IV
L’HOMME PEUT-IL ÊTRE RAISONNABLE ?

J’AI l’habitude de me considérer moi-même comme un rationaliste ; et je suppose qu’un rationaliste doit être quelqu’un qui désire que les hommes soient raisonnables. Mais de nos jours, la raison a reçu un grand nombre de coups très durs. Si bien qu’il est difficile de savoir ce qu’on entend par « raison ». ou, lorsqu’on le saura, si elle est quelque chose que les êtres humains pourront atteindre. Le problème consistant à définir l’attitude rationnelle a deux aspects, l’un théorique et l’autre pratique : qu’est-ce qu’une opinion raisonnable ? et qu’est-ce qu’une conduite raisonnable ? Le pragmatisme accentue le caractère irrationnel de l’opinion, et la psychanalyse, celui de la conduite. Les deux amenèrent beaucoup de gens à penser qu’il n’existe pas d’idéal de la raison auquel l’opinion et la conduite pourraient se conformer avantageusement. Il semblerait qu’il faut en déduire que si vous et moi, nous avons des opinions différentes, il ne servira de rien de faire appel à une argumentation ou de demander l’arbitrage d’un homme impartial ; la seule chose qui nous resterait à faire serait de l’imposer par la force, soit par des méthodes rhétoriques, par la réclame ou la guerre, selon le degré de notre puissance financière et militaire. Je pense qu’une telle attitude est très dangereuse, et, à la longue, fatale pour notre civilisation. C’est pourquoi, j’essaierai de montrer que l’idéal de la raison demeure intact en face des idées qu’on lui a crues fatales, et qu’il garde toute l’importance qu’on lui avait autrefois attribuée en tant que guide de notre pensée et de notre vie.

Commençons par la raison dans l’opinion : je la définirai simplement comme l’habitude de tenir compte de tous les faits dignes de foi pour arriver à une croyance. Là où la certitude n’est pas possible, un homme raisonnable donnerait le plus de poids à l’opinion la plus probable, tout en retenant dans son esprit les autres, dont la probabilité n’est pas négligeable en tant qu’hypothèses que des faits ultérieurs peuvent rendre préférables. Cela admet, bien entendu, qu’il est possible dans beaucoup de cas d’établir des faits et des probabilités par une méthode objective, c’est-à-dire une méthode qui conduira deux hommes attentifs au même résultat. C’est ce qu’on met souvent en doute. Plusieurs affirment que la seule fonction de l’intelligence est de faciliter la satisfaction des désirs et des besoins individuels. Le Plebs Text-Books Committee, dans son Manuel de Psychologie dit : « L’intelligence est avant tout un instrument de partialité. Sa fonction consiste à garantir l’exécution des actions avantageuses pour l’individu ou l’espèce, et à empêcher celles qui sont moins avantageuses » (en italique dans le texte).

Mais les mêmes auteurs, dans le même livre écrivent, encore en italique : « La foi du marxiste diffère profondément de la foi religieuse ; celle-ci n’est fondée que sur le désir et la tradition ; celle-là est basée sur l’analyse scientifique de la réalité objective. » Cette phrase ne semble pas s’accorder avec ce que disent ces auteurs sur l’intelligence, à moins qu’ils ne veuillent insinuer que ce n’est pas l’intelligence qui les a conduits à se convertir au marxisme. En tout cas, du moment qu’ils reconnaissent la possibilité d’une « analyse scientifique de la réalité objective », ils doivent reconnaître qu’il est possible d’avoir des opinions qui sont objectivement raisonnables.

D’autres auteurs érudits qui défendent des conceptions irrationnelles, comme les philosophes pragmatistes, ne sont pas réfutés si facilement. Ils affirment qu’il n’existe pas une réalité objective à laquelle notre opinion doit être conforme si elle veut être vraie. Pour eux, les opinions ne sont que des armes dans la lutte pour l’existence, et celles qui aident un homme à survivre doivent être appelées « vraies ». Cette doctrine régnait au Japon au VIe siècle avant Jésus-Christ, au moment où le Bouddhisme atteignit ce pays pour la première fois. Le gouvernement qui hésitait de reconnaître la vérité de la nouvelle religion donna l’ordre à un des courtisans de s’y convertir à titre expérimental ; s’il allait réussir plus que d’autres, la religion devait être adoptée par tout le pays. C’est cette méthode (en y apportant les modifications nécessaires pour répondre aux exigences de la vie moderne) que les pragmatistes préconisent pour résoudre toutes les disputes religieuses ; et pourtant je n’ai encore jamais entendu parler d’une conversion au judaïsme, bien que cette religion semble conduire plus rapidement que d’autres à la prospérité.

