VII
LE BEHAVIOURISME(8) ET LES VALEURS

DANS UNE revue scientifique américaine, j’ai lu une fois l’affirmation qu’il n’existe qu’un seul behaviouriste dans le monde ; j’ai nommé le Dr Watson. Moi, je dirai qu’il y en a autant que d’hommes à l’esprit moderne. Cela ne veut pas dire qu’on les trouve fréquemment aux universités, ni que je suis moi-même un behaviouriste, – car depuis le jour où j’ai vu la Russie et la Chine, je me suis rendu compte que je ne suis pas à la page. Mais une attitude critique objective envers moi-même m’oblige à reconnaître qu’il vaudrait mieux que j’en fusse un. Dans cet essai, je veux mettre en avant certaines difficultés qu’éprouvent des personnes comme moi qui, tout en acceptant le côté moderne de la science, ne peuvent pas se débarrasser facilement de l’influence moyenâgeuse pour ce qui est des valeurs de la vie. Je veux rechercher non seulement quelles sont les conséquences logiques du behaviourisme sur les valeurs, mais quel serait son effet probable sur des hommes et femmes moyens s’il était largement répandu sous une forme nécessairement grossière. On n’en raffole pas encore comme du freudisme ; mais si jamais cela arrive, sa forme populaire sera sans doute bien différente de l’enseignement de Watson, aussi différente qu’est le freudisme populaire de la doctrine de Freud.

La version populaire du behaviourisme ressemblera, j’imagine, à ceci : autrefois, on admettait l’existence d’une chose appelée l’esprit qui était capable de trois formes d’activité : le sentiment, la connaissance et la volonté. Actuellement, il est prouvé qu’il n’existe rien de pareil, mais que la seule chose qui existe est le corps. Toutes nos activités se ramènent à des processus corporels. « Le sentiment » se réduit à des phénomènes viscéraux, en particulier ceux qui sont en rapport avec les sécrétions des glandes. « La connaissance », ce sont des mouvements du larynx. « La volonté », ce sont tous les autres mouvements contrôlés par les muscles volontaires ou inversés. Quand, récemment, un célèbre intellectuel se maria avec une célèbre danseuse, quelques-uns exprimèrent des doutes sur la conformité de leurs caractères. Mais du point de vue behaviouriste, un tel doute est déplacé. Elle avait cultivé les muscles des jambes et des bras, lui, les muscles du larynx, si bien que tous deux étaient des acrobates, mais ils appartenaient à deux branches différentes de ce métier ! Puisque la seule chose que nous puissions faire est de mouvoir nos corps, les fidèles populaires de cette religion jugeront probablement que nous devrions nous mouvoir le plus possible. Cela fera naître des difficultés en ce qui concerne la relativité du mouvement. Les différentes parties du corps devraient-elles se mouvoir relativement l’une à l’autre ? Ou le corps entier devrait-il se mouvoir relativement au véhicule où il se trouve lui-même ? Ou peut-être le critère de la vertu serait le mouvement relatif à la terre ? Dans le premier cas, l’idéal d’un homme serait un acrobate ; dans le second, l’homme qui monte à toute vitesse un escalier roulant qui descend ; dans le troisième, l’homme qui passe sa vie en avion. Il n’est pas facile de décider par quel principe on jugera les controverses qui vont ainsi naître, mais, tout compte fait, je voterai pour les aviateurs.

Quand nous nous rendons compte des conceptions de la vertu humaine qui règne dans les classes les plus puissantes des pays les plus puissants, nous sommes amenés à conclure que le behaviourisme ne fait que fournir une justification théorique pour ce qu’on croit déjà. L’acrobate devrait être l’idéal de ceux qui croient à la culture physique et qui estiment que la virilité d’une nation dépend du développement de son athlétisme, – opinion qui règne dans la classe gouvernante anglaise. L’homme qui monte en courant un escalier roulant qui descend devrait être le beau idéal(9) des Chrétiens musculeux qui considèrent le développement du muscle comme le bien suprême, pourvu qu’il n’y entre aucun élément de plaisir. C’est cette opinion que la Y.M.C.A.(10) essaie d’inculquer en Chine et que nos gouvernants considèrent comme appropriée à toutes les races et classes inférieures. L’aviateur représente un idéal plus aristocratique, réservé à ceux qui se servent du pouvoir mécanique. Mais au-dessus et en dehors d’eux tous, il existe une conception suprême qui rappelle le moteur immobile d’Aristote ; c’est celle du gouvernant qui se repose au centre, pendant que tout le reste tourne autour de lui à des vitesses différentes en lui assurant ainsi le maximum de mouvement relatif. Ce rôle est réservé à nos surhommes, en particulier, à nos financiers.

