Pour ce qui est du temps, il faut, tout d’abord, comprendre qu’il ne s’agit pas ici d’une spéculation philosophique, mais d’une théorie nécessitée par des résultats expérimentaux et exprimée par des formules mathématiques. Entre les deux, il y a la même différence qu’entre les théories de Montesquieu et la Constitution américaine. Voici ce qui en ressort : tandis que les événements qui arrivent à un morceau de matière donné ont un ordre défini dans le temps du point de vue d’un observateur qui partage son mouvement, les événements qui arrivent à des morceaux de matière dans des endroits différents, n’ont pas toujours un ordre déterminé dans le temps. Exemple précis : si un signal lumineux est envoyé de la terre au soleil et réfléchi de nouveau vers la terre, il retournera à la terre environ seize minutes après qu’il a été envoyé. Les événements qui arrivent sur la terre pendant ces seize minutes n’ont pas lieu plus tard, ni plus tôt que l’arrivée du signal au soleil. Si nous imaginons des observateurs se déplaçant dans toutes les directions possibles par rapport à la terre et au soleil et qui observent les événements sur la terre pendant ces seize minutes ainsi que l’arrivée du signal lumineux au soleil ; si nous admettons que tous ces observateurs emploient pour mesurer la vitesse de la lumière des chronomètres parfaitement exacts ; alors certains de ces observateurs estimeront que n’importe lesquels des événements qui sont arrivés sur la terre pendant ces seize minutes ont eu lieu avant l’arrivée du signal lumineux au soleil, d’autres estimeront qu’ils ont eu lieu en même temps et d’autres encore qu’ils ont eu lieu après. Tous ont également tort et également raison. Du point de vue impersonnel de la physique, les événements terrestres pendant ces seize minutes ne sont arrivés ni avant, ni après, ni en même temps que l’arrivée du signal lumineux au soleil. Nous ne pouvons pas affirmer qu’un événement A dans un morceau de matière a lieu absolument avant un événement B dans un autre morceau de matière, sauf si la lumière peut aller de A à B, en partant au moment où le premier événement arrive (selon le temps de A) et en arrivant avant que le deuxième événement arrive (selon le temps de B). Dans d’autres cas, l’ordre apparent dans le temps variera selon l’observateur, et ne représentera donc aucun fait physique.
Si des vitesses comparables à celle de la lumière étaient une chose fréquente dans notre expérience, il est probable que le monde physique semblerait trop compliqué pour être saisi par des méthodes physiques, si bien que nous nous contenterions de sorciers (medecine-men). Mais si on découvrait la physique, elle serait la physique d’Einstein, car la physique de Newton serait évidemment inapplicable. Les substances radioactives émettent des particules qui se meuvent à des vitesses qui sont presque égales à celle de la lumière, et le comportement de ces particules serait inintelligible sans la nouvelle physique de la relativité. Il n’y a pas de doute que l’ancienne physique ne soit en défaut, et du point de vue philosophique c’est une piètre excuse de dire que le défaut « n’est pas grand ». Nous devons nous décider à admettre que dans certaines limites il n’existe pas un ordre de temps déterminé entre des événements qui ont lieu dans des endroits différents. C’est ce fait qui amena à introduire le seul ensemble « espace-temps » au lieu de deux ensembles séparés « espace » et « temps ». Le temps que nous avons considéré comme cosmique n’est en réalité qu’un temps « local », un temps lié au mouvement de la terre et qui a aussi peu de droit de se prétendre universel que celui d’un bateau qui ne déplace pas les aiguilles de ses horloges en traversant l’Atlantique.
Quand nous nous rappelons le rôle joué par la notion du temps dans toutes nos autres notions, il devient évident que notre conception du monde serait profondément changée si nous nous rendions réellement compte de ce que les physiciens ont accompli. Prenez la notion du « progrès » : si l’ordre dans le temps est arbitraire, il y a progrès ou rétrogression selon la convention adoptée pour mesurer le temps. La notion de la distance spatiale est aussi touchée, bien entendu : deux observateurs qui utilisent tous les instruments possibles pour s’assurer de l’exactitude de leurs mesures arriveront à des résultats différents dans l’estimation d’une distance entre deux endroits, s’ils se trouvent dans un mouvement relatif rapide. Il est clair que l’idée même de distance est devenue vague, puisqu’une distance doit être une distance entre deux objets matériels et non deux points d’espace vide (ce qui est une fiction) ; elle doit être une distance à un moment donné, car la distance entre deux corps donnés change continuellement ; et « un temps » donné est une notion subjective qui dépend de la manière dont l’observateur se déplace. Nous ne pouvons plus parler d’un corps à un moment donné, nous ne pouvons parler que d’un événement. Entre deux événements, il existe, indépendamment de l’observateur, une certaine relation qu’on appelle leur « intervalle ». Cet intervalle sera analysé d’une manière différente par des observateurs différents et traduit en espace et en temps, mais cette analyse n’a pas de valeur objective. L’intervalle est un fait physique objectif, mais non sa séparation en éléments spatial et temporel.