Malgré sa définition de la « vérité », le pragmatiste a pourtant dans la vie quotidienne un tout autre critère pour des questions moins subtiles qui naissent dans l’existence pratique. Un pragmatiste, membre du jury dans un procès pour assassinat pèsera les témoignages tout comme les autres jurés tandis qu’en adoptant le critère qu’il professe d’admettre, il devrait plutôt se demander quel homme parmi la population il serait le plus profitable de faire pendre. Cet homme serait, par définition, coupable de l’assassinat, puisque la croyance en sa culpabilité serait plus utile, donc plus « vraie » que la croyance en la culpabilité de n’importe quel autre homme. J’ai bien peur qu’un tel pragmatisme ne soit vraiment pratiqué ; j’ai entendu parler de « mises en scène » en Amérique et en Russie qui lui ressemblent. Mais dans ces cas, on fait tous les efforts pour dissimuler la vérité, et s’ils ne réussissent pas, cela provoque un scandale. Cet effort de dissimulation montre que même des policiers croient à la vérité objective dans le cas d’une instruction judiciaire. La science recherche justement cette espèce de vérité objective. C’est aussi ce genre de vérité que recherche la religion tant que les hommes croient la trouver. Ce n’est que lorsque les hommes renoncent à l’espoir de prouver que la religion est vraie dans le sens direct de ce mot, qu’ils se mettent au travail pour prouver qu’elle est « vraie » dans quelque sens nouvellement forgé. On peut admettre tranquillement que l’irrationalisme, c’est-à-dire le refus de croire au fait objectif vient presque toujours du désir d’affirmer une chose qui ne permet aucune preuve, ou de nier un fait pour lequel il y a de très bonnes preuves. Mais la croyance dans le fait objectif subsiste toujours lorsqu’il s’agit de questions pratiques particulières, comme d’investir de l’argent ou d’embaucher un domestique. Et si le fait peut être la pierre de touche de la vérité de nos croyances dans certains cas, il devrait l’être dans tous les cas, et nous devrions être des agnostiques dans tous les cas où il ne peut pas l’être.

Ces dernières réflexions sont, bien entendu, très inadéquates. La question de l’objectivité du fait réel a été rendue difficile par les susceptibilités des philosophes ; j’ai essayé, dans un autre ouvrage, de les réfuter d’une manière plus détaillée. Tout ce que je veux affirmer en ce moment, c’est qu’il y a des faits ; que certains faits peuvent être connus ; qu’en ce qui concerne certains autres on peut arriver à établir un certain degré de probabilité par rapport à des faits qui peuvent être connus. D’ailleurs, nos croyances sont souvent contraires aux faits ; même quand certains d’entre eux nous induisent à en admettre d’autres comme probables, il est possible que ces mêmes faits aient dû nous induire à les considérer comme improbables. La partie théorique de l’attitude rationnelle consistera donc à baser nos croyances en des réalités sur des faits établis plutôt que sur des désirs, des préjugés ou des traditions.

Selon l’objet en question, un homme raisonnable sera le même en tant que juge et en tant que savant.

