LE SUICIDÉ ASSASSINÉ

« Voilà, c'est là, monsieur le commissaire. »

Le commissaire regarde, à travers le pare-brise de la voiture, les rochers que lui désigne le chauffeur. Ils descendent de la route jusqu'au pied de la falaise, trente ou quarante mètres plus bas, formant un grand éboulis battu par la mer.

C'est là que l'on a retrouvé le vieux Firmin. Il s'est très certainement suicidé en se noyant depuis les rochers. C'est en tout cas ce que pense le chauffeur.

« Vous êtes sûr ? » demande le commissaire.

Le chauffeur a l'air étonné.

« Bah ! évidemment, monsieur le commissaire. Il avait même un papier dans sa poche pour dire qu'il s'est suicidé. »

Si ce suicide est tellement évident, l'enquête du commissaire ne sera qu'une pure routine ; du travail vite fait et il pourra rentrer dès ce soir chez lui à Bilbao.




En réalité, c'est une affaire tout à fait exceptionnelle que le commissaire va découvrir, digne de Georges Simenon.

Elle se déroule, en 1962, au Pays basque espagnol.

Nous avons un portrait précis des deux principaux personnages de l'affaire. Hélas, comme presque toujours, nous ne savons rien du policier. A sa façon de mener l'enquête, voyons-le sous la forme d'un Maigret espagnol, appréciant le vin et les coquillages puisque sa première étape sérieuse est un café de la petite ville.

Il est 11 heures du matin, il fait beau. Frais, mais beau. Avec la marée basse et le vent, tout vient d'être lavé : le ciel d'un bleu pur, la plage blanche et les rochers noirs.

On se presse autour de la table où le commissaire s'est assis. Il dépiaute ces petits molusques marins qu'on appelle « pieds d'éléphants » et boit du vin blanc.

Nous sommes dans une petite ville industrielle, aisée, où presque tous les habitants sont des Basques, vivant là depuis la nuit des temps. Tout le monde ici se connaît, le commissaire n'a donc aucun mal à découvrir la personnalité de la victime : le vieux Firmin était grand, chauve et voûté ; les mains agitées de tremblements, vêtu de costumes usés jusqu'à la corde, devenu bête à force de boire. Pauvre Firmin : tous ceux qui se pressent et se succèdent à la table du commissaire en parlent avec une légère tristesse, peut-être un peu de remords. Car il est évident que tous ces gens bien vivants et bien nourris l'avaient abandonné.

Firmin, comme ses parents et ses grands-parents, était né dans cette ville. Il n'y a pas si longtemps, seulement une dizaine d'années, il possédait encore un magasin qui lui rapportait pas mal d'argent.

« Qu'est-ce qu'il vendait ?

— Des vêtements, monsieur le commissaire, et des chaussures. »

Lorsqu'il était jeune, Firmin était un grand et bel homme aux allures sportives. Une calvitie précoce lui donnait l'air sérieux. Mais c'était en réalité un gai luron, insouciant. Il avait épousé vers les trente ans la plus jolie fille du pays. Hélas, elle était morte deux ans plus tard à la naissance de leur premier enfant.

Quelques années encore et Firmin perdait coup sur coup son père et sa mère. C'est sans doute parce qu'il se sentait affreusement seul qu'il s'était mis à boire et avait négligé son commerce. Finalement, il avait dû le céder pour payer ses dettes. Quand il eut remit les clés au nouveau propriétaire, Firmin n'avait plus un sou. Alors, il chercha un emploi et obtint la place de caissier dans une « mutuelle maladie », où il travailla jusqu'à sa mort.

« Où est cette mutuelle ? demande le policier, je peux y voir son bureau ?

— Mais bien sûr, monsieur le commissaire. »

Les portières de la voiture claquent et les voilà dans les rues de la petite ville.

Le bureau de Firmin est donc la deuxième étape du commissaire. « Bureau » est un grand mot. Il s'agit en fait d'un coin de la pièce que se partagent trois des vingt employés de la mutuelle. Dans ce coin, on a dressé un petit comptoir en planches surmonté d'un guichet grillagé. Derrière, un coffre-fort vétuste, une petite table, vide car les employés ont mis dans une boîte en carton les quelques objets appartenant à Firmin.

Le directeur de la mutuelle est descendu de son bureau par un escalier raide, pour répondre aux questions du commissaire. Celui-ci sort l'un après l'autre les objets du carton : une boîte à rouler les cigarettes...

« Il était depuis combien de temps chez vous ?