Or, il existe une conception toute différente de la perfection humaine qui nous vient de la Grèce et du Moyen Âge, mais qui cède graduellement le pas à la conception née de la domination des machines sur l’imagination. Je crois que cette conception ancienne est logiquement conciliable avec le behaviourisme, mais non psychologiquement, pour ce qui est du comportement du citoyen moyen. Cette conception ancienne considère le sentiment et la connaissance comme aussi importants que l’action ; pour elle, l’art et la contemplation sont aussi admirables que le déplacement des grandes quantités de matière dans l’espace. Les Chérubins aiment Dieu et les Séraphins le contemplent, et c’est en cela que consiste leur suprême perfection. Tout cet idéal est statique. Il est vrai qu’au ciel on chante des hymnes et qu’on joue de la harpe, mais chaque jour, ce sont les mêmes hymnes, et on ne tolère aucun perfectionnement dans la construction des harpes. Une telle existence ennuie l’homme moderne. Une des raisons pour lesquelles la théologie a perdu son ascendant est qu’elle n’a pas réussi à fournir au ciel des machines perfectionnées, bien que Milton en ait garni l’enfer.

On peut considérer comme acquis que tout système éthique est basé sur un certain non sequitur. Le philosophe commence par inventer une fausse théorie sur la nature des choses, et il en déduit que les actions mauvaises sont celles qui démontrent la fausseté de cette théorie. Prenons d’abord le chrétien traditionnel : il allègue que, puisque tout obéit à la volonté de Dieu, le mal consiste en la désobéissance à la volonté de Dieu. Puis, l’Hégélien : il avance que l’univers est composé de parties qui s’harmonisent pour former un organisme parfait ; le mal consiste donc dans une conduite qui diminue cette harmonie, bien qu’il soit difficile de comprendre comment une telle conduite est possible, puisque l’harmonie complète est métaphysiquement nécessaire. Bergson, qui écrit pour le public français, suspend sur ceux dont les actes le réfutent une menace qui est encore plus terrible que la condamnation morale : la menace du ridicule. Il commence par prouver que les êtres humains n’agissent jamais mécaniquement, pour affirmer ensuite dans son livre sur le Rire, que ce qui nous fait rire, c’est de voir une personne se conduire mécaniquement, c’est-à-dire que vous êtes ridicule quand vous faites quelque chose qui prouve la fausseté de la philosophie bergsonienne, et alors seulement. J’espère que ces exemples montrent suffisamment qu’une métaphysique ne peut jamais avoir de conséquences éthiques qu’en vertu de sa fausseté ; si elle était vraie, les actes qu’elle définit comme péchés ne seraient jamais possibles.

En appliquant cette remarque au behaviourisme, j’en déduis que si, et dans la mesure où il a des conséquences éthiques, il doit être faux ; et inversement, s’il est vrai, il ne peut avoir aucune influence sur notre conduite. En appliquant ce critère au behaviourisme populaire (et non à sa forme strictement scientifique), j’y trouve plusieurs preuves de fausseté. Tout d’abord, presque tous ses fidèles perdraient toute confiance en lui s’ils pensaient qu’il n’a pas de conséquences éthiques. Maintenant, il est nécessaire de faire la distinction suivante : une doctrine vraie peut avoir des conséquences pratiques, bien qu’elle ne puisse pas avoir de conséquences éthiques. Quand vous essayez d’obtenir des objets d’un automate au moyen d’un jeton, alors qu’il ne fonctionne qu’avec deux jetons, la vérité a une conséquence au moins pratique : que vous devez ajouter un autre jeton. Mais personne n’appellerait une telle conséquence « éthique » ; elle ne concerne que la manière de réaliser vos désirs. De même le behaviourisme, tel qu’il est exposé dans l’ouvrage de Watson de ce nom, a certainement toutes sortes d’importantes conséquences pratiques, en particulier pour l’éducation. Si vous désirez qu’un enfant se comporte d’une certaine manière, il sera souvent sage de suivre les conseils de Watson plutôt que ceux (par exemple) de Freud. Mais c’est là une question scientifique et non éthique ; l’éthique n’entre en jeu que lorsqu’on dit que l’action doit avoir certaines fins, ou qu’on peut classer certaines actions comme bonnes et comme mauvaises indépendamment de leurs conséquences.

