I
INTRODUCTION :
DE LA VALEUR DU SCEPTICISME
JE DÉSIRE soumettre à l’examen bienveillant du lecteur une doctrine qui, je le crains, va paraître terriblement paradoxale et subversive. La doctrine en question est celle-ci : il n’est pas désirable d’admettre une proposition quand il n’y a aucune raison de supposer qu’elle est vraie. Je dois reconnaître, bien entendu, que si une telle opinion devenait commune, elle transformerait complètement notre vie sociale et notre système politique ! Et comme tous les deux sont actuellement sans défauts, ma doctrine ne pourrait pas tenir contre eux ! Je me rends compte aussi – et c’est plus sérieux – qu’elle tendrait à diminuer les revenus des voyantes, des bookmakers, des évêques, de tous ceux enfin qui tirent leur subsistance des espoirs irrationnels de gens n’ayant rien fait pour mériter le bonheur dans ce monde ou dans l’autre. Malgré ces graves objections, je pense qu’on peut trouver des arguments en faveur de mon paradoxe, et je tâcherai de les mettre en évidence.
Tout d’abord, je vais écarter la possibilité d’être pris pour un extrémiste. Je suis un Whig britannique, et j’ai l’amour britannique du compromis et de la modération. On raconte une anecdote sur Pyrrhon, le fondateur du pyrrhonisme (lequel est l’ancien nom du scepticisme). Il affirmait que nous ne savons jamais assez pour être sûrs qu’une manière d’agir est plus sage qu’une autre : dans sa jeunesse, un après-midi qu’il faisait sa promenade quotidienne, il aperçut son maître de philosophie, auquel il avait emprunté ses principes, la tête plongée dans un fossé et impuissant à se dégager. Après l’avoir contemplé quelque temps, il continua sa promenade, considérant qu’il n’y avait pas une raison suffisante de penser qu’il ferait une bonne action en retirant le vieillard du fossé. D’autres, moins sceptiques, le sauvèrent et reprochèrent à Pyrrhon sa cruauté. Mais son maître, fidèle à ses principes, le loua pour sa logique. Or, je ne défends pas un scepticisme aussi héroïque. Je suis prêt à admettre les croyances ordinaires du sens commun, en pratique, sinon en théorie. Je suis prêt à reconnaître tout résultat scientifique bien établi, non comme absolument vrai, mais comme suffisamment probable pour fournir la base d’une action rationnelle. Quand on prédit une éclipse de lune pour une certaine date, je pense que cela vaut la peine d’aller voir et de se convaincre si elle se produit. Pyrrhon n’aurait pas pensé ainsi. Pour cette raison, je me crois justifié si j’affirme que je défends une position moyenne.
Il y a des sujets sur lesquels s’accordent ceux qui les ont étudiés : par exemple, les dates des éclipses. Il y en a d’autres sur lesquels les spécialistes ne sont pas d’accord. Même quand ils sont tous d’accord, ils peuvent bien se tromper. L’opinion d’Einstein sur l’importance de la déviation subie par la lumière sous l’influence de la gravitation aurait été rejetée par tous les spécialistes il y a vingt ans, et pourtant c’est elle qui s’est trouvée vraie. Néanmoins, l’opinion des spécialistes, quand elle est unanime, doit être considérée par les non-spécialistes comme plus probablement vraie que l’opinion opposée. Le scepticisme dont je suis partisan se ramène à ceci seulement : 1o : que lorsque les spécialistes sont d’accord, l’avis opposé ne peut être considéré comme certain ; 2o : que lorsqu’ils ne sont pas d’accord, aucun avis ne peut être considéré comme certain par le non-spécialiste ; et, 3o : que lorsqu’ils estiment tous qu’il n’y a aucune raison suffisante pour un avis certain, l’homme ordinaire ferait bien de suspendre son jugement.
Ces propositions peuvent sembler modérées ; pourtant, si on les mettait en pratique, elles révolutionneraient complètement la vie humaine.
