CHAPITRE XIV
Cinq nuits s’écoulèrent avant que Sa Majesté la reine ne regagne son campement sur la colline. La robe était alors dépouillée de toute hermine. La fourrure avait été soigneusement rangée – le nombre de peaux, la taille et l’état de chacune d’elles étaient inscrits dans des registres –, et la robe remise aux responsables de la garde-robe royale.
Presque aussitôt, Doña Tomasa disparut dans sa propre tente et en revint avec une brassée d’étoffe fine. Elle fit quérir sa nouvelle protégée et la poussa vers la table où était étalé le tissu.
— Voilà. Il vous faut un habit de rechange et d’autres choses encore, puisque vous êtes arrivée les mains vides.
— D’où vient-elle ? demanda Clara qui palpait l’étoffe. C’est merveilleux.
— Ma mère ne cesse de m’offrir des pièces de tissu pour que je me confectionne des robes de noces, murmura Tomasa. Docilement, je lui obéis. J’en ai déjà six. C’est suffisant. Elle oublie à chaque fois.
— Six ? s’écria Clara. Et vous ne les avez jamais portées ?
— Non, j’ai déjà tout ce qu’il me faut.
— Un tel travail… Comment vous y prenez-vous ? À moins que votre suivante ne s’en charge ?
— Certainement pas. Je suis assez habile. Venez voir.
Dans le coffre de Tomasa, tout au fond, se trouvaient deux robes de la plus belle soie.
— Regardez, dit-elle en en prenant une, n’est-ce pas charmant ?
— Pourquoi les avoir toutes apportées ? Vous envisagez de vous marier en Sardaigne ?
— Non, fit Tomasa en riant, même si j’y suis prête, n’est-ce pas ? Je suis censée les broder pendant ce séjour. Mais c’est une chose que je ne maîtrise pas trop. Je ne parviens pas à imaginer des motifs ou à travailler sans emmêler mes fils. Tenez, là. J’ai voulu poser un feston autour de l’encolure. Ce n’est vraiment pas beau.
— Laissez-moi m’en occuper. Et si cela ne vous plaît pas, j’enlèverai ce que j’ai fait. Très soigneusement.
C’est ainsi que, pendant que Tomasa préparait une robe pour Clara, celle-ci transforma le motif simpliste du feston en animaux sauvages échappés d’un bouquet de fleurs. Quand elle eut achevé le premier, sur la partie droite du corsage, elle le présenta à Tomasa.
Son cri d’admiration rameuta toutes les femmes.
— Regardez, c’est un lion entouré de fleurs. Et il sourit !
— C’est parce que c’est une robe de mariage, expliqua Clara.
Dès lors, la garde-robe de Clara devint la préoccupation de toutes. Et l’on reconnut qu’une jeune fille si intelligente, si talentueuse et si bien éduquée ne pouvait qu’être issue d’une bonne famille – quel que fût le mystère entourant son passé – et par conséquent prise en pitié.
— Toute sa famille a été massacrée par des étrangers et son château détruit par le feu. Seules Doña Clara et sa suivante ont pu s’échapper et implorer la pitié de notre reine, qui connaissait bien ses parents, expliqua à voix basse Doña Tomasa. Elle n’ose pas dire son nom, car il y a ici même des brutes qui cherchent à la détruire dans le but de s’emparer de tout ce que sa famille possédait. Mais Sa Majesté la reine sait parfaitement qui elle est. Un de mes parents m’a écrit à son sujet en me demandant de lui témoigner de la bonté… sans révéler son identité toutefois.
Chacune des dames de compagnie proposa son aide à la jeune fille.
— Qu’avez-vous dit à mon propos, si je puis me permettre de vous le demander ? dit Clara.
Tomasa ne put s’empêcher de rire.
— C’est à cause du motif que vous avez brodé. Il est si riche et si élégant qu’elles en ont conclu que vous étiez de la plus haute noblesse. Mais j’ignore toujours ce qu’il en est, ajouta-t-elle.
Les jours passèrent, et le lion souriant fut rejoint, sur le pan gauche, par une lionne élégante à la queue enroulée : allongée sur un lit de fleurs, elle tendait une patte vers le lion. Clara s’occupa à ajouter des fleurs et, entre elles, la tête de petits animaux où l’on pouvait deviner des souris, un lièvre, un chat, un furet et un agneau bouclé à souhait.
