XVI
LE DANGER DES GUERRES DE RELIGION
L’HISTOIRE de l’humanité est traversée par diverses oscillations périodiques, et, avec un peu de bonne volonté, on peut considérer n’importe quelle d’entre elles comme la clé de l’histoire. Celle que je me propose d’examiner n’est peut-être pas la moins importante ; c’est l’oscillation entre la synthèse et l’intolérance d’une part, et l’analyse et la tolérance de l’autre.
Les tribus non civilisées ont presque toujours l’esprit synthétique et intolérant : elles ne supportent pas de dérogation aux coutumes sociales et regardent les étrangers avec la plus grande suspicion. Les civilisations pré-helléniques des époques historiques ont, dans l’ensemble, ce caractère ; en Égypte, plus spécialement, la puissante corporation des prêtres fut la gardienne des traditions nationales et put les sauver du scepticisme dissolvant qu’Akhnaton avait acquis par le contact avec la civilisation de la Syrie. Quel que puisse être le caractère de la période minoéenne, le premier âge historique, où s’affirment la tolérance et l’esprit d’analyse est celui de la Grèce. Il fut amené, comme ce fut le cas plus tard, par l’activité commerciale qui donne l’expérience des étrangers et qui crée le besoin de relations amicales. Jusqu’à une époque toute récente, le commerce fut une affaire d’initiative individuelle, où les préjugés sont un obstacle aux profits, et où le laissez-faire est la règle du succès. Mais en Grèce, comme aux époques ultérieures, l’esprit commercial qui avait inspiré l’art et la pensée, ne put produire le degré de cohésion sociale nécessaire au succès militaire. C’est pourquoi les Grecs furent soumis tout d’abord par la Macédoine, et ensuite par Rome.
Le système romain fut essentiellement synthétique et intolérant d’une manière tout à fait moderne, c’est-à-dire non pas théologiquement, mais impérialistement et financièrement. Cependant, le scepticisme grec a dissous lentement la synthèse romaine et celle-ci fit place aux synthèses chrétienne et musulmane qui dominèrent le monde jusqu’à la Renaissance. Dans l’Europe occidentale, la Renaissance produisit une brève période de splendeur intellectuelle et artistique qui amena le chaos politique et qui fit que les gens simples décidèrent d’en finir avec ces folies et de reprendre la sérieuse affaire de s’entre-tuer dans des guerres de religion. Les nations commerciales, la Hollande et l’Angleterre, furent les premières à s’élever au-dessus de l’intolérance de la Réforme et de la Contre-Réforme et montrèrent leur tolérance en se combattant l’une l’autre au lieu de s’unir contre les partisans de Rome. L’Angleterre comme l’ancienne Grèce eut un effet dissolvant sur ses voisins et peu à peu produisit le degré de scepticisme nécessaire pour la démocratie et le gouvernement parlementaire qui sont à peine possibles dans un âge intolérant et qui, pour cette raison, tendent actuellement à être remplacés par le fascisme et le bolchévisme.
Le monde du XIXe siècle, plus qu’on ne s’en rend compte d’habitude, doit son existence à la philosophie de la révolution de 1688, exprimée par John Locke. Cette philosophie est celle de l’Amérique de 1776 et de la France de 1789 ; elle se répandit dans le reste du monde occidental surtout grâce au prestige que l’Angleterre avait acquis par la révolution industrielle et son triomphe sur Napoléon.
Ce n’est que très graduellement que les hommes ont compris que cette situation était essentiellement illogique. Les idées de Locke et du libéralisme du XIXe siècle étaient d’ordre commercial, non industriel : la philosophie qui convient à l’industrialisme est tout à fait différente de celle qui convient aux marchands s’aventurant au-delà des mers. L’industrialisme a l’esprit synthétique : il construit de grandes unités économiques, il rend la société plus organique et exige la suppression d’impulsions individualistes. De plus, l’organisation économique de l’industrialisme a été jusqu’ici oligarchique et elle a neutralisé la démocratie politique au moment même de sa victoire apparente. Pour ces raisons, il semble probable que nous soyons au seuil d’un nouvel âge d’intolérance et de synthèse qui implique, comme tous ces âges, des guerres entre des philosophies ou des religions rivales. C’est cette probabilité que je désire examiner.
