IX
LE MAL QUE FONT LES « HOMMES DE BIEN »
I
IL Y a cent ans vécut un philosophe nommé Jeremy Bentham qui fut universellement considéré comme un homme très vicieux. Jusqu’à aujourd’hui je me souviens de la première fois où, étant encore un gamin, j’ai rencontré ce nom. C’était dans une phrase du révérend Sydney Smith ; il affirmait que Bentham pensait que les hommes devaient faire des soupes de leurs grand-mères défuntes. Cette pratique me parut très indésirable tant du point de vue culinaire que moral ; je conçus donc une très mauvaise opinion de Bentham. Longtemps après, j’ai découvert que cette affirmation appartenait à ces mensonges téméraires que des gens respectables se permettent habituellement de faire dans l’intérêt de la vertu. J’ai découvert aussi quelle était la vraie accusation portée contre lui. Ce n’était rien moins que ceci : il définissait un homme « de bien » comme un homme qui faisait du bien. Cette définition, comme le verra immédiatement le lecteur bien-pensant, est subversive et ruine toute vraie morale. Qu’elle est bien plus sublime, la conception de Kant, pour qui une action aimable n’est pas vertueuse si elle dérive d’une affection pour son bénéficiaire, mais qui l’est seulement si elle est inspirée par la loi morale, laquelle bien entendu peut aussi bien inspirer des actions non aimables ! Nous savons que l’exercice de la vertu doit être sa propre récompense et on peut, semble-t-il, en conclure que le fait de la supporter par celui sur qui elle s’exerce devrait être son propre châtiment. Kant est pour cette raison un moraliste plus sublime que Bentham et il a les suffrages de tous ceux qui nous affirment qu’ils aiment la vertu pour elle-même.
Il est vrai que Bentham réalisa sa définition d’un homme « de bien » : il fit beaucoup de bien. Les quarante années au milieu du XIXe siècle en Angleterre furent des années d’un progrès matériel, intellectuel et moral incroyablement rapide. Cette période commence par le Reform Act qui fit du Parlement le représentant de toute la classe moyenne, et non, comme auparavant, de l’aristocratie. Cet acte fit le pas le plus difficile vers la véritable démocratie en Angleterre ; d’autres réformes importantes le suivirent rapidement ; par exemple, l’abolition de l’esclavage à la Jamaïque. Au début de cette période on punissait un petit vol par la pendaison ; bientôt après, la peine de mort ne fut appliquée qu’aux coupables de meurtre ou de haute trahison. Les Corn Laws (lois sur les grains) qui élevèrent le prix des aliments si haut qu’elles causèrent une misère atroce, furent abolies en 1846. En 1870, on introduisit l’enseignement obligatoire. Il est à la mode de décrier l’époque victorienne, mais je souhaite que la nôtre puisse se vanter de la moitié d’aussi bonnes réformes. D’ailleurs, ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. Ce que je veux dire, c’est qu’une très grande partie du progrès accompli durant cette époque doit être attribuée à l’influence de Bentham. Il ne peut pas y avoir de doute que les neuf dixièmes de la population qui a vécu en Angleterre durant la fin du dernier siècle aient été plus heureux qu’ils n’auraient été si Bentham n’avait jamais existé. Sa philosophie était si légère qu’il aurait considéré notre affirmation comme une apologie de son activité. Nous, dans notre siècle plus éclairé, nous pouvons voir qu’une telle opinion est absurde ; mais elle peut nous encourager à réviser les raisons qu’on nous donne de rejeter un utilitarisme rampant comme celui de Bentham.