Clara s’affairait encore sur la robe de mariée de Doña Tomasa quand la reine retrouva ses dames. Elle semblait encore plus frêle, et le manque de sommeil avait creusé ses yeux, mais elle rit de bon cœur à une plaisanterie, et l’ambiance se détendit. La santé du roi s’améliorait – la nouvelle s’était répandue plus tôt dans le camp et, avec la présence de la reine, on pouvait enfin y croire.
Quand Sa Majesté la reine se fut retirée dans ses appartements, Clara sortit pour échapper à la chaleur de la tente. Un groupe de dames étaient assises à l’ombre, mais leurs voix criardes lui faisaient mal aux oreilles et leurs rires aigus la tourmentaient. Elle préférait entendre une cuisinière se plaindre de la pingrerie de sa maîtresse que d’apprendre qui épouserait la cousine éloignée d’une personne qu’elle ne connaissait même pas. Elle était trop lasse et trop préoccupée pour sourire ou même approuver d’un mouvement de tête.
C’est alors que Tomasa s’approcha d’elle et lui effleura le genou. Clara sursauta comme touchée par la pointe d’une épée.
— Ma chère Clara, lui dit Doña Tomasa, calmez-vous. Tout ira bien, je vous l’assure. Maintenant que Sa Majesté est revenue parmi nous, vos difficultés vont bien vite s’arranger. Quand la reine était absente, ajouta-t-elle, aucun changement ne pouvait survenir. Je ne m’étonne pas que vous fussiez si tendue.
— Tomasa, Sa Majesté va prendre des décisions à mon propos. Qui sait ce qu’il adviendra de moi ? Cet îlot de calme pourrait m’être arraché.
— Un îlot de calme ? La cour, réunie en lisière d’un champ de bataille ? Vous êtes une jeune fille étrange et charmante, mais venir dans un pays en guerre pour y trouver la paix, voilà qui est encore plus étrange !
Tomasa versa dans une coupe une boisson fraîche à la menthe et la tendit à Clara.
— Buvez ceci, et nous reprendrons notre ouvrage. Je reviens dans un instant.
Sur quoi, elle entra sous la tente.
Clara ne pouvait se résoudre à l’imiter. Elle marcha jusqu’au chemin qui ceignait les quartiers provisoires de Sa Majesté : de là, elle apercevait la mer. Elle la contempla fixement et fit un effort de réflexion. Son esprit était empli d’images privées de sens qui refusaient de former un tout cohérent. Que pouvait-il lui arriver de pire ? Être renvoyée à Barcelone ? Si telle était la décision de la reine, qu’adviendrait-il alors ? Elle n’imaginait rien hormis le chaos et, paniquée, revint vers la tente.
Quand elle se pencha pour ramasser son ouvrage, celui-ci avait disparu. La robe de Tomasa n’était plus là. Angoissée, elle regarda autour d’elle. Une soie aussi belle, on l’accuserait de l’avoir volée.
— Je ne trouve plus la robe, dit-elle, désespérée.
— Tomasa l’a emportée, la rassura Doña Elvira. Elle voulait la montrer à Doña López. Elle en est si fière qu’elle a déclaré vouloir la porter à la cour avec rien d’autre que des chaussures, des bas et des bijoux !
Les femmes éclatèrent de rire et reprirent leurs occupations. Clara ramassa le livre tant négligé et, d’une voix douce, hésitant parfois sur un mot, se mit à lire.
Soudain, Doña Maria fut à côté d’elle.
— Sa Majesté la reine désire vous voir, si ces dames peuvent se passer de vous un instant.
Il n’y avait qu’une réponse possible à une telle convocation. Clara reposa le livre et se leva. Elle salua Doña Maria et la suivit en direction de la tente royale.
— Ma très chère Tomasa m’a apporté une pièce de soie brodée par vos soins, Clara.
Sa Majesté avait en face d’elle une tête inclinée, un corps à demi penché, car Clara n’était pas encore parvenue à se redresser. Elle leva un instant les yeux et reprit une position normale.
— Oui, Votre Majesté, murmura-t-elle.
— C’est à la fois adroit et charmant. De quelle tête a pu jaillir une telle idée ?
— De la mienne, Votre Majesté, dit Clara avec une nouvelle révérence.
— Puisqu’il en est ainsi, je serais enchantée de vous voir exercer vos talents sur la robe que Tomasa et vous-même étiez en train de reprendre. Nous avons avec nous quantité de fils d’or et d’argent. Doña Maria veillera à vous les confier.