Certains croient que la psychanalyse a démontré l’impossibilité d’être raisonnables dans nos croyances, en révélant l’origine étrange et presque malsaine des idées très chères à bien des gens. Je respecte hautement la psychanalyse et je crois qu’elle peut être énormément utile. Mais l’esprit populaire a perdu quelque peu de vue le but principal poursuivi par Freud et ses disciples. Leur méthode est tout d’abord une méthode thérapeutique, une manière de guérir l’hystérie et diverses espèces de folies. Pendant la guerre, la psychanalyse s’est affirmée comme le traitement de loin le plus efficace des névroses de guerre. L’Instinct et l’Inconscient de Rivers qui s’appuie largement sur l’expérience des commotionnés par des obus donne une belle analyse des effets morbides de la peur quand elle ne peut pas se manifester naturellement. Ces effets sont, bien entendu, loin d’être intellectuels ; ils comprennent plusieurs variétés de paralysies et toutes sortes d’affections de caractère physique. Celles-ci ne nous intéressent pas ici ; notre sujet ce sont les troubles intellectuels. On découvre que beaucoup d’illusions des fous ont leur source dans un refoulement instinctif, et qu’on peut les guérir par des moyens purement intellectuels, en faisant remonter à l’esprit des malades des faits dont il a refoulé le souvenir. Cette espèce de traitement, et l’attitude intellectuelle qui l’inspire impliquent un idéal de bonne santé morale dont le patient s’est éloigné et auquel on le ramène en le rendant conscient de tous faits utiles, y compris ceux qu’il désire oublier le plus. Cela est l’opposé exact de ce consentement paresseux à l’irrationnel qui est parfois préconisé par ceux qui savent seulement que la psychanalyse a révélé l’influence des croyances irrationnelles et qui oublient ou ignorent que son but est de diminuer cette influence par une méthode déterminée de traitement médical. Une méthode étroitement apparentée à celle-ci peut guérir les croyances déraisonnables de ceux qui ne sont pas considérés comme aliénés, à condition qu’ils se soumettent au traitement d’un médecin qui ne partage pas leurs illusions. Des présidents, des ministres, et d’autres personnes éminentes ne remplissent que rarement cette condition, et c’est pourquoi ils ne sont jamais guéris.

Jusqu’ici nous n’avons eu en vue que le côté théorique de la raison. Le côté pratique, dont nous devons nous occuper maintenant, est plus difficile. Les différences d’opinion sur des questions pratiques dérivent de deux sources : premièrement, des désirs différents des adversaires ; en second lieu, des différences dans leur appréciation des moyens de satisfaire leurs désirs. Les différences de la seconde espèce sont en réalité théoriques et ne sont pratiques qu’indirectement. Par exemple, certains spécialistes estiment que notre première ligne de défense doit se composer de vaisseaux de ligne, d’autres, d’avions. Ici, il n’y a aucune différence en ce qui concerne le but recherché, notamment la défense nationale, mais seulement en ce qui concerne ses moyens. La discussion peut donc être conduite d’une manière purement scientifique, puisque le désaccord est dû uniquement à des faits présents ou futurs, probables ou improbables. À tous ces cas, peut s’appliquer, malgré le côté pratique de la question, ce genre de raison que j’appelle théorique.

Dans beaucoup de cas qui semblent appartenir à cette espèce il survient pourtant une complication qui est très importante dans la pratique. Un homme qui désire agir d’une certaine manière se persuade lui-même qu’en agissant ainsi il accomplira une chose bonne, même s’il ne voit aucune raison de le croire. Et sa manière de juger les faits et les probabilités sera tout à fait différente de celle d’un homme qui aurait le désir contraire. Les joueurs, comme on sait, sont remplis de croyances déraisonnables en des systèmes qui ne manqueront pas, à la longue, de les faire gagner. Les hommes qui s’intéressent à la politique se persuadent eux-mêmes que les chefs de leurs partis ne seront jamais coupables des tours de coquins que pratiquent les chefs des partis opposés. Ceux qui aiment l’administration croient qu’il est bon pour le peuple d’être traité comme un troupeau de moutons, ceux qui aiment le tabac disent qu’il calme les nerfs et ceux qui aiment l’alcool prétendent qu’il stimule l’esprit. La déviation produite par ces causes fausse les jugements humains d’une façon qu’il est très difficile d’éviter. Même un article érudit et scientifique sur les effets de l’alcool révélera par sa logique intérieure si l’auteur est un abstinent ou non ; dans chacun de ces cas, il a une tendance à voir les faits de manière à justifier ses propres habitudes. En politique et en religion, ces considérations occupent une place importante. La plupart des hommes s’imaginent qu’en établissant leurs opinions politiques ils sont mus par le désir du bien public ; mais neuf fois sur dix on peut prévoir quelle sera l’opinion politique d’un homme par la manière dont il gagne sa vie. Ces faits conduisirent plusieurs à affirmer et beaucoup d’autres à croire réellement qu’il est impossible d’être objectif dans ces questions et qu’il n’y a pas d’autre méthode qu’une vraie guerre entre les classes dont les intérêts s’opposent.