Dans le monde actuel, il n’y a que deux grandes puissances : l’une, ce sont les États-Unis, l’autre, l’U.R.S.S. Leurs populations sont à peu près égales ainsi que les populations des nations qu’elles dominent. Les États-Unis dominent le reste du continent américain et l’Europe occidentale ; l’U.R.S.S. domine la Turquie, la Perse et la plus grande partie de la Chine. Cette division rappelle celle qui existait au Moyen Âge entre les chrétiens et les musulmans ; nous avons devant nous la même sorte de différence de religions, la même hostilité implacable et une division semblable de territoires, bien que plus étendue. De même qu’il y avait au Moyen Âge des guerres entre des puissances chrétiennes et entre des puissances musulmanes, de même il y aura des guerres à l’intérieur de chacun des deux grands groupes actuels ; mais elles se terminaient tôt ou tard par de réels traités de paix, tandis que, entre les deux grands groupes il n’y aura que des armistices causés par l’épuisement mutuel. Je ne suppose pas qu’aucun des groupes puisse être victorieux, ou puisse tirer un avantage quelconque du conflit ; je suppose que le conflit sera maintenu, parce que chacun des deux groupes hait l’autre et le considère comme vicieux. C’est un caractère de guerre de religion.
Bien entendu, je ne veux pas faire penser que les choses prendront cette tournure à coup sûr : dans les affaires humaines l’avenir sera toujours incertain tant que la science n’aura pas fait beaucoup plus de progrès que jusqu’ici. Tout ce que je veux dire, c’est qu’il existe des forces potentielles qui tendent à produire l’effet que j’ai indiqué. Puisque ces forces sont psychologiques, l’homme peut les dominer ; c’est pourquoi, si une guerre de religion future semble désagréable aux tenants du pouvoir, ceux-ci peuvent l’éviter. Le but du prophète, lorsqu’il fait de prophéties désagréables sur l’avenir, à condition qu’elles ne soient pas basées sur des considérations purement physiques, consiste, en partie, à induire les gens à faire les efforts nécessaires pour que ses prédictions soient fausses. Le prophète du mal, s’il aime les hommes, devrait donc chercher à se faire haïr et sembler très vexé si les événements ne confirmaient pas ses prévisions. Après ce préliminaire, je me propose d’examiner les raisons pour lesquelles il faut s’attendre à des guerres de religion, et ensuite les mesures qu’il faudra prendre si l’on veut les éviter.
La raison fondamentale de craindre un degré plus grand d’intolérance effective qu’aux XVIIIe et XIXe siècles est le bon marché de la grande production standardisée. Qu’elle conduise à des trusts et monopoles est un lieu commun aussi vieux du moins que le Manifeste communiste. Mais ce qui nous intéresse actuellement, ce sont les conséquences intellectuelles. Il existe une tendance croissante à concentrer le contrôle des sources de l’opinion en peu de mains, si bien que les opinions des minorités perdent toute possibilité de s’exprimer d’une manière effective. Dans l’U.R.S.S., cette concentration a été exécutée délibérément et politiquement dans l’intérêt du parti au pouvoir. Au début, il semblait très douteux qu’une telle méthode pût réussir, mais comme les années passent, sa réussite est de plus en plus probable. On a fait des concessions quant à l’économie pratique, mais non quant à la théorie économique ou politique, ni quant aux conceptions philosophiques. Le communisme devient de plus en plus une religion qui s’intéresse à un royaume céleste futur, et de moins en moins une manière de vivre sur terre. Une génération nouvelle est en train de grandir qui considère cette foi comme une chose qui va de soi, puisque jamais elle ne l’a entendu discuter effectivement pendant les années de sa formation. Si le contrôle actuel de la littérature, de la presse et de l’éducation dure encore vingt ans – et il n’y a aucune raison de supposer qu’il n’en soit pas ainsi – la philosophie communiste sera acceptée par l’immense majorité des hommes vigoureux. Elle sera combattue, d’une part, par un reliquat toujours plus petit de vieillards mécontents, sans aucun contact avec les affaires et avec le courant principal de la vie nationale ; d’autre part, par quelques libres penseurs dont l’influence restera probablement négligeable pour un temps très long.
