AU COURS d’une vie longue et active, Bertrand Russell a bénéficié d’un avantage refusé à la plupart des hommes : il lui fut donné de poursuivre plusieurs carrières à la fois. Il a été mathématicien, philosophe, éducateur, politicien, philanthrope et conciliateur international. Dans chacune de ces activités il a excellé : chacune d’elles, séparément, lui aurait permis d’atteindre la grandeur.

Appartenant à l’une des familles politiques influentes de Grande-Bretagne, Bertrand Russell (le troisième comte Russell) allie les façons de voir d’un radical aux traditions du véritable aristocrate. De même qu’il fut le contemporain de plusieurs générations d’écrivains, d’artistes, de savants et d’hommes d’action, il aurait pu appartenir tout aussi bien au XVIIIe siècle qu’au XXe. Étant enfant, il vit la reine Victoria, le grand Gladstone, Tennyson et Browning. Plus tard, il s’entretint avec de nombreux « grands » de ce monde, entre autres Lénine. Mais nous pourrions également l’imaginer ami de Voltaire, Diderot, d’Alembert et Holbach. En tant que penseur, il rappelle un Encyclopédiste ou un Physiocrate qui serait né hors de son siècle. En tant qu’homme politique et réformateur, rien en lui du démagogue, il évoque plutôt le prophète moderne.

Il y a cependant un autre aspect de la personnalité de Russell. C’est un homme d’une profonde sensibilité. Cela l’apparente, non aux apôtres de la Raison, mais plutôt à ceux du Sentiment. Quelque chose en lui fait penser à Rousseau. Dès sa tendre enfance il fut sujet à des accès de mélancolie plus violents que ceux des adolescents en général. Sous sa prose courtoise et brillante – l’une des meilleures de l’anglais moderne – se cache un flot de compassion pour la misère humaine, un désir ardent d’améliorer la condition de l’homme, une soif d’amour universel. Il est vraisemblable que le conflit entre la force de cette passion latente et les principes inflexibles d’une intelligence aiguë, ait été, pour une large part, responsable du désordre de ses affaires personnelles : car si Russell connut la réussite dans presque tous les domaines auxquels il toucha, il n’en fut pas de même dans sa vie privée. Et si, dans sa neuvième décennie, il a trouvé la paix au sein de sa famille, on peut estimer qu’il a de la chance d’avoir vécu jusqu’à ce moment, pour en profiter.

Il eut une jeunesse Spartiate

Ses origines et l’éducation qu’il reçut éclairent beaucoup son caractère. Il naquit le 18 mai 1872 dans le Monmouthshire ; son père était Lord Amberley, le fils aîné du grand Lord John Russell, célèbre pour avoir soutenu le Bill de la Réforme en 1832. Sa mère était issue d’une famille non moins aristocratique : la famille Stanley d’Alderney. Ses parents moururent si jeunes qu’il ne garda d’eux qu’un souvenir très vague. Entre-temps il fut élevé par ses grands-parents. Ils avaient un esprit très cultivé, mais il régnait dans la maison une atmosphère de « piété et d’austérité puritaine » : étaient de rigueur bains froids chaque matin tout au long de l’année et répétitions de piano pendant une demi-heure, avant l’allumage des feux. Bien qu’il y eût huit domestiques, les repas étaient d’une « simplicité spartiate ». En évoquant cette époque, Russell remarque que « seule la vertu était tenue en haute estime, et cela aux dépens de l’intelligence, de la santé, du bonheur et de tout ce que le monde offre d’agréable ». Le jeune garçon, livré à lui-même, acquit cette habitude d’introspection, qui comme cela est fréquent, conduit aux spéculations philosophiques. Cela détermina également la mélancolie dont nous avons parlé. En outre il ne connut pas les bienfaits de la vie d’écolier : intérêts nouveaux et camaraderie ; des précepteurs s’occupèrent, chez lui, de son instruction.

Bien qu’on ne trouve pas chez Russell l’extrême précocité de John Stuart Mill – un enfant né et élevé dans une ambiance familiale comparable par son austérité – il donna de bonne heure des espérances intellectuelles. Il y eut un moment important dans son enfance : alors qu’il avait onze ans, il commença, guidé par son frère, l’étude de la géométrie. Cela stimula aussitôt ses aptitudes et sa dévotion pour les mathématiques. Il dit avoir une dette éternelle envers cette discipline. C’était elle, qui, pour la première fois, donnait un sens à l’existence, ou tout au moins laissait entrevoir un royaume de vérité éternelle : avec cette espérance, vivre devenait supportable. Alors que pour certains enfants les mathématiques sont synonymes de supplice et de contrainte, pour Russell elles se révélèrent la source d’une joie profonde et d’une exaltation grandissante. Ce monde d’une abstraite perfection l’absorba intégralement et Russell pense qu’il fut ainsi détourné de ses tendances naturelles au suicide.

Non seulement il se passionnait pour les mathématiques, mais il était encore un lecteur insatiable. L’histoire et la littérature devinrent ses préoccupations constantes ; il apprit par cœur beaucoup de poésies. D’ailleurs, par la suite, il lui fut fort utile de s’être plongé tôt dans les humanités. Tous les ouvrages de Russell, même le plus petit essai sur un thème donné, sont empreints d’un vaste savoir, parfois mystérieux, parfois hors de propos, mais toujours intéressant. Comme beaucoup de grands victoriens, Russell, malgré les doutes religieux qui l’assaillirent vers l’âge de seize ans, acquit une profonde connaissance de la Bible. Le futur sceptique ne cessa jamais de prendre pour point d’appui la littérature consacrée à la foi, provoquant la surprise et la déconvenue chez ses adversaires religieux.

