II
RÊVES ET FAITS
I
ON CONNAÎT et on observe communément l’influence de nos désirs sur nos croyances, bien que la nature de cette influence soit généralement mal comprise. Il est coutumier de penser que la masse de nos croyances dérive de quelque base rationnelle et que le désir n’intervient qu’occasionnellement pour les troubler. C’est l’opinion exactement opposée qui serait la plus proche de la vérité : la grande masse des croyances qui nous guident dans notre vie quotidienne sont tout bonnement une expression du désir, corrigées de-ci de-là, en des points isolés, par le rude choc de la réalité. L’homme est essentiellement un rêveur, se réveillant quelquefois sous l’influence de quelque élément importun du monde extérieur, mais qui retombe bien vite dans l’heureuse somnolence de l’imagination. Freud a montré dans quelle large mesure. nos rêves nocturnes réalisent nos désirs ; il a, avec autant de vérité, affirmé la même chose à propos de nos rêves à l’état de veille ; et il aurait pu appliquer sa théorie à ces rêves à l’état de veille que nous appelons des croyances.
L’origine irrationnelle de nos convictions peut être prouvée de trois manières : par la psychanalyse qui, partant de l’étude des aliénés et des hystériques révèle peu à peu combien petite est la différence essentielle entre ces victimes de la maladie et les hommes moyens bien portants ; – puis, par la philosophie sceptique qui montre combien faible est l’évidence rationnelle même de nos croyances les plus chères ; – enfin, par la simple observation de la vie humaine. Je me propre d’appliquer cette dernière méthode.
On voit que les sauvages les plus primitifs, tels qu’on les connaît par les travaux des anthropologistes, ne marchent pas à tâtons dans une ignorance consciente parmi les phénomènes qu’ils savent ne pas comprendre. Au contraire, ils ont d’innombrables croyances, si fortement ancrées dans leur esprit qu’elles dirigent toutes leurs actions importantes. Ils croient qu’en mangeant la chair d’un animal ou d’un guerrier, on peut acquérir les vertus que possédaient les victimes quand elles vivaient encore. Plusieurs de ces sauvages croient que prononcer le nom de leur chef est un sacrilège qui est puni instantanément de mort ; ils vont même jusqu’à changer tous les mots dont son nom constitue une des syllabes. Par exemple, si nous avions un roi nommé John, nous dirions (si nous étions comme eux) « George-quil » au lieu de « jon-quil » (jonquille), et « dun-george » au lieu de « dungeon » (cachot). Quand ils s’élèvent jusqu’au stade de l’agriculture et que l’état du ciel commence à jouer un rôle important dans leur approvisionnement, ils croient que des incantations magiques ou de petits feux feront venir des pluies ou un beau soleil. Ils croient que lorsqu’un homme est assassiné, son sang ou son esprit poursuivent l’assassin pour le venger, mais qu’il peut être trompé par un artifice aussi simple que la peinture du visage ou le port d’habits de deuil. La première part de cette croyance vient manifestement des parents de la victime, l’autre de ceux qui ont commis l’assassinat.
Mais des croyances irrationnelles ne sont pas l’apanage des primitifs. La grande majorité de la race humaine a des opinions religieuses différentes des nôtres, donc non fondées. Des gens qui s’intéressent à la politique, à l’exception des politiciens, ont des convictions passionnées sur d’innombrables questions dont la solution doit sembler impossible à la raison de toute personne impartiale. Des volontaires qui travaillent pour un parti, dans une élection, croient toujours que c’est leur parti qui gagnera, quelles que soient les raisons de s’attendre à un échec. Il n’y a pas le moindre doute qu’en automne 1914, l’immense majorité de la nation allemande n’ait cru la victoire allemande absolument certaine. Dans ce cas, le choc de la réalité a dissipé le rêve. Mais si, par je ne sais quel moyen, tous les historiens qui ne sont pas allemands pouvaient être empêchés d’écrire pendant les cent prochaines années, le rêve se réinstallerait de nouveau : on se souviendrait des triomphes anciens et on oublierait le désastre qui les a suivis.