II
Nous savons tous ce que nous entendons par un homme « de bien ». L’homme « de bien » idéal ne boit pas, ne fume pas, évite le langage grossier, parle en présence des hommes exactement de la même manière qu’il parlerait en présence des femmes, va à l’église régulièrement et a sur tous sujets des idées « comme il faut ». Il a une saine horreur du mal-agir, des mauvaises actions et il se rend compte que le châtiment du péché est notre douloureux devoir. Il a une horreur encore plus grande du mal-penser et il estime que le rôle des autorités est de préserver les jeunes gens contre ceux qui mettent en question la sagesse des idées généralement acceptées par les citoyens prospères d’âge moyen. À part les devoirs de sa profession qu’il accomplit avec assiduité, il dépense beaucoup de temps pour de bonnes actions : tantôt, il encourage le patriotisme et l’instruction militaire ; tantôt, il favorise les habitudes laborieuses, la sobriété et la vertu des salariés et de leurs enfants en insistant pour que des fautes à cet égard soient punies ; tantôt il administre une université et empêche que par un respect malavisé pour la science on nomme un professeur aux idées subversives. Au-dessus de tout, bien entendu, sa « morale » dans le sens étroit de ce mot, doit être irréprochable.
On peut se demander si un homme de « bien » défini ainsi, fait, en moyenne, plus de bien qu’un homme « vicieux ». J’entends par un homme « vicieux » le contraire de ce que je viens de décrire. Un homme « vicieux » est quelqu’un dont on sait qu’il fume et boit de temps en temps, et même qu’il dit un mot un peu fort quand on lui marche sur le pied. Sa conversation n’est pas toujours de nature à pouvoir être imprimée, et parfois il passe un beau dimanche en plein air, au lieu d’aller à l’église. Certaines de ses idées sont subversives ; par exemple, il peut penser que si l’on veut la paix on doit préparer la paix et non la guerre. Son attitude envers les mauvaises actions est scientifique, la même qu’il aurait envers son automobile si elle fonctionnait mal ; il estime que des sermons et la prison ne peuvent pas plus corriger un vice que réparer un pneu crevé. Il est encore plus perverti pour ce qui est du mal-penser. Il soutient que ce qu’on appelle « mal-penser » c’est simplement penser ; et que ce qu’on appelle « bien-penser », c’est répéter des mots comme un perroquet ; cela lui donne de la sympathie pour toutes sortes d’hommes bizarres indésirables. Son activité en dehors de ses heures de travail peut consister uniquement à jouir de la vie, ou, ce qui est encore pire, à semer le mécontentement contre des maux évitables, mais qui ne gênent pas les hommes au pouvoir. Et il est même possible qu’en ce qui concerne la « morale » il ne cache pas ses défauts aussi soigneusement que le ferait un homme vraiment vertueux ; il se justifie par cette affirmation perverse qu’il vaut mieux être honnête que prétendre donner un bon exemple. Un homme qui a un ou plusieurs de ces défauts, sera considéré comme vicieux par le respectable citoyen moyen et on lui interdira d’occuper un poste qui confère une autorité, comme par exemple celui du juge, du magistrat ou du maître d’école. De tels postes sont accessibles seulement aux hommes de « bien ».
Tout cet état de choses est plus ou moins moderne. Il exista en Angleterre durant le bref règne des Puritains à l’époque de Cromwell et ils le transplantèrent en Amérique. Il ne réapparut pas fortement en Angleterre jusqu’après la Révolution française, quand on considéra qu’il était un bon moyen de lutter contre les Jacobins (c’est-à-dire ceux que nous devrions maintenant appeler les Bolchéviks). La vie de Wordsworth peut servir d’illustration à ce changement. Dans sa jeunesse, il sympathisa avec la Révolution française, écrivit de bons poèmes et eut une fille naturelle. À cette période, il fut un homme « vicieux ». Plus tard, il devint un homme de « bien », abandonna sa fille, adopta des principes « comme il faut » et écrivit de mauvais poèmes. Coleridge subit une transformation analogue : quand il était « vicieux », il écrivit Kubla Khan, et quand il devint « bon » il composa des œuvres théologiques.
