Le principal défaut des pères dans notre société basée sur la concurrence, est leur désir que leurs enfants soient pour eux un objet de fierté. C’est un désir qui a ses racines dans l’instinct, et on ne peut le guérir que par des efforts spécialement dirigés dans ce but. Le même défaut existe aussi, bien qu’à un moindre degré, chez les mères. Nous sentons tous instinctivement que les succès de nos enfants jettent une certaine gloire sur nous-mêmes, tandis que leurs échecs nous donnent un sentiment de honte. Malheureusement, les succès qui nous gonflent d’orgueil sont souvent d’un genre peu désirable. Depuis l’aube de la civilisation jusque presque à notre époque – et encore maintenant en Chine et au Japon – les parents sacrifiaient le bonheur de leurs enfants dans le mariage en leur imposant la personne qu’ils devaient épouser, et en choisissant presque toujours le fiancé (ou la fiancée) le plus riche qu’ils pouvaient trouver. Dans le monde occidental (sauf, partiellement, en France) les enfants se sont libérés de cet esclavage en se révoltant, mais les instincts des parents sont restés les mêmes. Le père moyen ne désire pour ses enfants ni le bonheur ni la vertu, mais le succès temporel. Il désire qu’ils soient tels qu’il puisse se vanter d’eux à ses copains, et ce désir domine largement ses efforts pour leur éducation.

L’autorité, si elle doit gouverner l’éducation, doit s’appuyer sur l’une ou l’autre des puissances que nous avons examinées : l’État, l’Église, le maître d’école et les parents. Nous avons vu qu’on ne peut confier entièrement à aucune d’elles le bien-être de l’enfant, puisque chacune désire se servir de l’enfant pour des fins qui n’ont rien à faire avec le bien-être de ce dernier. L’État veut que l’enfant serve à la grandeur de la nation et au soutien de la forme existante du gouvernement. L’Église veut que l’enfant serve à accroître la puissance des prêtres. Le maître d’école, dans un monde basé sur la concurrence, considère trop souvent son école comme l’État considère la nation, et veut que l’enfant apporte de l’honneur à l’école. Les parents veulent que l’enfant soit la gloire de la famille. Quant à l’enfant lui-même, en tant que fin en soi, en tant qu’un être humain à part qui exige tout le bonheur et tout le bien-être possibles, on n’en tient pas compte parmi tous ces buts variés, sauf d’une manière très partielle. Malheureusement, l’enfant est privé de l’expérience nécessaire pour se guider dans la vie, il est donc la proie des intérêts sinistres qui se repaissent de son innocence. Voilà ce qui fait de l’éducation un problème politique difficile. Mais voyons d’abord ce qu’on peut dire du point de vue de l’enfant lui-même.

Il est évident que la plupart des enfants laissés à eux-mêmes n’apprendraient pas à lire et à écrire et grandiraient moins adaptés qu’ils ne pourraient l’être aux circonstances de leurs vies. Les institutions éducatives sont nécessaires, et il est nécessaire que les enfants soient soumis à une certaine autorité. Mais étant donné qu’on ne peut faire entièrement confiance à aucune autorité, nous devons tendre à en avoir le moins possible et essayer de trouver des moyens par lesquels on peut utiliser dans l’éducation les désirs et impulsions naturels des enfants. C’est, de loin, beaucoup plus possible qu’on ne le croit souvent, car, après tout, le désir d’acquérir des connaissances est naturel chez la plupart des enfants. Le pédagogue traditionnel qui possède une science qui n’est pas digne d’être transmise et qui manque de toute adresse à la transmettre, s’imagine que les enfants ont une horreur innée de l’instruction, mais il se trompe, car il ne réussit pas à se rendre compte de ses propres insuffisances. Il existe un conte charmant de Tchékhov sur un homme qui essaya d’apprendre à un chat à attraper des souris. Quand il ne voulait pas courir après elles, il le battait, cela fit que, même quand il était déjà grand, il tremblait de terreur en présence d’une souris. Et Tchékhov ajoute : « C’est là l’homme qui m’a enseigné le latin. » Or, les chats apprennent à leurs chatons à attraper des souris, mais ils attendent que les instincts s’éveillent. Alors les chatons pensent comme leurs mères que cette science vaut la peine d’être acquise, si bien qu’on n’a nul besoin de discipline.

