LE SACRIFICE D'UNE MÈRE
En août 1940, les Allemands viennent à peine de s'installer à Paris. La France est en quelque sorte rayée de la carte, intégrée à la Grosse Deutschland. Des millions d'hommes, de femmes et d'enfants, ont été jetés sur les routes mitraillées, bombardées, détruites et le pays tout entier se relève tout doucement d'un état d'hébétude totale.
Comment, au milieu de ce grand désastre collectif, imaginer que puisse encore naître un petit drame individuel, domestique même ?
C'est sans doute ce que pense l'inspecteur Labarthe quand il arrête sa voiture — une voiture qu'il a dû attendre des heures, tous les véhicules étant réquisitionnés par les Allemands — devant un pavillon de banlieue entouré d'un jardinet chétif.
Labarthe est un ancien combattant de la guerre de 1914, il a été gravement blessé lors d'une attaque en Champagne, son gendre est prisonnier, son fils en garnison à Toulon, sa fille encore sur les routes avec ses deux enfants. Et maintenant, il lui faut enquêter sur un meurtre, celui que vient de commettre une femme sur la personne de son mari.
Quand il entre dans la maison, le commissaire qui a procédé aux premières constatations est déjà reparti vers d'autres tâches : lutte contre les pillards, répartition des carburants, contrôles d'identité, recherche de personnes disparues, surveillance des malfaiteurs qui sortent tous de prison.
Des agents sont là qui l'accueillent et l'introduisent dans une petite salle à manger-salon où se tient une forme prostrée ; une femme d'une quarantaine d'années, blonde, douce, timide, vêtue d'une petite robe imprimée. A côté d'elle, se tiennent deux adolescents : une fille d'environ quinze ans, un garçon de dix-huit ans qui ressemble à un « loulou » de banlieue.
Labarthe a devant lui la famille M..., la mère, la fille, Annette, le fils, Roger.
Le récit que lui fait la femme est d'une banalité parfaite; son mari, journalier d'entreprises agricoles, est depuis des années un alcoolique invétéré. Comme beaucoup d'éthyliques, il croit que sa force tient au vin qu'il absorbe, aux « petits verres » qu'il avale dès le matin et qui, le soir, finissent par se transformer en « grandes bouteilles ». La vie devient infernale. L'homme rentre de plus en plus tard, tantôt surexcité, tantôt sombre et abattu, toujours ivre.
Elle doit affronter seule ses colères, ses pulsions, ses brutalités. Les enfants, d'ailleurs, sont terrorisés par leur père qui, parfois, saisi d'un délire d'autorité, les frappe à coups de bâton — cinq pour un oubli, dix pour un refus d'obéissance. Mme M... espère que, quand ils seront grands, à trois, ils pourront faire front et échapper à l'emprise du père. Roger est apprenti radio-électricien, Annette va bientôt pouvoir se marier.
Malheureusement, les espoirs de Mme M... s'amenuisent de jour en jour : la cruauté de son mari se développe, son cynisme s'épanouit dans l'alcool, ses menaces deviennent de plus en plus odieuses.
« Quelles menaces ? » demande Labarthe.
Le fils se durcit : « On ne peut pas vous répéter ça », dit-il et la petite Annette se met à pleurer.
« Je m'interposais toujours entre elle et lui, ajoute Mme M... Je ne voulais pas qu'elle reste seule avec... mon mari. »
Labarthe comprit à demi-mot.
« Et la guerre ? » demande-t-il.
Tous les trois le regardent avec un peu d'étonnement. La guerre, pour eux, dure depuis vingt ans, une guerre terrible qui ne connaît pas de trêve, de suspension d'armes, de repos et l'inspecteur préfère ne pas insister.
« Parlez-moi du... de la façon dont il est mort », finit-il par dire.
Annette se rapproche de sa mère et la prend par la main, comme pour la soutenir, comme pour l'aider et Labarthe, qui pourtant en a vu d'autres, se sent ému et un peu mal à l'aise.
« Ce soir-là, dit la femme, il est rentré un peu plus tôt que d'habitude. J'étais dans ma chambre, là-haut, je n'avais pas dormi de la nuit. En l'entendant, j'ai vite enfilé ma blouse pour descendre. Il appelait Annette, il criait des mots horribles...
— Quoi?
— Je ne peux vraiment pas ! Je suis descendue en courant, il était déjà dans la cuisine, un bâton à la main et... il obligeait Annette à se déshabiller. Quand j'ai vu ce qu'il voulait faire, j'ai... j'ai pris une hachette qui était près de la cuisinière et j'ai frappé à la nuque. Plusieurs fois. »
Les deux enfants, mâchoires durcies, hochent la tête, approuvent ce que vient de dire leur mère.