Le seigneur Pere Boyll et le vicomte de Cardona avaient été installés dans la cabine du capitaine, par droit de rang ; à leurs côtés, dans des hamacs, Yusuf, le serviteur du vicomte et celui du seigneur Pere qui, vu son état, était plutôt là en tant que malade. Où le maître du bateau allait-il dormir ? Yusuf l’ignorait et s’en moquait d’ailleurs. Cinq autres seigneurs et leurs serviteurs occupaient trois cabines du château. L’un d’eux, le noble Ramón de Ruisech, partait organiser une flottille de galées à Valence avant de s’en revenir avec elle. Il lui fallait partager la plus petite cabine avec le capitaine, mais en le voyant monter péniblement à bord, chacun s’accordait à dire que son valet et lui-même devaient la garder pour eux. Il était en effet très malade.
Les chevaliers souffrants disposaient de hamacs, dans l’entrepont.
Ce fut une bien sinistre compagnie qui quitta le port d’Alghero et chercha un vent capable de la conduire à Valence.
Le vicomte était en trop piteux état pour bavarder. Yusuf prépara une grande cruche de décoction, leur seule arme contre les fièvres, l’adoucit en puisant modérément dans leur précieuse réserve de sucre et demanda à son serviteur de le faire boire, de gré ou de force. Il les quitta pour voir comment allaient les autres passagers. À l’exception de Ramón de Ruisech, les nobles étaient en voie de guérison, et leurs suivants avec eux.
Près de vingt-cinq chevaliers étaient couchés dans l’entrepont, dans des hamacs pour la plupart. Plusieurs dormaient. Il n’en connaissait que quelques-uns et passait systématiquement de l’un à l’autre pour voir qui étaient les plus atteints. Quand il eut fini sa tournée, il tira son livre de sa tunique et sortit sur le pont.
Là, le seigneur Pere Boyll, emmitouflé dans sa cape, était en grande conversation avec un homme qui tournait le dos à Yusuf.
— Tout est calme dans la cabine, mon garçon, lui dit le seigneur Pere. J’en avais assez de tous ces malades.
Son interlocuteur se retourna et ébaucha un sourire.
— Ah, voilà notre page. Je suis enchanté de vous voir sur cette galée.
— Señor Gueralt, dit Yusuf. Êtes-vous tombé malade, vous aussi ?
— Il semble que Don Gueralt de Robau ait d’autres raisons de nous accompagner, expliqua le seigneur Pere.
— C’est vrai, mais pourquoi vous rendre à Valence, Yusuf ? Est-ce votre terre natale ?
— J’y ai été envoyé par Sa Majesté. Quant à votre question, la réponse est non. Je ne suis pas allé à Valence depuis…
— Depuis quand, Yusuf ? voulut savoir le seigneur Pere.
— Depuis la guerre, s’empressa-t-il de répondre.
— Je vois. Il est temps que tu y retournes. Je te montrerai la ville si tu veux bien me le permettre.
Une semaine après son départ de Gérone, Oliver revint dans cette cité, plus couvert de poussière et plus assoiffé que jamais.
— Votre Excellence, dit-il en s’effondrant sur un siège, il faut éviter la route de Lleida à cette époque de l’année. Mon cheval et moi-même avons pris la couleur du chemin, qui est aussi celle des champs que nous avons traversés. Cette fois-ci, je ne refuserai pas un pichet d’eau et un tonnelet de vin.
— Ils seront là dans un instant, répondit Berenguer Mais qu’avez-vous découvert, en dehors du fait que la route de l’ouest est chaude et poussiéreuse au mois d’août ?
— J’ai trouvé non loin d’ici une auberge où un certain Martín, originaire de Tudela – un farceur féru de bons mots, si l’on en croit la chambrière –, a séjourné en compagnie de son maître, un dénommé Geraldo.
Bernat et un page entrèrent en silence. Sur la table, ils déposèrent de l’eau et du vin, du pain, un plateau de fruits et un autre de viande froide, puis le page disparut.
— Voilà qui est le bienvenu, dit Oliver en se versant du vin et de l’eau. Nous parlions de l’auberge où Martín et son maître ont séjourné. Une nuit – un vendredi, peut-être, la chambrière n’en est pas certaine –, les deux hommes sont sortis. Une heure plus tard, Geraldo est revenu, apparemment très perturbé, a rassemblé tout ce qu’il pouvait et est parti. Quelques heures plus tard, Martín est revenu à son tour, a découvert que son maître avait pris la majeure partie de ses biens, demandé un bandage pour son bras blessé ainsi qu’une miche de pain, puis est parti également. Elle espère que Martín va bien. Je ne lui ai pas révélé sa mort. En revanche, je l’ai mise en garde contre les grands seigneurs…
— Ils se sont battus…
— Avec Pasqual, Votre Excellence. C’est la nuit de sa disparition.