Les deux ou trois premières années de la vie ont jusqu’ici échappé à la domination des pédagogues, et toutes les autorités sont d’accord sur ce fait que ces années sont celles où nous apprenons le plus de choses. Tout les enfants apprennent à parler par leurs propres efforts. Et tous ceux qui ont observé un enfant savent que les efforts requis sont considérables. Les enfants écoutent attentivement, observent les mouvements des lèvres, s’exercent toute la journée à prononcer des sons et se concentrent avec une ardeur étonnante. Bien entendu, les adultes encouragent l’enfant par des éloges, mais jamais il ne leur vient à l’esprit de le punir le jour où il n’apprend pas un mot nouveau. Tout ce qu’ils fournissent, c’est une opportunité et des éloges. Il est douteux qu’on ait besoin de plus de choses à n’importe quelle autre phase de l’éducation.

Ce qui est nécessaire, c’est de faire comprendre à l’enfant ou à la jeune personne que la science est digne d’être acquise. Quelquefois c’est difficile, parce qu’en fait telle ou telle science n’est pas digne d’être acquise. C’est aussi difficile quand un grand nombre seulement de connaissances dans un certain domaine peut être utile, si bien qu’au début l’élève tend à simplement s’ennuyer. Prenez, par exemple, l’enseignement des mathématiques. Sanderson of Oundle découvrit que presque tous ses élèves s’intéressaient aux machines, et il leur donna les moyens de fabriquer eux-mêmes des machines assez compliquées. Au cours de ce travail pratique, ils se trouvèrent devant la nécessité de faire des calculs et ainsi ils prirent un grand intérêt aux mathématiques en tant qu’ils en avaient besoin pour réussir les constructions qu’ils avaient à cœur de réussir. Cette méthode est chère et demande de la patience et de l’habileté de la part du professeur. Mais elle suit l’instinct de l’élève et implique probablement moins d’ennui, tout en demandant un plus grand effort intellectuel. L’effort est une chose naturelle pour les hommes et pour les animaux, mais ce doit être un effort pour lequel il existe un stimulant instinctif. Un match de football demande plus d’effort qu’une solide correction, pourtant le premier est un plaisir et l’autre, une punition. Il est faux de supposer que l’effort mental ne peut être que rarement un plaisir ; ce qui est vrai, c’est que certaines conditions doivent être réalisées afin de le rendre plaisant et que, jusqu’à ces derniers temps, aucun effort n’a été fait pour créer ces conditions dans l’éducation. Les principales sont : premièrement, un problème dont on désire la solution ; ensuite, un sentiment d’espoir en la possibilité de le résoudre. Prenons, par exemple, la manière dont on enseignait l’arithmétique à David Copperfield :

« Même quand les leçons sont sues, le pire doit encore arriver sous la forme d’une addition terrifiante. On l’a inventée pour moi, et elle m’est remise oralement par M. Murdstone ; il commence : « Si je vais dans une fromagerie et achète cinq mille doubles-fromages de Gloucester à quatre pence et demi chacun, argent comptant » – à ces mots je vois Miss Murdstone remplie d’une joie secrète. Je suis absorbé dans ces fromages jusqu’au dîner, sans aucun résultat, sans trouver la moindre lueur ; enfin, quand je deviens mulâtre à force de faire pénétrer dans les pores de ma peau la saleté du tableau, on me donne une tranche de pain pour accompagner mes fromages, et je suis en disgrâce pour le reste de la soirée. »

Il est évident qu’on ne pouvait pas s’attendre à ce que le pauvre garçon prenne le moindre intérêt aux fromages, ou ait le moindre espoir de faire l’addition sans faute. S’il avait voulu une boîte de certaines dimensions, et si on lui avait dit d’économiser sur son argent de poche pour pouvoir acheter du bois et des clous, cela aurait stimulé ses facultés mathématiques d’une façon surprenante.

