de vieilles campagnes en compagnie de maîtresse Raquel que j’ai à peine remarqué où nous nous trouvions, ajouta-t-il galamment. Mais avant de nous séparer, capitaine, pourquoi ne pas nous arrêter un instant pour apprécier les mets que nous transportons ?
Le capitaine leur fit faire halte sous des arbres dont le feuillage projetait son ombre sur une petite rivière. La chaleur et la sécheresse de l’été avaient réduit le courant à quelques ruisselets, mais sa musique et sa fraîcheur étaient agréables quand il courait sur les pierres et le sable de son lit. Les gardes déchargèrent les paniers et les balluchons de nourriture. Et un instant plus tard, chacun se régalait d’abricots sucrés, de poires fermes, de bœuf braisé et de poulet rôti froid ainsi que de pain en abondance.
— Nous ne pouvons emporter tout ça avec nous, dit Raquel en voyant ce qui restait. Maman et Naomi ne seraient pas contentes.
— Nous pourrions vider ces beaux paniers, suggéra le sergent, et les renvoyer avec vous : nous mettrons les restes de nourriture dans les paniers de bât des mules. En répartissant les charges, nous devrions avoir suffisamment de place. Êtes-vous d’accord, maître Isaac ?
— Je laisse ce genre de décision stratégique à Raquel, dont les connaissances en ce domaine dépassent de beaucoup les miennes, dit Isaac en souriant.
— Excellente idée. Je vais m’en occuper pour m’assurer que tout est bien empaqueté, déclara Raquel. Mangez le reste au souper avant que cela ne se gâte.
Raquel réorganisa le contenu des paniers de bât.
— Voilà qui est fait. Nous sommes prêts à partir, mais avant tout je dois dire au revoir à mon nouveau petit frère.
Elle serra contre elle Yusuf qui, au cours de l’année passée, était devenu son ami et allié, puis elle tira le voile devant son visage pour dissimuler ses larmes.
— Fais attention à toi, murmura-t-elle, et ne baisse jamais la garde.
— Oh, vous avez écouté ! dit Yusuf, indigné.
— Bien entendu. Je vais maintenant laisser papa te dire au revoir.
Isaac enlaça le jeune garçon et se recula.
— Je ne te donnerai pas d’autre recommandation. Tu as survécu grâce à ton esprit et ton intelligence, et tu continueras ainsi, je le sais. Je te demande seulement de respecter le dernier conseil du capitaine.
— De serrer les coudes ? s’étonna-t-il.
— Non, de n’accorder confiance à personne, lui susurra-t-il à l’oreille. Adieu, mon garçon. Si tout va bien, nous nous reverrons avant peu. Mes bénédictions t’accompagnent, s’empressa-t-il d’ajouter avant de se détourner.
— Il reviendra avant les fêtes2, dit Raquel avec une légèreté feinte. Vous parlez comme s’il partait pour des années.
— Une fois entamé, un voyage peut mener en des endroits inattendus, ma chérie, expliqua son père en montant sur sa mule impatiente.
Yusuf demeura un instant immobile, la main sur le pommeau de sa selle, déconcerté par les mots de son maître. Il regarda ses compagnons : Miquel, Gabriel et Narcís, les trois gardes, son vieil ami, le sergent Domingo, et celui qui était apparemment l’ami de l’évêque, Oliver. Il secoua la tête, éperonna sa jument et partit avec les autres en direction du sud.
Les trois autres cavaliers abandonnèrent l’ombre des arbres. Pendant leur brève halte, la chaleur s’était faite plus pesante. La poussière soulevée par les chevaux et les mules flottait encore dans l’air ; il n’y avait pas un souffle de vent. Raquel se cala sur sa mule et regarda autour d’elle. Les jeunes gardes s’en étaient allés, le capitaine songeait trop à sa tâche pour s’intéresser à elle et la campagne était déserte. Elle écarta légèrement son voile, mais le moindre contact de l’étoffe sur ses joues brûlantes était plus qu’elle n’en pouvait supporter. Elle le rejeta jusqu’à ce qu’il ne tienne plus que par une seule épingle accrochée à une boucle de cheveux.
— Le paquet que l’on vous a remis, maître Isaac, dit le capitaine, doit être déposé dans une ferme proche d’une petite route située légèrement à l’écart de la nôtre. Il vaudrait mieux que votre fille et vous-même l’apportiez sans mon assistance.
— Certainement, capitaine, dit Raquel avec une assurance un peu artificielle.
— Prenez la première route à droite et suivez le cours d’eau jusqu’à ce qu’elle fasse un coude. Vous verrez un étang et une petite cascade. L’entrée de la maison se trouve juste après.
— Son Excellence m’a donné des instructions à partir de ce moment, dit Isaac. C’est une mission toute simple, semble-t-il.
— Oui, mais si vous n’y voyez pas d’objection, maître Isaac, j’aimerais vous suivre à distance raisonnable au lieu d’attendre ici. Si tout se passe bien là-bas, je vous rattraperai quand vous quitterez la maison.