Les opinions pour lesquelles les hommes acceptent de se battre et de se persécuter appartiennent toutes à l’une des trois catégories que notre scepticisme condamne. Quand il existe des raisons logiques pour une opinion, les hommes se contentent de les mettre en avant et d’attendre qu’elles aient leur effet. Dans ces cas, les hommes ne soutiennent pas leurs opinions avec passion ; ils les soutiennent avec calme, et produisent leurs raisons avec tranquillité. Les opinions auxquelles se mêle la passion sont celles qui ne peuvent jamais être soutenues par de bonnes raisons ; en vérité, le degré de la passion mesure le manque de conviction rationnelle. Les opinions politiques et religieuses sont toujours teintées de passion. Sauf en Chine, on considère partout qu’un homme n’est qu’une pauvre créature s’il n’a pas d’opinions très fortement arrêtées sur ces questions ; les hommes haïssent les sceptiques beaucoup plus que les défenseurs des opinions contraires aux leurs. On croit que les exigences de la vie pratique réclament des opinions sur ces questions et que si nous devenions plus rationnels, l’existence sociale serait impossible. Je crois que le contraire est vrai, et j’essaierai d’expliquer pourquoi j’ai cette croyance.
Prenez, par exemple, la question du chômage après 1920. Un parti considérait qu’il était dû à la faiblesse des trade-unions, un autre l’attribuait à la ruine sur le Continent. Un troisième, tout en reconnaissant que ces causes jouaient un certain rôle, attribua la plus grande partie du mal à la politique de la Banque d’Angleterre qui essayait d’accroître la valeur de la livre sterling. La plupart des spécialistes se tenaient à cette dernière opinion, mais personne d’autre. Les politiciens ne trouvent pas intéressante une opinion qui ne se prête pas à des déclamations de parti, et le commun des mortels préfère des opinions qui attribuent son malheur aux machinations de ses ennemis. Par conséquent, les hommes luttent pour ou contre des mesures tout à fait inapplicables, tout en se gardant bien d’écouter les quelques hommes dont l’opinion est rationnelle, mais qui ne flattent les passions de personne. Pour faire des convertis, il aurait fallu persuader les gens que la Banque d’Angleterre est malfaisante. Pour convertir les travaillistes, il aurait fallu prouver que les directeurs de la Banque d’Angleterre sont hostiles au trade-unionisme ; pour convertir l’évêque de Londres il aurait fallu prouver qu’ils sont « immoraux ». On en aurait tiré cette conséquence que leurs opinions sur le change sont erronées.
Prenons un autre exemple. On dit souvent que le socialisme est contraire à la nature humaine, et cette affirmation est niée par les socialistes avec la même ardeur qu’elle est répétée par leurs adversaires. Feu le Dr Rivers, dont on ne peut assez déplorer la mort, a discuté cette question dans une conférence faite à University College et publiée dans son livre posthume sur La Psychologie et la Politique. C’est la seule discussion sur cette matière qui, à ma connaissance, puisse prétendre à être scientifique. Elle met en avant certaines données anthropologiques qui prouvent que le socialisme n’est pas contraire à la nature humaine en Mélanésie ; elle souligne ensuite le fait que nous ne savons pas si la nature humaine est la même en Mélanésie qu’en Europe ; et elle conclut que le seul moyen de savoir si le socialisme est contraire à la nature humaine en Europe est de l’essayer. Il est intéressant de noter que, sur la base de cette conclusion, il a accepté d’être candidat travailliste. Mais il n’aura certainement rien ajouté à l’ardeur et à la passion qui caractérisent habituellement les controverses politiques.
J’oserai maintenant aborder un sujet dont les gens croient qu’il est encore plus difficile de le traiter sans passion, à savoir : les coutumes du mariage. La masse de la population de chaque pays est persuadée que toute coutume de mariage qui diffère des siennes est immorale et que ceux qui combattent cette opinion ne le font que pour justifier les dérèglements de leur propre vie. Aux Indes, le nouveau mariage des veuves est considéré par la tradition comme une chose trop horrible à envisager. Dans les pays catholiques, on considère le divorce comme abominable, mais certaines dérogations à la fidélité conjugale sont tolérées, du moins chez les hommes. En Amérique, le divorce est facile, mais des rapports extra-conjugaux sont condamnés avec la plus extrême sévérité. Les musulmans admettent la polygamie, que nous, nous croyons dégradante. Ces diverses opinions sont soutenues avec la plus grande véhémence, et on persécute très cruellement ceux qui les enfreignent. Cependant personne ne fait la moindre tentative pour prouver que la coutume de son pays contribue davantage au bonheur humain que la coutume d’un autre pays.
