XV
PSYCHOLOGIE ET POLITIQUE
JE ME propose d’examiner dans cet essai les effets que la psychologie peut avoir, dans un avenir proche, sur la politique. Je parlerai de bons effets qui sont possibles et de mauvais effets qui sont probables.
Les opinions politiques ne sont pas fondées sur la raison. Même dans une affaire aussi technique que la reprise de l’étalon-or, on s’est guidé surtout par le sentiment, et, selon la psychanalyse, il ne faut pas mentionner le sentiment en question dans une société de gens bien élevés. Or, les sentiments d’un homme adulte se composent d’un noyau d’instincts entouré d’une vaste enveloppe d’éducation. Une des manières dont l’éducation agit sur nous est son influence sur l’imagination. Chacun voudrait se croire un homme excellent, ses efforts et ses illusions sont donc influencés par ce qu’il considère comme le meilleur moyen d’y arriver. Je pense que l’étude de la psychologie peut changer notre conception de l’« homme excellent » ; s’il en est ainsi, il est évident qu’elle aura un effet considérable sur la politique. Je doute que quelqu’un qui a appris la psychologie moderne pendant sa jeunesse puisse ressembler tout à fait à feu lord Curzon ou à l’actuel évêque de Londres.
N’importe quelle science peut avoir deux sortes d’effets. D’une part, des savants peuvent faire des inventions ou des découvertes que les tenants du pouvoir peuvent utiliser. D’autre part, la science peut influencer l’imagination et modifier ainsi les rapports et les espoirs des hommes. Il existe encore, strictement parlant, une troisième sorte d’effets, notamment un changement de la manière de vivre et toutes les conséquences de ce changement. Pour ce qui est des sciences physiques, toutes les trois sortes d’effets existent actuellement, d’une manière évidente. La première est illustrée par les avions, la seconde par la conception mécaniste de la vie, la troisième par la substitution, chez une grande partie de la population, de l’industrie et de la vie urbaine à l’agriculture et à la vie à la campagne. Mais pour ce qui est de la psychologie, la plupart de ses effets sont encore matière à prophétie. Les prophéties sont toujours téméraires, mais elles le sont beaucoup plus quand il s’agit de la première et la troisième sorte d’effets que lorsqu’il s’agit de ceux qui dépendent d’un changement de la conception imaginative. Je parlerai donc principalement et d’abord des effets de cette dernière sorte.
Quelques mots à propos d’autres périodes historiques nous aideront peut-être à créer l’atmosphère. Au Moyen Âge, toutes les questions politiques étaient déterminées par des raisonnements théologiques, qui avaient pris la forme d’analogies. La querelle dominante était celle entre le pape et l’empereur ; on reconnut finalement que le pape était le Soleil et l’empereur, la Lune ; ce fut donc le pape qui gagna. Il serait erroné d’alléguer que le pape gagna parce qu’il avait une armée meilleure ; il eut son armée grâce au pouvoir persuasif de l’analogie du soleil et de la lune, telle qu’elle était mise en avant par les frères franciscains qui agissaient comme des sergents recruteurs. C’est cela la sorte de choses qui réellement meut des masses d’hommes et qui décide des événements importants. À l’époque présente, certaines gens pensent que la société est une machine, certaines autres, qu’elle est un arbre. Les premiers, ce sont les fascistes, les impérialistes, les industrialistes, les bolchéviks ; les autres, les constitutionnalistes, les agrariens ou les pacifistes. Le raisonnement est exactement aussi absurde que dans le cas des guelfes et des gibelins, puisqu’en réalité la société n’est ni une machine ni un arbre.
Avec la Renaissance, une nouvelle influence surgit, celle de la littérature, en particulier, la littérature classique. Elle continue jusqu’à nos jours, surtout chez ceux qui fréquentent les écoles publiques (public schools) et les vieilles universités. Quand le professeur Gilbert Murray doit prendre position envers un problème politique, on sent que sa première réaction est de se demander : « Qu’est-ce qu’Euripide dirait à propos de cela ? » Mais cette attitude n’est plus dominante dans le monde. Elle dominait sous la Renaissance et au XVIIIe siècle, jusqu’à et y compris la Révolution française. Les orateurs révolutionnaires ne cessaient de citer des exemples brillants de la vertu romaine, et ils aimaient à se déguiser en toges. Des écrivains comme Montesquieu et Rousseau eurent une influence qui dépasse de beaucoup celle qu’un écrivain peut avoir de nos jours. On peut dire que la Constitution américaine est ce que Montesquieu avait imaginé de la Constitution britannique. Je ne suis pas assez juriste pour retracer l’influence de l’admiration pour Rome sur le code napoléonien.