« Bien, dit Labarthe, nous allons contrôler tout ça. Pour la police vous comprenez, il ne suffit pas de s'accuser d'un crime... »
Dans le commissariat de banlieue, Labarthe a l'impression de s'occuper d'une affaire d'un autre âge : autour de lui, il y a des réfugiés qui reviennent dans leurs foyers, des vieillards abandonnés, des orphelins perdus, des parents qui cherchent leurs enfants et lui qui demande à voir la « pièce à conviction », la hachette du meurtre.
On la lui montre et il réussit à rencontrer le médecin qui a procédé à l'examen du corps. Le médecin légiste, lui, se trouve à côté de Bordeaux, ou de Marseille.
« Cinq coups de hachette, commente le praticien, portés violemment sur la nuque et horizontalement. La colonne vertébrale a été brisée.
— Faut-il une grande force pour frapper ainsi ?
— Oui, mais une femme à bout de nerfs et devenue folle furieuse peut avoir cette force-là.
— Et horizontalement dites-vous ?
— Oui. L'homme était un peu penché en avant, sans doute. »
Tous les témoignages concordent en apparence et Labarthe s'estime satisfait. On lui donne tout de même l'adresse d'un voisin des M..., un petit garçon de sept ans qui se trouvait chez eux et qui en est sorti quand le père est entré. En s'en allant, il a entendu des cris, mais ne s'en est guère inquiété, la chose étant fréquente. Labarthe se réserve de l'interroger ultérieurement et il retourne auprès de Mme M... pour lui demander de signer sa déposition. Il le fait, sans enthousiasme aucun, parce qu'au fond de lui-même Labarthe est convaincu que la pauvre femme n'a pas tué son mari. Il insiste pour qu'elle revienne sur ses aveux : elle refuse catégoriquement. Labarthe doit s'incliner devant cette volonté farouche et délibérée.
Au mois de mars 1941, Mme M... comparaît devant les jurés de Seine-et-Oise. Son avocat n'a aucun mal à les convaincre d'être indulgents compte tenu des éléments dont il dispose : la brutalité du père, ses actes contre nature, son alcoolisme. Mme M... est condamnée à cinq ans de prison avec sursis et Labarthe, qui assiste au procès, est de,plus en plus certain de son innocence totale, mais il ne peut rien contre cette femme qui s'accuse systématiquement.
La vie reprend son cours chez les M... Roger, qui a fait une méningite, échappe au S.T.O. en Allemagne, Annette se marie. Puis, c'est la fin de la guerre et Mme M... finit par épouser son voisin, le père de ce petit garçon de sept ans qui est sorti de la maison quelques minutes avant le meurtre.
De ce jour, l'attitude de Roger qui s'est lui-même installé dans les Ardennes où il a créé un commerce de radio-électricité, change radicalement. Au lieu de venir voir sa mère comme il le faisait fréquemment, il parait la fuir et ses visites se font de plus en plus rares.
En août 1949, une lettre anonyme parvient au petit commissariat de banlieue. Presque dix ans se sont écoulés depuis le drame. La lettre est d'une netteté totale :
Une erreur judiciaire a été commise, dit-elle, ce n'est pas Mme M... qui a commis le meurtre, c'est son fils Roger.
Labarthe qui a pris sa retraite est interrogé par le commissaire alors en fonction et admet que la chose est probable, voire certaine, qu'il l'a toujours pensé, mais qu'il n'a rien pu faire pour infléchir l'attitude de Mme M...
L'affaire en resterait probablement là, si la même lettre anonyme ne parvenait au ministère de l'Intérieur et à celui de la Justice. Une audition de Roger M... est demandée. Il se présente et reconnaît tout de suite les faits : c'est lui qui a tué son père et il l'a fait exactement dans les conditions décrites par sa mère et sa sœur, alors que l'ivrogne se préparait à abuser de sa fille.
La vérité a commencé à percer le jour où Mme M... a épousé son voisin dont le fils avait vu tout le drame. Elle a tout raconté à son nouveau mari qui était déjà au courant de la réalité. Mais l'enfant, devenu grand et pensant que cette affaire était de l'histoire ancienne, a commencé à bavarder à tort et à travers. Roger s'en est rendu compte et a espacé ses visites. Un jour, un autre voisin a envoyé les lettres que l'on sait.
Roger M... qui est marié et attend un enfant, passe devant les assises, dix ans après le drame. Comme toujours l'accusation cherche à l'accabler, mais les jurés ne peuvent oublier qu'une femme s'est sacrifiée pour protéger ses enfants et ne le condamnent qu'à cinq ans de prison avec sursis. La même peine qui avait été infligée à la malheureuse mère pour un sacrifice d'autant plus grand qu'il avait été, finalement, inutile.