J’estime que le behaviouriste tend (d’ailleurs illogiquement) à se créer une éthique dans le vrai sens de ce mot. Il semble qu’il raisonne ainsi : puisque la seule chose que nous puissions faire est de pousser la matière à se mouvoir, nous devrions mouvoir autant de matière que possible ; par conséquent, l’art et la pensée n’ont de valeur que dans la mesure où ils contribuent au mouvement de la matière. Pourtant, ce critère est trop métaphysique pour la vie quotidienne ; le critère pratique est le revenu. Prenez le passage suivant de Watson :

« Pour moi, un des éléments les plus importants pour juger la personnalité, le caractère et le talent de quelqu’un se trouve dans l’histoire de ses acquisitions annuelles. Nous pouvons les mesurer objectivement par la longueur de temps que l’individu donné occupait diverses situations et par l’augmentation annuelle de ses revenus… S’il s’agit d’un écrivain, nous devrions tracer la courbe des prix qu’il touche pour ses nouvelles, année par année. Si nos revues principales lui paient le même prix moyen par mot à l’âge de trente ans que lorsqu’il en avait vingt-quatre, il y a toute probabilité qu’il n’est qu’un manœuvre littéraire et qu’il ne sera jamais autre chose. »

Si nous appliquons ce critère à Bouddha, Jésus, Mahomet, Milton et Blake, nous verrons qu’il implique un rajustement curieux de notre manière d’évaluer les personnes. En plus des points déjà mentionnés, deux autres maximes éthiques découlent de ce passage. La première est que la perfection est facilement mesurable, la seconde qu’elle consiste dans la conformité à la loi. Ce sont deux conséquences naturelles d’une tentative de déduire une éthique d’un système basé sur la physique. Pour ma part, je ne puis accepter l’éthique que propose ce passage de Watson. Je ne peux pas croire que la vertu est proportionnelle au revenu, ni qu’il est mauvais moralement d’avoir des difficultés à s’adapter au troupeau. Nul doute que mes opinions sur ce sujet ne soient tendancieuses puisque je suis pauvre et bizarre ; mais bien que je reconnaisse ce fait, elles demeurent tout de même mes opinions.

J’examinerai maintenant un autre aspect du behaviourisme : ses conceptions sur l’éducation. Je ne peux pas citer ici Watson dont les opinions sur ce sujet, dans la mesure où elles apparaissent dans ses œuvres, me semblent excellentes. Mais il ne s’occupe pas des parties plus avancées de l’éducation, et c’est là que mes doutes sont les plus forts. Je prendrai un livre qui, bien que non explicitement behaviouriste, s’inspire en réalité de conceptions apparentées au behaviourisme. C’est The Child : His Nature and His Needs(11). J’ai le plus grand respect pour les idées générales de ce livre, car sa psychologie est admirable ; mais son éthique et son esthétique me semblent prêter davantage à la critique. Pour illustrer ses défauts esthétiques, je citerai le passage suivant :

« Il y a vingt-cinq ans, les élèves apprenaient à orthographier de dix à quinze mille mots ; mais des investigations conduites durant les deux dernières décennies, il résulte que le diplômé ordinaire d’une école supérieure n’a pas besoin dans son travail d’école, et n’aura besoin plus tard dans sa vie que de l’orthographe de trois mille mots tout au plus, à moins qu’il n’entreprenne des études techniques spéciales qui l’obligeraient d’apprendre un vocabulaire technique spécial. L’Américain typique, dans sa correspondance et dans ce qu’il écrit pour le journal, emploie rarement plus de quinze cents mots différents ; beaucoup d’entre nous n’emploient jamais plus de la moitié de ce nombre. S’inspirant de ces faits, les cours d’orthographe en usage aux écoles modernes sont basés sur ce principe qu’il faut arriver à connaître si bien les mots qu’on emploiera réellement dans la vie quotidienne qu’on puisse les orthographier automatiquement ; quant aux mots techniques et rares qu’on apprenait autrefois et qui probablement ne seront jamais employés, on les élimine. Les cours d’orthographe modernes ne conservent pas un seul des mots qui semblaient utiles simplement à développer la mémoire. »

La dernière phrase de ce texte contient une remarque psychologique parfaitement juste qui réfute un ancien argument en faveur de l’éducation de la mémoire. Le fait de retenir ne développe pas la mémoire ; c’est pourquoi il ne faut rien apprendre par cœur, sauf s’il s’agit de quelque chose qu’il faut se rappeler. Cela étant reconnu, examinons maintenant les autres affirmations impliquées dans ce passage.

