XVII
QUELQUES PERSPECTIVES GAIES ET AUTRES

I

IL Y a deux manières d’écrire sur l’avenir, la manière scientifique et la manière utopique. La manière scientifique essaie de découvrir ce qui est probable ; la manière utopique expose ce que l’auteur aime. Dans une science bien développée, comme l’astronomie, personne ne pourrait adopter la méthode utopique : personne ne prédit une éclipse parce qu’il lui serait agréable qu’elle ait lieu. Mais dans les affaires sociales, ceux qui prétendent avoir découvert des lois scientifiques qui leur permettent de prédire l’évolution future ne sont pas généralement aussi scientifiques qu’ils le prétendent. Il y a nécessairement une grande part de divination dans tout essai de dire ce qui adviendra aux institutions humaines. Nous ne savons pas, par exemple, quel peut être l’effet des découvertes nouvelles. Peut-être trouvera-t-on le moyen d’aller à la planète Mars ou Vénus ? Peut-être va-t-on fabriquer presque toute notre nourriture dans des laboratoires chimiques, au lieu de la récolter dans les champs ? Il n’y a pas de limites pour de telles possibilités. Je les ignorerai et ne considérerai que des tendances qui s’expriment déjà actuellement. Et je supposerai aussi que notre civilisation continuera, ce qui n’est nullement certain. Elle peut périr à la suite de guerres ou à cause d’un déclin graduel, comme le dernier Empire romain. Mais si elle survit, elle aura probablement certains traits caractéristiques que je veux justement essayer de découvrir.

Après l’introduction du machinisme, un autre changement survint, dû en grande partie au machinisme : la société devint beaucoup plus organisée qu’auparavant. L’imprimerie, les chemins de fer, le télégraphe et, récemment, la radio, fournirent les moyens techniques pour de larges organisations telles que l’État moderne ou la finance internationale. Les affaires publiques ne prennent presque aucune part dans la vie d’un paysan chinois ou hindou, tandis qu’en Angleterre elles intéressent presque tout le monde, même dans les campagnes les plus éloignées. Jusqu’à tout récemment, ce ne fut pas le cas : on pourrait juger d’après Jane Austen que les gentilshommes campagnards de son temps s’aperçurent à peine des guerres napoléoniennes. Pour moi, le changement le plus important des temps modernes, est la tendance vers une organisation sociale plus étroite.

En liaison avec ce changement, il faut nommer un autre résultat de la science : une plus grande unité du monde. Avant le XVIe siècle, l’Amérique et l’Extrême-Orient n’avaient presque pas de rapports avec l’Europe ; depuis, leurs rapports sont devenus de plus en plus étroits. Auguste à Rome et l’empereur Han en Chine s’étaient crus en même temps les maîtres de tout le monde civilisé ; de nos jours, de telles illusions plaisantes sont impossibles. Pratiquement, chaque partie du monde a des relations avec chaque autre ; ces relations peuvent être hostiles ou amicales, mais elles sont toujours importantes. Le Dalaï Lama, après des siècles d’isolement, fut assailli en même temps par les politesses russes et britanniques ; il se préserva de leurs attentions gênantes à Pékin, où toute sa suite arriva dûment armée de kodaks d’Amérique.

De ces deux prémisses : l’organisation sociale plus étroite et l’unité du monde plus grande, il s’ensuit que si notre civilisation doit se développer, il y aura nécessairement une autorité centrale qui contrôlera le monde entier. Car, dans le cas contraire, les causes de querelles se multiplieront et les guerres deviendront plus intenses à cause du développement de l’esprit public. Il se peut que l’autorité centrale ne soit pas un gouvernement formel ; je pense que probablement elle n’en sera pas un. Beaucoup plus probablement elle sera une combinaison de financiers convaincus que la paix leur est avantageuse, car l’argent prêté à des États belligérants est souvent perdu. Ou ce sera peut-être un seul État qui occuperait une position dominante (l’Amérique) ou un groupe d’États (l’Amérique et l’Empire britannique). Mais avant qu’on arrive à une telle situation, une longue période peut s’écouler durant laquelle le monde sera virtuellement divisé entre l’Amérique et la Russie, la première contrôlant l’Europe occidentale et les Dominions indépendants, la seconde contrôlant toute l’Asie. Deux groupes de ce genre seraient forts dans la défense et faibles dans l’attaque, si bien qu’ils pourront subsister un siècle ou davantage. Plus tard pourtant – je pense qu’au plus tard cela sera au XXIe siècle – il devra y avoir soit un cataclysme, soit une autorité centrale contrôlant le monde entier. Je suppose que l’humanité civilisée aura assez de bon sens, ou l’Amérique assez de pouvoir, pour empêcher un cataclysme qui signifierait un retour à la barbarie. S’il en est ainsi, quels devront être les pouvoirs de l’autorité centrale ?