Il y eut toujours des libres penseurs – l’aristocratie italienne au XIIIe siècle fut très épicurienne – mais ils ne jouèrent un rôle important que lorsque, grâce à des circonstances accidentelles, leurs opinions devenaient utiles à des groupes importants et pour des raisons économiques et politiques, comme actuellement au Mexique. Un peu de bon sens de la part de l’Église établie peut toujours éviter cela, et on peut prévoir que l’Église établie en Russie fera preuve de ce minimum de bon sens. Le développement de l’éducation fait que les jeunes paysans sont amenés au bercail, et ont facilité leur conversion à la théorie par des concessions de plus en plus grandes à l’individualisme de la pratique paysanne. Moins il y a de communisme dans le régime économique actuel, plus il y en aura dans la foi acceptée par tout le monde.
Ce processus n’a pas lieu seulement en Russie ou sur le territoire de l’U.R.S.S. Il commence aussi en Chine et il n’est pas improbable qu’il ne devienne très intense. Tout ce qui a quelque vigueur en Chine – en particulier, le gouvernement nationaliste – est dû à l’influence russe. Les succès militaires des sudistes sont dus largement à la propagande organisée sous la direction russe. Les Chinois qui s’accrochent encore aux religions anciennes – le bouddhisme et le taoïsme – sont politiquement réactionnaires ; les chrétiens tendent à montrer plus d’amitié aux étrangers qu’il ne plaît aux nationalistes. En gros, les nationalistes sont opposés à toutes les vieilles religions, qu’elles soient indigènes ou étrangères. La nouvelle religion russe attire l’intelligence patriotique parce qu’elle est la chose la plus moderne, le dernier mot du « progrès » et aussi parce qu’elle est associée avec une Puissance politiquement amie, en fait, la seule Puissance amie. C’est pourquoi, bien qu’il soit impossible d’imaginer la Chine adoptant le communisme en pratique, il est tout à fait probable qu’elle adopte la philosophie des Bolchéviks.
Une des grandes erreurs des Anglais dans leurs relations avec les nations « arriérées » a été leur confiance dans le pouvoir de la tradition. Vous trouverez en Chine beaucoup d’Anglais qui ont une connaissance considérable des classiques chinois, qui comprennent les superstitions populaires et qui ont des amis parmi les lettrés conservateurs. Vous en trouverez à peine qui comprennent la Jeune Chine ou qui aient pour elle autre chose qu’un mépris ignorant. En face de la transformation du Japon, ils continuent à juger l’avenir de la Chine par son passé et à penser qu’aucun grand changement rapide n’est possible. Je suis convaincu qu’ils se trompent. En Chine comme au Japon, la force militaire et économique de l’Occident a acquis du prestige et provoqué en même temps la haine. Mais la haine contre la Russie peut rester sans force ; telle qu’elle est, la Russie offre un modèle d’émancipation de l’Occident et elle peut aider les Chinois à prendre des chemins plus ou moins analogues. Dans ces circonstances, un changement rapide est très possible. Il est toujours beaucoup plus facile de l’effectuer dans une population jusqu’ici inéduquée, car l’éducation appuyée par le prestige du gouvernement peut facilement pousser les jeunes à mépriser leurs aînés illettrés.
Il n’est donc nullement improbable que, dans une vingtaine d’années, l’idéologie bolchévique ne domine pas toute la Chine et ne soit combinée avec une alliance politique très étroite avec la Russie. Peu à peu, grâce à l’éducation, cette idéologie pénétrera dans environ une moitié de la population du globe. Que se passera-t-il, pendant ce temps, dans l’autre moitié ?