— Certainement, capitaine, dit le médecin. Nous serons heureux de savoir que vous êtes là.
Comme l’avait dit le capitaine, la distance n’était pas très importante. La route suivait un ruisseau bordé d’arbres et était si étroite que même un petit char à bœufs aurait eu du mal à l’emprunter. Mais il faisait une fraîcheur agréable à l’ombre des arbres, les champs qui s’étendaient par-delà le ruisseau étaient plantés de céréales et les pentes des collines, d’oliviers et de vignes aux fruits encore verts. Au lieu de s’inquiéter pour Yusuf, de se tracasser pour Daniel ou de se demander si elle désirait vraiment qu’on l’épouse – ses réflexions habituelles quand son esprit n’était pas occupé par des affaires plus pressantes –, Raquel se prit à rêver à une vie dans un cadre aussi paisible, loin des tracas du monde.
Ses rêves d’existence idyllique furent soudain brisés par des éclats de voix. Des cris et des injures résonnaient dans les collines, s’amplifiant alors qu’ils approchaient de leur destination.
— Qu’y a-t-il, papa ?
— Quelqu’un de contrarié ? suggéra Isaac avec une certaine ironie.
Derrière eux, le capitaine éperonna sa monture et se retrouva bientôt à leur hauteur.
— Ça vient de la ferme, dit-il. Je vous précède pour m’assurer que tout va bien.
— Oui, dit le médecin, nous n’aimerions pas arriver au beau milieu d’une rixe.
Un ordre, et le cheval du capitaine partit au triple galop, leur projetant poussière et cailloux au visage. Aiguillonnées par la volée de graviers et le soudain départ de leur compagnon d’écurie, les mules adoptèrent une allure rapide. Nouvellement acquise à l’art de l’équitation, Raquel fit tout pour contrôler la mule de son père et se tenir en selle sur la sienne. Les bêtes revinrent au petit trot et s’engagèrent sur un chemin parfaitement entretenu.
Devant eux, le cheval du capitaine se remit au pas. Les mules le rattrapèrent, perdirent tout intérêt pour la course et se dirigèrent vers l’herbage qui longeait le chemin.
Les cris avaient pour origine un cavalier de haute taille. Sa monture et lui-même étaient couverts de poussière et suaient abondamment, comme s’ils venaient de parcourir une distance considérable. Il hurlait après un vieux serviteur qui défendait la porte de la maison contre vents et marées.
— Je ne partirai pas tant qu’on ne m’aura pas fait entrer, vieil imbécile ! lança l’homme à cet improbable héros.
— Le maître ne veut pas d’étrangers dans sa demeure quand il n’est pas en résidence, répondit le serviteur avec courage mais d’une voix chevrotante. Et peu importe celui que vous cherchez, il n’y a ici personne de la sorte.
Le capitaine mit pied à terre, tira son épée et s’approcha du cavalier.
— Que se passe-t-il ici ?
Les deux protagonistes se tournèrent vers lui et découvrirent un homme armé, botté, en éperons et portant l’uniforme de capitaine de la garde épiscopale.
— Ce gentilhomme menace ma vie si je ne fais pas apparaître une personne qui n’existe pas, dit le vieillard. Quelqu’un qui ne vit pas et n’a jamais vécu ici. Je suis responsable des biens de mon maître et je ne dois laisser entrer personne en son absence.
— Ce qui se passe ici ne regarde pas la garde épiscopale, dit l’homme à cheval. Et cela ne regarde pas plus ses compagnons qui m’ont l’air plutôt douteux, ajouta-t-il en fixant Raquel qui sentit le rouge lui monter aux joues. Je veux rendre visite à une connaissance, c’est tout.
Raquel se rappela alors son voile et s’empressa de le rabattre sur son visage.
— La paix et le bon ordre dans le diocèse me regardent justement, dit le capitaine avec calme. Si je ne puis passer devant la propriété d’un gentilhomme sans être attiré par la profération de menaces, ce sont mes affaires. Je pense, messire, que vous vous êtes trompé de maison. Et je vous suggère de partir et de décharger votre bile ailleurs, sans vous en prendre au médecin et à sa fille.
D’un geste de la main, il engloba le vieillard, Isaac et Raquel.
— Et moi je te suggère, bâtard, d’aller en enfer et d’y rester pour l’éternité avec ta catin de mère ! cria l’homme qui, furieux, éperonna son cheval et s’enfuit au triple galop avant même que le capitaine pût réagir…
— Vous savez, papa, je crois qu’il s’agissait de maître Luis, dit Raquel. Cet homme a un caractère des plus désagréables.
— C’était bien maître Luis, confirma le capitaine. Je me demande quelle mouche l’a piqué pour qu’il agisse ainsi.
— Il a vraiment l’air hors de lui ce matin, dit Isaac.