Tout d’abord, il n’y a aucune nécessité de connaître l’orthographe de n’importe quel mot. Shakespeare et Milton ne connaissaient pas l’orthographe ; Marie Corelli et Alfred Austen la connaissaient. On croit que l’orthographe est une bonne chose, en partie par snobisme en tant que manière facile de distinguer les hommes « instruits » des « non instruits » ; en partie, pour la domination du troupeau, comme avec les vêtements corrects ; en partie, parce que l’adorateur de la loi naturelle éprouve de la peine dans le spectacle de n’importe quelle sphère où il reste encore un peu de liberté individuelle. Si l’on croit que du moins les écrits imprimés doivent avoir une orthographe conventionnelle, il est toujours possible d’y pourvoir par des lecteurs employés spécialement dans ce but.

D’autre part, la langue écrite, sauf en Chine, représente la langue parlée dans laquelle réside toute la vertu esthétique de la littérature. Aux époques où les hommes sentaient que la langue pouvait et devait être belle, ils se désintéressaient de l’orthographe, mais soignaient leur prononciation. De nos jours, même des personnes possédant une éducation supérieure ne savent prononcer que les mots les plus communs, et sont par conséquent incapables de réciter de la poésie. Exception faite des étudiants de littérature, nous trouverons à peine une personne sur quarante en Amérique capable de scander :

Scattering unbeholden

Its aerial hue…

Au lieu d’apprendre l’orthographe aux enfants, on devrait leur apprendre à lire à haute voix, si l’on donnait la moindre place aux considérations esthétiques dans l’éducation. Autrefois, les pères de famille lisaient la Bible à haute voix, ce qui était un exercice admirable de prononciation ; mais de nos jours, cette pratique est presque éteinte.

Non seulement il est important de bien prononcer, mais il est aussi désirable esthétiquement d’avoir un vocabulaire étendu. Ceux qui ne savent que mille cinq cents mots seront incapables de s’exprimer avec précision ou beauté, sauf s’il s’agit de sujets très communs ou par une chance très rare. Environ la moitié de la population américaine d’aujourd’hui dépense autant de temps pour son éducation que Shakespeare, mais son vocabulaire est à peine le dixième de celui de Shakespeare. Pourtant le sien devait être intelligible pour un citoyen moyen de son époque, puisqu’il l’a employé dans des pièces qui devaient avoir un succès commercial. Nos contemporains croient qu’un homme maîtrise suffisamment sa langue s’il peut se faire comprendre ; nos aïeux pensaient qu’il devait être capable de donner du plaisir esthétique par son langage parlé et écrit.

Que doit conclure une personne, qui, comme l’auteur de ces lignes, accepte la part scientifique du behaviourisme, pour des buts pratiques, tout en rejetant ses prétendues conséquences éthiques et esthétiques ? J’ai la plus grande admiration pour le Dr Watson et je considère ses livres comme excessivement importants. J’estime qu’à notre époque la physique est la plus importante des recherches théoriques et que l’industrialisme est le phénomène sociologique le plus essentiel. Néanmoins, je ne peux cesser d’admirer la science « inutile » et l’art qui n’a d’autre but que de donner de la joie. Ce problème n’est pas logique ; car, nous l’avons vu, le behaviourisme, s’il est vrai, ne peut pas avoir d’influence sur les valeurs, sauf d’une manière auxiliaire : lorsqu’il aide à choisir le meilleur moyen d’atteindre un but donné. C’est un problème politique, dans le sens large de ce mot ; étant donné que le gros de l’humanité ne peut éviter des erreurs, vaut-il mieux qu’elle tire des conclusions fausses des prémisses vraies, ou des conclusions vraies des prémisses fausses ? Une question de cette sorte est insoluble. La seule conclusion qui semble s’imposer est que les hommes et les femmes moyens devraient apprendre la logique, afin de savoir se retenir de tirer des conclusions qui semblent seulement découler des prémisses données. Quand on dit, par exemple, que les Français sont logiques, on entend par là qu’en acceptant une prémisse, ils acceptent en même temps tout ce qu’une personne complètement dépourvue de finesse logique supposerait faussement découler de cette prémisse. C’est une qualité très mauvaise ; les nations parlant anglais la possédaient jusqu’ici moins que les autres. Mais il existe des signes qui nous font penser que si elles doivent continuer à jouir de cette supériorité, elles auront besoin de plus de philosophie et de logique qu’elles n’en avaient dans le passé. Autrefois, la logique fut l’art de tirer des conséquences ; de nos jours, elle est devenue l’art de s’abstenir de les tirer, puisque nous savons maintenant que les conclusions que nous sommes enclins à tirer ne sont presque jamais justes. J’en déduis donc qu’on devrait enseigner la logique dans le but d’apprendre aux gens à ne pas tirer de conclusions. Car, s’ils se mettent à raisonner, ils feront presque certainement des erreurs.