Dans le monde occidental, où l’orthodoxie officielle a l’avantage du statu quo et de la tradition, des méthodes plus subtiles suffisent ; en vérité, les méthodes existantes se sont développées presque spontanément. On ne peut pas voir la religion moderne dans sa pureté en Europe, où se mêlent des restes du Moyen Âge. C’est aux États-Unis que le capitalisme industriel a les mains les plus libres et où son caractère est le plus évident. Mais l’Europe occidentale ne peut éviter, peu à peu, de se façonner à l’image de l’Amérique, car l’Amérique est la plus grande puissance mondiale. Je ne veux pas dire par là que nous devrons adopter le « fixisme », par exemple, qui n’est qu’une religion européenne retardée qui survit parmi une population transplantée de paysans dévots. La partie agricole de l’Amérique n’est pas celle qui compte internationalement, ni celle qui probablement façonnera l’avenir de l’Amérique. C’est la religion industrielle qui importe et qui est nouvelle. Cette religion a une forme en Russie et une autre en Amérique ; c’est le conflit de ces deux formes qui importe.
L’Amérique, comme la Russie, a un idéal qui n’est pas réalisé, mais auquel les valeurs sont théoriquement ajustées.
L’idéal russe est le communisme. L’idéal américain est la concurrence libre. De même que la Nouvelle Politique Économique a été la pierre d’achoppement pour l’idéal russe, de même les trusts en constituent une pour l’idéal américain. Là où le communiste pense en termes d’organisation, l’Américain typique pense en termes d’individus. De la hutte de bois à la Maison Blanche, voilà l’idéal qu’on met devant les jeunes en politique ; dans le domaine économique, un idéal analogue inspire les annonces des « systèmes » qui assurent la réussite dans les affaires. Le fait qu’il est impossible pour tout le monde de vivre à la Maison Blanche ou de devenir Président d’un trust n’est pas considéré comme un défaut dans l’idéal, mais seulement comme une raison d’exhorter tout jeune homme à être plus industrieux et plus habile que ses amis. Quand l’Amérique était encore vide, il était possible pour la plupart des gens de réaliser des succès considérables sans gêner les autres ; encore maintenant, tant qu’un homme ne poursuit que la prospérité matérielle et non le pouvoir, un salarié en Amérique peut être plus riche qu’un homme de profession libérale sur le continent.
Mais le pouvoir se concentre de plus en plus, et il existe le danger que ceux qui en sont exclus viennent demander leur part. Une partie de la religion nationale est destinée à diminuer ce danger. La maxime napoléonienne : La carrière ouverte aux talents(19)y contribue pour une grande part ; on fait le reste en représentant le succès comme une affaire individuelle plutôt que collective. Dans la philosophie communiste, le succès qu’on recherche est celui d’un groupe ou d’une organisation ; dans la philosophie américaine, c’est celui de l’individu.
Par conséquent, l’individu qui subit un échec a honte de son incapacité plutôt qu’il n’est en colère contre le système social. Et la philosophie individualiste à laquelle il est accoutumé l’empêche de s’imaginer qu’on peut gagner quoi que ce soit par une action collective. C’est pourquoi il n’y a aucune opposition effective contre les tenants du pouvoir qui demeurent libres de jouir des avantages d’un système social qui leur donne de la richesse et une influence mondiale.