— Oh, il est rarement jovial, reprit le capitaine, mais de là à afficher un tel comportement…
— Peut-être est-il affecté par la chaleur.
— C’est possible. Si vous voulez bien m’excuser, je dois me retirer.
— Certainement, capitaine.
Isaac attendit que le bruit des sabots eût disparu dans le lointain.
— M’adressé-je bien à Dalmau ?
— Oui, messire, puis-je vous être d’un quelconque service ?
Isaac mit pied à terre. Privé de son bâton et sur un sol étranger, il hésita. Raquel sauta à bas de sa mule pour lui venir en aide.
— J’ai quelque chose pour vous, Dalmau, dit le médecin. C’est de la part de Son Excellence l’évêque.
Il sortit un paquet du sac de cuir dissimulé sous sa tunique et le tendit de façon telle que Dalmau pût en voir le sceau.
— Si vous voulez bien entrer, messire, dit le vieux serviteur, vous et votre fille, j’ai moi aussi quelque chose à vous remettre. Prenez mon bras, ajouta-t-il. Je vais vous conduire à l’intérieur et je vous raccompagnerai tout à l’heure.
Isaac partit avec le vieil homme, et Raquel les suivit. Dalmau ne s’intéressa pas à la lourde porte principale et les conduisit vers une petite entrée percée dans la muraille. De l’autre côté, c’était une cour, fraîche, avec un ruisseau et des arbres.
— Si vous voulez bien attendre ici un instant, maîtresse, dit le serviteur, nous allons bientôt revenir.
Ils foulèrent des dalles bien plates puis s’arrêtèrent. Dalmau tambourina à une porte.
— Ouvre, espèce d’imbécile, siffla-t-il, c’est moi !
Il y eut le bruit d’une barre que l’on soulevait puis que l’on retirait, le grincement d’une grosse serrure. Une porte s’entrebâilla et une bouffée d’air frais frappa le médecin au visage. Posant avec précaution le pied sur ce sol inconnu, il entra derrière le serviteur.
— Qui est-ce, Dalmau ? appela depuis l’étage une voix craintive.
— C’est le médecin aveugle, madame, l’envoyé de l’évêque. Il apporte un paquet pour le maître. Le précédent gentilhomme s’était trompé de maison. Il est parti.
— Je vois, fit-elle, soulagée. Donne au médecin le paquet posé sur la table et offre-lui un rafraîchissement.
— Ta maîtresse est aimable.
— Oh, ce n’est pas la maîtresse, mais la gouvernante.
— Je suis surpris, fit Isaac avec courtoisie. Elle a la voix d’une…
— C’est vrai, messire, si vous voulez bien m’excuser de vous interrompre. Je pense qu’elle s’est trouvée déchue, comme tant de gens de nos jours. Désirez-vous boire ?
— Merci, mais nous devons repartir avant que la chaleur du jour n’empire.
— Alors voici votre paquet, messire.
Isaac l’enfouit sous sa tunique et Dalmau le raccompagna jusqu’à la cour.
— Que penses-tu de tout ça ? dit Isaac quand la porte dans la muraille eut été à nouveau barricadée.
— C’est une charmante petite propriété, papa. La maison est solide et sûre. Très sûre. Le maître doit réellement craindre les voleurs et les maraudeurs. Les portes sont barrées et fermées à clef, ajouta-t-elle, et de lourds volets obscurcissent toutes les fenêtres du rez-de-chaussée.
— C’est certainement parce que les serviteurs redoublent de précautions quand leur maître est absent, dit Isaac d’un air détaché. La maison est alors placée sous leur responsabilité. Ils m’ont certainement fait partir le plus vite qu’ils le pouvaient.
Mais ni lui ni Raquel ne demandèrent pourquoi l’évêque de Gérone recevait et envoyait du courrier par l’intermédiaire d’une petite ferme jolie et prospère.
Le soleil ne cessait de monter dans un ciel dépourvu de tout nuage, la température grimpait et la progression de la petite troupe en route pour Barcelone commençait à ralentir.
La brise tomba. Le paysage frémissait dans la chaleur qui s’élevait de la route et des champs arides. La mule la plus chargée – une bête robuste, au pas sûr – trébucha à deux reprises. Le sergent leva le bras et commanda qu’on fît halte.
— Si nous continuons ainsi, nous allons perdre notre meilleure mule, dit-il en lançant un regard noir aux autres comme s’ils n’étaient pas de son avis. J’ai dit à Son Excellence que nous étions trop chargés, et nous n’avions pas encore ces réserves de nourriture.
— On va s’arrêter ici, sergent ? demanda Miquel, le plus âgé des trois gardes.
— Ici ? Sans eau ni ombre ? Le soleil t’aura tapé sur le crâne. Mais non ! Il y a un endroit idéal à un bon quart de lieue d’ici. De l’autre côté de cette colline. Mais il faut décharger la mule un peu avant qu’elle ne se mette à boiter.
— Je vais marcher, dit Yusuf. Ma jument portera les paquets.