Si nous ouvrons un livre qui traite ce sujet scientifiquement, comme, par exemple, l’Histoire du Mariage humain, par Westermarck, nous y trouvons une atmosphère extraordinairement différente de celle des préjugés populaires. Nous apprenons que toutes sortes de coutumes ont existé, dont plusieurs sont telles que nous les aurions considérées comme incompatibles avec la nature humaine. Nous pensons que nous pouvons comprendre la polygamie comme une coutume imposée aux femmes par des oppresseurs mâles. Mais que dirons-nous de la coutume tibétaine selon laquelle une femme a plusieurs maris ? Et pourtant des voyageurs au Tibet nous affirment que la vie de famille y est au moins aussi harmonieuse qu’en Europe. Quelques pages d’un tel livre ne peuvent manquer d’amener au scepticisme n’importe quel homme impartial, puisque rien ne semble nous permettre d’affirmer qu’une coutume de mariage est meilleure ou pire qu’une autre. Presque toutes impliquent de la cruauté et de l’intolérance envers ceux qui manquent de respect au code local, mais autrement elles n’ont rien de commun. Il semble que le péché est une notion géographique. De cette conclusion, il n’y a qu’un pas à faire pour arriver à la conclusion, plus radicale, que la notion du « péché » est illusoire et que la cruauté pratiquée habituellement dans les châtiments est complètement inutile. Mais c’est justement cette conclusion qui répugne à tant d’esprits, car infliger un châtiment avec une bonne conscience est un délice pour moralistes. C’est pourquoi ils ont inventé l’Enfer.
Le nationalisme est certainement un exemple frappant d’une croyance fervente concernant un sujet douteux. Je pense qu’on peut affirmer sans crainte que n’importe quel historien scientifique, s’il écrit maintenant une histoire de la Grande Guerre, est obligé de faire des constatations qui, s’il les avait faites pendant la guerre, l’auraient exposé à être emprisonné aussi bien dans un des camps de belligérants que dans l’autre. Encore une fois, sauf en Chine, il n’y a pas de pays où les gens tolèrent la vérité sur eux-mêmes ; en temps ordinaire, la vérité est considérée comme de mauvais goût ; mais en temps de guerre elle est considérée comme criminelle. On établit des systèmes contradictoires de croyances violentes dont la fausseté est rendue évidente par ce fait qu’ils ne sont acceptés que par les gens de la même nation. Mais on considère l’application de la raison à ces systèmes de croyances comme aussi inadmissible que lorsque autrefois on l’appliquait à des dogmes religieux. Quand on somme les gens d’expliquer pourquoi le scepticisme appliqué à ces questions serait mauvais, leur seule réponse est que les mythes aident à gagner les guerres, si bien qu’un peuple raisonnable aurait plus de chances d’être détruit que de détruire. L’opinion qu’il est un peu honteux de sauver sa peau par des tas de calomnies contre des étrangers n’a pas jusqu’ici, à ma connaissance, trouvé de partisans chez les moralistes professionnels, si ce n’est dans les rangs des Quakers. Si vous suggérez qu’une nation raisonnable trouverait des moyens d’éviter complètement les guerres, on ne vous répond que par des invectives.