Il n’y eut jamais de période où les choses désirées par les hommes fussent également distribuées à toute la population. Dans un système social stable il doit nécessairement y avoir une méthode pour faire accepter leur part aux moins fortunés, et on fait cela généralement au moyen d’une religion. Mais pour garantir qu’elle soit acceptée par les masses, une religion doit offrir à toute la communauté des avantages suffisamment grands pour compenser les injustices qu’elle admet. En Amérique, elle offre un progrès technique et un accroissement du niveau général du confort matériel. Il se peut qu’elle ne soit pas capable de continuer ainsi indéfiniment, mais il est probable qu’elle le puisse encore pour quelque temps. En Russie, elle offre la conception de l’industrie conduite pour le bénéfice de tout le monde, et non seulement des capitalistes. Il est vrai que le salarié russe est plus pauvre que l’américain, mais il a la consolation de savoir (ou du moins de croire) qu’il reçoit la part qui lui est due et qu’il ne souffre pas illégitimement pour faire quelqu’un d’autre grand et puissant. De plus, il se sent lui-même une unité dans une communauté coopérative étroitement liée à d’autres unités, et non une unité dans une masse d’autres unités qui toutes luttent entre elles.
Je pense qu’ici nous arrivons au point essentiel de la différence entre les religions d’Amérique et de Russie. L’Amérique dont les conceptions sont façonnées par la tradition protestante et un siècle d’activité de pionniers, croit à l’individu qui se fraie un chemin grâce à ses efforts personnels depuis la pauvreté jusqu’à l’opulence. Dans l’imagination, il lutte contre la nature sauvage comme l’habitant des bois ; en fait, il lutte contre des concurrents hommes, mais il n’est pas nécessaire d’insister sur cette différence. Il n’est pas non plus de bon ton d’insister sur le fait qu’il sera probablement un esclave toute sa vie durant pour ce qui est d’exprimer librement ses opinions, car il gagne le confort matériel par le sacrifice de son intégrité spirituelle. Il est évident que les opinions qu’il est interdit d’exprimer sont peu désirables et quand on l’oblige de tenir sa langue, on ne fait qu’exercer une saine contrainte contre des impulsions anarchiques. Quand il atteint l’âge moyen, il est lui-même complètement d’accord avec cette manière de voir.
Par contre, en Russie, l’Église byzantine, les Tartares et le tsarisme firent successivement pénétrer dans l’esprit populaire la notion du néant de l’individu ; ce que celui-ci avait autrefois sacrifié à Dieu ou au Tzar peut être plus facilement sacrifié à la communauté. Les communistes russes se distinguent de leurs sympathisants d’Occident surtout par ce manque de respect pour l’individu (V. René Fülöp-Miller, Geist und Gesicht des Bolschevismus). Là, ils vont plus loin que leurs prédécesseurs byzantins qui croyaient à l’âme et à l’immortalité. Ayant aboli l’âme, les gouvernants de l’U.R.S.S. peuvent accepter la comparaison du Léviathan, avec moins de réserves que cela n’est possible pour un chrétien. Pour eux, l’individualisme de l’Occident est aussi absurde que si les parties séparées du corps humain devaient se mettre à vivre par elles-mêmes comme dans la fable de Menenius Agrippa. C’est la base de leurs conceptions sur l’art, sur la religion, sur l’éthique, sur la famille, en réalité sur toutes choses.
Les socialistes occidentaux parlent quelquefois comme s’ils avaient des conceptions analogues sur l’importance souveraine de la communauté, mais en fait ils en sont loin. Pour eux, il est naturel, par exemple, que lorsqu’un homme émigre dans un endroit lointain il désire emmener avec lui sa femme et ses enfants, mais pour les communistes orientaux plus conséquents, ce désir serait du sentimentalisme. Ils diraient que l’État pourrait prendre soin de ses enfants et qu’il pourrait, sans aucun doute, trouver une nouvelle femme, tout aussi bonne que la première, dans l’endroit où il se rend. On considérerait comme une trivialité les exigences de l’affection naturelle. Il est vrai qu’en pratique on tolère des choses analogues dans les sociétés capitalistes, mais on ne va pas aussi loin en théorie. Il est vrai aussi que le culte de Lénine contredit ce que je viens de dire. Je pense qu’il faut le considérer comme une inconséquence, une éruption de l’homme naturel à travers la croûte de la théorie. Mais j’imagine qu’un communiste « pur » dira qu’on vénère Lénine comme l’incarnation d’une force plutôt que comme un individu concret. Avec le temps il peut devenir aussi abstrait et théorique que le Logos.