— Dès que l’affrontement a commencé, ce mystérieux Geraldo a disparu, laissant son homme tout seul avec Pasqual.
— Celui-ci a peut-être recueilli des informations intéressantes auprès de Martín, dit Oliver. Il aura décidé de les rapporter…
— Sans vous prévenir, seigneur Oliver ?
— Effectivement.
Il pela une poire et mordit dedans.
— Peut-être est-il aussi allé voir son épouse. Cela expliquerait son absence. Il faut absolument la retrouver.
— Comment allons-nous nous y prendre ? demanda l’évêque.
— Nous cherchons une certaine Doña…
— Précisément, mais Doña qui ?
— Nous allons suivre l’excellente suggestion de votre médecin et rechercher un contrat de mariage établi entre Pasqual Robert et… quelqu’un d’autre.
— Sommes-nous certains qu’il s’appelait réellement ainsi ?
— Oui, Votre Excellence. Je l’ai toujours connu. La première fois que je l’ai vu, j’étais page au palais de Saragosse.
— Oui, mais avant ? Pasqual avait au moins quinze ans de plus que vous, fit remarquer Berenguer Quand vous l’avez rencontré, il avait une vingtaine d’années. Qu’avait-il fait auparavant ?
— Dans ce cas, nous rechercherons la señora Robert. Peut-être même la señora Gil ?
— Pourquoi ?
— Parce que l’enfant dont j’ai parlé – celle qui ressemble au portrait de la femme de Pasqual – se faisait appeler Gil. Je la soupçonne d’avoir choisi le nom de son père : elle y répondrait plus facilement qu’à tout autre.
— Selon vous, nous aurions affaire à un certain Pasqual Gil ?
— C’est possible.
— Ou à Gil quelque chose ?
— Tout le monde l’appelait Pasqual. Si ce n’était pas son nom, il n’y aurait pas répondu aussi naturellement. Du moins, je pense, ajouta Oliver.
Bernat se pencha vers son maître et lui murmura à l’oreille.
— C’est exact. Bernat m’a rappelé que l’on a trouvé une carte parmi les possessions de Martín de Tudela. Il estime qu’elle pourrait vous intéresser, monseigneur. L’aubergiste l’a portée au médecin et s’est bien fait rembourser de ses peines.
Bernat déplia la carte devant Oliver. Il l’examina, la fit pivoter, fronça les sourcils et la reposa.
— Avant toute autre chose, je dois parler à cette aubergiste.
À l’heure où Oliver y débarquait, les seuls clients de l’auberge étaient les mouches qui pataugeaient dans les taches de vin laissées là depuis le matin. La mère Benedicta sortit de sa cuisine en l’entendant taper du poing sur le comptoir, le dévisagea longtemps et tendit vers lui sa cuiller en bois.
— Vous êtes l’ami de Pasqual, hein ? Qu’est-ce que vous me voulez ?
Oliver jeta deux ou trois piécettes sur le comptoir.
— Quelques mots. Rien de plus. C’est à propos de ce Martín de Tudela, celui que vous avez veillé.
— Je peux rien dire d’autre sur lui.
Oliver grossit le petit tas de pièces de monnaie.
— Vous savez à quoi il ressemblait en arrivant ici. S’il était plus près de mourir que de…
— Comme si j’allais donner un lit à un individu qui aurait plutôt besoin d’un cercueil ! cracha-t-elle avec mépris. C’est pas avant la nuit du dimanche qu’il a eu l’air mal en point. Et le lundi, il pouvait même plus se lever.
— Je vois, fit Oliver. Il paraissait donc en bonne santé le samedi ?
— Il était aussi vif qu’une pucelle, oui. Il est entré, il a demandé un lit, de la soupe, de la viande froide et du pain. Il a même mangé deux assiettées de soupe, oui, sans s’arrêter de causer pour autant. Il cherchait après un certain señor Luis, qu’il disait. Il lui devait de l’argent, cent sous, et voulait savoir si je connaissais quelqu’un qui s’appelle comme ça. Tout le monde a répondu en même temps. C’est pas dur de dénicher des Luis, mais tous ceux qu’on connaît verront jamais cent sous de toute leur vie, fit la femme en caquetant de rire.