— Depuis fin 1953, monsieur le commissaire. »

... Un plumier contenant porte-plume, crayons, gomme, des boîtes de trombones et d'aiguilles pour agrafer les billets...

« Combien gagnait-il ?

— 6370 pesetas, marmonne le directeur gêné.

— Par mois ?

— Euh... par mois, évidemment, monsieur le commissaire.

— Ce n'est pas beaucoup.

— Je sais, monsieur le commissaire, mais nous ne pouvions vraiment pas lui donner plus. Ce n'est pas un travail à plein temps. Tout le monde sait que ce genre d'emploi est recherché comme une ressource d'appoint. »

Le commissaire n'ignore pas, qu'en Espagne, à cette époque-là, les hommes de condition modeste font plusieurs métiers pour nourrir leur famille et améliorer le quotidien... mais tout de même 6 370 pesetas c'est peu. Le commissaire néanmoins ne dit rien. Il vient de sortir de la boîte en carton un livre qui le laisse songeur : la vie du pape Jean XXIII.

« C'était à lui ce livre-là ?

— Oui, oui, répondent les employés.

— Alors il était croyant ? »

De l'avis général, il ressort que Firmin, sans mener la vie d'un parfait chrétien, était certainement très croyant. Inattentif dans les détails, il craignait Dieu cependant et aspirait à la vie éternelle.

« Alors il fallait qu'il soit très malheureux pour se suicider », murmure le commissaire.

Dans le silence qui suit cette remarque, un employé, fuyant le regard du directeur, prend son courage à deux mains.

« Il n'arrivait pas à joindre les deux bouts, dit-il.

— C'est vrai, dit un autre, il voulait nous emprunter de l'argent mais on ne pouvait pas... il ne nous l'aurait jamais rendu.

— Avez-vous vérifié sa caisse ? demande le commissaire.

— Oui, répond le directeur, il ne manque pas grand-chose : 200 pesetas.

— Ah, tout de même ! Et vous pensez que cela expliquerait son suicide ? »

Le directeur s'apprête à répondre « non » mais comme tous les employés font « oui » de la tête, il déclare, visiblement vexé :

« C'est possible, après tout, mais décidément, on me connaît bien mal... Je ne l'aurais pas renvoyé pour si peu. »

Tandis que, par l'escalier raide, le directeur remonte à son bureau, on conduit le commissaire auprès d'un groupe de femmes dont la police locale estime que le témoignage, spontané, est capital. En effet, il est un endroit au pied des falaises où certaines femmes de la petite ville lavent du linge dans la mer. Là des tas de linge ruisselants éclatent de blancheur sur les rochers noirs. Quelques femmes à genoux se relèvent en voyant la voiture s'arrêter, en haut, sur la route, et quelques-unes viennent au-devant du commissaire dont elles attendaient la venue.

« Bonjour, mesdames... Il paraît que vous avez vu le vieux Firmin qui tentait de se noyer.

— Oui, oui », répondent les femmes.

L'une d'elles, grande et forte, mais à l'esprit clair, fait à la demande du commissaire, le récit suivant :

« C'était avant-hier... On était en train de laver notre linge, et brusquement, là-bas, nous avons vu un homme qui sautait dans la mer. Elle est assez profonde près de ce rocher... enfin profonde, disons qu'on n'y a pas pied. Comme l'homme était tout habillé et qu'il se débattait, on a couru pour aller le sortir de l'eau. C'était le vieux Firmin.

— Qu'est-ce qu'il a dit ? Qu'est-ce qui s'est passé ? demande le commissaire.

— Eh bien, on l'a déshabillé de force. Et puis on a mis ses vêtements au soleil, sur les rochers. Et pendant que ça séchait, on lui a fait des reproches. On lui a dit que c'était un péché mortel de se suicider. Qu'il ne pourrait pas se justifier devant Dieu, etc. Enfin, tout ce qu'on dit dans ces cas-là, monsieur le commissaire.

— Que vous a-t-il répondu ?

— Rien. Il ne disait rien. Il avait l'air de prendre à cœur ces reproches. Quand les vêtements ont été secs, il s'est rhabillé et on l'a vu partir la tête basse. »

Un peu plus tard, la voiture du commissaire s'arrête devant le petit restaurant du port. Ce n'est pas à proprement parler un port, mais un endroit où l'on tire à marée haute quelques barcasses qui restent suspendues sur des béquilles lorsque la mer se retire. Ce n'est pas à proprement parler un restaurant, mais l'endroit où la femme d'un vieux pêcheur sert quelques moules et du vin à l'abri du soleil et du vent...