— Une excellente idée, mon garçon, répondit le sergent. Mais il me semble qu’il vaudrait mieux que ce soit quelqu’un de plus lourd, monté sur un cheval plus puissant, qui fasse ce sacrifice.
Il regarda alentour et sourit.
— Narcís, tu vas pouvoir te dérouiller les jambes.
Narcís haussa les épaules.
— Je savais que ce serait moi, grommela-t-il.
Deux coffres, petits mais très lourds, destinés à Sa Majesté passèrent de la mule sur le cheval de Narcís, et le groupe repartit paisiblement vers la colline. Celle-ci était plus haute qu’on ne s’y serait attendu. Quand ils parvinrent au sommet, chacun avait mis pied à terre pour alléger les bêtes.
— J’ai une ampoule au talon, pesta Narcís quand ils se furent arrêtés sur la cime.
À mi-pente se dressait un petit taillis touffu. Un torrent rapide le traversait, entouré de terres herbeuses partiellement abritées par les arbres.
— Voilà, dit le sergent. On y sera dans une minute.
Ce fut une longue minute. Quand ils s’arrêtèrent enfin à l’ombre des arbres, ils déchargèrent les animaux, les lâchèrent pour qu’ils aillent boire et paître, puis les laissèrent sous la surveillance de Narcís, qui avait ôté ses bottes et contemplait ses pieds d’un air sombre. Domingo et Oliver se dévêtirent et entrèrent dans l’eau pour se débarrasser de la poussière et de la sueur. Miquel et Gabriel firent de même. Oliver trouva un endroit plus profond où il se rinça soigneusement dans l’eau froide avant de secouer sa chevelure trempée et de s’étendre au bord du torrent.
Yusuf les regardait. De par sa nature ou son éducation, il n’était ni timide ni prude, mais à côté d’Oliver, dont les membres, le cou et la poitrine le faisaient ressembler à un lutteur de foire, il se sentait petit, insignifiant. La fierté exigeait toutefois qu’il ne restât pas au bord du torrent comme une vierge effarouchée. À la hâte, il ôta chaussures, tunique, chemise et culotte, en fit un tas et se précipita dans l’eau avant de s’asperger vigoureusement. Avant qu’il ne sortît de l’eau et ne se revêtît de sa chemise, le soleil avait séché Oliver. Celui-ci se leva et mit sa chemise, rinça sa culotte dans l’eau et l’accrocha à une branche pour qu’elle sèche.
— Je te recommande d’en faire autant, mon gars. Tu me remercieras quand il sera temps de partir.
Les autres étaient secs et à moitié vêtus.
— On mange, dit le sergent, ensuite on dort. Quand il fera assez frais, on se remettra en marche.
— Et ce sera quand ? demanda Narcís, relevé de ses fonctions et sortant tout juste de l’eau.
— Quand je le dirai, répondit sèchement le sergent.
Quand ils avaient empilé les bagages, ils avaient mis de côté les paniers de bât contenant la nourriture. Oliver et Domingo les emportèrent vers un endroit agréable et soulevèrent les couvercles.
— Ils sont remarquablement lourds, dit Oliver.
— Voilà la raison, répondit le sergent en tirant des paniers deux cruchons bien bouchés. Et en voilà une autre.
Deux plats en terre, enveloppés dans des serviettes de lin, furent disposés devant eux.
— Il y a là des fruits secs, du jambon et du pain que nous envoient les cuisiniers de Son Excellence.
— On devrait les garder pour le souper et le déjeuner de demain, proposa Oliver, puisque nous avons perdu tout espoir d’atteindre Barcelone aujourd’hui.
— D’accord, répondit le sergent. Venez, tas de fainéants !
Les cruchons contenaient du vin. Le sergent en déboucha un et envoya Narcís mettre l’autre au frais dans le torrent. Quand il revint, un impressionnant festin était déployé devant eux. Un des plats contenait du poulet et du canard, coupés en morceaux et cuits dans une sauce épaisse et épicée, aussi frais grâce à la terre que s’ils avaient été rangés dans un cellier bien abrité. Dans l’autre, il y avait des lentilles et du riz cuits avec des oignons, de l’ail et des herbes parfumées. Ils se jetèrent sur la nourriture.
Quand tout le monde eut mangé et que le vin eut considérablement diminué, les conversations moururent d’elles-mêmes. Narcís s’endormit ; Domingo et Oliver continuèrent de parler de chevaux à voix basse, puis sombrèrent dans le sommeil. Miquel et Gabriel étaient de garde – Miquel près des bagages, et Gabriel en haut de la colline, d’où il pouvait surveiller les environs. Tout était paisible. La chaleur avait interrompu les chants des oiseaux et les activités des petites bêtes. Des gens raisonnables, se dit Yusuf, seraient chez eux à somnoler dans une pièce fraîche et confortable.