La politesse consiste à respecter cette partie des croyances humaines qui concerne surtout ses propres mérites ou ceux du groupe auquel il appartient. Chaque homme, où qu’il aille, est entouré d’un nuage de convictions réconfortantes qui le suivent comme des mouches un jour d’été. Certaines de ces convictions sont purement personnelles : elles lui chantent ses vertus et ses qualités, l’affection de ses amis et le respect de ses relations, les roses perspectives de sa carrière, et son énergie inébranlable malgré une santé délicate. Puis viennent les convictions concernant la supériorité et l’excellence de sa famille ; son père était d’une honnêteté rigide, qui est si rare de nos jours ; il a élevé ses enfants avec une sévérité dont on ne trouvera pas d’exemple chez les parents modernes ; ses fils battent tout le monde dans les jeux à l’école ; sa fille n’est pas de cette sorte de jeunes filles qui se marient imprudemment. Puis viennent les croyances concernant sa classe, qui selon sa situation sociale, est la plus haute, ou la plus intelligente, ou qui a moralement le plus de mérites de toutes les classes de la communauté, bien que tous s’accordent à croire que la première de ces qualités est plus désirable que la seconde, et la seconde plus que la troisième. De même, chaque homme entretient de confortables illusions sur la valeur de sa nation. Finalement, nous arrivons aux théories qui exaltent l’humanité en tant que telle, soit absolument, soit en relation avec la « création brute ». Les hommes n’ont-ils pas cette âme, dont les animaux, eux, sont privés ? L’homme n’est-il pas « l’animal raisonnable » et toute action particulièrement cruelle ou contre nature n’est-elle pas appelée « brutale » ou « bestiale », bien que les actions soient en réalité exclusivement humaines(4) ? Dieu a créé l’homme à son image et le bien-être de l’homme est la fin ultime de l’univers.
Nous possédons ainsi une hiérarchie de croyances réconfortantes, celles qui ne concernent que l’individu, celles qu’il partage avec sa famille, celles qu’il a en commun avec sa classe ou sa nation, enfin celles qui font les délices de toute l’humanité. Si nous désirons rester en bonnes relations avec un homme, nous devons respecter ces croyances : c’est pourquoi nous ne parlons pas d’un homme devant lui comme nous devrions parler de lui en son absence. La différence augmente à mesure qu’il est plus loin de nous. En parlant à un frère, nous n’avons nul besoin de politesse consciente envers les siens. Le besoin de politesse atteint son maximum lorsqu’on parle à des étrangers, et ce devoir est si fastidieux qu’il exerce une influence paralysante sur des gens qui ne rencontrent d’habitude que des compatriotes. Je me souviens d’avoir émis une fois, devant un Américain qui n’avait pas beaucoup voyagé, l’opinion que peut-être il y avait quelques points secondaires dans la constitution britannique, qui étaient mieux compris que dans la constitution des États-Unis. Immédiatement, la passion l’envahit ; n’ayant jamais entendu exprimer auparavant une telle opinion, il ne pouvait pas imaginer que quelqu’un pût la professer. Tous les deux nous avons manqué de politesse, et le résultat fut désastreux.
Mais les conséquences du manque de politesse, bien que mauvaises du point de vue mondain, sont admirables du point de vue de la destruction des mythes. Nos croyances naturelles peuvent être corrigées de deux façons : l’une est le contact direct avec la réalité, comme lorsque nous prenons une excroissance vénéneuse pour un champignon et souffrons en conséquence ; l’autre, quand nos croyances entrent en conflit non pas directement avec des faits objectifs, mais avec des croyances opposées et partagées par d’autres hommes. Un homme croit qu’il est licite de manger du porc, mais non du bœuf ; l’autre, qu’il est licite de manger du bœuf, mais non du porc. Jusqu’ici, le résultat de cette différence d’opinions s’exprimait d’habitude par des effusions de sang ; mais peu à peu, l’opinion raisonnable que peut-être aucune de ces opinions n’est un péché commence à se frayer un chemin. La modestie, cette compagne de la politesse, consiste à prétendre ne pas penser plus de bien de nous-mêmes et de nos biens que de l’homme auquel nous nous adressons ni de ses biens. Ce n’est qu’en Chine qu’on comprend profondément cet art. On m’a dit que si vous vous informez auprès d’un mandarin chinois de la santé de sa femme et de ses enfants, il vous répondra : « Cette méprisable chienne et ses rejetons pleins de vermine jouissent d’une grossière santé, puisque Votre Magnificence nous fait la grâce de le demander »(5). Mais des formes si élaborées exigent une existence digne et pleine de loisirs ; elles sont impossibles dans les contacts rapides, mais importants, de la politique. Pas à pas, les relations avec les autres êtres humains dissipent les mythes de tous, sauf de ceux qui jouissent de plus de succès. La vanité personnelle est dissipée par les frères, la vanité de famille par les camarades d’école ; la vanité de classe par la politique ; la vanité nationale par les défaites militaires ou commerciales. Mais la vanité humaine reste et, dans ce domaine, en tant qu’elle intervient dans les rapports sociaux, la faculté de créer des mythes peut se donner libre carrière. Cette illusion est partiellement corrigée par la Science ; mais cette correction ne peut être que partielle, car, sans un peu de crédulité, la Science elle-même s’émietterait et s’écroulerait.