Là, plusieurs hommes font à leur tour au commissaire, le récit que voici : « Cela se passait trois ou quatre heures après la tentative de suicide de Firmin, en début d'après-midi. Ces hommes ne sont pas des pêcheurs, mais, vivant au bord de la mer, ils ramassaient des moules entre les rochers. C'est alors qu'ils ont vu un homme sauter dans les vagues. Ils ont eu bien des difficultés à le repêcher et l'ont sorti juste avant qu'il se noie. C'était encore le vieux Firmin ! Eux aussi, bien entendu, lui ont reproché de commettre un péché mortel s'il se suicidait. Le vieux s'est alors éloigné, transi mais apparemment décidé à ne pas recommencer. Hélas, ce n'était qu'une impression et les hommes regrettent bien de l'avoir laissé partir. »

Lorsqu'il regagne le bureau de la police locale, le commissaire peut voir la feuille manuscrite qu'on a trouvée dans la poche du vieux Firmin lorsque, la veille, on a repêché son cadavre que la mer remuait entre les rochers. Il lit, sur le papier qu'on a soigneusement fait sécher, où l'encre délayée forme des arabesques, ces quelques mots :

Je suis las de vivre. Que Dieu me pardonne mon suicide. Et c'est signé : Firmin.

L'écriture est authentique, ses collègues de bureau l'affirment.

Normalement, le commissaire devrait faire un rapport et rentrer chez lui ; le cas de Firmin paraît d'autant plus clair et net que tous les témoignages convergent : « Depuis bien des semaines le vieux Firmin était las de vivre. » « Il ne cessait de répéter : " Je ne souhaite qu'une chose, c'est de mourir. Si je n'étais pas un chrétien convaincu, je me suiciderais... Je n'en peux plus... Mais le suicide est un très grand péché ", etc. »

Oui, le cas de Firmin paraît clair et net. Mais, tout de même, trois suicides dans une seule journée, c'est beaucoup. Intuitivement, le commissaire sent que quelque chose ne colle pas. Il a vu le cadavre et celui-ci porte des plaies, d'ailleurs tout à fait explicables puisque la mer a dû le remuer pendant des heures contre les rochers. A tout hasard, le commissaire demande l'autopsie du corps.

Le résultat qui lui parvient, deux jours plus tard, à Bilbao va bien surprendre tout le monde : un homme en se noyant avale toujours beaucoup d'eau. Or, dans l'estomac et dans les poumons de Firmin, il n'y a pas d'eau.

Le commissaire peut donc supposer que le vieux Firmin aurait reçu des coups violents et serait mort avant d'avoir été jeté à la mer. Mais qui pouvait avoir intérêt à tuer ce vieillard inoffensif et démuni de tout ?

D'abord le commissaire passe la petite villa au peigne fin. Il convoque au bureau de la police locale, de demi-heure en demi-heure, les amis et les parents du vieux Firmin ; disons plutôt les voisins et les parents du vieux Firmin, puisque celui-ci, semble-t-il, n'avait plus d'amis.

Nous sommes au troisième jour de l'enquête. En fin de matinée, après avoir interrogé cinq ou six personnes et pris du retard, le commissaire jette un coup d'œil dans l'antichambre où attendent une femme et trois hommes. Tous les regards se tournent vers lui. Un visage le frappe : celui d'un jeune homme, modestement vêtu, au regard sympathique, mais qui paraît particulièrement pâle, et même décomposé. Aucun doute, ce garçon n'est pas dans un état normal. Alors le commissaire demande à tout le monde : les témoins et les policiers :

« Vous connaissez le jeune homme qui est dans l'entrée ?

— Oui. C'est Ramuntcho. C'est un neveu de Firmin.

— Et la femme ?

— C'est sa femme.

— Il est toujours pâle comme ça?

— Non... enfin, peut-être... »

Manifestement les gens sont gênés de porter tort à ce garçon de vingt-six ans, réputé honnête, courageux et parfaitement inoffensif. L'avis général c'est, d'une part, qu'il ne peut pas être l'assassin du vieux Firmin ; d'autre part, qu'il faut bien reconnaître que depuis trois jours, tremblant et hagard, il ne paraît pas dans son état normal.