Après avoir conclu qu’il était le seul être vivant éveillé dans cette partie du monde, Yusuf remarqua du coin de l’œil un léger mouvement. Sans bouger la tête, il vit quelque chose de brun tapi sous un buisson épais. Il affina son regard. Brun foncé avec des yeux. D’une bonne taille, semblait-il, mais trop petit pour être un homme. Un chien ? Un renard ? Un animal plus menaçant ? Il faillit jurer de frustration. Une fois encore, il n’avait pas son épée à côté de lui – en dépit des excellents conseils reçus le matin même. Se servant de son corps comme d’un bouclier qui le protégeait de ce regard inquisiteur, il saisit très lentement un morceau de bois.
Il remarqua qu’Oliver Climent le regardait. Le bailli, la main sur le pommeau de son épée, secoua la tête de manière presque imperceptible. Yusuf lâcha le bâton.
Un bras blanc et maigre jaillit du buisson et attrapa le morceau de pain qu’un des gardes avait laissé à terre. Oliver fut tout aussi prompt. Sa main robuste se referma sur le petit poignet.
— Sors d’ici, dit-il sur le ton de la conversation, sans pour autant desserrer son emprise. Nous ne te ferons pas de mal.
Le propriétaire du bras ne bougea pas et n’émit aucun son.
— Si tu ne sors pas, c’est moi qui vais devoir te tirer.
Il ne se passait toujours rien.
— Puisque c’est ce que tu veux…
Oliver tira d’un coup sec et l’on vit apparaître un jeune garçon petit et malingre : il avait de longs cheveux hirsutes et portait une tunique brune et grossière trop grande pour lui. Des larmes creusaient des sillons dans la crasse de son visage.
— Tu as faim ? demanda doucement Oliver, sans lâcher le poignet.
Le garçon le regardait de ses grands yeux sombres.
— Quelle question ! Bien sûr que tu as faim. Tiens, tu vas nous rendre un grand service, à nous et à nos mules, en nous aidant à manger ceci. Ce que nous ne mangeons pas, nous devons l’emporter, et nos bêtes sont déjà surchargées.
Tout en parlant, il arracha un morceau de pain, le déposa sur un linge et mit dessus un peu de poulet. Avec un autre morceau de pain, il attrapa des lentilles et du riz et posa le tout près du poulet.
— Bon, si je te lâche, est-ce que tu vas rester ici pour manger ?
Toujours pas de réponse de la part de l’enfant.
— Je jure par le Seigneur Tout-Puissant et par tout ce que je tiens pour vrai qu’il ne te sera fait aucun mal. Nous sommes les envoyés de l’évêque de Gérone, et l’évêque ne permet pas à ses hommes de nuire aux enfants. Resteras-tu assez longtemps pour manger ?
Il hocha la tête.
— Dis-le. Tu peux parler ?
— Je vais rester.
La voix était rauque, hésitante, comme si l’enfant n’avait pas parlé depuis longtemps, mais Oliver jugea la réponse acceptable et le relâcha. Le garçon se saisit du morceau de poulet et se mit à manger comme un animal affamé.
— Ce garçon n’a rien mangé depuis belle lurette, de toute évidence, déclara le sergent. Mais je me demande s’il est raisonnable de lui donner tant à la fois, Oliver. Tiens, mon gars, ajouta-t-il, bois du vin et reprends ton souffle, sinon tu seras malade.
Il prit le cruchon que lui tendait le sergent et but un peu, puis il le reposa et contempla le reste de la nourriture.
— Nous nous rendons de Gérone à Barcelone pour mettre cette canaille sur un bateau, dit le sergent d’un air dégagé en désignant Yusuf.
Le petit vagabond chercha à se relever.
— Non, non, calme-toi, mon garçon. Ce n’est pas un prisonnier. C’est le pupille de Sa Majesté, et il la rejoint pour passer quelques mois à ses côtés en tant que page. Ce n’est pas vrai, Yusuf ?
— Ça l’est, messire, répondit Yusuf qui s’efforçait de mettre de la sincérité dans chacun de ses mots. J’y vais de ma propre volonté, je le jure. Et là, dans la prairie — j’ignore si tu l’as vue –, c’est ma jument. La baie aux membres bien déliés. Ils s’occuperont d’elle à Barcelone et, à mon retour, je la monterai pour regagner Gérone.
— C’est vrai ? murmura le garçon en se tournant vers Oliver.
— Oui. Je te le jure sur mon âme immortelle. Nous sommes d’innocents voyageurs. Et je crois que tu pourrais manger un peu plus.
Il y eut un long silence, ponctué par les ronflements et les grognements de Narcís toujours assoupi, pendant lequel le garçon termina le poulet, le riz et le pain.
— Je vous remercie beaucoup, señores, dit-il d’un ton étrangement solennel. J’avais très faim.
— Mais je t’en prie, dit Oliver qui le dévisageait. Je m’appelle Oliver. Le sergent de la garde de Son Excellence a pour nom Domingo, le garçon s’appelle Yusuf, celui qui ronfle encore est Narcís et là-bas, les deux bons à rien sont Miquel et Gabriel. L’un d’eux devait veiller. De toute évidence, il ne t’a pas vu.