Il ne devrait y avoir rien d’hypothétique dans les additions qu’on fait faire aux enfants. Je me souviens d’une relation faite par un élève lui-même sur sa leçon d’arithmétique. La gouvernante lui a donné le problème suivant : « Si un cheval vaut trois fois plus cher qu’un poulain, et que le poulain vaut 22 livres, combien vaut le cheval ? – Est-il jamais tombé ?, a demandé le garçon. – Cela ne fait pas de différence, a répondu la gouvernante. – Oh, mais James (le groom) dit que cela fait une grande différence. »

Le pouvoir de comprendre des vérités hypothétiques est une des acquisitions les plus tardives de la faculté logique, et on ne devrait pas vouloir le trouver chez des enfants très jeunes. Cela n’est d’ailleurs qu’une digression que nous devons quitter pour revenir à notre sujet principal.

Je n’affirme pas qu’on peut exciter les intérêts intellectuels par des stimulants qui conviennent chez tous les enfants. Certains sont très au-dessous de l’intelligence moyenne et ils ont besoin d’un traitement spécial. Il est très peu indiqué de mettre dans une classe des enfants dont les capacités mentales diffèrent beaucoup : les plus intelligents seront ennuyés d’entendre des explications de choses qu’ils comprennent clairement, et les plus stupides seront gênés parce qu’on considérera comme acquises des choses qu’ils n’ont pas encore saisies. Mais on devrait adapter les sujets et les méthodes à l’intelligence de l’élève. Macaulay devait apprendre les mathématiques à Cambridge, mais il est évident, d’après ses lettres, que ce fut une dépense de temps inutile. Moi, j’ai été forcé d’apprendre le latin et le grec, mais cela m’a irrité, car j’étais d’avis qu’il était bête d’apprendre une langue qu’on ne parlait plus. Je suis persuadé que tout le peu de bien que m’ont fait des années d’études classiques, j’aurai pu l’acquérir en un mois, comme adulte. Sauf pour un minimum indispensable, on devrait tenir compte des goûts et on ne devrait apprendre aux élèves que ce qu’ils trouvent intéressant. Cela exige un effort plus grand de la part des professeurs qui trouvent plus facile d’être stupides, surtout quand ils sont surmenés. Mais on peut surmonter ces difficultés en diminuant les heures de travail des professeurs et en les instruisant dans l’art d’enseigner, ce qu’on fait à présent en formant des professeurs d’écoles primaires, mais non des professeurs d’universités et d’écoles publiques.

La liberté dans l’éducation a plusieurs aspects. Il y a tout d’abord la liberté d’apprendre et de ne pas apprendre. Puis, il y a la liberté du choix de ce qu’il faut apprendre. Et à un stade plus avancé, il y a la liberté de l’opinion. On ne peut que partiellement concéder à l’enfance la liberté d’apprendre ou de ne pas apprendre. Il est nécessaire que tous ceux qui ne sont pas imbéciles apprennent à lire et à écrire. Jusqu’à quel point on peut y arriver en fournissant simplement l’opportunité, seule l’expérience peut nous le montrer. Mais même si la seule opportunité suffit, il faut l’imposer aux enfants. La plupart d’entre eux préféreraient jouer à l’air, là où les opportunités nécessaires manqueront. Plus tard, on pourrait, par exemple, laisser au choix des jeunes gens le fait de fréquenter l’université ; certains le voudront, certains autres ne le voudront pas. Cela ferait une sélection tout aussi bonne que celle qu’on obtient par des examens d’admission. On ne devrait permettre à personne qui ne travaille pas de rester à l’université. Les jeunes gens riches qui maintenant perdent leur temps à l’école supérieure démoralisent les autres et apprennent eux-mêmes à être inutiles. Si on exigeait un travail assidu comme condition de séjour à l’université, celle-ci cesserait d’être attrayante pour des gens qui n’ont pas le goût des recherches intellectuelles.