Le commissaire, avec une cruauté calculée, interroge ainsi toutes les personnes qu'il a convoquées et laisse mijoter le malheureux dans la minuscule salle d'attente. Chaque fois qu'il ouvre la porte, et avant de là refermer, le policier jette un coup d'œil sur le jeune homme et sa femme. Celle-ci, impassible au début, a pâli à son tour et suit maintenant toutes les allées et venues d'un œil inquiet. Le couple doit se demander pourquoi le commissaire interroge tout le monde sauf eux, pourquoi il fait passer avant eux des personnes qu'il avait convoquées bien après.

Le commissaire se fait amener des sandwiches. Il sait que ces gens, bien que modestes, ont l'habitude de faire au moins deux repas par jour, et sont généralement très ponctuels aux heures de repas. L'hypoglycémie va peut-être travailler l'un d'eux. C'est un phénomène sans gravité mais fréquent : à l'approche du repas et surtout lorsque celui-ci tarde à venir, le sucre commence à manquer dans le sang et certaines personnes deviennent très nerveuses. Vers une heure et demie, voyant toujours entrer et sortir des policiers, sentant le regard du commissaire se poser régulièrement sur eux, sans qu'un seul mot soit prononcé, la femme devient fébrile.

Vers 2 heures, le commissaire fait enfin entrer le jeune Ramuntcho. Sa femme s'est levée en même temps que lui, mais le commissaire d'un air désolé, lui dit : « Vous ne pouvez pas venir, madame. Je suis obligé de l'interroger seul. »

En effet, il interroge en tête à tête le neveu de Firmin qui, malgré sa pâleur et une angoisse évidente, lui fournit un emploi du temps détaillé et un alibi parfait, excepté que l'alibi... c'est sa femme. Le commissaire observe Ramuntcho. Il faut reconnaître que s'il est grand et fort, il n'a rien d'un assassin. Il faut avouer aussi que le mobile, jusqu'à présent, fait complètement défaut. Pourquoi ce jeune homme, pauvre mais travailleur, chrétien pratiquant, aurait-il tué ce vieillard encore plus inoffensif et plus pauvre que lui? Alors, le commissaire, qui n'oublie pas la femme, dans l'antichambre, dont l'inquiétude et la nervosité ont dû grandir encore, sort, seul, de son bureau.

En le voyant paraître, la femme s'est redressée sur son siège. Ses yeux cherchent sur le visage du commissaire, une réponse à la question qu'elle se pose. Et le commissaire répond :

« Oui. »

La femme s'est laissé retomber, tassée sur son siège, et les larmes montent à ses yeux. Le commissaire s'asseoit près d'elle et murmure : « Courage, madame. » Alors la malheureuse éclate en sanglots et demande : « Est-ce qu'il sera condamné à mort ? »

En entrant de nouveau dans son bureau, le commissaire jette à la figure anxieuse du jeune homme : « Votre femme vient d'avouer. Racontez-moi tout. » Ramuntcho ne proteste pas. Comme pour se libérer, il raconte son crime. C'est une affaire curieuse et compliquée, sur le plan psychologique. Ramuntcho rencontre par hasard le vieux Firmin dans la rue après ses deux suicides ratés. Il se réjouit de voir son oncle et lui demande :

« Pourquoi as-tu l'air si malheureux aujourd'hui, oncle Firmin?

— Je suis fermement décidé à mettre fin à ma vie.

— Mais, pour l'amour de Dieu, pourquoi ?

— Parce que je n'ai plus rien à manger. Ce soir je dois faire mes comptes, et j'ai déjà prélevé quelques pesetas de l'argent de la mutuelle pour mes propres besoins. On va me chasser, avec des injures, de mon poste et je serai définitivement chômeur. Dans tout le pays on va me montrer du doigt, puisque je serai un voleur et je ne pourrai pas survivre à cet affront. »

Le neveu, qui n'est lui-même qu'un simple ouvrier et gagne juste assez pour nourrir sa famille, est très ému et prêt à aider son oncle. Il lui propose :

« Essaie donc chez tante Martina. Elle pourra te tirer de là. »

Mais l'oncle ne veut pas.

« Martina m'a déjà aidé plusieurs fois. Et puis elle est devenue insolente. Elle m'a traité de bon à rien et d'idiot paresseux. »

Après avoir réfléchi pendant un moment, le neveu propose d'aller lui-même dans la soirée voir la tante, qui a une épicerie, et il lui demandera quelques pesetas. Sur quoi l'oncle Firmin lui promet de ne pas faire d'autres tentatives de suicide jusqu'au soir.