Sa vie universitaire fut « un dialogue platonicien journalier »

Son admission à l’Université de Cambridge ne marqua pas pour Russell le début d’un nouveau chapitre de sa vie, mais celui d’un livre entièrement nouveau. Il rompait avec la vie d’austérité. Trinity College, un établissement qui devait jouer un rôle si important dans sa carrière, avait toujours attiré des professeurs et des étudiants d’une grande distinction d’esprit ; cette époque-là vit briller une galaxie exceptionnelle. Nommer quelques-uns seulement des contemporains de Russell, c’est déjà dresser une liste d’hommes dont la renommée est fermement établie dans l’histoire de la philosophie anglaise : McTaggart, Ward, Sidgwick, Whitehead, Moore, Ramsey, Broad, (le seul, avec Russell, actuellement vivant) et plus tard Wittgenstein. Sous la devise de « haute gravité » prêchée si ardemment par Matthew Arnold, ces penseurs, ainsi que des centaines de candidats aux distinctions universitaires, menèrent une vie qui, estime-t-on aujourd’hui, était trop privilégiée, isolée du monde et sans « engagement ». Un fossé infranchissable s’est creusé entre cette époque-là et l’ère de la télévision où les undergraduates(1) organisent de frénétiques « cocktail-parties » ou pratiquent intensément le sport. En ce qui concerne la vie universitaire en Grande-Bretagne, le choc de la première guerre mondiale marqua la fin d’une tradition intellectuelle. Malgré une évolution certaine, cette tradition avait maintenu, en partie, l’atmosphère de l’Académie de Platon et du Lycée d’Aristote, de même que leurs classiques et leurs loisirs raffinés. La vie universitaire à ce niveau exceptionnel était « un dialogue platonicien journalier ». Pour ces hommes cela consistait à cultiver des idéaux, et tout en se consacrant à l’érudition pure, ils se préoccupaient d’une grande influence sociale : car chaque génération se préparait à exercer des fonctions publiques. À certains moments de la carrière de Russell, cette influence se fait jour, chargée d’autorité et du sens de la responsabilité, héritage refusé à des hommes sans maturité.

À Cambridge, il prit la tête d’une nouvelle école de philosophie

Un collègue de Russell, qui allait devenir l’un de ses amis les plus intimes, G.E. Moore, bien qu’il fût son cadet de quelques années, était le représentant typique de l’ancienne école. C’était un humaniste, le type même du gentleman cultivé, un homme de conversation s’il en fut, un maître du dialogue et aussi un être doué d’un grand charme. L’érudition classique implique nécessairement une connaissance approfondie de la philosophie antique. Après le dîner, au Collège, venait un moment consacré aux débats, et Moore avait l’habitude d’engager de longues discussions avec un penseur pittoresque, excentrique, mais aussi très subtil : John McTaggart. Entre autres thèmes philosophiques, McTaggart cherchait à démontrer l’irréalité du temps. Moore entra en conflit avec lui. Russell, bien que préparant un certificat de mathématiques, fut tellement fasciné par ce dialogue, qu’il ne tarda pas à y prendre part. C’était surtout la défense du sens commun de Moore qui le séduisait. Non seulement il persuada Moore de se consacrer sérieusement à la philosophie, mais il découvrit qu’il était attiré dans la même direction. Avant même d’entrer à Cambridge, il avait étudié John Stuart Mill, dont il avait fait pour un temps son « pape ». (Ce n’est que beaucoup plus tard qu’il apprit que Mill avait été un ami intime de ses parents.) Tout en étant attiré par l’empirisme de cet écrivain, il garda cependant la conviction que les vérités des mathématiques sont à l’abri des critiques empiriques. Il fut diplômé en 1894 (Moral Science Tripos(2)) ; immédiatement après, il se plongea dans les études philosophiques. Désormais Moore et Russell, malgré des différences de vues et de tempérament bien marquées, prirent la tête d’une nouvelle école de philosophie à Cambridge. Elle devait plus tard bouleverser la pensée du monde anglo-saxon, et il est intéressant de noter que le Cercle de Vienne, qui, par la suite exerça une telle influence sur la pensée britannique, doit beaucoup à Russell dans ses débuts.

À moins de se contenter simplement de retracer l’histoire des idées, un homme ne se tourne généralement vers la philosophie que mû par un impératif personnel ; celui-ci peut naître de son embarras devant un problème resté pour lui sans solution. Russell, lui, se demandait quelles étaient l’essence et la place de la vérité mathématique. Si, comme le croyaient les empiristes, notre connaissance provient uniquement des impressions des sens, comment pouvons-nous parvenir aux vérités des mathématiques ? Comment, même, de telles vérités peuvent-elles être ? Car on ne peut ni les prouver ni les expliquer par les data des sens, bien que Mill soit persuadé du contraire. Elles tiennent de l’intemporel et de l’éternel. Les arguments de McTaggart concernant l’irréalité du temps ne devaient pas être rejetés à la légère. Il ne suffisait pas de soutenir avec Moore qu’à notre connaissance le temps est une réalité de sens commun : car nous savons aussi, par une intuition non moins sûre, que les mathématiques ont leurs vérités indépendamment du Temps. Il n’est pas surprenant que Russell, ayant écrit un article sur « les fondements de la géométrie » pour sa thèse d’agrégation, l’ait dédié à McTaggart. En outre en 1893, le philosophe F.H. Bradley, d’Oxford, publia son grand ouvrage Appearance and Reality (Apparence et Réalité). On devait par la suite le considérer, avec le propre ouvrage de McTaggart The Nature of Existence (La Nature de l’Existence), comme un bastion de l’idéalisme britannique. Le mérite de Bradley fut d’allier de grands pouvoirs analytiques à une spéculation hardie sur la nature de la réalité. Russell, plus convaincu lorsque Bradley détruisait par l’analyse les notions couramment admises, que lorsqu’il rejetait tout dans l’Absolu hégélien, presque malgré lui, prit conscience de son idéalisme : et bien qu’il s’en écartât rapidement, il ne cessa jamais de croire que si la philosophie a pour but de dépasser le simple exercice philosophique, elle doit chercher à saisir l’essence fondamentale des choses. Elle doit aspirer à l’universel. Nous verrons comment, à un âge avancé, cette conviction le fit entrer en violent conflit avec des philosophes pourtant inspirés par ses propres œuvres, mais qui voulaient réduire la philosophie à un ensemble aride de procédés.

Il publia son premier livre en 1895

En quittant Cambridge en 1894, Russell abordait une autre carrière, plus mouvementée. Fidèle à la tradition familiale, il s’intéressa aux affaires publiques. Après une courte période comme Attaché honoraire à l’Ambassade de Grande-Bretagne à Paris, il épousa Alys Smith, de famille quaker de Philadelphie. Pendant leur voyage de noces, ils visitèrent l’Allemagne. Russell, qui portait un vif intérêt à la pensée philosophique de ce pays, patrie de Hegel, et avait en plus accepté les charges d’une chaire à l’Université de Berlin, trouva cependant le temps d’étudier les conditions sociales du pays. Ayant suivi quelques conférences en 1895 à l’École des Sciences économiques de Londres, traitant de la démocratie allemande, il publia un livre sur ce sujet. Ce fut le premier d’une longue série de livres caustiques, révélateurs, parfois iconoclastes sur les affaires publiques. Après cela, il se consacra, avec une énergie grandissante, aux deux grands centres d’intérêt de sa vie : la spéculation pure et la critique sociale. Élu Fellow(3) à Trinity College, il visita les États-Unis en 1896, faisant des conférences de géométrie aux Universités de John Hopkins et Bryn Mawr et revint à Cambridge en 1898. Vint alors une période d’activité philosophique considérable, période féconde pendant laquelle il établit les bases du traité de logique et de mathématique auquel son nom est définitivement associé. D’abstraction pure pourtant, cet ouvrage, par ses qualités d’esprit et de lucidité, valut à Russell des lecteurs qui, pour n’être pas tous sortis des universités, se chiffrèrent plus tard par millions.