Avec la révolution industrielle, nous passons à une ère nouvelle, l’ère de la physique. Des hommes de science, surtout Galilée et Newton, avaient préparé le chemin pour cette ère, mais ce qui la fit naître, ce fut la science incarnée par la technique économique. Une machine est un objet très spécial : elle travaille selon des lois scientifiques connues (autrement, elle ne serait pas construite), dans un but défini qui est en dehors d’elle, et qui concerne l’homme, ordinairement sa vie physique. Sa relation avec l’homme est exactement celle qu’avait le monde avec Dieu dans la théologie de Calvin ; c’est peut-être cela la raison pour laquelle l’industrialisme est une invention protestante, et non-conformiste plutôt qu’anglicane. L’analogie de la machine eut un effet profond sur notre pensée. Nous parlons d’une conception « mécanique » du monde, d’une explication « mécanique », et ainsi de suite, entendant par là une explication en termes de lois physiques, mais y introduisant, subconsciemment peut-être, l’aspect théologique de la machine, notamment son asservissement à un but en dehors d’elle. Ainsi, si la société est une machine, nous pensons qu’elle a un but extérieur. Nous ne nous satisfaisons plus en disant qu’elle existe pour la gloire de Dieu, mais on trouve facilement des synonymes pour Dieu, comme : la Banque d’Angleterre, la Standard Oil Company, le Parti communiste, etc. Nos guerres sont des conflits entre ces synonymes – et nous sommes en plein dans les histoires moyenâgeuses du soleil et de la lune.
Le pouvoir de la physique est dû au fait qu’elle est une science très précise qui a profondément modifié notre vie quotidienne. Mais cette modification se produisit par l’action sur le milieu, et non sur l’homme lui-même. S’il y avait une science également précise et susceptible d’agir directement sur l’homme, la physique passerait au second plan. Or, la psychologie peut devenir cette science. Jusqu’à tout récemment, la psychologie était un verbiage philosophique sans importance, – les fadaises académiques que j’ai apprises dans ma jeunesse ne méritaient pas d’être apprises. Mais actuellement, il existe deux tendances dans la science psychologique, qui, selon toute évidence, sont importantes : la tendance physiologique et la tendance psychanalytique. À mesure que les résultats deviennent de plus en plus précis dans ces deux directions, il est clair que la psychologie dominera de plus en plus notre conception de la vie.
Prenons comme exemple l’éducation. Jadis, on estimait généralement que l’éducation devait commencer à huit ans par l’enseignement des déclinaisons latines ; ce qui arrivait avant cet âge était considéré comme sans importance. Cette opinion, dans ses grandes lignes, semble encore être l’opinion dominante dans le Labour Party qui, quand il était au pouvoir, s’occupa davantage d’améliorer l’instruction après l’âge de quatorze ans qu’à créer des écoles maternelles pour les tout petits. Il y a un certain pessimisme dans cette importance donnée à l’éducation avancée : on pense que tout ce qu’on en peut obtenir réellement est de rendre un homme capable de gagner sa vie. Mais la tendance scientifique actuelle est d’attribuer beaucoup plus de pouvoir à l’éducation, à condition de la commencer de très bonne heure. Les psychanalystes commenceraient à la naissance ; les biologistes commenceraient encore avant. Vous pouvez par l’« éducation » obtenir qu’un poisson n’ait qu’un œil au lieu de deux, de chaque côté de la tête (Jennings Prometheus). Mais pour y arriver, il faut s’en occuper longtemps avant la naissance du poisson. Jusqu’ici, il y a des difficultés lorsqu’il s’agit de l’éducation pré-natale chez les mammifères, mais elles seront probablement surmontées.