Tout d’abord et principalement, elle doit être en mesure de décider de la guerre et de la paix, ou, en cas d’une guerre, d’assurer au parti qu’elle favoriserait une victoire rapide. On peut arriver à ce résultat rien que par la suprématie financière, sans contrôle politique formel. Comme la guerre devient plus scientifique, elle devient plus coûteuse, les financiers principaux pourraient donc, s’ils s’unissaient, décider du sort d’une guerre en accordant ou en refusant des prêts. Et grâce à la même espèce de pression qu’on fait peser sur l’Allemagne depuis le traité de Versailles, ils pourraient virtuellement faire désarmer les groupes de puissances qui leur déplairaient. De cette façon, ils pourraient peu à peu arriver à contrôler toutes les grandes forces armées du monde. Cela est la condition fondamentale de toutes les autres activités qu’ils auraient à entreprendre.

En plus de la révision des traités et de l’intervention dans les disputes, l’autorité centrale devra décider de trois sujets : 1o l’allocation des territoires aux divers États nationaux ; 2o le mouvement de la population à travers les frontières des États nationaux et 3o le rationnement des matières premières. Chacun de ces points demande quelques mots d’explication.

1o Actuellement, les questions territoriales sont traitées avec une solennité absurde qui dérive des anciens rapports féodaux. Si quelqu’un appartenant à un État exprime l’opinion que le district dans lequel il vit devrait appartenir à un autre État, il est coupable de trahison et exposé à subir un châtiment sévère. Et pourtant, en elle-même, son opinion est autant matière légitime d’une discussion politique que n’importe quelle autre. Nous ne sommes pas saisis d’horreur si, par exemple, un citoyen de Croydon estime que Croydon devrait faire partie de Londres. Mais un citoyen de Colombie qui estime que son village devrait appartenir au Venezuela est considéré par son gouvernement comme un monstre d’iniquité. L’autorité centrale devra empêcher les gouvernements nationaux d’agir sous le coup de tels préjugés, et devra traiter les questions de rajustements territoriaux d’une manière rationnelle, c’est-à-dire s’inspirant surtout par les désirs de la population locale, mais aussi, en partie, par des considérations culturelles et économiques.

2o Les mouvements de la population poseront probablement des problèmes de plus en plus difficiles à mesure que le temps avancera. Il est naturel pour une population de fuir des régions où les salaires sont bas vers les régions où ils sont élevés. Cette chose est actuellement permise dans les limites d’un pays, mais non dans une fédération super nationale telle que l’Empire britannique. L’immigration asiatique est presque entièrement interdite en Amérique et dans les Dominions indépendants, et l’immigration européenne en Amérique est de plus en plus restreinte. Des forces immensément puissantes sont mises en jeu de chaque côté. Elles stimulent le militarisme asiatique et, plus tard, elles pourront le rendre si fort qu’il pourra défier la race blanche, par exemple, pendant la prochaine grande guerre entre les nations blanches.

Ultérieurement, si on arrive à éliminer les grandes guerres et à améliorer immensément la santé publique par l’hygiène et la médecine, il sera essentiel pour la sauvegarde de la paix et du bien-être que les nations arriérées limitent l’accroissement de leur population, comme les nations civilisées le font déjà. Ceux qui s’opposent au contrôle des naissances par principe sont ou bien incapables de faire un calcul arithmétique ou bien ils estiment que la guerre, la peste et la famine sont des traits permanents de la vie humaine. On peut supposer que l’autorité internationale insistera sur la liberté de limiter les naissances chez les races arriérées et dans les classes inférieures, et n’imitera pas les gouvernements actuels qui veulent que seules les personnes intelligentes aient des familles petites.