Bertrand Russell et les mathématiques

Sur la base de ces essais préliminaires, il entreprit un ouvrage bien plus considérable. Jeunes mariés, Russell et sa femme se fixèrent en Angleterre, dans un cottage du Sussex. Il avait pour projet de se consacrer à une étude définitive sur les fondements des mathématiques. Cette tâche, en collaboration avec A.N. Whitehead devait l’occuper, avec des interruptions, pendant près de dix ans. Russell n’avait pas l’intention de faire de ce traité une étude isolée ; il se proposait d’approfondir la nature des mathématiques jusqu’à cette limite où l’abstrait fait place au concret, c’est-à-dire le monde de la biologie ; et, par contraste il espérait dans ses traités sociaux épuiser le concret pour retrouver l’abstraction première. C’était partir des mathématiques pour revenir aux mathématiques. Le résultat de ces deux gigantesques exercices intellectuels devait être une œuvre de synthèse. Pour servir cette ambition il prit pour modèle l’ Encyclopédie des Sciences Philosophiques de Hegel.

Son « Principia Mathematica » faillit lui faire perdre la raison

Dès 1900, il était parvenu à la conclusion que les mathématiques ne sont rien d’autre qu’un prolongement de la logique. Il n’était pas le premier à émettre cette opinion : Frege en Allemagne, avait orienté ses pensées dans la même direction, bien qu’à l’époque Russell n’en eût pas connaissance. Le Congrès International de Philosophie à Paris, en 1900, le mit en contact avec de nombreux logiciens du continent. Ce fut pour lui un encouragement à publier : The Principles of Mathematics (Les principes des Mathématiques) ; mais le gigantesque Principia Mathematica ne devait pas être achevé avant 1913. Sa publication lui demanda une telle concentration mentale qu’il y eut des moments où Russell se sentit sur le point de perdre la raison. Anéanti devant certaines propositions logiques contradictoires et même devant une évidente contradiction à l’intérieur de la logique, il arrêta sa recherche pendant deux ans. Peu de gens ont lu les Principia en entier, ou sont suffisamment rompus à ce genre d’exercice pour comprendre ce livre, qui est une des productions les plus extraordinaires du cerveau humain ; l’Introduction, que Russell rédigea entièrement seul, est l’unique passage de prose ininterrompue dans un volume rempli surtout par des équations. L’énorme manuscrit fut livré aux éditeurs, en fiacre.

Il était, en même temps, toujours attiré par les fonctions publiques. En 1907 il chercha à entrer au Parlement ; ce fut le premier d’une série d’essais infructueux. Sa deuxième tentative, aux côtés des libéraux, échoua : on lui reprochait d’être ouvertement un libre penseur. Pendant les quelques années qui suivirent, qui furent celles de la guerre, et en fait, pendant de nombreuses années encore, l’Église ne cessa pas d’entraver sa carrière. Son opposition à la guerre lui valut d’être emprisonné quelque temps, et d’être privé de sa chaire à Cambridge. Au cours de sa quatre-vingt-neuvième année, il fut de nouveau condamné à la prison pendant une courte période : pour incitation à la résistance passive dans la lutte contre les armements nucléaires.

Cependant Russell devait tirer profit de sa première expérience en prison : il y consacra une partie de son temps à la rédaction d’un ouvrage de vulgarisation : Introduction to Mathematical Philosophy (Introduction à la Philosophie Mathématique), choix qu’il fit après s’être engagé à ne rien écrire de subversif. Il rédigea aussi l’un de ses livres les plus vigoureux, et subversif, de l’aveu général : Roads to Freedom (Les Chemins vers la Liberté), un essai exposant une philosophie anarchique ou syndicaliste. Malgré ses convictions sociales révolutionnaires, Russell ne succomba jamais, à ce moment-là ou plus tard, aux attraits du marxisme. Par cette attitude il montra qu’il comprenait la nature de la tyrannie, beaucoup mieux que certains de ses contemporains intellectuels : Russell avait beau haïr l’autoritarisme de l’extrême-droite, cela ne le mena jamais jusqu’à approuver, par réaction, celui de l’extrême-gauche. Il ne voyait pas de raison pour supposer que la dictature du prolétariat fût préférable à celle d’un seul homme.

Dans la période qui suivit la guerre, la philosophie de Russell ne reflétait plus que les derniers vestiges de cet idéalisme philosophique qu’il avait maintenant éliminé de son système : car il sentait plus clairement combien la philosophie et la logique abstraites étaient limitées et il se préoccupait également du bouleversement mondial. L’ascendant de Leibniz, étudié dès le début du siècle, et qui avait marqué son premier traité de philosophie pure, ajouté à l’influence grandissante de Moore et à celle de Wittgenstein de retour de captivité, à Cambridge, joua un rôle décisif dans sa conversion. Comme il l’écrivit plus tard dans : My philosophical Development (L’Histoire de mes pensées philosophiques) : « Au dire de Bradley chaque donnée du sens commun n’est qu’apparence ; soutenant une thèse opposée à l’extrême, nous pensâmes que : a une réalité chaque chose (everything) que le sens commun, dégagé des influences de la philosophie ou de la théologie, admet comme réelle. Avec l’impression de nous échapper de cette prison d’arguments, nous avons pris la liberté de penser que l’herbe est verte, et que le soleil et les étoiles existeraient même si personne n’en prenait conscience. Le monde, de pauvre et logique qu’il était, devint soudain une réalité riche et variée. » Il exultait dans sa liberté intellectuelle reconquise. À Oxford, répondant un jour à un philosophe idéaliste qui soutenait que la vérité est faite d’idées conçues dans l’absolu, Russell lança cette repartie : « Voulez-vous dire par là que si l’Absolu cesse de penser aux cheveux qui sont sur ma tête, je vais devenir chauve ? »