Quel serait l’effet d’une extension du scepticisme rationnel ? Les événements humains naissent des passions, qui engendrent les systèmes de mythes qui les accompagnent. Les psycho-analystes ont étudié les manifestations individuelles de ce processus chez les fous, reconnus ou non reconnus comme tels. Un homme qui a souffert quelque humiliation invente une théorie selon laquelle il est roi d’Angleterre et il trouve toutes sortes d’explications ingénieuses pour justifier le fait qu’il n’est pas traité avec tous les égards dus à sa haute situation. Dans ce cas particulier, son illusion ne provoque pas de sympathie de la part de ses voisins, et c’est pourquoi ils l’enferment. Mais si, au lieu d’affirmer sa propre grandeur, il affirme la grandeur de sa nation ou de sa classe ou de sa foi, il gagne des armées d’adhérents et devient un chef politique ou religieux, même si, pour un observateur impartial, son opinion semble aussi absurde que celles qu’on trouve dans les asiles de fous. Ainsi naissent des folies collectives qui suivent des lois très analogues à celles de la folie individuelle. Tout le monde sait qu’il est dangereux de discuter avec un fou qui se croit roi de l’Angleterre ; mais comme il est isolé, on peut avoir raison de lui. Quand une nation tout entière participe à une erreur, sa colère est du genre de celle d’un individu fou, quand on discute ses prétentions ; mais il ne faut pas moins d’une guerre pour la forcer à se soumettre à la raison.
Le rôle joué par des facteurs intellectuels dans la conduite humaine est un sujet sur lequel les psychologues sont loin d’être d’accord. Il y a deux questions complètement distinctes 1°: Jusqu’à quel point les croyances sont-elles efficaces en tant que causes des actions ?, et 2°: dans quelle mesure des croyances découlent-elles ou peuvent-elles découler de faits logiquement certains ? Les psychologues s’accordent, en répondant à ces questions, à donner beaucoup moins de place aux facteurs intellectuels que ne le ferait un homme ordinaire ; mais dans les limites de cet accord, il reste place pour de considérables différences de degré. Prenons les deux questions dans l’ordre :
Jusqu’à quel point les croyances sont-elles efficaces en tant que causes d’actions ? Ne discutons pas la question théoriquement. Mais prenons un jour ordinaire dans une vie d’un homme ordinaire. Il commence par se lever le matin, probablement par la force de l’habitude, sans l’intervention d’aucune croyance. Il mange son petit déjeuner, attrape son train, lit son journal et va à son bureau, tout cela par la force de l’habitude. Il y a eu un temps où il a formé ces habitudes, et, dans le choix du bureau du moins, la croyance a joué un rôle. Il croyait probablement à cette époque que la situation qu’on lui offrait dans ce bureau était aussi bonne que possible. Chez la plupart des hommes, la croyance joue un rôle dans le choix du métier, et par là, indirectement, dans tout ce que ce choix implique.
Au bureau, s’il est subalterne, il peut continuer à agir purement par habitude, sans une volition active et sans l’intervention explicite d’une croyance. On pourrait penser qu’en additionnant des colonnes de chiffres, il croit aux règles mathématiques qu’il applique. Mais ce serait une erreur ; ces règles ne sont que des habitudes de son corps, comme chez un joueur de tennis. Il les a acquises dans sa jeunesse, non selon la croyance intellectuelle qu’elles correspondent à la vérité, mais pour plaire au maître d’école, tout comme un chien apprend à se dresser sur ses pattes de derrière et à demander sa nourriture. Je ne dis pas que toute éducation est conforme à ce genre, mais certainement la plus grande partie de ce qu’on apprend aux écoles publiques.
Si pourtant notre homme est associé ou directeur, il peut être obligé, durant sa journée, de prendre des décisions pour des affaires difficiles. Il est probable que, dans ces décisions, la croyance jouera un certain rôle. Il croit que certaines choses vont monter, d’autres baisser, qu’un tel est solvable, que tel autre est au bord de la faillite. Il agit selon ces croyances. C’est uniquement parce qu’il est obligé d’agir selon des croyances plutôt que par pure habitude qu’il est considéré comme un homme tellement plus important qu’un simple commis et qu’il est en mesure de gagner tellement plus d’argent – à condition que ses croyances soient justes.