— Il y a dans cette ville certains Luis dont la valeur est bien supérieure, fit remarquer Oliver.
— C’est des messires, oui, reprit Benedicta. Ce Martín, il avait l’air d’un bon bougre, mais c’est pas dans mon établissement qu’il les aurait trouvés, hein ?
— Dites-moi, la mère, a-t-il fini par dénicher ce señor Luis ?
— Sûrement que oui.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Il avait de l’argent quand il est mort. S’il en avait eu en débarquant en ville, il serait pas venu coucher dans mon grenier, hein ? Il aurait choisi mieux. C’est donc que quelqu’un le lui a donné après son arrivée. Ce Luis, probablement. Le dimanche, puisque c’est le lundi matin qu’il devait partir. Et alors là, il est tombé malade.
Oliver sourit et déposa de nouvelles pièces auprès des premières.
— Vous êtes une femme intelligente et très observatrice, dit-il. Je vous remercie.
Berenguer jouait aux échecs avec le médecin quand Oliver revint au palais.
— Étudiez cette carte pendant que nous terminons notre partie, mon ami, puis nous parlerons de ce que vous avez découvert.
L’aveugle prit un cavalier, mettant ainsi en péril la reine de l’évêque.
— Et maintenant, toute ma concentration est détruite, dit Berenguer en déplaçant sa reine.
Isaac s’en empara, plaçant le roi en situation d’échec.
— Je concède la défaite avant qu’elle devienne ignominieuse…
— Vous pourriez sauver votre roi, dit Oliver en se penchant au-dessus de la table. Il vous suffirait de…
— Non, seigneur Oliver. C’en est fini. Intéressons-nous plutôt à notre problème, n’est-ce pas, maître Isaac ?
— Comme le voudra Son Excellence.
— Qu’avez-vous appris de l’aubergiste ?
— Un ou deux détails intéressants, répondit Oliver qui leur rapporta sa conversation.
— Un certain Luis, réfléchit l’évêque. Luis Mercer prétendait avoir été en relation avec Pasqual. Il a assisté à ses funérailles et a payé afin que des messes soient dites pour le repos de son âme.
— Cela fait-il de lui un assassin ? s’étonna Oliver.
— Certainement pas. Il me fatigue par sa droiture.
— D’autres personnes présentes à son enterrement ont dû faire dire des messes, Votre Excellence, intervint Isaac. Tous les marchands qui fréquentent la bourse de commerce avaient une haute opinion de Pasqual Robert.
— C’est vrai, il n’était pas le seul…
— Mais s’appelaient-ils également Luis ? demanda Oliver.
— Luis Vidal était à la cérémonie. Et je ne vois pas en lui un assassin. C’est un homme plein de bon sens.
— J’irai leur parler, déclara Oliver d’un ton brusque. Ainsi qu’à tous les Luis que je dénicherai dans cette ville et ses faubourgs.
— La chasse va être longue. Comment vous y prendrez-vous ?
— Je ferai en sorte que le greffier de chaque paroisse me dresse la liste de ses Luis. Tous ceux qui sont nés il y a plus de quinze ans. Et je rendrai visite à tous.
— Savez-vous également comment retrouver la belle femme du portrait ? demanda Isaac.
— J’irai voir chaque notaire et consulterai tout ce qui touche aux dots, expliqua Oliver. Dès que j’aurai terminé mon dîner. Et même si je dois les tirer de leur lit.
— Avant que de déranger les greffiers paroissiaux, proposa Isaac, j’ai plusieurs Luis parmi mes patients. Je pourrais leur demander si quelqu’un a tenté de récupérer cent sous auprès d’eux. Cela faciliterait votre tâche.
— Voilà une excellente idée, reconnut Berenguer. Mais je suggère tout de même que le seigneur Oliver s’occupe de Luis Mercer. Son attitude à l’égard des femmes est étrange, ajouta-t-il, et je ne voudrais pas exposer votre douce Raquel à des difficultés.
Oliver commença par Luis Mercer, qui l’accueillit comme s’ils étaient de vieux camarades.
— Seigneur Oliver, je suis enchanté de vous voir.