Russell soutenait que la logique est, par nature, contradictoire

Malgré sa conversion philosophique, Russell renonçait avec peine à croire en « un monde pluraliste d’idées platoniciennes, libéré du temps ». De fait, ses études de logique mathématique ne réussirent pas à « liquider » un reste d’idéalisme dans sa conception des mathématiques, et même dans ses perspectives générales en philosophie. Que les théories d’Euclide ne nous renseignent nullement sur le monde réel, et que la logique ne puisse établir aucune vérité de façon sûre, il fut obligé de l’admettre. De fait, la logique fournissait une connaissance, qui était, par nature, hypothétique. Dans le syllogisme, les prémisses doivent provenir de « l’extérieur ». On les fait simplement passer au laminoir. Le syllogisme est neutre. Dans les Principia Mathematica, Russell avait émis le doute que la logique fût, par nature, contradictoire : il ne parvint jamais à s’en débarrasser de façon satisfaisante, bien qu’il se fût vaillamment acharné à le dissiper. On peut citer un de ses exemples favoris. Prenons le cas d’un homme qui déclare, à propos de tout ce qu’il dit : « Je mens ». On se demande alors : « Ment-il en disant cela ? S’il ment, il dit alors la vérité ; mais s’il dit la vérité, c’est qu’il ment ». Bien que Russell soutînt que de tels paradoxes trouvent leur solution dans l’énoncé : « Une classe de classes qui ne font pas partie d’elles-mêmes », son embarras demeurait.

Une contradiction plus profonde s’éleva : elle résultait du conflit entre le désir humain de certitude et l’aveu que les assertions scientifiques sont fondées sur des hypothèses mathématiques. Sur ce sujet, Russell a écrit quelques-unes de ses pages les plus éloquentes et même parfois émouvantes : « Je n’éprouve plus aucune satisfaction mystique dans la contemplation de la vérité mathématique… La splendide certitude que j’avais toujours espéré trouver dans les mathématiques s’était perdue dans un dédale ahurissant… Ce qui disparaissait c’était l’espoir d’atteindre la perfection, la finalité et la certitude. » Cependant, il a confessé, avec l’honnêteté qui le caractérise, qu’il n’avait pas complètement renoncé à ses croyances antérieures : « Quelque chose en était resté, et demeure encore en moi ».

Comme il va nous être donné de le remarquer, Russell est obligé d’admettre que « la majeure partie de la philosophie vise à l’a-priori » (Sceptical Essays, Essais sceptiques) et cela implique la majeure partie de la philosophie qu’il admire. En l’appelant le « sceptique passionné », son biographe Alan Wood, aujourd’hui disparu, avait trouvé l’expression juste. La passion inspire non seulement son aversion pour l’imposture, la mauvaise foi, la cruauté et l’injustice, mais aussi son immense désir d’arriver en philosophie à une position que le doute ne puisse jamais atteindre. Lorsque, sous l’influence de Wittgenstein, il fut obligé de reconnaître que les propositions mathématiques sont tautologiques, il ressentit en son âme une douleur aussi profonde que lorsque, à la déclaration de guerre en 1914, il avait compris qu’il était « impossible de continuer à vivre dans le monde des abstractions ». L’œuvre entière de Russell reflète son tourment intérieur, l’Angst d’un homme qui est condamné au scepticisme et ne peut se résoudre avec sérénité à la peine qui lui est imposée. C’est ainsi qu’il y a deux Russell tourmentés par un conflit permanent : d’une part le sceptique passionné, et d’autre part le sceptique qui ne peut accepter passivement les limites du scepticisme. Car le scepticisme considéré comme fin, est incompatible avec cette foi en la liberté qu’il a soutenue avec tant d’ardeur. Dans l’un de ses plus célèbres essais « La dignité de l’homme libre » (1903), il établit les fondements d’un stoïcisme qui souleva beaucoup d’admiration. Cependant le concept même de dignité dans un tel domaine, implique l’idée de valeur et de mérite ; et la valeur est soit un concept métaphysique, soit une création de l’imagination. Il est curieux de remarquer que quelques prétendus réalistes, parmi lesquels se trouve Russell, pour répudier le transcendantal, vont jusqu’à se soumettre à des critères sans garantie par rapport à leurs croyances. « Sans conscience des fins, dit Russell, d’une façon significative, dans Authority and the Individual (L’individu et l’Autorité), la vie devient morne et insipide ». Dans le même ouvrage, il remarque que « la science en elle-même est neutre, ni bonne ni mauvaise, et nos conclusions quant à l’échelle des valeurs à attribuer aux objets, viennent d’un autre domaine que celui de la science ». Mais quel est, pour Russell, cet autre domaine ? Nous pouvons en vain chercher une réponse du début à la fin de son seul traité systématique de morale Human Society in Ethics and Politics (La société humaine en Morale et en Politique) [1954]. À l’occasion, nous pouvons y entrevoir l’origine de ses propres convictions morales.

Ce conflit au cœur même de l’œuvre de Russell, dont l’évolution peut être suivie dans le flot d’écrits qu’il déversa entre les deux guerres, est, à sa façon, révélateur. On ne doit pas l’assimiler à la confusion et au désordre. C’était un conflit dont il était bien conscient et il l’avait soumis à l’analyse avec de grands dons d’acuité et d’impartialité ; et cela l’obsède toujours.

Whitehead dit de la Philosophie du monde occidental qu’elle n’est qu’une « série de notes explicatives sur Platon ». On pourrait dire également que la philosophie de la Post-Renaissance n’est faite, en grande partie, que de notes marginales sur la Théorie de la Connaissance de Descartes. En séparant l’esprit et la nature, Descartes posa un problème, qui, sous diverses formes, a pratiquement dominé la pensée moderne. Un philosophe actuel, sans une théorie de la connaissance, serait comme un homme d’État sans politique extérieure. Il invoqua Dieu comme suprême garantie de l’exactitude de nos opinions sur le monde extérieur ; car Dieu, ayant créé des êtres intelligents, ne les aurait pas placés dans un monde incompréhensible pour leurs esprits. Toutefois la solution cartésienne, fondée sur la foi, ne rallia pas les rationalistes et les empiristes qui vinrent ensuite ; et avec les grands progrès de la physique et de la psychologie, le problème devint plus déconcertant. Russell modifia considérablement ses idées sur ce sujet. En dehors de sa période hégélienne, il ne conçut jamais la pensée philosophique comme une acceptation craintive des vérités immuables ou « sacrées ».