Dans son intérieur, il aura à peu près la même proportion d’occasions d’appliquer ses croyances à l’action. En temps ordinaire, sa conduite envers sa femme et ses enfants sera gouvernée par l’habitude ou par l’instinct modifié par l’habitude. Dans les grandes occasions, quand il demande une femme en mariage, quand il doit décider dans quelle école il enverra son fils ou quand il trouve des raisons de soupçonner sa femme d’infidélité, il ne peut pas être entièrement guidé par l’habitude. En demandant une femme en mariage, il peut être uniquement guidé par l’instinct ou encore être influencé par la croyance que la dame est riche. S’il est guidé par l’instinct, il croit sans aucun doute que la dame possède toutes les vertus, et cela peut lui sembler être la cause de son action, mais ce n’est en réalité qu’un autre effet de l’instinct qui puisse suffire à l’expliquer. En choisissant une école pour son fils, il procède probablement de la même manière qu’en prenant des décisions d’affaires difficiles ; dans ce cas, la croyance joue ordinairement un rôle important. S’il a des témoignages lui prouvant que sa femme lui a été infidèle, il est probable que sa conduite sera uniquement instinctive, mais l’instinct est mis en mouvement par une croyance, qui est la cause première de tout ce qui s’ensuit.
Ainsi, bien que les croyances n’influencent pas directement la plus grande partie de nos actions, celles qu’elles influencent appartiennent aux plus importantes et déterminent la structure générale de notre vie. En particulier, nos actions religieuses et politiques sont liées à des croyances.
J’arrive maintenant à la seconde question qui elle-même se subdivise en deux autres : a) jusqu’à quel point des croyances sont-elles réellement basées sur des faits prouvés ?, et b) jusqu’à quel point est-il possible ou désirable qu’elles le soient ?
a) Il y a beaucoup moins de croyances fondées sur des faits prouvés que ne le supposent les croyants. Prenons le genre d’action qui s’approche le plus d’une action raisonnable : l’investissement de l’argent par un homme riche de la Cité. Vous découvrirez souvent que, par exemple, son opinion sur la prochaine hausse ou baisse du franc dépend de ses sympathies politiques, et pourtant il est si convaincu qu’il est prêt à risquer de l’argent. Dans les faillites, on trouve souvent que la cause primitive de la ruine est d’ordre sentimental. Des opinions politiques sont rarement fondées sur des faits établis, sauf en ce qui concerne les fonctionnaires qui n’ont pas le droit de les exprimer. Ce sont naturellement des exceptions. Dans la discussion sur la réforme des taxes douanières, qui a commencé il y a vingt-cinq ans, la plupart des fabricants, soutenaient le projet qui aurait augmenté leurs propres revenus tout en montrant que leur opinion était basée sur des faits objectifs ; et pourtant rien de ce qu’ils disaient n’aurait pu le faire supposer. Ici, nous avons une complication. Les Freudiens nous ont familiarisés au « rationalisant », c’est-à-dire un processus d’invention d’arguments qui nous semblent objectifs pour soutenir une opinion, et qui, en réalité, sont tout à fait irrationnels. Mais il existe, surtout dans les pays anglo-saxons, un processus inverse qu’on pourrait nommer « irrationalisant ». Un homme adroit résumera les « pour » et les « contre » d’une question qui l’intéresse, d’un point de vue égoïste, plus ou moins inconsciemment (des arguments altruistes pèsent rarement dans l’inconscience d’un homme, sauf quand ses propres enfants sont en jeu). Après avoir pris une saine décision égoïste à l’aide de l’inconscient, l’homme se met à inventer ou à emprunter chez d’autres une série de phrases grandiloquentes pour prouver qu’il ne pense qu’au bien public et accomplit un grand sacrifice personnel. Celui qui croit que ses phrases reproduisent ses raisons véritables doit le considérer comme complètement incapable de juger objectivement, puisque le prétendu bien public ne résultera pas de son action. Dans de tels cas, un homme semble moins raisonnable qu’il ne l’est en réalité ; et, ce qui est encore plus curieux, c’est que sa partie irrationnelle est consciente, tandis que sa partie rationnelle est inconsciente. C’est ce trait de notre caractère qui a assuré tant de succès aux Anglais et aux Américains.