Il est difficile de trouver un exemple d’un poète qui écrivit de bons poèmes à l’époque où il fut homme de « bien ». Dante fut déporté pour propagande subversive ; Shakespeare, à en juger par les Sonnets, se serait vu refuser, par les fonctionnaires de l’immigration, la permission de débarquer à New York. Il est de la nature d’un homme de « bien » de soutenir le gouvernement ; c’est pourquoi, Milton en fut un sous le règne de Cromwell, et n’en fut pas avant et après ; mais c’est avant et après qu’il écrivit ses vers, et en fait, il composa la plupart de ses œuvres après avoir failli être pendu comme Bolchévik. Donne devint vertueux quand il fut nommé doyen de la cathédrale de Saint-Paul, mais il écrivit tous ses poèmes avant cette époque et c’est à cause d’eux que sa nomination causa un scandale. Swinburne fut « vicieux » dans sa jeunesse, à l’époque où il écrivit ses Songs Before Sunrise en l’honneur de ceux qui se battaient pour la liberté ; il fut vertueux dans sa vieillesse quand il composa ses sauvages attaques contre les Boers qui défendaient leur liberté contre une agression brutale. Il est inutile de multiplier ces exemples ; ce qui a été dit suffit pour faire penser que l’idéal de la vertu actuellement de mise n’est pas compatible avec la production de la bonne poésie.
La même chose s’applique à d’autres domaines. Nous savons tous que Galilée et Darwin furent des hommes « vicieux » ; on considérait Spinoza comme terriblement « vicieux » plus de cent ans après sa mort ; Descartes s’exila de peur d’être persécuté. Presque tous les artistes de la Renaissance furent des hommes « vicieux ». Pour aborder un sujet plus humble : ceux qui s’opposent à une mortalité évitable sont nécessairement vicieux. J’ai vécu dans un quartier de Londres dont une partie est très riche et une autre, très pauvre ; la mortalité infantile y est anormalement élevée et les riches, par les moyens de la corruption et de l’intimidation, contrôlent l’administration locale. Ils se servent de leur pouvoir pour diminuer les dépenses consacrées au bien-être des enfants et à l’hygiène publique et pour employer un médecin qui est payé au-dessous du taux habituel et ne travaille que la moitié du temps. Personne ne peut gagner le respect des personnages importants de ce quartier s’il n’estime pas que de bons dîners pour les riches sont plus importants que la vie des enfants des pauvres. On trouve des choses analogues dans toutes les parties du monde que je connais. Cela fait penser que nous pouvons simplifier notre description d’un homme de « bien » : un homme de bien est quelqu’un dont les idées et l’activité plaisent aux tenants du pouvoir.
Il nous a été douloureux de nous occuper des hommes vicieux qui, dans le passé, ont accompli de grandes choses. Revenons à la contemplation plus agréable des vertueux.
George III fut un homme typiquement vertueux. Quand Pitt lui demanda d’émanciper les catholiques (qui, à cette époque, n’avaient pas le droit de vote), il refusa pour la raison que cela serait contraire à son serment de couronnement. Il refusa avec droiture d’être induit à une mauvaise action par l’argument que cela serait une bonne chose de les émanciper ; il ne s’agissait pas pour lui de savoir si cela serait une bonne chose, mais si cela serait « juste » abstraitement. C’est son intervention dans la politique qui est grandement responsable du régime qui poussa l’Amérique à réclamer l’indépendance ; mais son intervention était toujours dictée par les motifs les plus sublimes. On peut dire la même chose de l’ex-kaiser, homme profondément religieux et sincèrement convaincu, jusqu’à sa chute, que Dieu était de son côté ; autant que je sache, il fut entièrement dépourvu de vices personnels. Mais il serait difficile de nommer un autre homme de notre époque qui ait causé plus de misère humaine.