Russell distingua la connaissance immédiate de la connaissance médiate

De même que le physicien remanie sans cesse ses théories, de même le philosophe, dont la tâche est en partie d’analyser « les perspectives universelles de la physique », doit modifier ses vues, même si cette correction mentale est violente et douloureuse. Dans un petit livre, qui connut un immense succès The Problems of Philosophy (Les Problèmes de la Philosophie) [1912], Russell traça les premières grandes lignes de sa célèbre distinction entre « la connaissance par rencontre (acquaintance) » et « la connaissance par description (description) » : c’est-à-dire la connaissance immédiate et la connaissance médiate. Par cette distinction Russell entendait que la notion de table, par exemple, nous est directement communiquée par les données des sens, et seulement indirectement en tant qu’objet physique (la cause des données des sens) ; cependant cette distinction révélait que nous percevons intuitivement l’existence d’une connaissance immédiate sans laquelle l’intelligence humaine serait un instrument d’erreur. Ceci, aussi, impliquait un autre élément de connaissance : la réalité de l’identité personnelle ; car, nous connaissons cette vérité : « Je connais cette donnée des sens » et par conséquent « Il est difficile de voir comment nous pourrions atteindre cette vérité ou même en comprendre la signification, à moins de connaître ce quelque chose appelé je. » Même ainsi, Russell avec son habituelle circonspection va jusqu’à suggérer que, cette connaissance de nous-mêmes, bien que très probable, n’est pas certaine ; et il y eut même un temps où, pour citer Leslie Paul, il mit en opposition le doute et le moi cartésiens. Dans un ouvrage ultérieur, son scepticisme se porta sur l’autre aspect de la dichotomie cartésienne : la nature. Car si nous doutons de notre propre réalité en tant qu’êtres identiques à travers le temps, et si nous ne pouvons prouver que notre donnée des sens implique l’objet qui les « donne », comment pouvons-nous alors admettre l’existence de la nature ? Cela le conduisit à l’idée extrême que « en dehors des préjugés et des habitudes, il y a peu d’éléments pour soutenir qu’il existe même un monde, (The Scientific outlook, L’Esprit scientifique) [1931].

C’est le positivisme logique qui l’attira le plus

Ce scepticisme total, entretenu en partie, il faut l’admettre, par son désir de confondre les orthodoxes, mais surtout par sa soumission aux rigueurs de la logique, venait des tentatives de Russell pour « liquider » la philosophie, du moins dans le sens traditionnel, en faveur d’une vue du monde purement scientifique. Nous pouvons voir maintenant comment il procéda. Dans Our Knowledge of the External World (Notre Connaissance du monde extérieur) [1926], il écrivait : « Qu’on soumette un problème philosophique à l’analyse nécessaire et qu’on essaie de le rendre plus clair, il s’éloigne de la philosophie, ou devient logique, au sens que nous attribuons à ce mot. » Nous observons ici l’influence de Wittgenstein et des premiers positivistes logiques : le but de Wittgenstein dans le Tractatus Logico-Philosophicus, était en effet de réduire la philosophie à une méthode de distinction entre des propositions signifiantes et des propositions non-signifiantes ; et même jusqu’à la parution de History of the Western Philosophy (Histoire de la Philosophie Occidentale) [1945], Russell disait que c’était le positivisme logique qui, en général, l’attirait le plus. La tradition qui donna naissance au positivisme, du moins en Angleterre, remonte à Hume ; et Wittgenstein se manifesta vivement dans les cercles anglais, autant pour leur rappeler l’importance de Hume que pour leur exposer les idées originales qui étaient les siennes. Comme de récents érudits l’ont compris, Wittgenstein était cependant plus qu’un Hume moderne. Il avait en outre un côté métaphysicien. S’il tenta d’élaborer « une métaphysique qui devait apporter une solution à toutes les métaphysiques », on peut en dire autant de Russell. Dans son célèbre livre Mysticism and Logic (Mysticisme et Logique) [1918], le mysticisme que Russell opposait à la logique était en fait de la métaphysique traditionnelle ; et ayant toujours associé métaphysique et idéalisme, il est plein de défiance envers toute forme de pensée qui prétendrait, à la façon des idéalistes, affirmer plus de choses sur le monde que la science ne peut en garantir par son système d’hypothèses vérifiables. En conséquence, Russell conseillait de « remplacer par des résultats fragmentaires, détaillés et vérifiables, ces vastes généralités invérifiées, établies grâce à notre seule imagination » (Our Knowledge of the External World, Notre Connaissance du Monde extérieur). Cela revient, en effet, à abandonner la philosophie pour la physique. Car si la science ne possède pas des résultats « fragmentaires, détaillés et vérifiables » ou du moins le désir de les atteindre, c’est qu’elle fait preuve de « vices » que la logique rejette. Dans un essai intitulé « Les motifs ultérieurs de la philosophie » Unpopular Essays (Essais impopulaires), Russell va jusqu’à révoquer la philosophie traditionnelle comme une « étape » particulière et temporaire « dans le développement intellectuel », étape qui est incompatible avec la « maturité de l’esprit ». D’une façon plus accablante, il dit que c’est « une tentative extraordinairement ingénieuse conduisant à des raisonnements erronés ». En somme, « toute connaissance est connaissance scientifique, qu’on doit constater et prouver par des méthodes scientifiques » (Sceptical Essays, Essais sceptiques).

Russell affirmait que la science nous trompe rarement

En face des conclusions sceptiques auxquelles son raisonnement l’avait conduit, Hume recommandait de créer quelque diversion mentale pour remédier à l’angoisse intellectuelle. L’antidote de Russell n’esquive pas la responsabilité. On peut en trouver facilement l’explication. Entre l’époque de Hume et celle de Russell, le monde matériel a subi d’étonnantes transformations, dues en grande partie aux réalisations de la science et de la technologie. Quand bien même les propositions scientifiques seraient fondées sur des hypothèses, leur application, de toute évidence, donne des résultats concrets. C’est pourquoi, d’après Russell, il faut accorder à la science cette confiance qu’aucune autre forme de pensée ne saurait mériter. En d’autres termes, les réalisations de la science invalident le scepticisme intégral vers lequel la logique tendrait par ses propres moyens : « Le scepticisme, logiquement irréprochable, est psychologiquement impossible, et une philosophie qui feint de l’accepter, fait preuve de mauvaise foi et d’inconséquence (Human Knowledge : its scope and limits, Étendue et Limites de la Connaissance humaine) [1948]. En considérant comme un principe établi que « la connaissance scientifique doit être acceptée dans ses données générales », Russell modifie son point de vue sur la place à accorder à la logique. « La logique, conclut-il, ne fait pas partie de la philosophie ». Pour parvenir à cette conclusion, il est clair qu’il n’abandonne pas seulement un mode de pensée incompatible avec son hypothèse sur la vérité de la science, mais il fait prendre au mot « philosophie », déjà rejeté dans l’une de ses acceptions, le sens de « corpus de la philosophie », justifié par le succès de ses applications. Ainsi les « résultats fragmentaires, détaillés et vérifiables » ajoutés les uns aux autres, prennent la place des anciens systèmes métaphysiques. Dans The Analysis of Matter (Analyse de la Matière) [1927], Russell a soutenu que « Toute connaissance humaine est incertaine, inexacte et partiale », mais, comme Descartes avant lui, Russell affirme sa croyance que la science, ou plus exactement la Science, nous trompe rarement. C’est en la Science que nous mettons toutes nos espérances, comme Descartes les mettait en Dieu.