II
Les rêves d’un homme en tant qu’individu ou membre d’un groupe sont peut-être risibles, mais les rêves collectifs de l’humanité, pour nous qui ne pouvons pas sortir hors de sa sphère, sont émouvants. L’Univers, tel que l’astronomie nous le révèle, est très vaste. Nous ne pouvons pas dire à combien il s’étend au-delà des limites atteintes par nos télescopes ; mais ce que nous pouvons connaître est d’une immensité inimaginable. Dans le monde visible, la Voie Lactée n’est qu’un petit fragment ; à l’intérieur de ce fragment, le système solaire n’est qu’une poussière infiniment petite, et notre planète n’est qu’une parcelle microscopique de cette poussière. Sur cette parcelle de minuscules masses de carbone impur et d’eau, d’une structure compliquée, possédant des propriétés physiques et chimiques peu communes, rampent pendant quelques années pour se dissoudre enfin de nouveau dans les éléments dont ils sont composés. Ils partagent leur temps entre le travail nécessaire pour remettre au plus tard le moment de leur propre dissolution et des luttes furieuses pour avancer celui des autres espèces. Des convulsions de la nature en détruisent périodiquement quelques milliers ou millions, et des maladies en balayent prématurément encore davantage. Ces événements sont considérés comme des malheurs ; mais quand les hommes réussissent à accomplir des destructions analogues par leurs propres efforts, ils s’en réjouissent et rendent grâces à Dieu. Dans la vie du système solaire, la période durant laquelle l’existence de l’homme aura été physiquement possible, n’est qu’une toute petite partie du tout ; mais il y a des raisons d’espérer qu’avant la fin même de cette période les hommes auront mis un terme à leur propre existence par leurs efforts dirigés pour s’annihiler mutuellement. Telle est la vie de l’homme vue du dehors.
Mais une telle conception de la vie, nous dit-on, est insupportable, et elle détruirait l’énergie instinctive par laquelle l’homme se maintient. Le chemin d’évasion qu’on a trouvé passe par la religion et la philosophie. Si étrange et si indifférent que ce monde extérieur puisse nous sembler, nos consolateurs nous assurent qu’il existe une harmonie derrière le conflit apparent. On suppose que tout le long développement qui commence avec la nébuleuse primitive conduit à l’homme, point culminant de ce processus. Hamlet est une pièce fort connue ; pourtant peu de lecteurs se souviennent d’une réplique du Premier Matelot qui se compose de quatre mots : « Dieu vous bénisse, Seigneur ». Mais imaginons une société d’hommes, dont toute l’affaire consisterait à représenter cette réplique ; imaginons qu’ils sont isolés de tout contact avec les Hamlet, Horatio et même les Guildenstein ; n’inventeraient-ils pas des systèmes de critique littéraire selon lesquels les quatre mots du Premier Matelot seraient le centre de tout le drame ? Ne châtieraient-ils pas par l’ignominie ou par l’exil celui qui, parmi eux, émettrait l’hypothèse que d’autres répliques avaient peut-être la même importance ? Eh bien, la vie de l’humanité occupe une place dans l’univers relativement bien plus petite que la réplique du Premier Matelot dans Hamlet, mais nous ne pouvons pas entendre, placés derrière la scène, le reste de la pièce, et nous savons très peu de son intrigue et de ses personnages.
Quand nous pensons à l’humanité, nous pensons tout d’abord à nous-mêmes comme à son représentant ; c’est pourquoi nous pensons du bien de l’humanité, et nous estimons qu’il est important qu’elle subsiste. M. Jones, l’épicier non conformiste, est sûr qu’il mérite la vie éternelle et qu’un univers qui la lui refuserait serait insupportablement mauvais. Mais quand il pense à M. Robinson, son concurrent anglican, qui ajoute du sable à son sucre et qui n’observe pas strictement le dimanche, il croit que l’univers va peut-être trop loin dans sa charité. Pour compléter son bonheur, il a besoin des feux de l’enfer pour M. Robinson ; de cette manière, l’importance cosmique de l’homme est sauvegardée, mais la distinction si vitale entre amis et ennemis n’est pas effacée par une faiblesse bienveillante de l’univers. M. Robinson se tient à la même opinion, avec les termes renversés, et il en résulte le bonheur général.