La sagacité, quand elle est authentique, appartient plutôt à la partie inconsciente que consciente de notre nature. J’imagine qu’elle est la principale qualité requise pour avoir des succès en affaires. Du point de vue moral, ce n’est qu’une humble qualité, puisqu’elle est toujours égoïste ; pourtant elle suffit à empêcher les pires crimes. Si les Allemands la possédaient, ils ne se seraient pas décidés à faire la guerre sous-marine sans merci. Si les Français la possédaient, ils ne se seraient pas conduits comme ils l’ont fait dans la Ruhr. Si Napoléon l’avait possédée, il ne se serait pas aventuré dans une nouvelle guerre, après le Traité d’Amiens. On peut admettre en règle générale, et à peu d’exceptions près, que les hommes, lorsqu’ils se trompent sur leur intérêt véritable, font plus de mal aux autres en adoptant la manière d’agir qui leur semble sage que s’ils agissaient d’une manière vraiment sage. C’est pourquoi, tout ce qui rend les gens meilleurs juges de leur propre intérêt fait du bien. Il y a des exemples innombrables d’hommes qui ont fait fortune parce que, pour des raisons morales, ils ont fait des choses qu’ils croyaient contraires à leurs propres intérêts. Ainsi, par exemple, parmi les premiers Quakers, un certain nombre de commerçants ont adopté la coutume de ne jamais demander plus d’argent pour leurs marchandises qu’ils n’étaient décidés d’en accepter, au lieu de marchander avec chaque client selon la coutume générale. Ils ont adopté cette pratique, parce qu’ils considéraient comme un mensonge de demander plus qu’ils ne prendraient. Mais cet usage plut tellement aux clients que tout le monde vint acheter chez eux et qu’ils s’enrichirent. (Je ne me rappelle plus où je l’ai lu, mais si ma mémoire est fidèle, la source était digne de confiance). La même politique aurait pu être adoptée par calcul, mais en réalité personne n’était assez sagace pour cela. Notre inconscience est plus malveillante qu’elle ne prétend l’être ; c’est pourquoi les gens qui agissent le plus complètement pour servir leurs propres intérêts sont justement ceux qui, consciemment, pour des raisons morales, font ce qu’ils croient être contraire à leurs intérêts. Après eux viennent les gens qui essaient de trouver par la pensée rationnelle et consciente ce qui correspond à leur propre intérêt, éliminant autant que possible l’influence des passions. En troisième lieu viennent les gens qui ont une sagacité instinctive. En dernier lieu viennent ceux dont la malveillance l’emporte sur la sagacité, ce qui fait qu’ils cherchent la ruine des autres par des moyens qui les conduisent à leur propre ruine. Cette dernière classe embrasse quatre-vingt-dix pour cent de la population européenne.
Il peut sembler que j’ai fait une digression inutile, mais il fallait séparer la raison inconsciente que j’appelle sagacité, de sa variété consciente. Les méthodes ordinaires d’éducation n’ont aucun effet sur l’inconscient, si bien que la sagacité ne peut être enseignée dans l’état actuel de la technique. La moralité, non plus, ne semble pas susceptible d’être enseignée par nos méthodes actuelles ; en tout cas, je n’ai jamais pu observer le bon effet des exhortations fréquentes. C’est pourquoi, dans les conditions actuelles, on ne peut obtenir une véritable amélioration que par des moyens intellectuels. Nous ne savons pas comment apprendre aux gens à être sagaces ou vertueux, mais nous savons, jusqu’à un certain point, leur enseigner à être raisonnables. Plus tard, nous apprendrons peut-être à créer de la vertu en influençant les glandes à sécrétion interne et en stimulant ou en restreignant leurs sécrétions. Mais de nos jours, il est plus facile de créer de la « rationalité » que de la vertu – en entendant par « rationalité » une habitude scientifique de notre esprit apte à prévoir les effets de notre action.
b) Cela me ramène à la question suivante : dans quelle mesure les actions des hommes peuvent-elles ou doivent-elles être rationnelles ? Examinons d’abord la question : « doivent-elles ». J’estime, pour ma part, qu’il y a des limites très définies où la rationalité devrait s’exercer ; certains côtés de la vie, et des plus importants, sont ruinés par l’invasion de la raison. Leibniz, dans sa vieillesse, écrivit à un de ses correspondants qu’une seule fois dans sa vie il a demandé à une femme de l’épouser, et alors il était âgé de cinquante ans. « Heureusement, ajouta-t-il, la dame demanda du temps pour réfléchir. Cela me donna également du temps pour réfléchir moi-même, et je retirai ma demande. » Il n’y a pas de doute que sa conduite n’ait été rationnelle, mais je ne dirai pas que je l’admire.
