NOIX DE COCO
Mme Pristly, son mari et sa petite fille Hélène, huit ans, habitent un quartier pauvre d'Aberdeen, en Écosse.
M. Pristly est peintre en bâtiment. Son salaire est bien maigre, aussi maigre que celui des cinq chefs de famille qui habitent cet immeuble étroit et sordide de Urquhart Road. Les appartements se réduisent à la plus extrême simplicité : une pièce, une cuisine, les toilettes sur le palier. Dans la cour intérieure, des petits cagibis de bois abritent le stock de charbon de chaque famille. Les chats et les rats y dansent, la nuit venue, une sarabande infernale.
Ce 20 avril 1934, Mme Pristly et sa fille achèvent de déjeuner. Il est environ 13 h 30. Quelques pommes de terre, un morceau de viande pour deux, une tasse de thé. Hélène débarrasse la table, remet son tablier pour se rendre à l'école et s'apprête à partir, lorsque sa mère lui demande d'aller chercher du pain.
« Et ne traîne pas en route ! Tu as juste le temps de faire l'aller et retour avant l'heure de l'école ! »
La gamine prend la monnaie que lui tend sa mère et dévale l'escalier étroit. La boulangerie est à cent mètres.
Dix minutes passent. Un quart d'heure. Mme Pristly interrompt soudain son travail en pleine lessive. Une sorte de peur vient de l'envahir brutalement, sans raison : Un malaise, une sorte de pressentiment, comme si... D'un seul élan, les mains à peine essuyées, sans prendre la peine de fermer sa porte, elle est dehors. Elle court dans la rue, jusqu'à la boulangerie, pénètre en trombe dans la boutique :
« Vous avez vu ma fille ?
— Elle est venue chercher du pain, il y a dix minutes... elle est repartie vers chez vous. »
Et Mme Pristly repart comme une folle, jusqu'à l'école. Personne n'a vu Hélène. Dans la rue sur le chemin, elle interpelle les passants :
« Vous n'avez pas vu une petite fille, avec un bonnet bleu marine et des bas noirs ? Elle portait un pain. Elle s'appelle Hélène, c'est ma petite fille, vous ne l'avez pas vue ? »
Mme Pristly est sûre qu'il est arrivé quelque chose. Avec une sorte d'instinct animal, elle sait, à la minute même où la mort guette, que son enfant est en danger. Elle se précipite à la police.
L'inspecteur Taylor tente tout d'abord de rassurer Mme Pristly. Pressentiment ou pas, il est beaucoup trop tôt à son avis pour s'inquiéter. La gamine n'a disparu que depuis une demi-heure. Mais la mère insiste tellement qu'il décide de l'accompagner jusqu'à l'école.
Personne n'a vu Hélène à l'heure de la rentrée de l'après-midi, mais un petit garçon se présente de lui-même à l'inspecteur en prétendant savoir quelque chose.
« J'ai vu Hélène avec un monsieur à midi. Le monsieur était sale et vilain... »
Ce genre d'information fait toujours dresser l'oreille d'un policier, vu le nombre d'individus de ce genre qui peuvent traîner à la sortie de toutes les écoles du monde. L'inspecteur Taylor emmène le petit garçon dans une salle de classe et tente d'obtenir un signalement plus précis de l'homme. Malheureusement Richard a une imagination débordante.
« Le monsieur était tout noir, avec une grande barbe, il avait une canne et un grand chapeau rond. Il avait des puces, il était vilain avec des grandes oreilles et un nez rouge. »
Nanti de ce portrait robot pour le moins curieux, l'inspecteur Taylor s'apprête à lancer ses hommes à la recherche de l'individu. Heureusement il interroge d'abord l'instituteur du petit Richard. Trois questions précises suffiront pour faire reconnaître au gamin qu'il a inventé son histoire de toute pièce.
Il est déjà 17 heures quand l'inspecteur Taylor se décide à abandonner l'école pour faire quadriller le quartier. L'angoissante recherche commence. La solidarité des voisins et des commerçants est extraordinaire. Ils se relaient pour visiter tous les recoins, les arrièrecours, interroger tous les habitants du quartier. Mais la nuit tombe sans apporter de renseignements précis. Personne n'a vu la fillette, depuis qu'elle a quitté la boulangerie pour retourner chez elle.
Dans le petit immeuble, c'est un va-et-vient incessant. Tous les locataires participent aux recherches. Imaginant que Hélène a pu se dissimuler quelque part dans la seule intention de faire une fugue ou d'attirer l'attention sur elle, l'inspecteur Taylor a visité tous les cagibis de l'immeuble, jusqu'aux toilettes de chaque palier.