Mais, direz-vous, vous employez le terme « éducation » dans un sens très drôle. Qu’y a-t-il de commun entre la défiguration d’un poisson et l’enseignement de la grammaire latine aux garçons ? Je dois dire que ces deux choses me paraissent très similaires : les deux sont des torts capricieusement infligés pour le plaisir de l’expérimentateur. Cependant, cela suffirait à peine s’il s’agit de définir l’éducation. L’essence de l’éducation est qu’elle est un changement (autre que la mort) effectué dans un organisme pour satisfaire les désirs de l’opérateur. Bien entendu, l’opérateur dit que son désir est d’améliorer l’élève, mais cette affirmation ne représente aucun fait objectivement vérifiable.
Or, il existe beaucoup de manières de changer un organisme. Vous pouvez changer son anatomie, comme chez le poisson qui perd un œil, ou chez l’homme à qui on enlève l’appendice. Vous pouvez changer son métabolisme, par exemple, au moyen de drogues. Vous pouvez changer ses habitudes en créant des associations. Ordinairement, l’éducation est un cas particulier de ce dernier genre de changement. Or, toute chose dans l’éducation, sauf l’instruction, est plus facile lorsque l’organisme est très jeune, car alors il est malléable. Chez les êtres humains, le temps le plus important pour l’éducation commence à la conception et va jusqu’à l’âge de quatre ans. Mais, comme je l’ai dit plus haut, l’éducation pré-natale n’est pas encore possible, bien qu’il soit probable qu’elle le soit avant la fin de ce siècle.
Il y a deux méthodes principales qu’on peut utiliser pendant le premier stade de l’éducation : la méthode chimique et la méthode par suggestion. Quand je dis « la méthode chimique », on me croira peut-être trop matérialiste. Mais personne ne croirait ainsi, si je disais : « Bien entendu, une mère prudente fournirait à son enfant la meilleure nourriture possible », ce qui n’est qu’une manière plus longue de dire la même chose. Pourtant, je m’occupe ici de possibilités plus ou moins sensationnelles. On découvrira peut-être que l’addition de certaines drogues à la nourriture ou l’injection de certaines substances dans le sang accroîtra l’intelligence ou modifiera le caractère émotionnel. Tout le monde sait le rapport de l’idiotie et du manque d’iode. Nous découvrirons peut-être que les hommes intelligents sont ceux qui, pendant leur enfance, ont eu de petites quantités de quelque rare composition chimique qui se trouvait par hasard dans leur nourriture, parce que les pots et les poêles n’étaient pas assez propres, par exemple. Peut-être découvrira-t-on que le facteur décisif est le régime suivi par la mère pendant la période de grossesse. J’ignore tout sur ce sujet ; j’observe simplement que nous savons beaucoup plus de choses sur l’éducation des salamandres que des êtres humains, principalement parce que nous ne nous imaginons pas que les salamandres ont des âmes.
Le côté psychologique de la première éducation ne peut pas très bien commencer avant la naissance, car il s’occupe surtout de former des habitudes, et les habitudes acquises avant la naissance sont inutiles après, pour la plus grande part. Mais je pense qu’il n’y a pas de doute sur l’influence énorme des premières années de vie sur la formation du caractère. Il existe une certaine opposition, à mon avis tout à fait illégitime, entre ceux qui croient qu’il faut agir sur l’esprit par l’intermédiaire du corps et ceux qui croient qu’il faut y agir directement. Le médecin à l’ancienne mode, bien qu’il soit chrétien sincère, tend à être matérialiste ; il pense que des états d’âme ont des causes physiques et qu’on devrait les guérir en enlevant ces causes. Au contraire, le psychanalyste cherche toujours des causes psychologiques et essaie d’agir sur elles. Tout cela est un effet du dualisme de l’esprit et de la matière, que je considère comme une doctrine fausse. Parfois, il est plus facile de découvrir l’antécédent que nous appelons physique ; parfois, il est plus facile de découvrir celui que nous appelons psychologique. Mais je suppose que les deux existent toujours, et qu’il est rationnel d’agir sur celui qu’on peut découvrir le plus facilement dans un cas donné. On n’est pas inconséquent, lorsqu’on traite un cas par l’administration de doses d’iode, et un autre cas, par l’analyse d’une phobie.