Shakespeare met au même rang « fou, amoureux et poète », comme étant tous « tout imagination ». Il s’agirait de rester amoureux et poète, sans être fou. Je m’expliquerai par un exemple. En 1919 j’ai assisté à une représentation des Femmes de Troie. Dans cette pièce, il y a une scène terriblement pathétique où Astyanax est mis à mort par les Grecs, de crainte qu’il ne devienne plus tard un autre Hector. Il y avait à peine un œil de sec dans le théâtre et le public trouva la cruauté des Grecs dans cette pièce à peine croyable. Pourtant les gens qui pleuraient étaient à ce même instant en train de pratiquer une cruauté semblable dans une mesure que l’imagination d’Euripide n’aurait jamais pu concevoir. Ils venaient de voter (du moins la plupart d’eux) pour un gouvernement qui prolongea le blocus de l’Allemagne après l’armistice et qui l’appliqua à la Russie. On savait que ces blocus causaient la mort d’un nombre immense d’enfants, mais on croyait désirable de diminuer la population des pays ennemis : les enfants, tels des Astyanax, pourraient plus tard être des émules de leurs pères. Le poète Euripide éveilla l’amoureux dans l’imagination de l’auditoire ; mais poète et amoureux étaient oubliés à la sortie, et le fou (en l’espèce un maniaque homicide) dirigeait les actions politiques de ces hommes et femmes qui se croyaient eux-mêmes aimables et vertueux.
Peut-on garder le poète et l’amoureux sans garder le fou ? Dans chacun de nous, tous les trois existent à des degrés différents. Sont-ils si enchaînés l’un à l’autre que lorsque l’un est dominé, les autres périssent ? Je ne le crois pas. Je pense qu’il y a en chacun de nous une certaine énergie qui doit se décharger dans des actions non inspirées par la raison, mais qui peut se dépenser en art, en amour passionné ou en haine passionnée, selon les circonstances. L’extérieur respectable, la régularité, la routine – toute la discipline de fer de la moderne société industrielle –, ont atrophié les impulsions artistiques et enchaîné l’amour si bien qu’il ne peut plus être généreux, libre et créateur, mais doit être ou bien coléreux ou bien furtif. On a mis dans des chaînes cela même qui devrait être libre, tandis que l’envie, la cruauté et la haine se donnent libre cours avec la bénédiction de presque tout l’épiscopat. Notre appareil instinctif se compose de deux parties : l’une qui tend à favoriser notre propre vie et celle de nos descendants, l’autre qui tend à contrecarrer la vie des prétendus rivaux. La première comprend la joie de vivre, l’amour et l’art, qui, psychologiquement, a sa source dans l’amour. L’autre comprend la rivalité, le patriotisme et la guerre. La moralité conventionnelle fait tout pour supprimer la première partie et encourager la seconde. La vraie moralité ferait exactement le contraire. Nos agissements envers ceux que nous aimons peuvent sans crainte être laissés à l’instinct ; ce sont nos agissements envers ceux que nous haïssons qui devraient être contrôlés par la raison. Dans le monde moderne, ceux que nous haïssons réellement sont des groupes lointains, en particulier des nations étrangères. Nous les concevons abstraitement, et nous nous induisons nous-mêmes à croire que des actes qui en réalité incarnent la haine viennent de l’amour de la justice ou d’un autre mobile sublime. Seule, une grande dose de scepticisme peut arracher les voiles qui nous masquent la vérité. Quand cela sera achevé, nous pourrons commencer à construire une moralité nouvelle, non pas fondée sur l’envie et la restriction, mais sur le désir d’une vie pleine et sur la compréhension que les autres êtres humains sont une assistance et non un obstacle, une fois la folie de l’envie guérie. Cela n’est pas un espoir utopique ; il a été partiellement réalisé dans l’Angleterre de l’époque élisabéthaine. On pourrait le réaliser demain, si les hommes, au lieu de chercher la misère des autres, ne poursuivaient que leur propre bonheur. Cela n’est pas une moralité austère impossible, et pourtant si on l’adoptait notre terre se transformerait en paradis.