C'est dans le cagibi du rez-de-chaussée, que l'on va découvrir Hélène. A 4 h 30 du matin, l'un des locataires qui s'y était rendu avait pu constater qu'il était vide. Une demi-heure plus tard, alors que le va-et-vient est toujours aussi important, que deux policiers gardent l'entrée de l'immeuble, un autre locataire qui s'y rend à son tour aperçoit un sac sous l'escalier. Un grand sac de jute. Sûr d'avoir découvert Hélène, il appelle les policiers de garde, et l'inspecteur Taylor ouvre lui-même le sac. Le corps de la petite fille est tassé à l'intérieur. Elle est morte bien sûr.
Manifestement, quelqu'un l'a traînée jusque-là, entre 4 h 30 et 5 heures du matin, profitant d'un relâchement de l'attention des équipes de recherches. Et, manifestement, ce n'est pas quelqu'un d'extérieur à l'immeuble. Car depuis le début de l'après-midi il pleut, et le sac est entièrement sec.
L'inspecteur Taylor, ne pousse pas plus loin ses premières investigations. Il sait trop que le moindre détail est important dans ce genre d'affaire. Il fait donc photographier tel quel l'intérieur du cagibi, et attend l'arrivée du médecin légiste.
Le Dr Richards est sur place dix minutes plus tard. Il fait évacuer la foule des voisins, et fait envoyer la mère, en pleine crise de nerfs, à l'hôpital voisin. Seul avec l'inspecteur, il entame ses premières constatations. Personne ne peut donc entendre lorsqu'il confie à voix basse. « Il n'y a pas de doute, la petite a été violentée. » L'inspecteur Taylor s'y attendait. Il lui faut donc a priori orienter les recherches sur un homme. Selon toute vraisemblance, un homme qui habite le quartier et, probablement l'immeuble. Le meurtrier n'a pu effectuer qu'un très court trajet, vu le nombre de policiers et de chercheurs bénévoles qui se trouvaient sur place en permanence.
Or, tout le monde a participé aux recherches, en tout cas tous les hommes, sans exception.
L'inspecteur Taylor se trouve donc face à un meurtrier d'un sang-froid exceptionnel, capable de dissimuler parfaitement. Ce genre d'enquête, plus psychologique que véritablement policière, est toujours délicate à entreprendre. Avant toute chose, il faut attendre les résultats de l'autopsie, le moindre indice, le détail le plus minuscule pouvant servir de preuve. On connaît assez mal, en règle générale, la longue patience et le méticuleux travail de laboratoire que nécessite ce genre d'enquête.
Il arrive que le microscope vienne au secours du policier. On va voir, dans ce cas précis, de quelle extraordinaire façon.
L'inspecteur Taylor interroge, l'un après l'autre, les cinq occupants masculins de l'immeuble, exception faite du père de Hélène. Le pauvre homme était sur un chantier au moment du meurtre. Le médecin légiste a fixé l'heure de la mort à 14 heures, en se basant sur l'heure du dernier repas pris par l'enfant à 13 heures.
Au rez-de-chaussée, deux hommes, Topp et Donald. Topp est un homme d'une quarantaine d'années, trapu, jovial, employé dans une manufacture voisine. A l'heure du crime, il déjeunait en famille. Son côté bon enfant, le fait que son épouse et ses enfants témoignent de son emploi du temps, l'écartent immédiatement de la liste des suspects. Donald occupe le second appartement côté rue. Il intéresse particulièrement l'inspecteur, a priori. En effet, s'il a participé aux recherches comme tous les autres, il a rapidement abandonné pour s'enfermer chez lui, aux environs de 20 heures, se contentant d'entrouvrir sa porte de temps à autre pour interroger les policiers. Il est marié et père d'une petite fille de l'âge d'Hélène. Donald est garçon coiffeur. C'est un homme taciturne, maigre et assez stupide. Il reçoit l'inspecteur Taylor d'assez mauvaise grâce, se plaignant de sacrifier une matinée de travail pour « répondre à des questions qui ne le concernent pas ».
Sa femme se tient debout derrière lui, avec autorité. C'est elle qui attaque de front, avant même que l'inspecteur ait pu dire quoi que ce soit.
« Mon mari n'a rien à voir là-dedans. Vous feriez mieux de chercher ailleurs. »
De toute évidence, Donald est un faible, que son épouse, corpulente et volontaire, doit mener par le bout du nez. Très calme, l'inspecteur Taylor se dirige vers la porte de l'appartement, et appelle le policier de garde. Il s'adresse ensuite à Mme Donald :
« De deux choses l'une, madame : ou vous sortez, ou je fais conduire votre mari au commissariat pour l'interroger. J'ai besoin d'être seul avec lui. Vous parlerez plus tard. »
Ce que souhaite Taylor, c'est que la femme accepte de sortir, car il préfère interroger le mari chez lui, dans son cadre habituel, pour mieux surveiller ses réactions, et le maintenir le plus possible en confiance. Un interrogatoire officiel, dans son bureau, le mettrait inévitablement sur ses gardes, et le bloquerait peut-être définitivement..