Quand ce raisonnement atteint son plus haut point, la forme de pensée de Russell s’apparente alors à un système. Il l’appelle Monisme Neutre. Employé pour la première fois dans The Analysis of Matter (Analyse de la Matière), ce nom ne figure pas, bien qu’il y soit impliqué, dans la Human Knowledge (Connaissance humaine), le meilleur livre de son âge mûr, celui qui constitue la synthèse à laquelle il visait. Par Monisme Neutre, Russell entend apporter la notion d’identité entre la « matière » des deux mondes physique et mental ; car, à la lumière de la physique moderne, « la matière et le moi ne sont tous les deux que des agrégations convenables d’événements ». La physique et la psychologie, jadis si distantes l’une de l’autre, se sont rapprochées ; elles se sont unies pour former une seule science : la psycho-physique. Comme l’esprit et la nature ne sont plus distincts, savoir comment l’un vint à connaître l’autre, devient un problème sans réalité. Après avoir résolu la dichotomie cartésienne entre l’esprit et le corps, nous nous débarrassons de l’épistémologie cartésienne. « La distinction entre le mental et le physique appartient à la théorie de la connaissance, pas à la métaphysique » (Human Knowledge, Connaissance humaine).

Russell reste un fondamentaliste

Bien qu’il ait renoncé à envisager un monde philosophique fondé sur la physique classique, Russell s’en tient à cette conception de l’univers, que la science moderne, depuis le XVIIe siècle, reconnaît comme une orthodoxie. De la Trinité kantienne, Dieu, la Liberté et l’Immortalité, seule la Liberté subsiste : Dieu et l’Immortalité sont rejetés dans l’Absolu hégélien. La physique moderne, fondée sur la théorie de la relativité et de la mécanique quantique, n’est pour lui que le Nouveau Testament scientifique. Il fait suite, sans toutefois l’annuler, à l’Ancien Testament établi par Galilée, Képler, Descartes et Newton ; car les deux Testaments forment ensemble une Weltanschauung qui contraste directement avec les vues de la religion traditionnelle. Dans ses perspectives strictement scientifiques, Russell reste un fondamentaliste. Même comprise ainsi, la physique, et surtout après Einstein, manque inévitablement du caractère concret que doit présenter une science complète de la nature. Russell en convient : « Le but de la physique, note-t-il dans The Analysis of Matter (Analyse de la Matière), a toujours été de découvrir ce qu’on peut appeler la structure causale du monde ». Or cette affirmation même laisse penser qu’on a perdu de vue l’essence de la nature, comme on la comprenait depuis l’époque des philosophes pré-socratiques jusqu’à Lamarck et Darwin, en passant par Aristote. C’est là son aspect organic. Le désintéressement de Russell vis-à-vis du concept de système marque sa rupture avec Whitehead ; car, tandis que Whitehead continuait à élaborer une philosophie systématique complète, Russell, par attachement à l’atomisme logique de sa jeunesse, conservait sa méfiance instinctive envers les philosophies qui « usent amplement du concept de système ».

Il est important de noter que son Outline of Philosophy (Esquisse de la philosophie) [1927] ne mentionne pas la théorie de l’évolution. Si la science ne nous offrait rien de plus qu’un squelette, si le savant n’était qu’un atomiste, cela signifierait donc que la chair et le sang, ces processus organiques de la nature, ne sont que des illusions étudiées par des charlatans appelés biologistes et accréditées avec intelligence et sensibilité par des imposteurs appelés psychologues. Pourtant de tels processus sont sûrement des faits de nature, de même que le « squelette » ; et par conséquent ils méritent une place dans les perspectives scientifiques au même titre que les vérités abstraites et atomistiques de la physique. Nous pouvons aller plus loin : au-delà du monde systématique, se trouve ce qui lui donne son sens et que Kant appelle le Royaume des Fins : c’est le monde de la valeur. Nous nous rappelons que Russell affirmait que la science est éthiquement neutre, nos « conclusions » sur la valeur de la vie doivent venir de « l’extérieur ». À nouveau les deux Russell s’opposent franchement. L’un soutient l’identité de la science et de la connaissance ; l’autre estime que cette identité retire tout sens à la vie : il recherche beyond la science et donc par-delà la connaissance scientifique, les valeurs que seules la mauvaise foi et l’inconséquence refuseraient à un tempérament aussi généreux et ardent que le sien. Dans son ouvrage polémique Religion and Science (Science et Religion) [1935, réédité en 1958], le conflit est apparent d’une page à l’autre. « La connaissance, déclare-t-il suivant la tradition pragmatique, est un simple instrument à manipuler la matière ». Quelques pages plus loin cependant, il affirme que « dans la mesure où la religion consiste en un état d’esprit, et non en un ensemble de croyances, la science ne peut l’atteindre » ; qu’il existe « un aspect de la vie religieuse, le plus précieux peut-être, qui est indépendant des découvertes de la science et qui pourra survivre, quelles que soient nos convictions futures au sujet de la nature de l’univers » ; et qu’il y a un exemple chez « les meilleurs parmi les saints et les mystiques ». La même conviction illumine les dernières pages de Authority and the Individual (L’individu et l’Autorité) [1949]. « Ce que j’essaie de faire comprendre, écrit-il, est en étroite harmonie avec l’éthique chrétienne. Socrate et les Apôtres déclarèrent que nous devons obéir à Dieu plutôt qu’à l’homme et les Évangiles enjoignent d’aimer Dieu aussi fortement que notre prochain. Tous les « Grands » religieux et aussi tous les grands artistes et les chercheurs intellectuels ont montré un sens de la contrainte morale devant leurs impulsions créatrices, et un sens de l’exaltation morale devant la tâche accomplie. Ce sentiment est la base de ce que les Évangiles appellent le devoir envers Dieu et il est (je le répète) séparable de la croyance théologique. Le devoir envers mon prochain, du moins l’idée qu’il s’en fait, ne correspond pas forcément à ma conception du devoir. Si, en ma conscience, j’ai la conviction profonde que je dois agir d’une façon répréhensible aux yeux de l’autorité gouvernementale, je dois cependant suivre ma conviction. Et réciproquement, la société doit me laisser libre de suivre mes convictions, à moins de raisons très impérieuses pour m’en empêcher ».