Cependant c’est justement dans ces questions que la psychanalyse est particulièrement utile, puisqu’elle rend les hommes capables de se rendre compte des penchants qui jusqu’ici demeuraient inconscients. Elle nous fournit une technique qui nous permet de nous voir nous-mêmes comme d’autres nous voient et une raison de supposer que cette opinion est moins injuste que nous n’avons tendance à le croire. Combinée avec un entraînement scientifique, cette méthode pourrait, si elle était universellement enseignée, rendre les hommes aptes à être infiniment plus raisonnables qu’ils ne le sont actuellement en ce qui concerne toutes leurs croyances qui ont trait aux faits et aux effets probables des actions envisagées. Et si les hommes n’étaient pas en désaccord sur ces questions, les désaccords qui subsisteraient seraient certainement susceptibles d’arrangement à l’amiable.

Il demeure pourtant un résidu qui ne peut être traité par des méthodes purement intellectuelles. Les désirs d’un homme ne s’harmonisent jamais complètement avec ceux des autres. Deux concurrents à la Bourse peuvent être en accord complet en ce qui concerne les effets de telle ou telle façon d’agir, mais cet accord ne produirait pas une harmonie pratique, puisque chacun d’eux désire s’enrichir aux dépens de l’autre. Pourtant, même ici, une attitude rationnelle peut empêcher la plus grande partie des dommages qui, autrement, pourraient se produire. Nous disons qu’un homme est déraisonnable quand il agit par la passion et quand il se coupe le nez par dépit. Il est déraisonnable parce qu’il oublie qu’en cédant au désir qu’il croit le plus fort à un moment donné, il contrecarrera d’autres désirs qui, à la longue, sont plus importants pour lui. Si les hommes étaient raisonnables, ils auraient une conception plus juste de leurs intérêts que celle qu’ils ont maintenant ; et si tous les hommes agissaient avec un égoïsme éclairé, le monde serait un paradis en comparaison de ce qu’il est actuellement. Je ne prétends pas qu’il n’y a rien de meilleur que l’égoïsme personnel comme motif d’agir ; mais je prétends que l’égoïsme, tout comme l’altruisme, est meilleur quand il est éclairé que lorsqu’il ne l’est pas. Dans une communauté bien ordonnée, il est bien rare qu’une chose nuisible aux autres soit utile à un intérêt individuel. Moins un homme est raisonnable, et plus souvent il manquera de comprendre que ce qui fait du mal aux autres fait aussi du mal à lui-même, car la haine et l’envie l’aveugleront. C’est pourquoi, bien que je ne prétende pas que l’égoïsme éclairé soit la morale la plus haute, j’affirme que s’il devenait commun, il rendrait le monde mille fois meilleur qu’il n’est.

La raison pratique peut être définie comme l’habitude de nous souvenir de tous nos désirs importants, et pas seulement de celui qui, par hasard, est le plus fort à un moment donné. Aussi bien que la raison théorique, elle est susceptible de degrés. Une attitude rationnelle complète est sans doute un idéal impossible à atteindre, mais tant que nous continuons à classer certains hommes comme aliénés, il est clair que nous considérons certains hommes comme plus raisonnables que d’autres. Je crois que tout progrès véritable dans le monde consiste dans une augmentation de la raison, théorique et pratique. Je crois qu’il est plutôt inutile de prêcher une morale altruiste, car elle n’aurait de l’influence que sur ceux qui déjà ont des désirs altruistes. Mais ce n’est pas tout à fait la même chose de prêcher la raison, puisque la raison nous aide à comprendre nos désirs complètement, quels qu’ils soient. Je crois que le contrôle de nos actes par notre intelligence est en fin de compte la chose la plus importante, qui seule permettra à la vie sociale de rester possible, tandis que la science augmente nos moyens de nous faire du mal les uns aux autres. L’éducation, la presse, la politique, la religion, – en un mot, toutes les grandes forces du monde – sont actuellement du côté de la non-raison ; elles sont entre les mains de ceux qui flattent le roi Démos afin de le conduire hors du droit chemin. Il ne faut pas chercher le remède à cette situation dans des solutions héroïques et cataclysmales, mais dans les efforts des individus pour une conception plus saine et plus harmonieuse de nos rapports avec nos voisins et avec le monde. C’est à l’intelligence, de plus en plus répandue, que nous devons nous adresser pour trouver la solution des maux dont notre monde souffre.