Sire,

Excellences,

Mesdames,

Messieurs,

 

L’important ouvrage sur la philosophie occidentale que Bertrand Russell, alors âgé de 72 ans, a publié en 1944, contient de nombreuses réflexions caractéristiques qui nous donnent une idée sur la façon dont il peut lui-même, tout comme nous, considérer sa vie longue et laborieuse. Il a dit quelque part, en parlant des philosophes présocratiques : « En étudiant un philosophe, l’attitude correcte n’est pas de ressentir de la vénération ou du mépris, mais d’abord une sorte de sympathie immédiate jusqu’au moment où l’on est à même de savoir ce que l’on est capable de croire dans ses théories, et seulement alors intervient une reprise de l’attitude critique qui doit ressembler autant que possible à l’état d’esprit de quelqu’un qui abandonne des opinions admises jusque-là. »

Dans un autre passage de la même œuvre, il écrit : « Il n’est pas bon d’oublier les questions que pose la philosophie, ni de nous persuader que nous leur avons trouvé des réponses indubitables. Enseigner à vivre sans certitude et même sans être paralysé par l’hésitation, c’est peut-être la chose principale que la philosophie, à notre époque, doit encore apporter à ceux qui l’étudient. »

Avec son intelligence supérieure, Russell a été, pendant un demi-siècle, au centre du débat public, attentif et toujours prêt au combat, toujours aussi actif jusqu’à ce jour, avec, derrière lui, une vie d’écrivain d’une importance considérable. Ses travaux dans le domaine des sciences traitant de la connaissance humaine et de la logique mathématique font époque et ont été comparés aux acquisitions fondamentales de Newton en mécanique. Cependant ce ne sont pas des résultats obtenus uniquement dans des branches spécialisées de la science que le Prix Nobel est censé principalement récompenser. Ce qui est important, à notre point de vue, c’est que Russell ait adressé aussi souvent ses ouvrages à un public de profanes, et, ce faisant, qu’il ait réussi de façon aussi heureuse à maintenir vivant l’intérêt à l’égard de la philosophie en général.

L’œuvre de toute sa vie est une défense encourageante de la réalité du sens commun. En tant que philosophe, il continue la ligne de l’empirisme anglais classique de Locke et de Hume. Son altitude envers les dogmes idéalistes est des plus indépendantes et souvent même d’opposition. Les grands systèmes philosophiques, tels qu’ils ont évolué sur le continent, il les considère pour ainsi dire dans la perspective glacée, balayée par le vent et clairvoyante de la Manche. Avec son bon sens acéré et sain, son style clair, un mélange de sérieux et de traits d’esprit, il a fait preuve dans son œuvre de ces caractéristiques qu’on ne trouve que chez les meilleurs auteurs. Le temps ne nous permet pas l’examen, même le plus bref, de ses œuvres dans ce domaine, œuvres qui sont également remarquables du point de vue purement littéraire. Qu’il suffise de citer des ouvrages tels que The History of Western Philosophy (Histoire de la philosophie occidentale), Human knowledge (Connaissance humaine), Sceptical essays (Essais sceptiques) et My philosophical development (Mon évolution philosophique) ; mais on doit y ajouter un grand nombre de livres aussi importants sur presque tous les problèmes que comporte l’évolution actuelle de la société.

Les vues et les opinions de Russell ont été influencées par divers facteurs et ne peuvent être facilement résumées. Sa célèbre famille est le type même de la tradition whig (libérale) dans la politique anglaise, et son grand-père fut l’homme d’État de l’époque victorienne, John Russell.

Familiarisé dès son plus jeune âge avec les idées libérales, il se trouva bientôt en face des problèmes du socialisme naissant et, depuis lors, en tant que critique indépendant, il a évalué les avantages et les inconvénients de cette forme de société. Il nous a avertis, conformément à ses principes, et sérieusement, des dangers de la nouvelle bureaucratie. Il a défendu le droit de l’individu contre le collectivisme et dénoncé les tendances d’une civilisation industrielle comme une menace croissante à l’égard de l’humanité qui tente d’accéder au bonheur simple et à la joie de vivre. Après son voyage en Union Soviétique en 1920, il s’est opposé fortement et résolument au communisme. D’autre part, au cours d’un voyage ultérieur en Chine, il fut très attiré par le tempérament calme et paisible de l’esprit des classes cultivées en Chine, le citant même en exemple à l’Occident ravagé par une guerre cruelle.

Bien des choses dans les écrits de Russell soulèvent la contradiction. À l’encontre des autres philosophes, il considère cette opposition comme l’une des tâches naturelles et urgentes d’un auteur. Évidemment son rationalisme ne résout pas tous les problèmes embarrassants et ne peut être employé comme une panacée, même si le philosophe rédige délibérément l’ordonnance. Malheureusement, il y a – et il y aura toujours – des forces obscures qui échappent à l’analyse intellectuelle et refusent de se soumettre à un examen. Ainsi, même si l’œuvre de Russell n’a rencontré, d’un point de vue purement pratique, que peu de succès à une époque qui a vu deux guerres mondiales, même s’il peut sembler que, presque toujours, ses idées ont été âprement désavouées, nous devons néanmoins admirer le courage inlassable de ce proclamateur non conformiste de la vérité, l’espèce de force aride et fougueuse et la vigueur alerte avec lesquelles il présente ses convictions, qui ne sont jamais dictées par l’opportunisme, mais sont souvent impopulaires dans l’immédiat.

Lire le philosophe Russell procure souvent le même plaisir que d’écouter le héros au franc-parler qui, dans une comédie de Shaw, d’une voix forte et enjouée, lance ses répliques audacieuses et ses critiques acerbes sur le monde.

Pour conclure, on peut dire, au meilleur sens du mot, que la philosophie de Russell comble justement les désirs et les intentions qu’Alfred Nobel avait présents à l’esprit lorsqu’il a institué son Prix. Il existe des similitudes presque frappantes entre leurs conceptions de la vie. Tous deux sont en même temps sceptiques et utopiques, tous deux ont une vue sombre du monde contemporain, et tous deux croient fermement en la possibilité de réaliser des modèles logiques pour le comportement humain. Les membres de l’Académie suédoise pensent agir dans l’esprit de Nobel, lorsque à l’occasion du cinquantième anniversaire de la Fondation, ils ont désiré honorer Bertrand Russell comme l’un des plus brillants porte-parole contemporains du rationalisme et de l’humanité, comme un champion impavide de la libre parole et de la libre pensée en Occident.

Le conférencier s’adresse alors en anglais au lauréat :

Monsieur, il y a tout juste deux cents ans, Jean-Jacques Rousseau recevait le prix offert par l’Académie de Dijon pour sa célèbre réponse à la question de savoir « si le progrès des sciences et des arts contribue à corrompre ou à épurer les mœurs ». Rousseau avait répondu non, et cette réponse – qui ne devait pas être très sérieuse – eut en tout cas de très sérieuses conséquences. L’Académie de Dijon n’avait pas de desseins révolutionnaires. Cela est vrai aussi pour l’Académie suédoise qui vient de décider de récompenser vos travaux philosophiques précisément parce qu’ils servent sans aucun doute à rendre morale la civilisation, et qu’en outre ils répondent de façon éminente aux intentions de Nobel. Nous vous rendons hommage en tant que brillant champion de l’humanité et de la libre pensée, et c’est un plaisir pour nous de vous voir ici à l’occasion du cinquantième anniversaire de la Fondation Nobel. Veuillez, je vous prie, recevoir, des mains de Sa Majesté le Roi, le Prix Nobel de littérature pour 1950.