La liberté de l’objet à apprendre devrait être beaucoup plus grande qu’actuellement. Je pense qu’il est nécessaire de grouper les sujets selon leurs affinités naturelles ; il y a des désavantages sérieux dans le système éclectique qui permet à un jeune homme de choisir des sujets d’étude tout à fait sans liaison les uns avec les autres. Si j’étais chargé d’organiser l’éducation en Utopie et disposais de fonds illimités, je donnerais à chaque enfant, à l’âge d’environ douze ans, un peu d’instruction classique, mathématique et scientifique. Au bout de deux ans, la direction des aptitudes de l’enfant devrait apparaître clairement, et les goûts de l’enfant lui-même seraient une indication sûre, à condition qu’il n’y ait pas d’« options éclectiques ». Par conséquent, je permettrais à tout garçon et à toute fille de se spécialiser, s’ils le désirent, depuis l’âge de quatorze ans. Au début, la spécialisation devrait être très large, mais se limitant de plus en plus à mesure que l’éducation avancerait. Le temps où il fut possible d’être universellement informé est passé. Un homme laborieux peut connaître un peu d’histoire et de littérature, ce qui exige la connaissance des langues classiques et modernes. Ou bien, il peut connaître quelques parties de mathématiques, ou une ou deux sciences. Mais l’idéal d’une éducation « complète » est démodé ; il a été détruit par le progrès de la connaissance.

La liberté de l’opinion, chez les professeurs aussi bien que chez les élèves, est la plus importante de toutes les sortes de libertés, et la seule qui ne demande aucune limitation. Étant donné qu’elle n’existe pas, il vaut la peine de résumer les arguments en sa faveur.

L’argument fondamental pour la liberté de l’opinion est le caractère douteux de toutes nos croyances. Si nous connaissions la vérité d’une façon certaine, on pourrait défendre le fait de l’enseigner. Mais s’il en était ainsi, on pourrait l’enseigner sans invoquer des autorités, par le moyen de sa rationalité immanente. Il n’est pas nécessaire d’édicter une loi défendant d’enseigner l’arithmétique si l’on a des opinions hérétiques sur la table de multiplication, car ici la vérité est claire et on n’a pas besoin de la faire valoir par des pénalités. Quand l’État intervient pour imposer l’enseignement d’une doctrine, il le fait parce qu’il n’existe pas de preuve concluante en faveur de cette doctrine. En conséquence, l’enseignement n’est pas véridique, même si par hasard il est vrai. Dans l’État de New York, jusqu’à ces tout derniers temps, il était illégal d’enseigner que le communisme était une bonne chose ; en Russie soviétique il est illégal d’enseigner que le communisme est mauvais. Il est certain qu’une de ces opinions est vraie et l’autre fausse, mais personne ne sait laquelle. Ou bien l’État de New York ou bien la Russie des Soviets enseignait la vérité et interdisait le mensonge, mais aucun des deux pays n’enseignait avec véracité, car chacun présentait une proposition douteuse comme certaine.