3o Le dernier point, le rationnement des matières premières, est peut-être le plus important de tous. Il est probable que les guerres dépendront dans une large mesure des matières premières ; on connaît le grand rôle joué dans les discussions d’après-guerre par le pétrole, le charbon et le fer. Je ne suppose pas qu’on rationnera les matières premières d’une manière juste, mais simplement qu’elles seront rationnées d’une certaine manière par une autorité disposant d’une force irrésistible. Je crois que le problème d’organiser le monde comme une unité économique et politique devra être résolu avant qu’on puisse s’atteler avec succès aux problèmes de la justice. Je suis un socialiste internationaliste, mais je prévois que l’internationalisme sera réalisé avant le socialisme.

II

En admettant que dans les cent cinquante années qui suivront, une autorité centrale s’établira, assez forte pour réduire toutes les guerres au niveau de révoltes sporadiques rapidement réprimées, on peut se demander quelles transformations économiques surviendront dans un monde ainsi organisé ? Le niveau général du bien-être sera-t-il plus élevé ? La concurrence survivra-t-elle ou la production sera-t-elle monopolisée ? Dans ce dernier cas, les monopoles seront-ils entre les mains des particuliers ou seront-ils la propriété de l’État ? Et les produits du travail seront-ils distribués avec moins d’injustice qu’à présent ?

Deux sortes de problèmes différents se posent ici : d’une part, il s’agit de formes d’organisation économique, d’autre part, des principes de la distribution. Celle-ci dépendra du pouvoir politique : chaque classe et chaque nation s’empare toujours de la plus grande part possible de richesses, et la force armée détermine ultérieurement la grandeur de cette part. Discutons d’abord l’organisation, et laissons de côté, pour le moment, la distribution.

L’étude de l’histoire révèle un fait un peu humiliant concernant l’organisation. Chaque fois qu’il fut souhaitable d’élargir une organisation dans l’intérêt même de ceux que cela concernait, on fut obligé (les exceptions sont négligeables) d’avoir recours à la force. Partout où la fédération volontaire était la seule méthode possible, on n’arriva pas à l’unité. Il en fut ainsi avec l’ancienne Grèce devant la Macédoine, avec l’Italie du XVIe siècle devant la France et l’Espagne, avec l’Europe actuelle devant l’Amérique et l’Asie. Je suppose donc que l’autorité centrale sera appelée à exister par la force ou la menace de la force, et non par une organisation volontaire comme la Société des Nations qui ne sera jamais assez forte pour faire exécuter sa volonté aux grandes Puissances récalcitrantes. Je pense aussi que le pouvoir de l’autorité centrale sera tout d’abord économique et qu’il s’appuiera sur la possession des matières premières et sur le contrôle des crédits. J’imagine qu’au début elle consistera en un groupe de financiers qui s’appuiera, d’une manière non officielle, sur un ou plusieurs grands États.

Il s’ensuit que la base de la structure économique sera le monopole. Toutes les réserves de pétrole du monde entier, par exemple, seront contrôlées par une autorité centrale. Il s’ensuit que les avions et les navires de guerre aux moteurs à pétrole ne seront d’aucune utilité aux États qui seront en conflit avec l’autorité centrale, à moins qu’ils puissent servir à s’emparer des terrains pétrolifères dans un temps très court. Le même raisonnement s’applique à d’autres choses d’une manière moins évidente. Déjà actuellement, les Big Five de Chicago, qui sont eux-mêmes contrôlés dans une certaine mesure par Morgan & Cie contrôlent une grande partie des réserves mondiales de viande. Il y a un grand chemin entre la matière première et la marchandise fabriquée, et le monopole peut intervenir à n’importe quelle phase. Dans le cas du pétrole, la phase naturelle est au début. Dans d’autres cas, ce peuvent être des ports, des bateaux ou des chemins de fer qui donnent au propriétaire du monopole l’occasion d’exercer son contrôle. Mais où qu’il intervienne, il est plus fort que tous les autres partis intéressés.