Quand nous essayons de nous faire une idée psychologique de la politique, il est naturel de chercher tout d’abord à établir les impulsions fondamentales des êtres humains ordinaires et les moyens de les développer par le milieu. Les économistes orthodoxes d’il y a cent ans pensaient que l’instinct d’acquisition était le seul motif dont le politicien devait tenir compte ; cette opinion fut adoptée par Marx et elle forma la base de son interprétation économique de l’histoire. Elle a son origine naturelle dans la physique et l’industrialisme : elle est le produit de la domination de la physique sur l’imagination moderne. Actuellement, elle est professée par les capitalistes et les communistes et par toutes les personnes respectables, telles que The Times et les magistrats, qui tous les deux expriment la plus grande stupéfaction lorsqu’ils voient de jeunes femmes sacrifier leur gagne-pain pour se marier avec un chômeur vivant de l’allocation. L’opinion courante est que le bonheur est proportionnel au revenu et qu’une vieille fille riche doit être plus heureuse qu’une femme mariée pauvre. Pour rendre cette proposition vraie, nous tous, nous faisons tout notre possible pour infliger la misère à cette dernière.
S’élevant contre l’orthodoxie et le marxisme, les psychanalystes maintiennent que l’impulsion humaine fondamentale est la sexualité. L’instinct d’acquisition, disent-ils, est un développement morbide d’une certaine perversion sexuelle. Il est évident que des gens qui croient à cela agiront différemment de ceux qui professent des idées économiques. Tout le monde, sauf cas pathologique, souhaite d’être heureux, mais la plupart des gens acceptent quelque théorie courante sur l’essence du bonheur. Des gens, pour qui l’argent est le bonheur n’agiront pas de la même manière que des gens pour qui c’est la satisfaction sexuelle. Je ne crois aucune de ces opinions entièrement vraie, mais je suis certain que la seconde est moins nuisible. Ce qui reste acquis, c’est l’importance d’une théorie juste de l’essence du bonheur. Dans des actes aussi importants que le choix d’une carrière, la théorie joue un rôle important. Si une théorie fausse domine, les hommes qui auront réussi seront malheureux, mais ne sauront pas pourquoi. Cela les remplit de rage et les conduit à vouloir le massacre de jeunes gens qu’ils envient inconsciemment. La plus grande partie de la politique moderne, tout en étant nominalement fondée sur l’économique, s’explique en réalité par la rage causée par un manque de satisfaction instinctive ; et ce manque, à son tour, est dû largement à une fausse psychologie populaire.
Je ne crois pas que tout s’explique par la sexualité. En politique surtout, la sexualité n’est importante que si elle est contrecarrée. Dans une guerre, des vieilles filles âgées montrent une férocité qui en partie s’explique par leur indignation contre les jeunes gens qui les ont négligées. Encore maintenant, elles sont anormalement belliqueuses. Un jour, peu après l’armistice, j’ai traversé dans le train Saltash Bridge d’où l’on voyait beaucoup de navires de guerre ancrés au-dessous de lui. Deux vieilles filles âgées qui se trouvaient dans la voiture se sont tournées l’une vers l’autre et ont murmuré : « N’est-il pas triste de les voir tous ainsi, dans l’oisiveté ! » Mais la sexualité satisfaite cesse d’avoir une grande influence sur la politique. Je dois dire que la faim et la soif ont une importance politique plus grande. La paternité est immensément importante, à cause du rôle considérable de la famille ; Rivers pense même qu’elle est la source de la propriété privée. Mais il ne faut pas confondre la paternité et la sexualité.
En plus des impulsions dont le but est de conserver et de propager la vie, il y en a encore d’autres qui concernent ce qu’on peut appeler la gloire : l’amour du pouvoir, la vanité et la rivalité. Il est évident que ces impulsions jouent un rôle très grand dans la politique. Si la politique peut jamais être compatible avec une vie supportable, il faut que ces impulsions pour la gloire soient domestiquées et réduites à n’occuper que la place qui leur est due.