À ce propos, il est important de souligner la différence entre la vérité et la véracité. La vérité est pour les dieux ; du point de vue humain, elle est un idéal dont nous pouvons nous approcher, mais que nous ne pouvons espérer atteindre. L’éducation devrait nous rendre capables de nous approcher le plus possible de la vérité, et pour y arriver elle devrait nous enseigner la véracité. La véracité, telle que je la comprends, est l’habitude de former nos opinions au moyen de preuves, et de les professer avec le degré de conviction garanti par les preuves. Ce degré ne sera jamais celui de la certitude complète, c’est pourquoi nous devons toujours être prêts à admettre de nouvelles preuves contre des croyances déjà acquises. De plus, si notre action est inspirée par une croyance, nous ne devons agir que d’une manière utile même si notre croyance est plus ou moins inexacte ; nous devrions éviter des actions désastreuses à moins que notre croyance soit absolument vraie. Dans la science, un observateur constate ses résultats en même temps que « l’erreur probable » ; mais qui a jamais entendu parler d’un théologien ou d’un politicien constatant la probabilité d’une erreur dans ses dogmes, ou reconnaissant même qu’une erreur quelconque est simplement concevable ? C’est parce que dans la science, où nous approchons le mieux la vraie connaissance, un homme peut avec sécurité avoir confiance dans la justice de sa cause, tandis que, quand rien n’est connu, l’affirmation beuglante et l’hypnotisme sont les moyens usuels de faire partager ses croyances aux autres. Si les « fixistes » pensaient que leur cause contre la doctrine de l’évolution est bonne, ils n’auraient jamais rendu illégal son enseignement.

L’habitude d’enseigner une orthodoxie politique, morale ou religieuse a toutes sortes de mauvais effets. Pour commencer, elle exclut du métier de l’enseignement des hommes qui joignent l’honnêteté à la vigueur intellectuelle, c’est-à-dire des hommes qui probablement exerceraient la meilleure influence morale et intellectuelle sur leurs élèves. Je donnerai trois exemples. Premièrement, en politique : un professeur d’économie en Amérique est obligé d’enseigner des doctrines qui contribueront à augmenter la richesse et le pouvoir des gens très riches ; s’il agit autrement, il trouve sage d’aller ailleurs, comme M. Laski, autrefois professeur de Harvard, actuellement un des meilleurs professeurs à la London School of Economies. Secondement, en religion : l’immense majorité des intellectuels éminents ne croient pas à la religion chrétienne, mais ils dissimulent ce fait dans leur activité publique, parce qu’ils ont peur de perdre leur gagne-pain. Ainsi, sur le sujet le plus important de tous, la plupart des hommes dont les opinions et les arguments seraient le plus précieux sont condamnés au silence. Troisièmement, en morale : pratiquement, aucun homme n’est chaste à une certaine époque de sa vie ; il est clair que ceux qui cachent ce fait sont pires que ceux qui ne le cachent pas, puisqu’ils sont de plus coupables d’hypocrisie. Mais les postes d’enseignement ne sont accessibles qu’aux hypocrites. Voilà pour les effets de l’orthodoxie sur le choix et le caractère des professeurs.

Je viens maintenant aux effets de cet enseignement sur les élèves que j’examinerai tant du point de vue intellectuel que moral. Intellectuellement, un jeune homme est stimulé par un problème lorsqu’il trouve que les opinions divergent à son sujet. Par exemple, un jeune étudiant d’économie devrait connaître les opinions des individualistes et des socialistes, des protectionnistes et libres-échangistes, des inflationnistes et des partisans de l’étalon-or. On devrait l’encourager à lire les meilleurs livres des écoles différentes, les mêmes que recommandent leurs partisans. Cela lui apprendrait à penser les arguments et à examiner les preuves, à savoir qu’aucune opinion n’est juste d’une manière absolument certaine et à juger les hommes plutôt pour leurs qualités que pour leur conformité avec des conceptions antérieures. On devrait enseigner l’histoire, non seulement du point de vue du pays du professeur, mais aussi du point de vue des pays étrangers. Si l’histoire était enseignée en Angleterre par des Français et en France par des Anglais, il n’y aurait pas de désaccords entre les deux pays, car chacun comprendrait le point de vue de l’autre. Un jeune homme devrait apprendre à penser que toutes les questions demeurent ouvertes, et qu’il faut suivre un raisonnement si loin qu’il mène. Les besoins de la vie pratique détruiront cette attitude beaucoup trop tôt quand il commencera à gagner sa vie ; mais jusque-là on devrait l’encourager à goûter les joies de la spéculation pure.