Rouge de colère, et marmonnant, la femme, heureusement, consent à s'éloigner. Emmenant théâtralement sa fille par la main, elle s'adresse à son mari d'un air mauvais :
« Tu n'as rien à leur dire ! Cette histoire ne te regarde pas ! »
Seul avec Donald, l'inspecteur Taylor fait le tour de l'appartement. Intentionnellement, au départ, il ne pose que des questions banales. De mauvaise grâce d'abord, puis plus facilement, Donald se met à parler. Il est marié depuis quinze ans, il a connu sa femme dans un restaurant où elle était cuisinière. Elle n'a pas un caractère facile ça non, et la vie avec elle n'est pas toujours rose... Petit à petit, l'inspecteur apprend que Mme Donald se consacre entièrement à sa fille unique, dont elle veut faire une danseuse. Elle passe sa vie à lui confectionner des tutus et à boucler ses cheveux. Tous les jours elle l'accompagne à son cours de danse, assise à la leçon avec ravissement, et en oublie de faire la cuisine pour son mari. Donald représente un excellent suspect pour l'inspecteur Taylor. C'est le type même du frustré, aux réactions imprévisibles. La rancœur accumulée contre sa femme est évidente. Évident aussi que dans cette famille, il y a deux clans : celui de l'homme solitaire et malheureux, et celui des deux femmes, la mère et la fille.
Taylor progresse avec habileté pour provoquer les confidences de son suspect.
« Vous aimez votre fille, Donald, vous devez comprendre le chagrin de vos voisins ?
— Pour ça, oui. C'est pas le genre de choses qui arriverait à ma fille !
— Pourquoi donc ?
— Ma femme est toujours derrière elle, à la surveiller ! Elle l'empêche même d'aller au soleil, pour qu'elle ait le teint blanc... Elle dit que les grandes danseuses ont le teint blanc. Pour moi, elle la couve beaucoup trop ! De toute façon, moi, je n'ai rien à dire !
— Avez-vous entendu quelque chose de particulier dans la journée ?
— Du remue-ménage, c'est tout.
— Vous étiez là quand on a découvert le corps de la petite ?
— J'étais au lit. Je me suis levé pour aller voir, c'est ma femme qui me l'a demandé.
— Votre femme n'est pas sortie ?
— Oh non ! Elle m'a dit comme ça : " Va donc voir, on dirait que c'est Mme Pristly qui crie... " Alors je suis sorti mais il y avait trop de monde, je n'aime pas ça. J'ai juste entendu dire que la petite était dans un sac, morte.
— Rien d'autre ?
— Non ! »
Tout en observant Donald, l'inspecteur Taylor pense à quelque chose... Cela paraît impossible a priori ! Mais en matière de crime, rien n'est impossible malheureusement. Si Donald n'était pas aussi coupable qu'il en a l'air ? Sans réfléchir plus longtemps à l'idée qui vient de lui passer par la tête, Taylor demande :
« Quelle a été la réaction de votre femme en apprenant la découverte du corps d'Hélène ?
— Comment ça, sa réaction ?
— Ce qu'elle a dit, par exemple...
— Oh, rien de spécial, je crois qu'elle m'a demandé si Mme Pristly pleurait parce qu'on avait violé sa fille...
— Elle a vraiment dit ça ?
— Ben oui, elle a vraiment dit ça... à peu près...
— Elle a dit violé ?
— Ben oui... »
Ça, c'est bizarre. Car pour l'instant personne ne sait, mis à part le médecin légiste et l'inspecteur... Pour tout le monde, la petite Hélène est morte étranglée, sans autre précision.
L'inspecteur peut donc faire trois suppositions.
Premièrement : Mme Donald a prononcé ce mot par hasard, comme une chose qui vient à l'esprit (malheureusement) à propos d'une petite fille assassinée.
Deuxièmement : Elle a prononcé ce mot en connaissance de cause, elle suppose donc qui est le meurtrier, son mari peut-être, sachant qu'il en est capable.
Troisièmement — et ce troisièmement c'est l'idée qui a effleuré l'esprit de l'inspecteur sans qu'il ose s'y attarder — Mme Donald « serait » la meurtrière... A première vue cette hypothèse est monstrueuse. Un crime de sadique, comme celui-là, est normalement le fait d'un homme. Que Mme Donald soit la meurtrière signifierait qu'elle a maquillé un crime, dont le mobile resterait à définir, en crime de sadique...