Si le monopole existe à l’une des phases d’un processus, il tend à s’étendre sur des phases antérieures et postérieures. L’accroissement du monopole fait partie de la tendance générale vers l’accroissement de l’organisation qui s’exprime politiquement dans la plus grande puissance et la plus grande dimension des États. Nous pouvons donc prévoir avec certitude que le processus de l’élimination de la concurrence qui a commencé il y a un demi-siècle va continuer. Il faut supposer, bien entendu, que les trade-unions continueront à diminuer la concurrence parmi les salariés. La conception selon laquelle on devrait empêcher légalement les salariés d’opposer leurs organisations à celles des employeurs ne pourra pas se maintenir longtemps.

Une paix assurée et un contrôle adéquat de la production doivent amener un grand accroissement du confort matériel, si une population devenue trop importante ne l’absorbe pas entièrement. Que le monde, à cette phase, soit capitaliste ou socialiste, nous devons prévoir une amélioration de la situation économique de toutes les classes. Mais nous voici amenés à notre second point : la distribution.

Si nous supposons l’existence d’un groupe dominant associé avec une nation dominante (ou plusieurs nations dominantes alliées), il est évident que le groupe dominant s’emparera de beaucoup de richesses et satisfera la population des nations dominantes en accordant à leurs salariés une augmentation progressive de leurs salaires. C’est ce qui est arrivé aux États-Unis, comme autrefois en Angleterre. Tant que la richesse totale d’une nation augmente rapidement, les capitalistes peuvent facilement empêcher le succès de la propagande socialiste par un contrôle monétaire opportun. On peut garder les nations moins fortunées dans un état de soumission par un système de contrôle impérialiste.

Mais un tel système évoluera probablement vers la démocratie, c’est-à-dire le socialisme, – car le socialisme n’est que la démocratie économique dans une communauté qui a atteint la phase du monopole dans beaucoup d’industries. On peut prendre comme point de comparaison, le développement politique de l’Angleterre. L’Angleterre fut unifiée par un roi – ce processus fut pratiquement achevé par Henri VII, après l’anarchie de la guerre des Roses. La Puissance royale fut nécessaire pour accomplir l’unité, mais une fois l’unité établie, le mouvement vers la démocratie commença presque immédiatement et, après les troubles du XVIIe siècle, on découvrit que la démocratie était compatible avec l’ordre public. Dans le domaine économique, nous en sommes maintenant à la transition de la guerre des Roses au règne de Henri VII. Quand l’unité économique, si despotique qu’elle soit, sera accomplie, le mouvement vers la démocratie sera immensément renforcé, car il ne devra plus lutter contre le spectre de l’anarchie. Les minorités ne peuvent garder le pouvoir que si l’opinion publique les supporte d’une manière considérable, puisqu’elles ont besoin de la loyauté de leurs armées, de leurs flottes et de leurs fonctionnaires. Il naîtra continuellement des situations où les tenants du pouvoir économique trouveront prudent de faire des concessions ; dans le contrôle des affaires, ils devront s’associer avec les représentants des nations et des classes moins fortunées, et ce processus continuera probablement jusqu’à l’établissement complet d’un régime démocratique.

Puisque nous avons supposé une autorité centrale qui contrôlera le monde entier, la démocratie, par rapport à cette autorité, serait une démocratie internationale embrassant non seulement les races blanches, mais aussi les races asiatiques et africaines. L’Asie évolue actuellement avec une rapidité telle qu’elle peut fort bien être capable de prendre une part considérable dans le gouvernement du monde à l’époque où ce gouvernement existera. L’Afrique présente un problème plus difficile. Mais en Afrique même, les Français (qui à cet égard nous sont supérieurs) accomplissent des choses remarquables, et personne ne peut prédire ce qui peut être accompli dans cent ans. Je conclus donc qu’un système de socialisme mondial impliquant la justice envers toutes les nations et toutes les classes peut fort bien devenir possible peu après l’établissement d’une autorité centrale. Et s’il en est ainsi, le jeu naturel des forces politiques le réalisera presque à coup sûr.