Il sonna pour faire venir des rafraîchissements et, en les attendant, parla du temps, de la chaleur et des chances de voir arriver avant l’hiver une cargaison de drap d’Angleterre. Il versa à Oliver un gobelet de vin, sa petite servante le lui porta avec une révérence et, sur un signe de son maître, disparut.
— Bien, fit-il en s’adossant à son siège, que puis-je pour vous ?
— Je dois m’excuser de vous paraître discourtois, maître Luis, mais j’avais totalement oublié notre rencontre.
— Cela n’a rien d’étonnant, dit Luis en secouant la tête. C’est le jour où notre loyal et efficace Pasqual Robert est mort. J’attendais une importante livraison et avais fait ouvrir les portes avant prime. Comme vous pouvez l’imaginer, je m’étais levé tôt et patientais sur place quand cette chose horrible est arrivée. Mais quelques instants avant que notre ami bien-aimé n’entre en ville, quelqu’un – je ne me souviens plus qui – s’apprêtait à me présenter à vous. Je ne doute pas que cet incident ait pu s’effacer aussitôt des tablettes de votre mémoire.
— Ah, elle nous joue de ces tours ! dit Oliver sur un ton badin. Votre visage m’est familier, mais l’incident… non, plus rien.
— Je n’en suis pas surpris. Quelle matinée ! Quelle mort soudaine et horrible ! J’ai souvent côtoyé la mort, mais celle de Pasqual Robert m’a beaucoup affecté. Elle a perturbé mon sommeil pendant plusieurs jours.
— C’est de la mort de mon ami que je suis venu vous parler.
— À moi ? s’étonna Luis Mercer.
— À vous et à bien d’autres. Un homme est-il récemment venu vous réclamer une dette d’un montant de cent sous ?
— Cent sous ? Mais quel rapport y a-t-il avec la mort de Pasqual Robert ?
— Je sais seulement qu’il y en a un, señor. Peut-être ne vous en souvenez-vous pas.
— Je vous assure, seigneur Oliver, que je n’oublierais pas une telle demande et un tel montant, fit Mercer en riant.
— Vous arrive-t-il de devoir ce genre de somme ?
— Certainement. Chaque fois que je reçois une livraison, je dois cela, et bien plus encore. Mais chaque fois, je m’y attends. Je n’ai pas l’habitude qu’un étranger m’aborde ainsi.
— Justement, un étranger vous a-t-il réclamé une somme récemment ?
— Non, dit-il en secouant la tête d’un air pensif. Bien qu’une chose étrange me soit arrivée il y a peu. Un étranger, avec une curieuse façon de parler, a demandé à me voir. Quand Catarina l’a introduit, il m’a examiné de pied en cap, a fait non de la tête, s’est excusé de m’avoir dérangé et est reparti sans un mot.
— À quoi ressemblait-il ? demanda Oliver.
— À quoi il ressemblait ? Eh bien… Débraillé. Oui, vêtu d’une livrée à la mode, comme le serviteur d’un riche, mais qui aurait connu des moments difficiles. Sa tunique était sale et déchirée, sa culotte aussi, je crois.
— Était-il grand ? Gros ?
— Pas grand. Plutôt mince. Il me semble qu’il avait une cicatrice au front. C’était peut-être un soldat.
— Était-il blessé au bras ?
— J’ai l’impression, oui. C’est curieux que vous sachiez tout. Puis-je vous proposer encore un peu de vin ?
— Je ne dois pas vous arracher trop longtemps à vos affaires, maître Luis.
Avant de rentrer, Isaac s’arrêta au domicile de Luis Vidal, marchand d’étoffes spécialisé dans les soieries et les tissus de belle qualité.
— Maître Isaac, s’écria le marchand, je suis heureux de vous voir ! J’allais vous envoyer chercher pour une broutille, et vous voici. Du vin, dit-il en coupant d’eau la boisson qu’il tendit au médecin. On est assoiffé par une aussi chaude journée.
— C’est vrai. Je vous remercie. Et quelle est cette broutille que vous évoquiez ?
— Une irritation qui me brûle et me démange le bras.
— Je ne suis accompagné que du petit Judah, dit Isaac, et il ne fait pas encore la différence entre une rougeur et une morsure de chien. Allons, dites-moi à quoi cela ressemble, et s’il le faut je m’en reviendrai avec Raquel.
Après avoir assuré au marchand qu’il lui ferait porter des sels destinés à apaiser son bras, Isaac aborda avec Luis Vidal le problème qui l’intéressait.
— Si quelqu’un est venu me réclamer cent sous ? La réponse est simple, et c’est oui, maître Isaac.