— J’étais de l’autre côté du torrent, expliqua le garçon. Je pensais vous demander un morceau de pain, mais quand je vous ai vus si nombreux…
— Oublions ça, fit le sergent. Maintenant que tu sais qui nous sommes, peut-on connaître ton nom ?
— Certainement, messires, dit l’enfant après un bref instant de panique. Je m’appelle Gil.
— Et tu parcours cette route avec le consentement de ton maître ? Non, ne te sauve pas.
Oliver l’avait à nouveau saisi au poignet car il s’était une fois encore relevé brusquement.
— Nous n’avons pas non plus pour tâche de retrouver les fuyards, à moins que Son Excellence ne le demande.
— Ah bon ? fit Oliver, intéressé. Je ne la croyais pas capable d’utiliser ses hommes à de telles fins.
— On ne me l’a jamais demandé, en tout cas, dit le sergent, très à l’aise. Et je ne reçois d’ordre de personne d’autre, mon garçon, pas même de ton maître. Mais pourquoi t’enfuir ? Tu dois savoir que tu fais une proie facile pour les voleurs et les malfaiteurs. Sans parler des marchands d’esclaves.
— C’est justement pour ça que je me suis enfui, dit l’enfant dont les yeux se portaient alternativement sur Oliver Climent et sur le sergent. La cuisinière m’a dit qu’elle avait entendu ma maîtresse en parler avec un marchand d’esclaves.
— Pourquoi aurait-elle agi ainsi ? demanda le sergent en l’examinant attentivement. Es-tu un esclave à vendre ?
— Oh non, mais parfois je suis maladroit, dit-il en baissant les yeux. Je casse des choses. La dernière fois que j’ai brisé un objet, la maîtresse était si furieuse après moi qu’elle m’a battu et m’a enfermé dans la réserve pendant un jour et une nuit.
— Ce n’est pas une raison pour te vendre, fit remarquer Domingo.
— Oh si, dit Oliver. Réfléchissez. Si elle le vend, elle se débarrasse de lui tout en gagnant quelques pièces. Il faut seulement qu’elle trouve un meilleur aide, c’est tout.
— C’est surprenant qu’on ne vende pas plus de garçons de cuisine avec un tel raisonnement.
— Mais comment expliquerait-elle ton absence à ta famille ?
— Je n’ai plus de famille, messire. Elle allait dire aux… aux frères de l’orphelinat que j’étais mort.
Narcís s’était éveillé et écoutait avec grand intérêt le récit du petit fuyard.
— Mais c’est impossible ! intervint-il. Même si tu n’as pas de famille, un petit chrétien ne peut être vendu…
— C’est exact, reconnut Oliver, mais les navires qui appareillent de Barcelone ont à leur bord des enfants chrétiens qui seront vendus à bon prix sur toutes sortes de marchés. Quelques pièces échangées quand le vent est favorable, et le garçon – ou la fille – se retrouve embarqué avant même que de comprendre. Si l’on interroge le capitaine – ce qui n’arrive pratiquement jamais –, il peut toujours répondre que c’est un petit Maure capturé lors d’une bataille. Qui dira le contraire ?
— L’enfant, répliqua le garde. Il lui suffit d’affirmer qu’il est chrétien au premier fonctionnaire qu’il rencontre.
— Non, parce qu’il sait déjà qu’on lui coupera la langue s’il s’amuse à cela, répondit Oliver. Tu es un homme de la terre, mon bon Narcís. Ce sont là les coutumes des gens de mer. À propos, sais-tu lire et écrire, mon garçon ?
— Oui, dit l’enfant avec une certaine hésitation. Un peu.
— Dans ce cas, je te suggère d’apprendre. C’est utile de savoir écrire. Te couper la langue ne servirait alors à rien parce que tu pourrais jeter sur le papier tes accusations. Un esclave sans langue peut travailler, mais on ne tirera rien d’un esclave sans mains, et l’argent que le marchand aura investi sur sa personne sera perdu. C’est une question de bon sens, à leurs yeux, bien entendu. Donc tu t’es sauvé, ajouta-t-il en le dévisageant. Tu es intelligent. J’aurais fait de même, tu sais.
— Ça se comprend, vu les circonstances, intervint le sergent. Mais d’où t’es-tu enfui ?
— Je ne puis le dire, señores, dit l’enfant qui avait, une fois encore, l’air paniqué. Je ne sais pas exactement où était la maison.
— Mais tu as été élevé par des frères dans un orphelinat ?
— Oui. Mes parents sont morts. Ensuite, les frères qui s’occupaient de moi m’ont placé comme garçon de cuisine.
— Pourquoi ne pas te mettre en apprentissage, mon gars ? lui demanda Oliver.
— Les frères ont peu d’argent pour les apprentis, et ils le donnent pour ceux qui sont…
Il parut chercher un mot.