Il existe pourtant d’autres possibilités qui peuvent mener à la perpétuation des distinctions de caste. Partout où les blancs et les nègres vivent côte à côte, comme en Afrique du Sud et dans les États du Sud de l’Amérique, on a pu combiner la démocratie pour les blancs avec une condition semi-servile pour la population de couleur. Ce qui empêche de donner à ces faits des proportions plus vastes, c’est l’attitude des partis travaillistes qui s’opposent à l’immigration des hommes de couleur dans la plupart des pays anglo-saxons. Néanmoins, il ne faut pas négliger cette possibilité. J’en dirai quelques mots plus loin.

III

Quelle sera l’évolution probable de la famille durant les deux siècles prochains ? Nous ne pouvons le dire avec certitude, mais nous pouvons observer certaines forces en activité qui auront probablement certains résultats si rien ne s’y oppose. Je veux constater dès le commencement qu’ici je ne tiens pas compte de ce que je désire, mais de ce que je prévois, et ce sont deux choses très différentes. Dans le passé, le monde n’a jamais évolué juste comme je l’ai désiré, et je ne vois pas de raison de penser qu’il le fera dans l’avenir.

Certaines choses qui existent dans les communautés civilisées modernes tendent à affaiblir la famille ; la principale, ce sont des sentiments humanitaires envers les enfants. De plus en plus, les gens croient que les enfants ne doivent pas souffrir plus qu’il n’est nécessaire à cause des malheurs ou même des péchés de leurs parents. La Bible parle du sort de l’orphelin comme étant très triste, et il n’y a pas de doute qu’il n’en fut ainsi ; mais de nos jours, il ne souffre pas beaucoup plus que d’autres enfants. Il y aura une tendance croissante de la part de l’État ou des institutions charitables de donner des soins suffisants à des enfants négligés et, par conséquent, les enfants seront de plus en plus négligés par des parents ou des gardiens inconscients. Peu à peu, la part de l’argent public consacré aux soins des enfants négligés sera si grande que toutes les familles non aisées seront très enclines à profiter de la possibilité de passer leurs enfants à l’État ; à la fin, pratiquement, tous ceux qui sont au-dessous d’un certain niveau économique feront ainsi, comme cela se passe actuellement pour les écoles.

Les effets d’une telle transformation iront très loin. Avec la suppression de la responsabilité des parents, le mariage ne serait plus considéré comme une chose importante et cesserait peu à peu d’exister parmi les classes qui laisseront leurs enfants à l’État. Dans les pays civilisés, le nombre d’enfants produits dans ces conditions serait probablement très limité et l’État devrait fixer une allocation adéquate aux mères pour qu’elles produisent le nombre de citoyens qu’il trouvera désirable. Tout cela n’est pas très éloigné ; cela peut aisément arriver en Angleterre avant la fin du XXe siècle.

Si tout cela a lieu pendant que le système capitaliste et l’anarchie mondiale régnent encore, les résultats seront probablement terribles. Pour commencer, il y aura une division profonde entre les prolétaires qui n’auront virtuellement ni parents ni enfants, et les riches qui sauvegarderont le système familial avec l’héritage de la propriété. Les prolétaires élevés par l’État seront imbus, comme les Janissaires dans la Turquie d’autrefois, d’une loyauté militaire passionnée. On enseignera aux femmes que leur devoir est d’avoir beaucoup d’enfants, afin de diminuer l’allocation de l’État pour les enfants et d’augmenter la réserve de soldats pour tuer la population d’autres pays. Sans la propagande parentale pour contrecarrer celle de l’État, il n’y aura pas de limites à la férocité xénophobe dont les enfants seront imbus, si bien qu’une fois adultes, ils combattront aveuglément pour leurs maîtres. Et le gouvernement punira les hommes dont les opinions lui déplairaient en confisquant leurs enfants au profit des institutions de l’État.