Certains ont cru que la philosophie russe gagnerait l’Occident, soudainement ou graduellement. Il existe, en faveur de cette opinion, certaines considérations qui, à première vue, semblent d’une grande valeur. Il est certain que la philosophie communiste convient à l’industrialisme plus que la philosophie capitaliste, car l’industrialisme accroît inévitablement l’importance des organisations aux dépens des individus et que la propriété privée de la terre et des ressources naturelles caractérisent plus naturellement un régime agricole qu’un régime industriel. La propriété privée de la terre a une double origine : la première, aristocratique, basée partout sur le droit de l’épée, et la seconde, démocratique, basée sur le droit du paysan à posséder la terre qu’il cultive lui-même. Ces deux droits deviennent illogiques et absurdes dans une communauté industrielle. Les droits régaliens sur les mines et la propriété privée urbaine montrent clairement l’absurdité de la forme aristocratique de la propriété des terres, puisqu’on ne peut pas prétendre que les revenus qu’en tire le propriétaire aient une utilité sociale quelconque. Mais le droit du paysan à la terre qu’il cultive peut donner lieu à des absurdités analogues. Un fermier Boer qui découvre de l’or dans sa ferme acquiert des richesses qui ne sont justifiées par aucun service qu’il rend à la communauté. La même chose s’applique à un paysan qui possède une ferme dans une terre qui passe à une ville. Non seulement la propriété privée, mais encore la propriété nationale peut impliquer des absurdités. Il serait ridicule de prétendre que l’Égypte et le Panama devraient contrôler les canaux qui se trouvent sur leurs territoires ; et l’idée que des pays peu développés ont un droit irrévocable de contrôler des choses comme le pétrole qui peut se trouver sur leurs territoires ne peut faire que du mal. Les arguments théoriques en faveur du contrôle international des matières premières sont irrésistibles et ce n’est que la tradition agricole qui nous fait tolérer le fait qu’on permet à de riches voleurs de grand chemin de prélever un péage sur le monde pour le droit de se servir de minéraux indispensables.
Les communautés industrielles ont une unité intérieure beaucoup plus étroite que les communautés agricoles, et des pouvoirs légaux qu’on peut accorder aux individus dans celles-ci peuvent devenir extrêmement dangereux dans celles-là. De plus, le recours évident à l’envie (encore connue sous le nom de sens de la justice) travaille pour les socialistes. Mais malgré ces considérations, je ne pense pas que les idées socialistes puissent devenir communes en Amérique durant les cent prochaines années et sans une Amérique favorable aux idées socialistes, aucune nation à l’intérieur de son orbite économique ne pourra pratiquer même un socialisme modéré, comme on l’a vu lors de l’abolition de la propriété étatique des chemins de fer, en Allemagne, sous le plan Dawes.
Mes raisons de dire que l’Amérique ne deviendra pas socialiste sont basées sur la croyance que la prospérité américaine continuera. Tant que l’ouvrier américain sera plus riche que l’ouvrier dans un pays socialiste, la propagande capitaliste aura la possibilité de repousser les arguments en faveur d’une transformation économique. À cet égard, les organisations de production massive que j’ai mentionnées plus haut sont d’une importance capitale. Des journaux syndiqués, un enseignement supérieur subsidié par des millionnaires, une éducation primaire contrôlée par les Églises qui à leur tour profitent des donations de millionnaires, un commerce de livres bien organisé qui peut décider par des annonces quels seront les livres qui se vendront beaucoup, et qui peut les produire à bien meilleur marché que des livres à circulation limitée ; la radio ; mais, plus que toute autre chose, le cinéma dont les productions extrêmement coûteuses rapportent des bénéfices en étant exportées dans tout l’Occident, – tout cela contribue à l’uniformité, au contrôle centralisé des idées et des informations et à la propagation exclusive de religions et de philosophies approuvées par les tenants du pouvoir.