Mais Ramuntcho, tandis qu'il se rend chez la tante Martina, commence à réfléchir : N'a-t-il pas fait trop de promesses ? Il est lui-même très pauvre, et tante Martina ne lui fera pas de cadeau. Alors quand elle lui demandera de lui rembourser l'argent qu'elle lui aura prêté, où le prendra-t-il ? Et que dira sa femme ?

Finalement, quand il arrive chez la tante Martina, il parle de la pluie, du beau temps, et raconte simplement qu'il a rencontré l'oncle Firmin qui lui a paru au bout du rouleau. Mais la tante Martina, une mégère austère, commerçante grippe-sous, n'a pour le vieux Firmin que des remarques méprisantes et le jeune homme s'en va sans lui avoir rien demandé. Il est à peine sorti, qu'au coin de la rue, le vieux Firmin sort de l'ombre.

« As-tu l'argent ? » demande-t-il.

Le vieillard parle d'une voix à la fois si basse, si grave et tellement déterminée que, sans savoir pourquoi, le jeune homme a peur et cherche à gagner du temps. Il prend le vieillard par le bras. Ils font quelques pas sur le chemin qui se rapproche de la mer et des rochers. C'est une nuit sans lune.

« As-tu l'argent ? répète le vieillard.

— Tante Martina n'avait rien, mais demain... »

L'oncle Firmin l'interrompt :

« Petit salaud ! »

Et soudain, avec une vivacité extraordinaire, le vieillard saute à la gorge de son neveu. Évidemment, Ramuntcho est bien plus fort que lui. Mais un accès de folie désespérée décuple les forces du vieillard. Les deux hommes roulent à terre à côté de la décharge publique. D'abord le jeune homme a voulu desserrer l'étreinte des mains osseuses de Firmin en évitant de le blesser, mais, maintenant, il manque d'air, il se sent étouffer. Alors, dans cette situation désespérée, tandis que sa main droite essaie d'arracher les doigts qui l'enserrent, sa main gauche tâte les ordures, il saisit le goulot d'une bouteille et frappe. Le vieillard, dont les mains se relâchent, murmure :


« Ma poche... ma poche. »

Ramuntcho se relève. A ses pieds il n'y a plus qu'un cadavre. Et il s'affole. Il a tué le vieux Firmin. Personne ne voudra croire que c'est le vieux Firmin qui l'a attaqué, et qu'il a dû le tuer pour se défendre. Soudain, il se souvient, le vieux Firmin a dit : « Ma poche. » Qu'est-ce qu'il voulait dire ? Il le fouille, ne trouve rien que des bricoles sans intérêt et un papier sur lequel sont écrits quelques mots qu'il ne peut lire dans l'obscurité. Alors Ramuntcho tire le cadavre sur quelques mètres et le fait basculer dans la mer.


Voilà donc le récit que fait de la mort de Firmin le jeune Ramuntcho dans le bureau du commissaire. Bien que cette version du vieillard sautant à la gorge d'un jeune homme trois fois plus fort que lui, soit difficile à admettre, le commissaire décide de l'accepter provisoirement et de tenter de la vérifier.

D'abord il retrouve, sur le tas d'ordures, la bouteille tachée de sang ; ce qui prouve que le jeune homme a bien tué le vieillard. Mais ce n'est pas le plus important : il faudrait une preuve que le vieux Firmin a bien attaqué son neveu. Le commissaire n'en trouvera pas.

Heureusement pour le jeune Ramuntcho, un témoin déclare : « J'ai rencontré Firmin dans la soirée, il m'a dit : " Cette nuit tout sera en ordre pour moi. Ou bien quelqu'un m'aura prêté de l'argent ou bien je serai mort. " Il m'a montré un mot qu'il avait écrit et qu'il avait dans sa poche : " Je suis las de vivre, que Dieu me pardonne mon suicide. Signé Firmin. " »

Une seule explication : le vieillard, seul, sans ami, en était arrivé à cette monstruosité : forcer un malheureux jeune homme à l'assassiner. Mais pourquoi choisir cette formule en fin de compte ?

A la réflexion, il y a une explication. Elle représente, dans le contexte de catholicisme étroit de cette petite ville d'Espagne un égoïsme assez vertigineux ! Le vieux Firmin était en effet très croyant. Sachant très bien que les suicidés, selon le curé, n'ont pas droit au Paradis (et tout le monde le lui avait sévèrement rappelé lors de ses tentatives précédentes) il a dû penser ceci : « Si je deviens la victime d'un autre, j'aurai quand même droit au Ciel... Et tant pis si l'autre va en Enfer ! »

Les dossiers extraordinaires T2
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