Moralement aussi l’enseignement aux jeunes de l’orthodoxie est très nuisible. Il n’y a pas seulement le fait qu’il oblige les professeurs les plus doués à être hypocrites, et à donner ainsi un mauvais exemple moral. Il y a aussi le fait, et c’est plus important, qu’il encourage l’intolérance et les formes inférieures de l’instinct de troupeau. Edmund Gosse dans son Father and Son raconte comment, quand il était encore un enfant, son père lui avait annoncé qu’il allait se remarier. Edmund Gosse vit bien qu’il y avait quelque chose dont son père avait honte, et à la fin il demanda avec horreur : « Mon père, est-elle une Paedo-Baptiste ? » Or, c’en était une. Jusqu’à ce moment, il avait cru que tous les Paedo-Baptistes étaient vicieux. De même, les élèves des écoles catholiques croient que les protestants sont vicieux, les élèves de n’importe quelle école dans un pays anglo-saxon croient que les athées sont vicieux, les élèves Français croient que les Allemands sont vicieux, et en Allemagne, les élèves croient que les Français sont vicieux. Quand une école accepte comme une partie de sa tâche d’enseigner une opinion qu’on ne peut pas défendre intellectuellement (et pratiquement toutes les écoles font ainsi), elle est obligée de donner l’impression que ceux qui professent l’opinion contraire sont vicieux, puisque autrement elle ne peut pas engendrer la passion nécessaire pour repousser les attaques de la raison. Ainsi, pour l’amour de l’orthodoxie, on rend les enfants non-charitables, intolérants, cruels et belliqueux. C’est inévitable tant qu’on prescrit des opinions absolues en politique, en morale et en religion.

Enfin, dérivant de ce dommage moral porté à l’individu, il en naît un dommage à la société qu’on passe sous silence. Partout c’est le règne des guerres et des persécutions, et partout elles sont rendues possibles par l’enseignement donné aux écoles. Wellington disait que la bataille de Waterloo a été gagnée sur les terrains de jeu d’Eton. Il aurait pu dire avec plus de vérité que c’est dans les classes d’Eton qu’on a créé les instigateurs de la guerre contre la France révolutionnaire. À notre époque démocratique, Eton a cessé d’être important ; maintenant, ce sont les écoles ordinaires, primaires et secondaires qui comptent. Dans tous les pays, par le moyen des drapeaux, des célébrations de l’Empire Day, du 14 juillet, Officers’ Training Corps, etc., on fait tout pour donner aux jeunes garçons le goût de l’homicide, et aux jeunes filles la conviction que les hommes voués à l’homicide sont les plus dignes de respect. Tout ce système de dégradation morale auquel on expose des enfants innocents serait impossible si les autorités permettaient la liberté d’opinion aux professeurs et aux élèves.

L’enregimentement est la source du mal. Les autorités de l’instruction publique ne considèrent pas les enfants comme la religion devrait les considérer, c’est-à-dire comme des êtres humains dont l’âme doit être sauvée. Elles les considèrent comme une matière pour des plans sociaux grandioses : des futures « mains » dans les usines ou des « baïonnettes » dans la guerre ou je ne sais quoi encore. Personne n’est apte à être éducateur s’il ne comprend pas que l’élève est un but en lui-même, qui a ses droits à lui et sa personnalité à lui, qui n’est pas simplement une pièce d’un casse-tête chinois, ou un soldat dans un régiment, ou un citoyen dans un État. La vénération pour la personnalité humaine est le commencement de la sagesse dans tout problème social, mais avant tout, dans l’éducation.