Nos impulsions fondamentales ne sont ni bonnes ni mauvaises, elles sont neutres du point de vue éthique. L’éducation devrait tendre à leur donner des formes qui sont bonnes. L’ancienne méthode, encore chérie des chrétiens, est de contrecarrer les instincts ; la nouvelle méthode consiste à les dresser. Prenez l’amour de la puissance : il ne sert à rien de prêcher l’humilité chrétienne, qui ne fait que donner des formes hypocrites à l’impulsion. Ce qu’il faut faire, c’est lui réserver des débouchés utiles. L’impulsion innée primitive peut être satisfaite de mille manières : oppression, politique, affaires, art, science, toutes ces choses la satisfont quand on les pratique avec succès. Un homme choisira le débouché pour son amour de puissance qui correspond le mieux à son habileté ; selon le type d’habileté acquis dans sa jeunesse, il choisira une occupation ou une autre. Le but de nos écoles est d’enseigner la technique de l’oppression et aucune autre ; par conséquent, elles produisent des hommes qui héritent le « fardeau de l’homme blanc ». Mais si ces hommes pouvaient faire de la science, beaucoup d’entre eux la préféreraient. Des deux activités qu’un homme a maîtrisées, il choisira la plus difficile : il n’est pas de joueur d’échecs qui aime jouer aux dames. De cette manière, l’habileté pourrait servir la vertu.
Comme autre exemple, prenons la peur. Rivers énumère quatre sortes de réactions au danger, dont chacune est appropriée à certaines circonstances : 1o La peur et la fuite ; 2o La rage et le combat ; 3o L’activité manipulatrice ; 4o La paralysie.
Il est évident que la troisième sorte est la meilleure, mais elle exige une certaine habileté. La seconde est un objet d’éloges des militaristes, maîtres d’écoles, évêques, etc., sous le nom de « courage ». Chaque classe gouvernante tend à la produire chez ses membres et à produire la peur et la fuite chez la population assujettie. Ainsi, jusqu’à tout récemment, on dressait soigneusement les femmes à être peureuses. Et on trouve encore chez les travaillistes un complexe d’infériorité qui s’exprime par le snobisme et des tendances à l’humiliation.
On doit craindre beaucoup que la psychologie ne donne des armes nouvelles aux tenants du pouvoir. Ils seront capables de dresser à la timidité et à la docilité une grande masse d’hommes de plus en plus semblable à des animaux domestiques. Quand je parle des tenants du pouvoir, je n’ai pas en vue les capitalistes seulement, mais aussi tous les fonctionnaires, même ceux des trade-unions et des partis travaillistes. Tout fonctionnaire, tout homme qui occupe une situation élevée, veut que ses partisans soient soumis : il s’indigne s’ils insistent pour avoir leurs idées à eux sur ce qui fait leur bonheur, au lieu d’être reconnaissants pour ce qu’il veut bien leur donner. Dans le passé, le principe de l’hérédité fit que beaucoup de membres de la classe dominante devinrent paresseux et incompétents, ce qui favorisa les autres. Mais si la classe gouvernante doit être recrutée parmi les plus énergiques de chaque génération, qui doivent s’élever par leurs efforts propres, les perspectives pour les mortels ordinaires sont très noires. Il est difficile de voir comment, dans un tel monde, il peut se trouver un champion des droits de paresseux, c’est-à-dire de ceux qui ne veulent pas gêner les autres. Il semble que les gens tranquilles devront apprendre à être énergiques et sans peur dans leur jeunesse s’ils veulent avoir une possibilité de vivre dans un monde où pour être puissant il faut se pousser. Il se peut que la démocratie ne soit qu’une phase passagère ; dans ce cas, la psychologie servira à river les chaînes aux esclaves. Cela fait qu’il est important de consolider la démocratie avant que la technique de l’oppression ne soit perfectionnée.