— … Ceux qui sont plus aptes à apprendre un métier, murmura-t-il en rougissant.
— Ah, je suis sûr qu’ils se trompent. Tu m’as l’air intelligent. Très habile, aussi. Presque autant que moi, et ils sont peu à avoir des mains aussi prestes que les miennes. C’est une bénédiction que je sois honnête, ajouta Oliver, sinon j’aurais fait un brillant coupe-bourse.
— Vous avez peut-être le cœur trop tendre pour ça, dit le sergent.
— Oh, je n’en suis pas si sûr. Alors, Gil, où vas-tu à présent ?
— Il y a d’autres royaumes au nord et à l’est. C’est là que je vais.
— Assurément, mais tu devras faire preuve de beaucoup de prudence en chemin, car certains sont nos ennemis. Dès que tu ouvriras la bouche pour parler, l’on saura d’où tu viens. Moi-même, j’ai une petite idée là-dessus, mais si tu n’as pas envie d’en parler, je ne dirai rien.
— C’est vrai ? demanda Narcís.
— Je le taquine. Je ne peux rien dire, sauf qu’il est catalan, de cette région, comme nous tous. Mais dans les autres royaumes, ils parlent avec d’étranges accents : tu pourrais ne pas les comprendre. C’est un point à ne pas négliger.
Gil rejeta les mèches qui lui tombaient devant les yeux et eut un rire insolent à l’adresse d’Oliver.
— Je sais tout des étrangers, señor. Et je comprends la langue de nombre d’entre eux. Ce n’est pas parce que je ne sais pas bien lire et écrire que je suis totalement ignorant !
— Mille excuses.
— C’est un garçon intelligent, dit le sergent. Trop pour aider à la cuisine.
— Suis-je libre de partir ? demanda-t-il brusquement en se tournant vers Oliver.
— Bien entendu. Tu te croyais mon prisonnier ? Je voulais seulement savoir qui avait une petite main aussi habile. Et m’assurer que tu avais à manger.
— Dans ce cas, messires, je vous remercie pour le rafraîchissement. Vous m’avez empêché de mourir de faim, et je vous en suis reconnaissant. Maintenant, je dois reprendre la route.
Il prit un petit balluchon dissimulé sous les broussailles et se releva : il était plus grand qu’on ne l’aurait cru.
— Un moment, dit Oliver.
Il mit de la nourriture dans une serviette de lin qu’il noua aux quatre coins et la tendit à Gil.
— Ceci te sera utile, où que tu ailles. Mais attends, j’ai une idée. Nous nous rendons à Barcelone, comme je l’ai dit, et je te propose de te joindre à nous. Je peux te trouver un endroit en ville où tu feras des progrès et où tu ne craindras rien.
— Je ne peux pas retourner à Barcelone, dit Gil d’une voix perçante avant de partir en courant vers la route.
— Pourquoi l’avez-vous invité à se joindre à nous ? demanda le sergent. Je n’y vois pas d’objection, je suis curieux, tout simplement.
— C’est étrange, mais je préférerais ne pas le voir vendu en esclavage ou assassiné en chemin.
— C’est probablement le sort qui l’attend…
— Il n’a jamais appris à faire attention, dit Yusuf, qui semblait soucieux. C’était stupide de sa part de s’approcher si près de nous. Nous aurions pu être n’importe qui. Et quand il a essayé de se sauver, c’était déjà trop tard.
— Il mourait de faim, expliqua Oliver. Un cerf affamé vous mangera dans la main droite même si vous tenez un couteau dans la gauche.
Ils avaient à peine repris leur sieste qu’un cri strident les interrompit.
— C’est le garçon, dit Oliver, qui bondit, l’épée à la main, et s’élança à toute allure vers la route.
L’air résigné, le sergent se releva et le suivit.
Gil se trouvait à mi-pente de la colline, sur la route de Gérone. Deux hommes dont les chevaux attendaient au bord du chemin étaient agrippés à lui.
— Vous m’obligerez, messires, leur lança Oliver, en enlevant vos mains de mon valet d’écurie !
Son épée brilla au soleil et l’un des hommes le relâcha.
— Et toi, Gil, espèce d’imbécile, retourne auprès des chevaux ! Quant à vous, messire, laissez-le partir.
— Je vous suggère la même chose, ajouta le sergent qui, en bâillant, dessina dans la poussière de la pointe de son épée.
Quoique en chemise, ils formaient une paire assez menaçante.
— On savait pas qu’il était à vous, messire, dit le second homme en libérant Gil. On croyait que c’était un fugitif.
— Gil ? Certainement pas. Il a probablement vu quelque chose d’intéressant quand nous sommes passés par là il y a un certain temps. N’est-ce pas, mon gars ?
— Oui, messire, répondit l’enfant. Il y avait un cheval blanc dans la prairie, mais il est parti maintenant.
— C’est que c’est un animal intelligent, conclut Oliver. Il fait trop chaud pour être en plein soleil. Je vous souhaite la bonne journée, gentilshommes.