Au fond de lui-même Russell reste le défenseur des idéaux traditionnels

Nous sommes loin de « La Dignité de l’Homme libre » et de l’essai Why I am not a Christian (Pourquoi je ne suis pas Chrétien) ; mais cela met en pleine lumière la personnalité de Russell, l’apôtre de la liberté, l’ennemi de la tyrannie, l’homme qui combat pour la paix, l’homme qui est à la recherche des valeurs permanentes. Nous en arrivons peut-être à nous demander ce qui, chez Russell, adversaire de l’orthodoxie, apporte une sanction à ces valeurs. Nous proposons une réponse, à laquelle nous avons d’ailleurs déjà fait allusion. Russell, l’ennemi du dogme traditionnel, reste au fond de lui-même le défenseur des idéaux traditionnels. Il est en accord avec Mill, avec George Eliot, avec T.H. Huxley, avec Thomas Hardy et avec sa propre famille : il combattait les institutions chrétiennes, mais défendait l’éthique chrétienne, du moins en ce qui concerne les deux premiers commandements sur lesquels « toute la Loi et les Prophètes prennent appui » ; à cet égard il est le dernier des Éminents Victoriens. Si, comme il l’a soutenu, la religion n’est pas affaire de savoir, mais de sentiment, il est alors un homo naturaliter Christianus, un chrétien par nature, sinon par raison. Ainsi T.S. Eliot a judicieusement intitulé sa critique de Why I am not a Christian (Pourquoi je ne suis pas Chrétien) : « Pourquoi Mr. Bertrand Russell est un Chrétien ».

Le passage cité plus haut exprime les sentiments de cet homme qui, lorsqu’il reçut le Prix Nobel en 1950, fut félicité pour « la variété et l’importance de ses œuvres, dans lesquelles il apparaît toujours comme le défenseur de l’humanité et de la liberté de pensée ». Par deux fois au moins dans sa vie, Russell s’est comporté de façon telle qu’il défia l’autorité gouvernementale ; et dans les deux cas, le gouvernement a trouvé « des raisons impérieuses » pour s’opposer à lui. Néanmoins on sent que Russell, comme Socrate, a du respect pour la loi à laquelle il doit obéissance et que sa conduite, tout en suscitant des critiques, réveille la conscience morale de l’humanité à une époque où s’installe l’indifférence morale.

En 1927, Russell fonda en collaboration avec Dora, sa seconde femme, une école à Becon Hill, Petersfield. De tendance progressiste, elle souleva beaucoup de critiques. Cette expérience fut sa seule contribution pratique à la réforme de l’enseignement ; mais presque tous ses écrits, exception faite de la logique et des mathématiques, avaient eu une portée pédagogique. C’est alors qu’il reprend le point de vue systématique, rejeté en philosophie, pour élaborer des théories visant à former la personnalité tout entière. En outre, ses expériences en matière d’éducation ont beaucoup contribué, peut-être même plus que ses incursions dans la politique, à affermir sa croyance en la démocratie ; car bon nombre de ses contemporains, des Fabiens comme Shaw et les Webb et des catholiques comme Belloc, se sont de temps à autre laissé séduire par l’autoritarisme. « La défense de l’État dans tout pays civilisé dépend autant des enseignants que des forces armées. La défense de l’État est souhaitable, excepté dans les pays totalitaires, et le simple fait d’utiliser l’éducation à cette fin n’est pas répréhensible en soi. Il ne devient objet de critique que si l’État défend l’obscurantisme et fait appel à des passions déraisonnables. Ces méthodes sont tout à fait inutiles si l’État mérite qu’on le défende. Néanmoins ceux qui n’ont pas une véritable connaissance de l’éducation ont tendance à les adopter. On croit communément que l’uniformité d’opinion et la suppression de la liberté font les nations fortes. On entend dire et redire que la démocratie affaiblit une nation en guerre, bien que dans toutes les guerres importantes depuis 1700, la victoire ait toujours été dans le camp le plus démocratique. » (Les fonctions d’un professeur, Unpopular Essays, (Essais Impopulaires) [1950]).

Jusqu’à l’âge de 90 ans, Russell conserva une activité surprenante

Bien qu’en 1935 il cessât toute activité dans son école, Russell n’abandonna pas pour autant l’enseignement. Non seulement il fut titulaire de chaires dans plusieurs pays, mais il a influencé des auditoires divers par son éloquence et son esprit. Il était d’une activité et d’une résistance physique surprenantes. Il a parcouru le monde. En 1948, en plein vol vers la Norvège, où il devait faire une conférence sur « la prévention de la guerre », son avion s’écrasa : Russell, malgré son lourd pardessus, nagea quelque temps, jusqu’à l’arrivée des secours. Pendant la crise cubaine de 1962, sa maison du Pays de Galles devint un centre important pour les négociations internationales : malgré ses quatre-vingt-dix ans, Russell veillait jusqu’à n’importe quelle heure et il lui arriva de ne pas se coucher du tout, pour envoyer des télégrammes à Krouchtchev et à Kennedy, et répondre à une armée de journalistes. Mais le fait de s’occuper des affaires publiques n’a pas interrompu non plus ses travaux philosophiques. En 1954, il suscita un grand remous dans les milieux de la philosophie lorsqu’il critiqua les philosophes analytiques de Grande-Bretagne, qui ont tendance à résoudre tous les problèmes par la linguistique, et ainsi à réduire la philosophie à « des recherches superficielles et sans intérêt ». Cette attaque eut des répercussions hors des milieux universitaires. Il en résulta un fleuve de lettres jusque dans la rubrique très modérée du Times. En 1949, le grand radical s’était vu décerner l’une des plus grandes distinctions que l’État britannique puisse conférer : l’Ordre du Mérite, un honneur comparable à l’élection à l’Académie française.