En nous rappelant les trois sortes d’effets de la science, dont j’ai parlé au début, il est évident que nous ne pouvons pas prévoir de quelle manière les tenants du pouvoir se serviront de la psychologie avant de savoir quelle sorte de gouvernement nous allons avoir. La psychologie, comme toute autre science, donnera de nouvelles armes aux autorités, notamment les armes de l’éducation et de la propagande ; toutes les deux peuvent, grâce à une technique psychologique plus développée, être perfectionnées à un point tel qu’elles seront irrésistibles. Si les tenants du pouvoir désirent la paix, ils seront en mesure de créer une population pacifique, et une population belliqueuse s’ils désirent la guerre. S’ils veulent créer l’intelligence, ils l’auront ; s’ils préfèrent la stupidité, ils auront la stupidité. Sur ce chapitre, il est donc tout à fait impossible de prophétiser.
Quant à l’effet de la psychologie sur l’imagination, il sera probablement de deux sortes opposées. D’une part, on acceptera le déterminisme d’une manière plus générale. La plupart des gens ne se sentent pas tout à fait à l’aise, à cause de la météorologie, quand on prie pour la pluie ; mais ils ne se sentent pas tellement mal à l’aise quand ils prient pour avoir un bon cœur. Si on connaissait aussi bien les causes d’un bon cœur que celles de la pluie, il n’y aurait plus cette différence. Un homme qui prierait pour avoir un bon cœur au lieu d’aller chez le médecin pour que celui-ci le débarrasse de mauvais désirs serait flétri comme hypocrite, si pour quelques guinées payées à un spécialiste de Harley Street chacun pouvait devenir un saint. L’augmentation du déterminisme irait probablement de pair avec la diminution de l’effort et une augmentation générale de la paresse morale, quoique ces effets n’en résultent pas logiquement. Je ne peux pas dire si cela constituerait un progrès ou une régression, comme je ne sais pas si l’effort moral joint à une psychologie erronée est une cause de bien ou de mal. D’autre part, on s’émanciperait du matérialisme métaphysique et éthique ; on considérerait les états d’âme comme plus importants s’ils formaient la matière d’une science généralement reconnue et efficace pratiquement. Cet effet, je crois, serait entièrement bon, car il supprimerait les notions erronées actuellement dominantes sur l’essence du bonheur.
Quant aux effets possibles de la psychologie sur notre manière de vivre qu’elle pourrait modifier par ses inventions et découvertes, je n’ose pas risquer des prédictions, puisque je ne vois aucune raison d’espérer un effet plutôt qu’un autre. Par exemple : son effet le plus important sera peut-être d’apprendre aux nègres à combattre aussi bien que les blancs, sans acquérir pour cela d’autres mérites. Or, inversement, il se peut qu’on se serve de la psychologie pour induire les nègres à pratiquer le contrôle des naissances. Ces deux possibilités produiraient des mondes très différents, et il n’y a pas moyen de deviner si l’une ou l’autre ou aucune des deux seront réalisées.
Enfin : la psychologie pourra avoir une grande importance pratique en donnant aux hommes et aux femmes ordinaires une conception plus juste de l’essence du bonheur humain. Si les hommes étaient réellement heureux, ils ne seraient pas remplis d’envie, de rage et d’esprit destructeur. Si l’on ne compte pas les nécessités fondamentales de la vie, la chose dont on a le plus besoin, c’est la liberté sexuelle et la liberté de procréer : or, elle manque au moins autant à la classe moyenne qu’aux salariés. Il serait facile, avec nos connaissances actuelles, de rendre le bonheur instinctif presque universel, si nous n’étions pas gênés par les passions malveillantes de ceux qui ont manqué le bonheur et qui ne veulent pas que d’autres le gagnent. Et si le bonheur était commun, il se conserverait de lui-même, car les appels à la haine et à la peur qui font maintenant presque toute la politique seraient voués à l’échec le plus complet. Mais si la connaissance psychologique doit être maniée par une aristocratie, elle prolongera et intensifiera tous les maux actuels. Le monde est rempli de connaissances de toutes sortes qui pourraient apporter un bonheur qui n’a encore jamais existé depuis l’apparition de l’homme, mais d’anciennes adaptations qui ont échoué, et puis l’avidité, l’envie et la cruauté religieuse nous barrent le chemin. Je ne sais pas quel sera l’avenir, mais je pense qu’il sera ou bien meilleur, ou bien pire que tout ce que la race humaine a jamais connu.