Un bras négligemment jeté sur l’épaule de Gil, il ramena l’enfant vers le taillis.
— Je me moque de savoir combien d’orphelins ou de fugitifs passent par ici, grogna le sergent. Je vais dormir. Narcís, dit-il en le poussant de sa botte, va relever Gabriel.
Dès qu’il vit le garde debout, il s’allongea, son paquetage sous la nuque, et s’endormit presque aussitôt.
— Moi aussi, je vais dormir, dit Oliver qui prit son sac et s’installa sous un gros arbre, un peu à l’écart. Mais dis donc, mon gars, viens ici un instant, je voudrais te parler.
Gil le regarda, mi-curieux mi-soupçonneux, et le suivit. Il s’assit à côté de lui, les genoux remontés jusqu’au menton et la tunique serrée autour des mollets.
— Je peux comprendre pourquoi tu ne veux pas revenir à Barcelone, dit Oliver.
— Je n’ai pas dit que je venais de là…
— Chut. Tu es né et tu as grandi dans cette ville, et ta situation était plus élevée que celle d’aide de cuisine. C’est dans ta voix. Mais puisque tu ne veux pas en parler, nous n’en parlerons pas. Je conviens que tu trouves imprudent d’y retourner. Tu sais mieux que moi pourquoi.
— Oui, messire.
— Mon nom est Oliver Climent. Pas messire. Et ce qui compte, en dehors du fait que je suis désireux de t’aider, c’est que j’ai une amie en qui j’ai une confiance absolue. Et à qui je pourrais te confier avec une égale confiance.
— Qui ? demanda Gil, un peu tendu.
— On l’appelle tante Mundina. Et elle te prendra chez elle. Elle vit à Santa Maria, et nous allons passer devant chez elle. Elle saura comment utiliser deux mains habiles comme les tiennes. Et tu mangeras à ta faim chez tante Mundina.
— Mais je dois aller à Gérone, dit Gil sur un ton désespéré. C’est la seule ville où…
Il s’arrêta, et ses yeux s’emplirent de larmes.
— Allons, mon gars, ne pleure pas. Si tu dois te rendre à Gérone, nous nous arrêterons chez tante Mundina à notre retour. Car nous allons revenir, je te le jure. L’évêque n’aimerait pas perdre quatre gardes, leurs chevaux et ses meilleures bêtes de somme.
Gil eut un sourire timide.
— Pourquoi faites-vous tout ça ? Je ne comprends pas.
— Je suis furieux de voir qu’un enfant puisse être vendu comme une marchandise à un riche étranger – car tu es un joli garçon, et c’est ce qui arriverait –, tout ça parce qu’une femme de la ville ne pense qu’à l’argent.
— C’est ce que m’a répété la cuisinière.
— Mais dis-moi, si tu le peux, pourquoi Gérone ?
— Je crois que ma mère a de la famille là-bas, dit enfin le garçon.
— Et tu espères la retrouver ? Je ne crois pas que ta mère soit morte. Elle t’a mise chez les frères parce qu’elle ne pouvait plus te nourrir. Cela n’a rien de honteux, ajouta Oliver, c’est une chose trop fréquente.
Gil garda un silence obstiné – ou apeuré.
— Tu espères qu’elle vit chez un parent. Peut-être lui a-t-il dit qu’il ne pouvait accueillir qu’une personne, pas deux.
— Non. Ma mère est morte. Et même si elle était en vie, elle ne serait pas là. Je veux dire, si elle se cachait, on la rechercherait en premier lieu dans la maison d’un parent, non ?
— Et pourquoi se cacherait-elle ?
— Elle ne se cache pas, répéta l’enfant. Elle est morte. Je le sais.
— Qui est ce parent ? lui demanda Oliver. Je connais certaines personnes à Gérone, et le sergent connaît tout le monde, même les mendiants qui quêtent aux portes avec leurs chiens.
— Je n’ai jamais entendu son nom. Mais lui doit savoir le nom de ma mère. Je demanderai si quelqu’un la connaît.
— Mais toi, insista Oliver, ta maîtresse ne va-t-elle pas te chercher dans la maison de ce parent et demander à te reprendre ?
— Elle ignore le nom de ma famille. De même pour les frères. Elle ne me retrouvera pas ainsi. Personne ne peut me trouver si je vais là-bas, dit-il tandis que ses paupières s’alourdissaient. J’y serai en sécurité, personne ne me…
Soudain, le garçon s’endormit avec la brusquerie d’un jeune chien. Comme il basculait, Oliver le rattrapa. Sa tête se posa doucement sur la cuisse de l’homme.
Oliver plaça son paquetage derrière sa tête et s’allongea en prenant soin de ne pas bouger la jambe. Il était las, mais il mit tout de même beaucoup de temps à s’assoupir, car bien des éléments du récit de cet enfant lui paraissaient mystérieux, à commencer par son nom.