Il est ainsi tout à fait possible que sous l’influence combinée des deux facteurs, du patriotisme et des sentiments humanitaires envers les enfants, nous soyons conduits, pas à pas, à créer une société profondément divisée en deux castes différentes, dont la supérieure gardera le mariage et l’esprit de famille, et dont l’inférieure ne sera loyale qu’envers l’État. Pour des raisons militaires, l’État maintiendra, au moyen des allocations, un chiffre de naissances élevé parmi les prolétaires ; grâce à l’hygiène et à la médecine le niveau de mortalité sera bas. La guerre sera donc le seul moyen de garder la population du monde entre certaines limites, sauf la famine que les nations tâcheront justement d’éviter en faisant des guerres. Dans ces conditions, nous pouvons prévoir une époque de carnages réciproques, comparable seulement aux invasions des Huns et des Mongols au Moyen Âge. Le seul espoir sera dans la victoire rapide d’une nation ou d’un groupe de nations.

Mais les résultats seront diamétralement opposés, si l’État élève les enfants après l’établissement d’une autorité centrale. Dans ce cas, l’autorité centrale ne permettra pas l’enseignement d’un patriotisme militariste aux enfants et ne permettra pas aux divers États de se payer une augmentation de la population au-delà des limites économiques désirables. Si la pression des nécessités militaristes n’existe plus, les enfants élevés dans les institutions d’État seront certainement mieux développés physiquement et mentalement que les enfants moyens le sont actuellement ; un progrès très rapide deviendra donc possible.

Mais même si une autorité centrale existe, les effets, si le monde reste capitaliste, seront profondément différents de ce qu’ils seraient si le monde adoptait le socialisme. Dans le premier cas, il y aura cette division en castes dont nous avons parlé plus haut ; la caste supérieure gardera la famille et l’inférieure substituera l’État aux parents. Et on aura encore besoin de rendre la classe inférieure soumise, pour qu’elle ne se révolte pas contre les riches. Cela impliquera un niveau de culture plus bas et conduira peut-être les riches à encourager les naissances chez les prolétaires nègres plutôt que chez les blancs ou les jaunes. Ainsi, la race blanche peut graduellement devenir une aristocratie faible numériquement qui sera finalement exterminée par une insurrection nègre.

Tout cela peut sembler fantastique, étant donné le fait que la plupart des nations blanches sont sous le régime de la démocratie politique. Je vois pourtant que partout la démocratie permet un enseignement scolaire qui sert les intérêts des riches, on renvoie des maîtres d’école communistes, mais jamais des conservateurs. Je ne vois aucune raison que cela change dans l’avenir. Et je pense, pour les raisons que j’ai données, que si notre civilisation continue encore à servir les riches, elle est condamnée. C’est parce que je ne désire pas la fin de la civilisation que je suis socialiste.

Si nous avions raison jusqu’ici, il est probable que la famille cessera d’exister, sauf dans une minorité privilégiée. C’est pourquoi, s’il n’y a plus de minorité privilégiée, la famille peut cesser d’exister presque complètement. Biologiquement, cela semble inévitable. La famille est une institution qui sert à protéger les enfants pendant les années où ils ne peuvent vivre seuls ; chez les fourmis et les abeilles, la communauté accomplit cette tâche, et il n’y a pas de famille. De même, chez les hommes, si la vie des enfants peut être assurée sans la protection de parents, la vie de famille disparaîtra peu à peu. Cela produira de profondes transformations dans la vie émotionnelle des hommes, et causera un grand divorce avec l’art et la littérature de tous les âges précédents. Les différences entre peuples différents deviendront plus petites, puisque les parents ne feront plus reproduire aux enfants leurs particularités. L’amour sexuel deviendra moins intéressant et moins romantique ; on arrivera probablement à considérer comme absurde toute la poésie de l’amour. Les éléments romantiques de la nature humaine devront trouver d’autres expressions, comme l’art, la science, la politique. (Pour Disraeli, la politique fut une aventure romantique.) Je ne peux m’empêcher de penser que la structure émotionnelle de la vie éprouvera une perte réelle ; mais chaque fois que notre sécurité augmente, nous subissons une telle perte. Les bateaux à vapeur sont moins romantiques que les voiliers ; les perceveurs d’impôts, moins romantiques que les brigands de grands chemins. Peut-être qu’à la fin la sécurité deviendra ennuyeuse, et les hommes destructifs par simple ennui. Mais de telles possibilités sont incalculables.

IV