Taylor décide, sur cette seule intuition, d'interroger Mme Donald, et de faire examiner l'appartement en détail. L'interrogatoire, et une enquête rapide sur le passé de cette matrone le renforcent dans ses soupçons. Pour sa violence et son mauvais caractère, Jeanie Donald a fait l'objet d'un jugement pénal quelques années auparavant. Elle était alors cuisinière dans une auberge. A l'issue d'une querelle avec le propriétaire, elle s'est vengée d'une bien curieuse façon : Elle a étranglé, un par un, tous les poulets de la basse-cour. Une bonne trentaine... De plus, en écoutant le détail de son emploi du temps pour la journée du crime, on s'aperçoit qu'elle ment beaucoup. Le magasin qu'elle dit avoir visité était fermé ce jour-là. Elle a bien accompagné sa fille à son cours de danse, mais n'y est pas restée aussi longtemps qu'elle le prétend... Plusieurs voisins affirment avoir vu de la lumière chez les Donald, entre 4 heures et 5 heures du matin, heure de la découverte subite du corps d'Hélène.
Quant au médecin légiste, il peut désormais affirmer que les violences subies par la petite fille ne sont pas le fait d'un homme, mais d'une personne qui a voulu le faire croire. Mais il faudra de longs mois avant de réunir, à force d'examens, la preuve de la culpabilité de Jeanie Donald.
Menée par le Dr Smith, titulaire de la chaire de médecine légale d'Edimbourg, cette enquête de laboratoire restera une des plus difficiles et des plus brillantes qui soient. On va voir que c'était d'ailleurs le seul moyen de faire condamner cette monstrueuse mère de famille, capable d'un crime presque unique dans les annales. Jeanie Donald, en effet, niera toujours. C'est l'examen microscopique des poussières de son appartement, comparées à celles contenues dans le sac, qui permet de déterminer que celui-ci a séjourné chez elle. Il ne faudra pas moins de 800 analyses pour arriver à cette certitude à 98 %.
L'appartement entier passa devant le microscope du Dr Smith : plancher, linoléum, balais, torchons, récipients, linge, etc. Finalement, et grâce à cet incroyable travail de microscope on peut prouver au jury que Jeanie Donald a étranglé la petite fille sur le palier, a achevé son affreux travail dans le cagibi à charbon, l'a enfouie dans un sac ayant contenu du blé en provenance d'une ferme des environs. Elle a ensuite attendu que les va-et-vient se raréfient dans l'immeuble, pour traîner le sac jusqu'au cagibi du rez-de-chaussée. Tout cela, les poussières l'ont révélé. Précisons qu'à titre de précaution, les mêmes analyses avec des résultats négatifs ont été effectuées dans chacun des cinq appartements de l'immeuble.
Il ne restait en somme qu'à déterminer le mobile et, en l'absence d'aveux, c'était extrêmement difficile.
C'est la propre fille de la meurtrière qui le révéla à l'inspecteur Taylor. Et aussi incroyable que cela puisse paraître, c'est celui qui fut retenu par l'accusation. La petite Hélène Pristly était une enfant gaie et volontiers moqueuse. Chaque fois qu'elle passait devant la fenêtre des Donald et qu'elle apercevait la fille de ses voisins, elle avait l'habitude de crier une plaisanterie, toujours la même, et pas bien méchante, à l'intention de sa petite camarade. Elle l'appelait « Noix de Coco » ! Allusion à son teint blanc, soigneusement entretenu par sa mère... Tous les jours ou presque, Hélène hurlait en passant :
« Salut Noix de Coco ! ... Ça va Noix de Coco ? »
Un jour Jeanie Donald avait menacé Hélène devant sa fille.
« Si tu continues à l'appeler Noix de Coco, je t'étrangle ! »
Elle l'a fait. Et de l'avis des psychiatres, en maquillant son meurtre en crime de sadique, c'est son mari qu'elle voulait faire accuser.
Jeanie Donald ne fut pas pendue. Condamnée à vie, elle bénéficia d'un certain nombre de remises de peine, et fut libérée après dix ans de réclusion... Interdite de séjour dans la ville d'Aberdeen, elle tenta à plusieurs reprises de retrouver sa fille, qui dut faire appel à la police pour ne plus être importunée par elle.
Noix de Coco n'était pas devenue ballerine. Elle était vendeuse dans une boutique de frivolités, mariée, mère à son tour d'une petite fille, que l'horrible grand-mère voulait absolument connaître... probablement pour lui faire donner des cours de danse.