— Pouvez-vous me parler de lui ? Pourquoi voulait-il cet argent ? Son nom ? À quoi ressemblait-il ?
— Il ne m’a pas confié son nom, maître Isaac, mais c’était un homme maigre, aux membres déliés et au visage de fouine. Vous savez, un nez fort et pointu, des joues creuses, un front bas et de petits yeux vifs. Il m’a assez plu. Il m’a demandé si je m’intéressais aux cartes.
— Aux cartes ? répéta le médecin.
— Oui. C’était un cartographe, paraît-il, capable de me dresser la carte de l’endroit où je voulais me rendre. Je lui ai répondu que je n’en avais nul besoin. Je ne suis pas un voyageur, et si j’emprunte des routes, je les connais déjà.
— Quelle a été sa réaction ?
— Il m’a remercié très poliment, regrettant d’avoir été mal informé, et s’est excusé de m’avoir fait perdre mon temps. Un homme assez plaisant. Un étranger, je pense.
— Un Castillan ?
— Oui.
Comme maître Luis Mercer n’habitait pas très loin de la taverne de Rodrigue, Oliver porta ses pas dans cette direction. À en juger d’après les bruits qui s’échappaient par la porte grande ouverte, la bonne humeur régnait : les journaliers reprenaient des forces avant les trois ou quatre heures de travail qui les attendaient encore dans la chaleur moins virulente de cette fin d’après-midi. Il monta l’escalier et se trouva une place à l’extrémité d’une longue table à tréteaux.
— Que voulez-vous ? lui demanda une grande et belle femme, sortie en silence d’une cuisine que l’on ne voyait pas depuis la porte d’entrée.
— Êtes-vous la tenancière de cet établissement ?
— Je suis Ana, épouse de Rodrigue.
— Une assiettée de soupe, maîtresse, dit calmement Oliver. Un gobelet de vin et un peu de votre temps.
— La soupe et le vin seront ici sans tarder, répondit-elle sur le même ton. Mais mon temps m’appartient, et je ne le vends certainement pas aux seigneurs du palais.
Elle disparut pour revenir un court moment plus tard avec une soupe fleurant bon les épices, du pain et du vin.
— Dans ce cas, je vous implore de m’accorder un peu de votre temps au lieu de vous le demander. Par bonté pour un ami défunt, murmura Oliver.
— Le mien ou le vôtre ?
— Le mien. Pasqual Robert. Un certain Martín, maintenant mort d’une mauvaise blessure, recherchait un dénommé Luis. Je sais que Martín suivait Pasqual. Il l’a fait sans arrêt depuis la Castille. Je sais également qu’il ne l’a pas tué. Ce Luis connaît peut-être le nom et le mobile de l’assassin.
— Je vous vendrai les informations que vous désirez, dit maîtresse Ana.
— Excellent. Et quel sera le prix ?
— Un cierge. Quand vous en brûlerez un pour Pasqual Robert, qui était un brave homme, allumez-en un autre pour un pécheur nommé Baptista3.
— Je vous le jure.
— Dans ce cas, venez dans la cuisine dès que vous aurez terminé.
— Martín est arrivé samedi. Les affaires battaient leur plein et tout le monde était joyeux. Il s’est planté au milieu de la pièce et il a dit chercher un nommé Luis – il ne pouvait préciser lequel –, mais ce Luis attendait une certaine marchandise et pouvait se permettre de lui en donner cent sous. Il y avait deux Luis dans la salle. Il a eu une longue conversation avec chacun d’eux. D’ailleurs, l’un d’eux se trouve ici. C’est un rouquin, légèrement dégarni, un homme robuste, mais pas aussi grand que vous, señor. Cela vaut-il un cierge pour Baptista ?
Ses yeux audacieux le défiaient de poser une question, mais il n’en fit rien. Il se contenta de hocher la tête.
— Cela vaut bien le cierge que je brûlerai pour lui et la messe que je ferai dire pour le repos de l’âme de Baptista, maîtresse. Merci.
Il sortit de la cuisine et se trouva une place à côté de Luis le rouquin.
— C’est bizarre, dit Luis, maintenant que vous en parlez… Ce Martín m’a pris à part pour me demander si j’étais bien le Luis qui lui donnerait cent sous contre un renseignement inscrit sur un morceau de papier. Je lui ai répondu que je paierais volontiers cette somme, mais il faudrait que ce soit écrit sur parchemin.