Les hommes vertueux rendent de grands services aux politiciens ; le principal de ces services est de servir d’écran derrière lequel d’autres peuvent tranquillement poursuivre leur activité. Un homme vertueux ne soupçonnera jamais ses amis d’agir à l’ombre : cela fait partie de sa vertu. Le public ne soupçonnera jamais un homme « vertueux » de se servir de sa vertu pour protéger des coquins : cela fait partie de son utilité. Il est clair que cette combinaison de qualités rend un homme vertueux extrêmement désirable partout où des gens aux idées un peu étroites s’opposent à la gestion des fonds publics par les riches pleins de mérites. On me dit (bien que je sois loin de souscrire à cette affirmation) qu’il n’y a pas très longtemps il exista un président américain qui était un homme vertueux et qui fut utilisé dans ce but. En Angleterre, Whittaker Wright, à l’apogée de sa gloire, s’entoura de pairs irréprochables dont la vertu les empêcha de comprendre son arithmétique ou de savoir qu’ils ne la comprenaient pas.
Les hommes vertueux rendent encore un autre service : grâce à eux on peut exclure les indésirables de la politique par le moyen des scandales. Quatre-vingt-dix-neuf sur cent hommes font des infractions à la loi morale, mais d’habitude ces faits ne deviennent pas publics. Et quand le quatre-vingt-dix-neuvième individu commet un tel fait et qu’il est divulgué, le seul homme sur les cent qui est réellement innocent exprime une horreur réelle, tandis que les autres quatre-vingt-dix-huit sont contraints à le suivre, de peur d’être soupçonnés. C’est pourquoi, quand un homme aux idées blâmables s’aventure dans la politique, il suffit que ceux qui ont à cœur la sauvegarde de nos anciennes institutions suivent la trace de sa vie privée jusqu’à découvrir quelque chose qui, divulgué, ruinera sa carrière politique. Alors, trois chemins s’ouvrent devant eux : de divulguer les faits et de l’obliger de disparaître dans un nuage de honte ; ou de le forcer à se retirer dans la vie privée par des menaces de divulgation ; ou de se créer un revenu facile par le chantage. De ces trois chemins, les deux premiers protègent le public, tandis que le troisième protège ceux qui protègent le public. C’est pourquoi, il faut les recommander tous les trois, qui ne sont possibles que grâce à l’existence des hommes vertueux.
Examinons encore, par exemple, la question des maladies vénériennes ; on sait qu’on peut presque entièrement les prévenir par des précautions prises à temps, mais grâce à l’activité des hommes vertueux cette science est répandue aussi peu que possible et on met toutes sortes d’obstacles à l’utiliser. Par conséquent, le péché est encore suivi de son châtiment « naturel » et les enfants sont toujours châtiés pour les fautes de leurs parents, selon le précepte de la Bible. Qu’il serait épouvantable si les choses se passaient autrement ! Car si le péché n’était plus puni, il pourrait y avoir des gens qui prétendraient qu’il n’est plus un péché ; et si le châtiment ne tombait pas aussi sur les innocents, il ne semblerait plus aussi épouvantable. Que nous devons donc être reconnaissants à ces hommes de bien qui aident les sévères lois de rétribution décrétées par la Nature aux jours de notre ignorance, à fonctionner encore maintenant, malgré la science impie acquise rapidement par les savants. Tous les hommes bien-pensants savent qu’une mauvaise action est mauvaise indépendamment de la question de savoir si elle cause une souffrance ou non, mais comme les hommes ne sont pas tous capables d’être guidés par la pure loi morale, il est hautement désirable que la souffrance suive le péché afin de sauvegarder la vertu. Il faut tenir les hommes dans l’ignorance de tous les moyens d’échapper aux peines qu’on souffrait à cause des actions considérées comme des péchés à un âge préhistorique. Je frissonne quand je pense quelle serait l’étendue de nos connaissances concernant la préservation de notre santé physique et mentale si les hommes de bien ne nous protégeaient pas si aimablement contre cette dangereuse science.