XI
LE BESOIN DE SCEPTICISME EN POLITIQUE(12)
UNE DES particularités du monde anglo-saxon est l’intérêt immense qu’il porte aux partis politiques et sa foi en eux. Un très grand pourcentage de gens parlant anglais croient réellement que les maux qui les accablent seraient guéris si un certain parti politique était au pouvoir. C’est cela la raison du « balancement de pendule ». Un homme vote pour un parti et reste misérable ; il en conclut que c’est l’autre qui amènerait le règne du millénaire. Quand enfin tous les partis l’ont déçu, il est un vieillard au seuil de la mort ; ses fils ont maintenant la foi de sa jeunesse, et le jeu de bascule continue.
Je voudrais vous faire comprendre que si nous devons faire quelque bien dans la politique, il faut que nous envisagions le problème politique d’un tout autre biais. Dans une démocratie, un parti qui veut obtenir le pouvoir doit faire un appel auquel réponde la majorité de la nation. Pour des raisons qui apparaîtront au cours de notre exposé, un appel qui aurait un large succès ne peut pas, dans la démocratie actuelle, manquer d’être nuisible. C’est pourquoi, il n’est pas probable que n’importe quel parti politique puisse avoir un programme utile, et si des mesures utiles doivent être réalisées, il faut que ce soit au moyen de quelque autre instrument que le gouvernement des partis. Et un des problèmes les plus pressants de notre époque est de combiner l’existence d’un tel instrument avec celle de la démocratie.
Il existe actuellement deux espèces très différentes de spécialistes politiques. D’un côté, ce sont les politiciens pratiques de tous partis ; de l’autre, ce sont les experts, principalement des fonctionnaires, mais aussi des économistes, des financiers, des médecins savants, etc. Chacune de ces deux classes a son habileté particulière. L’habileté du politicien consiste à deviner ce qu’on peut faire croire aux gens comme leur étant avantageux ; l’habileté de l’expert consiste à calculer ce qui réellement est avantageux, à condition que les gens le croient tel. (Cette condition est essentielle, car des mesures qui soulèvent un sérieux mécontentement sont rarement avantageuses, quels que soient leurs mérites.) Le pouvoir du politicien, dans une démocratie, n’est possible que parce qu’il adopte les opinions qui semblent justes au citoyen moyen. Il est inutile d’exiger que des politiciens soient suffisamment nobles pour ne défendre que ce qui est considéré comme juste par l’opinion éclairée, car s’ils font ainsi, ils sont balayés pour faire place à d’autres. De plus, l’habileté intuitive dont ils ont besoin pour prévoir l’opinion des autres n’implique aucune habileté à former leur opinion propre, si bien que beaucoup parmi les plus capables (du point de vue de la politique des partis) pourront défendre tout à fait honnêtement des mesures que la majorité considère comme bonnes, mais que des experts savent être mauvaises. C’est pourquoi il ne sert à rien de faire des exhortations morales aux politiciens pour qu’ils soient désintéressés, sauf dans ce sens grossier qu’ils ne devraient pas prendre des pourboires.
Partout où existe la politique des partis, le politicien ne s’adresse au début qu’à un groupe de la nation, tandis que ses adversaires s’adressent à un groupe opposé. Son succès dépend de la transformation de son groupe en majorité. Une mesure qui serait approuvée par tous les groupes également serait, on peut le présumer, commun à tous les partis, et ne serait donc d’aucune utilité au politicien. Par conséquent, il concentre son attention sur les mesures qui déplaisent au groupe formant le noyau des partisans de son adversaire. De plus, une mesure, si admirable soit-elle, sera inutile pour un politicien à moins qu’il ne soit capable de la défendre par des raisons qui sembleront convaincantes à un citoyen moyen quand elles seront exposées dans un discours de programme. Ainsi, les mesures auxquelles les politiciens de parti attachent de l’importance doivent répondre à deux conditions : 1°) elles doivent sembler donner des avantages à une partie de la nation ; 2°) les arguments en leur faveur doivent être de la plus extrême simplicité. Bien entendu, ce que nous disons ici ne s’applique pas au temps de guerre, car alors les conflits de partis sont suspendus pour faire place au conflit avec l’ennemi extérieur. Dans une guerre, les politiciens dépensent leur adresse pour agir sur les nations neutres, qui jouent le rôle des électeurs douteux dans la politique ordinaire. La dernière guerre a prouvé, ainsi que l’on a pu s’y attendre, que la démocratie est une école admirable d’habileté lorsqu’il s’agit de faire appel aux neutres. C’est une des raisons principales qui ont fait gagner la guerre à la démocratie. Il est vrai qu’elle a perdu la paix ; mais c’est une autre question.
L’habileté particulière du politicien consiste à savoir quelles sont les passions qu’il soulèvera le plus facilement et comment il les empêchera, une fois soulevées, de porter dommage à lui-même et à ses associés. La loi de Gresham s’applique aussi bien à la politique qu’à la circulation monétaire ; un homme qui poursuit des buts plus nobles que ceux-là est éliminé, sauf dans ces rares cas (des révolutions, pour la plupart) où l’idéalisme se trouve l’allié d’un mouvement puissant de passion égoïste. De plus, comme les politiciens sont divisés en groupes rivaux, ils tendent à diviser la nation d’une manière correspondante, à moins qu’ils aient la bonne chance de l’unir pour une guerre contre quelque autre nation. Ils vivent par « le bruit et la fureur, qui ne signifient rien ». Ils ne peuvent prendre en considération une mesure difficile à expliquer, ou qui n’implique pas de division (soit entre deux nations, soit dans les limites de la nation) ou qui diminuerait le pouvoir des politiciens en tant que classe.