Avant Copernic, on n’avait pas besoin de subtilités philosophiques pour professer l’anthropocentrisme. Le ciel tournait visiblement autour de la terre, et sur la terre, l’homme dominait toutes les bêtes des champs. Mais quand la terre perdit sa position centrale, l’homme aussi fut détrôné, et il devint nécessaire d’inventer une métaphysique pour réparer la « grossièreté » de la science. Cette tâche fut accomplie par ceux qu’on appelle « idéalistes » ; ils soutiennent que le monde de la matière n’est qu’une apparence irréelle ; tandis que la réalité est l’Idée ou l’Esprit, qui transcende l’esprit du philosophe, comme ce dernier transcende celui du commun. Loin d’estimer que nul endroit ne ressemble au chez-soi, ces penseurs nous assurent que tout endroit est pareil au chez-soi. Dans tout ce que nous avons de meilleur, c’est-à-dire dans toutes les tâches que nous partageons avec le philosophe en question, nous faisons un avec l’univers. Hegel veut nous persuader que l’univers ressemble à l’État prussien de son époque ; ses disciples anglais estiment qu’il ressemble plutôt à une démocratie ploutocratique fonctionnant avec deux Chambres. Les raisons qu’on nous donne de ces conceptions sont soigneusement camouflées, si bien que même leurs auteurs méconnaissent leur liaison avec les désirs humains : on la dérive, extérieurement, de sources aussi sèches que la logique et l’analyse des propositions. Mais les sophismes révèlent l’influence des désirs ; ils tendent tous dans le même sens. Quand nous faisons une addition, il est bien plus probable que nous nous trompons à notre avantage plutôt qu’à notre désavantage ; et quand nous raisonnons, nous sommes plus enclins à nous exposer à des illusions qui favorisent nos désirs qu’à des illusions qui les contrecarrent. Ainsi, il arrive qu’en étudiant les soi-disant penseurs abstraits, ce sont leurs erreurs qui nous donnent la clé de leur personnalité.
Plusieurs pourraient nous opposer cette affirmation que même si les systèmes inventés par les hommes sont faux, ils sont inoffensifs et réconfortants, et qu’on devrait les laisser tranquilles. Mais, en réalité, ils ne sont pas inoffensifs, et la misère que les hommes supportent par leur faute est trop chèrement payée pour la consolation qu’ils apportent. Les maux de la vie dérivent en partie de causes naturelles, et en partie de l’hostilité des hommes les uns pour les autres. Aux époques reculées, la rivalité et la guerre étaient nécessaires pour se procurer de la nourriture que seuls les vainqueurs pouvaient posséder. Actuellement, grâce à la domination sur les forces naturelles que la science a commencé à nous permettre, il y aurait plus de bonheur et de bien-être pour tous, si, au lieu de nous consacrer à la conquête des uns par les autres, nous nous consacrions tous à celle de la Nature. La conception de la Nature comme une amie, et parfois même comme une alliée dans nos luttes contre d’autres hommes, nous induit en erreur sur la véritable place de l’homme dans le monde, et distrait ses énergies tendues à la lutte pour le pouvoir scientifique, qui est la seule pouvant apporter un bien-être continu à la race humaine.
Sans tenir compte d’aucun argument utilitaire, la recherche d’un bonheur fondé sur des croyances fausses n’est ni très noble, ni très glorieuse. Il y a une joie pure dans la connaissance intrépide de notre véritable place dans le monde, et un drame plus profond que n’importe quel problème posé par ceux qui se cachent derrière les murs clos d’un mythe. Il existe des « mers périlleuses » dans l’univers de la pensée, où ne peuvent s’embarquer que ceux qui sont prêts à affronter leur propre impuissance physique. Et, ce qui compte plus que tout, on se libère ainsi de la tyrannie de la Peur qui souille la lumière du jour et rend les hommes vils et cruels. Aucun homme n’est libéré de la peur s’il n’ose concevoir sa place dans le monde telle qu’elle est en réalité, aucun homme ne peut accomplir les grandes choses dont il est capable sans reconnaître sa petitesse.