En dépit de ses opinions peu orthodoxes, surtout en morale, Russell a fait preuve, tout au long de sa carrière, de qualités d’intégrité, de justice et d’honnêteté que même ses adversaires les plus acharnés ne peuvent que respecter. Il y eut des exceptions regrettables. L’annulation de sa nomination au City College de New York en 1940, fut un épisode qui, vu avec du recul, discrédita bien plus ses censeurs que lui-même. Dresser la liste des « vices » attribués à son œuvre, c’est presque entrer dans le monde de la comédie. On qualifia ses écrits de « lubriques, orduriers, libidineux, lascifs, dépravés, érotiques, aphrodisiaques, athées, irrévérencieux, étroits d’esprit, mensongers et dépourvus de toute fibre morale ». Qu’on ait porté de telles accusations contre un homme comme Russell qui concevait la vie de façon si saine, à une époque où l’on donnait libre cours à la salacité et l’érotomanie, révèle à quel point l’hypocrisie avait survécu à l’époque victorienne. C’est à l’honneur de nombreuses personnalités américaines, parmi lesquelles le vieux philosophe John Dewey, d’avoir défendu avec compétence leur hôte distingué ; et lors d’une visite ultérieure en Californie, Russell fut reçu, comme un héros. Malgré cela il connut des embarras financiers sérieux, qui pourtant n’entamèrent pas sa gaieté d’esprit. Remarquant que « son revenu était inférieur à ses impôts sur le revenu », il souligna « qu’il allait être vraiment intéressant de voir comment le gouvernement dénouerait cette situation ». En lisant attentivement l’œuvre de Russell, l’essai de controverse Marriage and Morals (Le Mariage et la Morale) [1929] lui-même, ne laisse pas transparaître un seul élément de lubricité ; et l’étroitesse d’esprit dont certains l’accablent, rejaillit plus sur les accusateurs que sur l’accusé. On peut ajouter que les vues de Russell sur la sexualité dans Marriage and Morals (Le Mariage et la Morale) sont à certains égards moins libérales que les opinions récentes de certains groupes religieux qui ont, dans son propre pays, accusé Russell de déloyauté et d’amoralisme.

Il pratiqua toujours une économie verbale rigoureuse

Un dernier mot sur Russell, homme de lettres : la littérature – aussi bien d’ailleurs que ses efforts pour la paix – lui valut le Prix Nobel. Sans aucun doute, Russell est un des grands maîtres de la prose anglaise. Il appartient en cela à la tradition de Berkeley, Hume et Mill. Son meilleur ouvrage, Sceptical Essays (Les Essais sceptiques), est empreint d’une luminosité, une lucidité qui, par moments, approche du surnaturel. Beaucoup d’écrivains, en philosophie – et cela s’applique particulièrement à l’ancienne école idéaliste – nous surprennent par des éclairs d’illumination, comme si le penseur avait réussi à triompher, pour un bref instant, de la confusion des mots. Quelles parts des œuvres de Kant, de Hegel, de Heidegger et même de Sartre, sont directement intelligibles ? Bien sûr, certaines réputations philosophiques s’effondreraient si l’obscurité du style cessait de masquer l’indigence de la pensée. Russell, lui, n’a jamais écrit une phrase dont le sens ne soit parfaitement clair. En dehors d’une courte période d’engouement pour Milton et Walter Pater, il eut toujours pour idéal de pratiquer une économie verbale rigoureuse. « Je ne pense pas pouvoir améliorer une phrase dont le sens me satisfait ». Il souscrivait à l’opinion de Shaw, qui considérait le style comme « une expression efficace ». En conséquence, la prose de Russell ressemble peu à celle des écrivains prolifiques en général : elle a même trouvé un certain raffinement, tout en gardant sa simplicité. Dans une certaine mesure, ce moyen d’expression extrêmement modéré, reflète la sérénité avec laquelle il a affronté la vieillesse.

Nous terminerons par deux extraits de Portraits from Memory (Portraits de Mémoire) [1956], qui en sont l’illustration. Le premier est la conclusion d’un essai intitulé « Pensées à l’occasion de mon quatre-vingtième anniversaire » : « Je peux m’être trompé dans ma conception de la vérité pure, mais je n’avais pas tort de croire qu’elle existe et qu’elle mérite qu’on lui soit soumis. Il se peut que j’aie imaginé cette route qui mène à un monde libre et heureux, plus courte qu’elle n’est en réalité, mais je n’avais pas tort de penser que ce monde puisse exister et que la vie vaut la peine d’être vécue si on pense y accéder un jour. J’ai passé ma vie à poursuivre une vision à la fois personnelle et sociale. Personnelle, en recherchant ce qui est beau, ce qui est élevé, ce qui est noble, en faisant en sorte que les heures d’intuition apportent leur message aux heures plus terre à terre. Ma vision sociale me permit d’imaginer cette société où les êtres vivent librement et où meurent la haine, l’envie et l’avidité, faute d’être entretenues. Tout cela, je le pense ; et le monde, avec toutes ses horreurs, n’a pas réussi à ébranler mes convictions. »

Le second est la conclusion d’un essai sur « L’art de vieillir » :

« On voit des personnes âgées oppressées par la peur de la mort. Chez les jeunes ce sentiment est justifié. Les êtres jeunes, qui craignent avec juste raison d’être tués à la guerre, ont le droit d’être amers à la pensée qu’ils ont été frustrés de ce que la vie peut offrir de meilleur. Mais chez le vieil homme qui a connu les joies et les peines humaines, et a réalisé son œuvre selon ses possibilités, la peur de la mort semble quelque peu abjecte et ignoble. La meilleure façon de la surmonter, du moins me semble-t-il, est d’élargir progressivement ses centres d’intérêt, de reculer peu à peu les frontières du moi, jusqu’à confondre sa vie personnelle avec la vie universelle. Une existence individuelle est comme une rivière, petite à la source, qui coule étroitement entre ses rives, se précipite sur les rochers et retombe en cascades. Progressivement la rivière s’élargit, la berge disparaît, les eaux s’apaisent et à la fin, sans rupture apparente, elles se confondent avec la mer et perdent insensiblement leur existence propre. Celui qui dans sa vieillesse peut envisager ainsi sa destinée, ne redoutera pas la mort, puisque son œuvre sera continuée. Et sa faiblesse grandissant, la pensée du repos lui sera douce. Je souhaiterais mourir à la tâche, sachant que d’autres poursuivront le même but que moi, satisfait à la pensée que tout ce qui était humainement possible a été accompli ».