L’expert est un type d’homme curieusement différent. Sauf exceptions, c’est un homme qui ne cherche pas le pouvoir politique. Devant un problème politique, sa réaction instinctive consiste à se demander ce qui serait avantageux plutôt que ce qui serait populaire. Dans certains domaines, il possède de grandes connaissances techniques. S’il est fonctionnaire ou chef d’une grande entreprise, il a une grande expérience des hommes et il peut juger avec perspicacité comment ils agiront dans des circonstances données. Tous ces côtés favorables donnent à son opinion, quand elle concerne sa spécialité, le droit d’être très respectée.
Il a d’ailleurs, en règle générale, certains défauts correspondants. Sa science étant spécialisée, il surestime probablement l’importance de son domaine. Si vous consultiez successivement un savant dentiste, un savant oculiste, un spécialiste pour les maladies du cœur, un spécialiste des poumons, un spécialiste des nerfs, etc., chacun vous donnerait des conseils admirables sur la manière de prévenir le genre particulier des maux qu’il soigne. Mais si vous suiviez les conseils de tous, vous découvririez que vous dépensez vingt-quatre heures de votre journée à préserver votre santé et que vous n’avez pas le temps de vous en servir. Le même inconvénient peut aisément arriver avec des experts politiques ; si on les écoute tous, la nation n’aura pas le temps de vivre sa vie ordinaire.
Un deuxième défaut du fonctionnaire capable vient de son habitude de se servir de la méthode de persuasion dans la coulisse. Tantôt il surestimera grandement la possibilité de persuader les gens d’être raisonnables, tantôt il préférera la méthode « par en dessous », par laquelle on pousse les politiciens à appliquer des mesures extrêmes sans rien comprendre à ce qu’on fait. En règle générale, il fait la première erreur quand il est jeune et la seconde quand il est d’âge moyen.
Un troisième défaut de l’expert, si on le considère comme quelqu’un à qui on devrait donner le pouvoir exécutif, c’est qu’il ne sait pas juger les passions populaires. D’habitude, il comprend très bien les opinions émises dans un conseil, mais il est rare qu’il comprenne une foule. Ayant découvert quelque mesure à prendre que toute personne bien informée et de bonne volonté considère immédiatement comme désirable, il ne se rend pas compte que s’il la défend publiquement, certaines gens puissants qui pensent qu’elle leur porterait dommage soulèveront les passions populaires à un point tel que n’importe quel défenseur de cette mesure sera lynché. On raconte que les magnats américains font surveiller par des détectives les hommes qui leur déplaisent et si ces derniers ne sont pas exceptionnellement astucieux, on a vite fait de les mettre dans une situation compromettante. Ils doivent alors soit changer leur politique, soit se résigner à être dénoncés dans la presse comme des hommes immoraux. En Angleterre, ces méthodes ne sont pas encore très développées, mais elles le seront probablement avant peu de temps. Même quand il ne s’agit de rien de sinistre, les passions populaires prennent souvent un caractère qui étonne l’homme inexpérimenté. Tout le monde désire que le gouvernement diminue les dépenses, mais n’importe quelle économie particulière est toujours impopulaire, car on ne peut la faire sans renvoyer des employés, et les sympathies sont de leur côté. En Chine, au XIe siècle, un fonctionnaire nommé Wang An Shih, après avoir converti l’Empereur à ses idées, se mit au travail pour introduire le socialisme. Dans un moment irréfléchi il offensa les gens de lettres (la presse Northcliffe de cette époque) ; ils causèrent sa chute et tous les historiens chinois jusqu’à notre époque l’ont couvert de réprobation.
Un quatrième défaut des experts consiste en ceci qu’ils sont enclins à sous-estimer l’importance du consentement populaire à des mesures administratives et à ignorer la difficulté de rendre viable une loi impopulaire. Les médecins pourraient, s’ils avaient le pouvoir, extirper les maladies infectieuses, à condition qu’ils fussent obéis ; mais si leurs lois étaient trop en avance sur l’opinion publique, on les tournerait. La facilité de l’administration pendant la guerre était due au fait que les gens supportaient beaucoup de choses pour gagner la guerre, mais la législation ordinaire en temps de paix ne peut pas s’appuyer sur un sentiment aussi fort.
C’est à peine si l’on peut trouver un expert qui laisse une marge suffisante à la simple paresse et à l’indifférence. Nous nous dérangeons un peu pour éviter des dangers évidents, mais presque pas pour éviter ceux qui ne sont visibles qu’à l’expert. Nous pensons que nous aimons l’argent, et l’introduction de l’heure d’été nous a économisé plusieurs millions par an ; pourtant nous n’avons adopté cette mesure que sous le coup des nécessités de la guerre. Nous aimons nos habitudes plus que nos revenus, souvent plus que notre vie. Cela semble incroyable à une personne qui a réfléchi sur le caractère nuisible de certaines de nos habitudes.