Il est évident que notre ancienne et confortable notion de « matière solide » ne peut pas survivre. Un morceau de matière n’est pas autre chose qu’une série d’événements qui obéit à certaines lois. La conception de la matière est née à une époque où les philosophes n’avaient aucun doute sur la valeur de la notion de la « substance ». La matière, c’était la substance qui existait dans l’espace et dans le temps, l’esprit était la substance qui n’existait que dans le temps. La notion de la substance s’effaçait de plus en plus de la métaphysique à mesure que le temps avançait, mais elle a survécu en physique, parce qu’elle était inoffensive, jusqu’au moment où l’on a inventé la relativité. Traditionnellement, la substance était une notion composée de deux éléments. Premièrement, une substance avait la propriété logique de ne paraître dans une proposition qu’en tant que sujet, jamais en tant que prédicat. En second lieu, elle était quelque chose qui subsistait à travers le temps, ou, comme dans le cas de Dieu, qui était en dehors du temps. Ces deux propriétés ne sont pas nécessairement liées l’une à l’autre, mais on ne s’en est pas aperçu, car la physique enseignait que les morceaux de matière étaient immortels et la théologie enseignait que l’âme était immortelle. On considérait donc les deux comme des substances. Mais maintenant la physique nous oblige à considérer des événements fugitifs comme des substances dans le sens logique de ce mot, c’est-à-dire comme des sujets qui ne peuvent pas être des prédicats. Un morceau de matière qui nous semblait une seule entité stable est en réalité un chapelet d’entités, comme les images en apparence stables d’un film cinématographique. Et rien ne nous empêche d’affirmer la même chose de l’esprit : le moi stable semble aussi fictif que l’atome stable. Les deux ne sont que des chapelets d’événements qui ont certains rapports intéressant l’un avec l’autre.
La physique moderne nous permet de donner corps à l’hypothèse de Mach et de James qui croyaient que la « matière » des mondes physique et mental est la même. « La matière solide » était évidemment quelque chose de bien différent des pensées et aussi du moi stable. Mais si la matière et le moi ne sont tous les deux que des agrégations convenables d’événements, il est beaucoup moins difficile de les imaginer comme construits avec les mêmes matériaux. De plus, ce qui jusqu’ici semblait une des plus marquantes particularités de l’esprit, notamment la subjectivité, ou la capacité d’avoir un point de vue, a envahi maintenant la physique et il apparaît qu’elle n’implique pas l’esprit : des appareils photographiques placés dans des endroits différents peuvent photographier le même événement, mais ils le photographieront différemment. Même les chronomètres et les instruments de mesure deviennent subjectifs dans la physique moderne ; ce qu’ils marquent ce ne sont pas des faits physiques, mais leur rapport avec un fait physique. Ainsi, la physique et la psychologie se sont approchées l’une de l’autre, et l’ancien dualisme de l’esprit et de la matière s’est écroulé.
Il vaut peut-être la peine de remarquer que la physique moderne ne connaît pas du tout la « force » dans le sens ancien ou populaire de ce mot. Nous avions l’habitude de penser que le soleil met en action une « force sur la terre ». Maintenant nous pensons que le temps-espace dans le voisinage du soleil est façonné de telle manière qu’il est plus facile pour la terre de se mouvoir comme elle fait qu’autrement. Le grand principe de la physique moderne c’est le « principe du moindre effort » : en se déplaçant d’un endroit à l’autre un corps choisit toujours un chemin qui implique le moindre effort. (L’effort est un terme technique, mais sa signification exacte ne nous importe pas ici). Les journaux et certains écrivains qui désirent qu’on les croie pleins de forces aiment le mot « dynamique ». Il n’y a rien de « dynamique » dans la dynamique qui, au contraire, trouve que tout se déduit de la loi de la paresse universelle. L’univers de la science moderne ressemble beaucoup plus à celui de Lao-Tsé qu’à celui des gens qui ne cessent de bavarder des « grandes lois » et des « forces naturelles ».
La philosophie pluraliste et réaliste moderne a, dans une certaine mesure, moins de choses à nous offrir que les philosophies antérieures. Au Moyen Âge, la philosophie était la servante de la théologie ; actuellement, elles sont sous le même chapeau dans les catalogues des libraires ! On chargeait d’habitude la philosophie de prouver les grandes vérités de la religion. Le nouveau réalisme ne se prétend pas capable de les prouver, ni même de les réfuter. Il tend seulement à clarifier les idées fondamentales de la science et à synthétiser les différentes sciences en une seule et vaste conception de ce fragment du monde que la science a réussi à explorer.
Il ne sait pas ce qui est au-delà ; il ne dispose pas d’un talisman pour transformer l’ignorance en savoir. Il offre des joies intellectuelles à ceux qui les apprécient, mais il ne cherche pas à flatter la vanité humaine comme la plupart des autres philosophies. S’il est sec et technique, c’est la faute de l’univers qui a choisi de fonctionner d’une manière mathématique plutôt que d’une manière qu’auraient aimée les mystiques et les poètes. Peut-être est-ce regrettable, mais on ne s’attendra tout de même pas à ce qu’un mathématicien le regrette.