— Et alors ?
— Il a dit que ça n’avait pas d’importance, sur quoi c’était écrit. C’est plus l’information qui comptait, une information qui me conduirait à ce que je désire vraiment. Il faut que je vous explique, messire, que je suis boucher. Un bon boucher. Mon maître est mort sans héritiers, et je cherche une licence pour ouvrir mon propre commerce. La sienne est disponible, et je donnerais cent sous à quiconque me permettrait de l’obtenir, ajouta-t-il en secouant la tête.
— Je comprends. C’est ce que vous aviez en tête, et vous avez cru qu’il parlait de la même chose que vous.
— Oui, messire. C’est moi, que je lui ai dit. Alors, il fouille dans sa tunique et il m’en sort un morceau de papier couvert de lignes. Il le pose sur la table et explique qu’il n’y en a que la moitié. La moitié de quoi ? que je fais. C’est alors qu’il répond : « La moitié de la carte. Donne-moi cent sous et tu auras les deux parties. Je l’ai suivi de Saragosse jusqu’à l’endroit qui t’intéresse. Je sais suivre les gens, moi, même des roublards comme lui. » Au lieu de transmettre cette information à son maître, il me raconte qu’il veut me la vendre. Je lui explique alors qu’il s’est trompé de Luis – je ne m’intéresse qu’à une licence de boucher – et là, il s’excuse et disparaît.
— Merci, dit Oliver. Je vous souhaite sincèrement d’obtenir cette licence.
— Nous disposons à présent de trois versions du comportement de Martín de Tudela, dit Oliver le lendemain matin. Au moins l’une d’elles abonde en mensonges.
— Est-ce parce que Martín a abordé différemment chacun des Luis ? demanda Berenguer, le front soucieux.
Assis sur un tabouret devant lui, son médecin lui manipulait le genou et massait ses muscles endoloris.
— Oui. Le premier a révélé que Martín cherchait un homme ayant une certaine allure, le deuxième qu’il était un artisan cartographe, et le troisième qu’il désirait vendre des informations.
— Tous trois peuvent dire la vérité, intervint Isaac. Un homme habile façonne son approche à la mesure de son public. Par exemple, j’explique soigneusement à Son Excellence l’importance d’un bon équilibre entre l’activité et le repos lorsque l’on souffre du genou, mais je me contente de gronder Caterina, la vendeuse de friandises, et lui lance qu’elle doit bouger ses grosses fesses quand elle se trouve dans le même état !
— Et quelle méthode l’emporte ? demanda Oliver en riant.
— Aucune, monseigneur, tous deux m’ignorent superbement.
— J’apprécie néanmoins de savoir pourquoi mes douleurs reviennent, dit Berenguer. Car c’est dans la connaissance que réside la puissance. Avez-vous appris autre chose ?
— Ayant connu un certain succès auprès de Benedicta et de maîtresse Ana, de Luis Mercer également, je me suis attaqué aux listes que les greffiers m’avaient préparées en toute hâte.
— Et alors ?
— La confusion la plus complète. Certains Luis avaient été approchés, d’autres en avaient entendu parler ; en tout cas, chacun des premiers était contacté par Martín sous un prétexte différent. Même la somme changeait. Mais au moins la moitié des Luis n’ont jamais vu Martín de Tudela. Ceci peut s’expliquer de diverses manières.
— Il était trop malade pour poursuivre sa quête, proposa Isaac.
— C’est possible, concéda Oliver. Mais la mère Benedicta a insisté sur le fait qu’il avait récupéré une belle somme d’argent après son arrivée en ville.
— Oui…
— Ce qui voudrait dire qu’il a trouvé son client.
— Mais pour quelle raison ? demanda Isaac. Que vendait-il ?
— Cette carte. Quoi d’autre ?
— Premier problème, il ne l’a pas vendue. La mère Benedicta l’a retrouvée parmi ses effets, expliqua Isaac. Il est vrai qu’il aurait pu en avoir fait une copie… Second problème, plus important celui-ci : que représente cette carte ?
— Je vais l’étudier avec infiniment de soin, dit Oliver en se levant. Je vous souhaite le bonjour à tous deux.
— Où allez-vous, mon ami ? lui demanda l’évêque.
— Je vais rendre visite à six ou sept notaires. Et si Votre Excellence désire accorder une licence commerciale à un bon boucher, je lui recommanderais le dénommé Luis, habitant de cette ville.
Il s’inclina et sortit.